1Depuis fort longtemps, les innovateurs savent qu’il faut prêter la plus grande attention à ce que les usagers font des produits qu’ils leur destinent1. Les industries de l’informatique et des télécommunications fournissent des exemples caractéristiques d'institutions disposant de départements de recherche et développement (R&D) qui, dès les années 1980, ont intégré en leur sein des équipes de chercheurs en sciences sociales chargés d'apporter des éclairages sur la dimension des usages dans l'innovation. Le fait que les spécialités disciplinaires concernées aient été l'ergonomie, les sciences cognitives ou la sociologie2, indique bien que nombre de responsables dans ce domaine partagent la conviction que l'innovation en matière de technologies d’information et de communication (TIC) requiert une investigation spécifique concernant le rôle qu'y joue l’utilisateur, investigation dont la nature dépasse la dimension marketing stricto sensu. La place des usagers dans l’innovation semble n’avoir fait que croître et on peut même dire qu’elle a connu une évolution dans sa nature, dont il importe de prendre la mesure. Du point de vue de la logique d’innovation, l’usage est passé insensiblement du statut d’une incertitude structurant les conditions d’acceptation ou de rejet d’un produit final relativement figé, à celui d’un potentiel de valeur qu’il importe de développer pour capter et accroître les revenus générés par un service qui, dans certains cas du moins, se transforme dans la durée.

2Les raisons qui expliquent ce glissement opéré en l’espace de 30 ans sont multiples. Les technologies elles-mêmes y sont sans doute pour quelque chose, au sens où elles ont rendu possible une plus grande interactivité entre offre et demande, ont permis la massification de certaines pratiques et participé à la montée d’acteurs nouveaux comme les « communautés ». Les transformations économiques du secteur « informatique et télécom » ainsi que les diverses reconfigurations qu’il a connues apportent une grille de lecture complémentaire de ces évolutions, non moins importante. L’apparition ex-nihilo de certains domaines (Internet, la communication mobile, etc.), l’extraordinaire différenciation des chaînes de valeur, la montée des processus de convergence (fixe/mobile, informatique/télécom, etc.) ont redéfini la place occupée par l’usager dans l’ensemble du secteur. C’est assurément à toute une série de facteurs entremêlés qu’il faut faire appel pour expliquer que ce « maillon terminal » qu’est l’utilisateur final puisse aujourd’hui jouer un rôle aussi « central » dans le devenir de l’innovation.

3Un tel contexte n’en rend que plus nécessaire la réflexion sur l’intégration du rôle de l’usager dans les démarches d’innovation, au risque d’avoir à sonder les ressorts d’un paradoxe : c’est bien souvent la capacité de l’utilisateur à transformer et, en quelque manière, à subvertir les utilisations imaginées par les concepteurs des services que les chercheurs en sciences sociales ont soulignée et célébrée [de Certeau, 1980]. Comment ces chercheurs pourraient-ils dès lors aider les innovateurs à se préparer à la survenue d’usages que leurs propres études ont réputés imprévisibles ? L’objectif de ce chapitre est de montrer comment ce paradoxe a été abordé par différents courants de recherche et de le revisiter à partir d’une approche attentive aux mécanismes d’exploration qui régissent l’apparition des usages au cours de dynamiques d’innovation. Dans la première partie, on présentera cette articulation paradoxale entre innovation et usage telle qu’elle apparait à la lecture des travaux qui se sont intéressés à la construction sociale des techniques depuis les années 1980. On s’efforcera ensuite de montrer en quoi la notion d’exploration peut apporter une solution originale à ce problème, et on pointera différentes variantes des processus d’exploration. Dans la dernière partie, on examinera plus précisément une modalité particulière d’exploration qui reste aujourd’hui très prégnante dans les trajectoires d’innovation, l’exploration par incubation des usages.

DU LIEN ENTRE USAGE ET INNOVATION

L’articulation séquentielle conception-appropriation et ses limites

4Il existe de multiples façons de présenter les liens qu’entretiennent l’usage et l’innovation, ainsi que les sociologies respectives qui s’y intéressent. Dans l’ensemble des travaux qui, depuis le début des années 1980, se sont consacrés à l’analyse des dynamiques sociales de construction des technologies, on peut en effet distinguer deux orientations assez différentes, prenant l’un ou l’autre de ces deux objets comme point focal d’investigation. Une telle polarité est clairement lisible dans les travaux francophones, où on trouve deux courants labellisés comme « sociologie de l’innovation » et « sociologie des usages », et elle est également perceptible dans les travaux anglophones, au prix d’une relative simplification [Oudshoorn et Pinch, 2003]3. L’existence même de courants de pensée différents pourrait laisser croire que l’on a affaire à deux champs d’investigations connexes s’intéressant à des objets bien distincts. Un tel diagnostic, qui peut éventuellement être formulé pour rendre compte de la distribution d’une série de problèmes de recherche et d’approches analytiques et empiriques pour les résoudre, ne résiste toutefois pas dès lors qu’on se pose la question qui est au centre de ce chapitre. Nous sommes donc conduits, ici, à entrer dans une controverse. Pour en expliciter les termes, il nous semble utile de partir de la question générale qui la structure (quels rôles jouent les acteurs sociaux, et parmi eux les usagers, dans l’émergence et le développement de l’utilisation des produits et des services ?) et de la réponse simple, voir simpliste, que le bon sens y apporte généralement

5La figure 1 propose une représentation du processus d’innovation comme articulant de façon séquentielle une phase de conception et une phase d’appropriation. Un tel modèle sous-tend l’hypothèse selon laquelle la trajectoire d’un produit repose sur le passage par deux univers relativement distincts. Dans celui des concepteurs, le produit va suivre tout un parcours, parfois complexe et chaotique, depuis l’idée qui lui a donné naissance jusqu’à la fabrication. Dans celui des utilisateurs, on assiste à un processus – qui peut lui aussi être chaotique de par la multiplicité des identités des utilisateurs et de leurs interventions – par lequel les usages se forment et se structurent : le mécanisme d’appropriation. La commercialisation marque le moment de basculement entre ces deux univers et les dynamiques qui les caractérisent. Avant elle, c’est la technique qui s’élabore ; après, ce sont les usages effectifs.

6Les ressorts de l’appropriation ont été particulièrement bien étudiés par le premier des deux courants de recherche auxquels on a fait allusion plus haut. Ce courant se caractérise par son intérêt pour l’étude des logiques d’usage et de consommation. Les travaux en question cherchent à comprendre ce que les utilisateurs « fabriquent » à partir des produits très divers et de plus en plus chargés de technologies que la société de consommation met à leur disposition. Comme on peut le lire en filigrane des recensions proposées par Josiane Jouët [2000] et plus récemment par Francis Jaurréguiberry [2008] ou Patrice Flichy [2008], cette préoccupation centrée sur les usages est commune aux recherches anglo-saxonnes, issues des Cultural and Media Studies, ou plus directement inscrites dans le paradigme de la « domestication » [Silverstone et Haddon, 1996]. Elle est également partagée par les recherches françaises, riches et nombreuses, qui se sont développées avec le soutien des acteurs publics et industriels qui orchestraient le développement de services de télécommunication dans les années 1980 (cf. le chapitre de Josiane Jouët).

7Ces travaux mettent largement l’accent sur les formes de créativité, de détournement voire de subversion dont les usagers font preuve, par rapport aux utilisations prescrites par les concepteurs de technologies ou de contenus culturels. L’appropriation des techniques se caractérise par des phénomènes de personnalisation, d’insertion dans l’environnement propre, d’application de schèmes d’usage issus d’autres dispositifs (les phénomènes de « généalogie d’usage »), de déplacement et d’extension des utilisations, etc. Quant aux contenus associés aux services, ils font l’objet de multiples phénomènes d’interprétation, mais aussi de création, de réutilisation et de recombinaison. Au total, toutes ces études indiquent que la convergence vers des usages stabilisés est progressive, itérative et non linéaire. On voit de quelle manière la littérature en sociologie des usages, peut être mobilisée pour décrire les phénomènes qui se déploient dans « la partie droite » de la figure 1 d’articulation séquentielle conception-appropriation.

8Le second ensemble de recherches de sciences sociales sur les techniques, centré sur les mécanismes d’innovation à proprement parler, fournit en revanche des ressources pour penser non pas ce qui se passe « dans la partie gauche » du schéma, mais dans les allers-retours entre ces deux parties. Sur la base d’hypothèses et de terrains divers, ces recherches se sont efforcées de montrer que l’innovation engage, de façon souvent relativement explicite, tout un travail de production de rapports sociaux, économiques et politiques spécifiques. Les luttes et les négociations entre acteurs variés qui interviennent dans la conception des objets et des systèmes techniques tendent à définir la forme des rapports sociaux qui prendront place autour de ces dispositifs. Bien qu’elle relève, là aussi, d’une myriade de recherches, cette perspective est portée par deux courants de pensée à la fin des années 1980 : le courant de la Social Construction of Technology (SCOT), et l’approche sémiotique, intégrant notamment la théorie de l’acteur-réseau. L’ouvrage édité par Wiebe Bijker, Thomas Hughes et Trevor Pinch [1987], les travaux de Madeleine Akrich [1992, 1995], ou encore ceux de Steve Woolgar [1991] constituent les références emblématiques de toute une série d’analyses centrées sur les dynamiques d’innovation.

9On pourrait sans doute montrer l’importance qu’ont eue ces deux ensembles de recherche dans la montée d’une attention à l’usage dans la gestion de l’innovation – même si d’autres facteurs ont joué un rôle. À partir des années 1990, les méthodes de conception se sont en effet dotées de démarches spécifiques pour intégrer à l’intérieur des projets de développement l’environnement social extérieur, dans les phases de développement comme dans les phases de recherche amont [Haddon et al., 2005]. Il existe un débat très vif concernant la façon dont divers professionnels de l’usage – ergonomes [Boullier, 2002] ou sociologues [Veyrat, 2008] – sont susceptibles de remplir cette mission. Il s’enracine notamment sur une question de fond que la coexistence même de ces deux paradigmes soulève : s’il est acquis que les usages d’un produit ou d’un service résultent partiellement de l’activité des acteurs ayant concouru à sa définition et partiellement de celle des usagers eux-mêmes, comment envisager la composition de ces deux catégories d’influences ? Au-delà d’une interrogation purement formelle et théorique intéressant le chercheur, c’est bien l’efficacité des démarches d’intégration de l’usage en conception qui est en jeu : sous quelles conditions les démarches « d’inscription » ou de « configuration » des usages sont-elles susceptibles d’orienter positivement des parcours d’innovations dans lesquelles « l’appropriation » semble avoir le dernier mot ?

L’entrée par l’exploration

10Pour répondre à ces questions, nous proposons d’envisager le phénomène de développement des usages au travers de la notion d’exploration. Cette notion, traditionnellement utilisée dans le sillage des analyses de James March concernant l’alternative exploration/exploitation4, fait actuellement l’objet de diverses relectures dans les recherches portant sur l’activité de conception, notamment en sciences de gestion [Le Masson et al., 2006 ; Garel et Rosier, 2008]. La démarche que nous suivrons emprunte à ces réflexions, dans le cadre d’un questionnement spécifiquement consacré à la question des usages, questionnement qui conduit à préciser quatre points.

11Premièrement, on partira de l’idée que les mécanismes qui opèrent avant et après la commercialisation ne sont pas de nature différente. La notion d’exploration est adaptée pour désigner les logiques par lesquelles les usages potentiels ou réels sont mis en œuvre, découverts, éprouvés, expérimentés, dans la recherche des bons paramétrages techniques tout comme dans le cours même de l’action avec le dispositif, même si les acteurs qui les portent dans les deux cas ne sont pas les mêmes. Cette idée parait d’autant plus naturelle que, comme de nombreux auteurs l’ont souligné, la frontière entre conception et utilisation tend à être affaiblie dans un domaine comme celui des TIC. En outre, selon les types de produits et de services, la manière dont la commercialisation opère une séparation entre sphère de la conception et sphère de l’usage varie fortement. Maintenir une asymétrie de principe entre les mécanismes de développement d’usages avant et après la commercialisation semble donc dénué de sens.

12Deuxièmement, et il s’agit là d’une conséquence du premier point, on s’appuiera sur la notion d’exploration pour appréhender la continuité du processus de développement des usages. Cette continuité tend à être mise à mal dans les approches classiques des deux courants que nous avons évoqués plus haut. Les sociologues de l’innovation ont ainsi eu recours à l’idée d’une « stabilisation » pour expliquer la fermeture des controverses techniques intervenant en cours de conception, stabilisation au terme de laquelle la forme et le contour des objets sont fixés : cette approche pose problème car elle donne peu de prises pour envisager la manière dont s’opère l’appropriation par les usagers5. Quant aux sociologues des usages, nombre d’entre eux tendent à penser que ce qui se passe avant l’entrée en scène de l’usager ne les concerne pas dans les détails, et peut être appréhendé simplement en considérant que cette phase conduit à établir certaines caractéristiques techniques dont le sens et les effets seront redéfinis dans l’appropriation. La difficulté de cette posture a été bien perçue par Flichy [1995 ; 2008], qui a développé un modèle autour des notions de cadre d’usage et de cadre de fonctionnement répondant à cet impératif : Flichy indique que le cadre d’usage est progressivement co-construit dans le temps par l’ensemble des acteurs intervenant autour du produit ou service. Les innovateurs tout comme les usagers y contribuent donc activement. La démarche que l’on suivra ici prolonge cette attention. D’une certaine manière, la notion d’exploration peut être vue comme décrivant le processus dynamique par lequel un ensemble de possibilités d’utilisation sont identifiées et balisées, conduisant par là au développement d’un cadre d’usage.

13Troisièmement, la nature des incertitudes concernant l’usage doit être pleinement comprise. En effet, la confrontation des deux traditions d’analyses que nous avons évoquées tend implicitement à proposer une lecture bipolaire des incertitudes qui structurent l’usage d’une technologie. Elles se situeraient soit du côté des concepteurs, soit du côté des utilisateurs. Dans le premier cas, l’accent est mis sur le fait que les dispositifs ne feraient après tout que réaliser les intentions des concepteurs, les situations d’échecs leur étant alors largement imputables. Dans le second cas, on célèbre la créativité des utilisateurs qui seraient donc responsables du caractère inattendu des applications qui sont mises en œuvre à partir des produits et services. « Si ce n’est le concepteur qui explique l’incertitude sur les usages, c’est donc l’utilisateur – ou réciproquement ! » Dans un cas comme dans l’autre, l’épaisseur du dispositif technique lui-même, et la surprise de l’action [Latour, 1998] qui s’instaure dans l’utilisation, risquent d’être passées sous silence. Le produit ou le service ne saurait être envisagé ni comme un « conteneur de scripts6, » ni comme une surface projective sur laquelle les utilisateurs, fussent-ils regroupés en « communautés », laissent libre cours à leur créativité. Pour éviter une telle perspective dualiste, il faut prendre en compte le caractère relationnel de l’action. L’incertitude résulte directement de la rencontre entre le dispositif et son environnement d’usage, sans qu’elle ne puisse être unilatéralement attribuée à un déficit d’anticipation de la part des concepteurs ou à un surcroit de créativité de la part des utilisateurs.

14Quatrièmement, l’exploration des usages ne saurait être complètement déconnectée de l’exploration des modalités de commercialisation associées au produit ou service, et donc des conditions de formation de la valeur associée à sa circulation. Même s’ils ont en général reconnu l’importance de la dimension marchande des objets techniques, les sociologues n’ont pas abordé cette question de façon systématique. Les sociologues de l’innovation ont concentré beaucoup de leur énergie sur l’analyse de la relation concepteur-utilisateur, laissant quelque peu dans l’ombre les médiations marchandes qui organisent leurs positionnements réciproques « de part et d’autre du marché », tandis que de nombreux sociologues des usages tendent naturellement à reléguer la dimension économique dans le champ d’une réflexion marketing qui n’est pas de leur ressort7. Une telle posture devrait être dépassée, ne serait-ce que parce qu’une partie importante des pratiques d’utilisation engage la dimension marchande du service, en particulier en matière de télécommunication : souscription périodique des abonnements, recours aux services commerciaux, pratiques d’évitement ou d’acceptation des messages publicitaires (qui, pour certains services sur Internet, envahissent pleinement la sphère de l’usage), etc.

15De façon générale, il nous semble que le renouveau récent des recherches en sociologie économique offre de nombreuses pistes pour aller dans le sens d’une analyse conjointe de l’exploration des usages et de la valeur marchande. Par exemple, une notion comme celle de « formule tarifaire », familière des concepteurs de services de télécommunication, résonne particulièrement bien avec certains concepts proposés récemment pour appréhender les mécanismes de création de valeur [Callon, 2009]. Dans le cadre du présent travail, on n’abordera cette problématique concernant la dimension marchande des services que de façon marginale car elle nécessiterait des développements spécifiques (sur cette question, cf. le chapitre d’Emmanuel Kessous).

CONDUIRE L’EXPLORATION DES USAGES DANS LA DÉMARCHE D’INNOVATION

16On propose à présent de caractériser les formes que prend l’exploration des usages au sein des configurations socio-organisationnelles diverses qui régissent les trajectoires d’innovation. La perspective qu’on adoptera ici est celle de l’entité qui se trouve en position d’innover, une entité qu’on désignera par le terme de firme, entendu dans son sens neutre et général. Dans un premier temps, on présentera trois modèles pour l’exploration des usages. On examinera ensuite les enjeux que rencontre la firme innovante dans la mise en œuvre de ces schémas d’exploration en lien avec les logiques de conception. Dans la dernière section, on reviendra brièvement sur quelques caractéristiques des modèles supposant une forte circulation entre l’intérieur et l’extérieur de la firme.

Incuber, percoler, internaliser : trois dynamiques d’exploration

17Nous partons donc de l’idée que le développement des usages suppose un travail d’exploration distinct dans sa nature et son résultat de l’exploration technologique à proprement parler. Ce processus peut prendre place dans des écosystèmes très divers, mobilisant de façon spécifique le travail combiné « d’acteurs-conception » et « d’acteurs-usages » dont les identités sont elles-mêmes variables. Les temporalités de l’exploration peuvent être plus ou moins itératives. Les trois modèles simplifiés que nous examinons ci-dessous ne constituent bien entendu pas un balayage de l’ensemble des possibilités, mais ils pointent vers des configurations générales qui peuvent donner lieu à des variantes, selon la façon dont ils peuvent être composés les uns avec les autres, selon les caractéristiques précises des modes de commercialisation associés, etc.

18Le premier modèle est celui de l’incubation des usages. Nous avons choisi cette dénomination pour signaler que la trajectoire d’innovation intègre ici un important processus d’exploration des usages qui se réalise à l’intérieur de la firme. Le dispositif en cours de développement sera confronté une ou plusieurs fois à un univers « extérieur » d’utilisation spécialement recomposé de façon à tester certaines hypothèses ou à collecter des informations qui ne sont pas directement disponibles dans la sphère de la conception. Divers spécialistes de sciences sociales (sociologues, ergonomes, économistes, etc.) peuvent être mis à contribution pour organiser ces confrontations : ils réalisent des enquêtes et des expérimentations, observent et simulent des situations d’utilisations, etc. Le processus de développement alterne donc une série de phases d’expérimentations et de conceptions au cours desquelles les usages prennent forme et ampleur, un peu de la même manière qu’une bactérie peut se développer par incubation dans le contexte artificiel d’un milieu de culture favorable confectionné pour l’occasion. À l’issue de ce processus intervient la commercialisation, au cours de laquelle l’innovation est « lâchée dans la nature ». Elle y suivra un parcours propre qui entraînera notamment une poursuite du processus d’exploration des usages, du côté de l’utilisateur réel cette fois-ci. La figure 2 illustre de façon simplifiée la logique du modèle de l’incubation.

19Le deuxième modèle, que schématise la figure 3 est celui de la percolation. Ce modèle insiste moins sur l’articulation entre univers de conception et univers d’utilisation, que sur la perméabilité entre l’intérieur et l’extérieur de la firme, une perméabilité qui doit être organisée de façon à favoriser des circulations de savoirs et de pratiques dans les deux sens. On a représenté sur ce schéma deux trajectoires d’itérations parallèles, pour indiquer que ce modèle, contrairement au précédent, ne suppose pas que le concept initial ou la technologie vienne principalement de la firme avant d’être expérimenté auprès du marché. On suppose au contraire que l’apparition de nouveaux usages, associés parfois à l’émergence de certaines technologies, peut se faire à la fois dans la firme et à l’extérieur. Un enjeu important pour elle est ici de rester à l’écoute de ce qui se passe à l’extérieur – sans forcément avoir pour cela à organiser des épreuves d’usage configurées autour d’un projet particulier – et d’être capable d’impulser vers l’extérieur un certain nombre d’éléments relatifs aux usages. Comme le suggère ce schéma, le produit et ses usages émergent donc ici à l’articulation entre l’intérieur et l’extérieur9. Enfin, nous n’avons pas représenté la phase de la commercialisation sur le schéma ci-dessous, car les mécanismes de percolation peuvent se décliner dans des configurations assez différentes de ce point de vue. Nous reviendrons plus loin sur deux de ces configurations possibles.

20Enfin, nous pouvons repérer un troisième type de modèle, celui de l’internalisation, schématisé sur la figure 4. Ici, la firme capte des usages qui ont été développés dans des environnements communautaires extérieurs et met en œuvre un travail permettant de rediffuser les produits associés vers le marché à une échelle différente. On aura reconnu les logiques de lead users analysées par Eric Von Hippel [2005] ou « d’innovations ascendantes » décrites par Dominique Cardon [2006]. L’illustration fréquemment citée de ces configurations concerne la planche de surf. Ce sont les amateurs de ce sport qui, à la fin des années 70 introduisirent sur leurs planches un système bricolé de prise au pied permettant de contrôler les mouvements et de faire des sauts acrobatiques impossibles auparavant. Quelques années plus tard, une bonne partie des planches commercialisées par les industriels du domaine intégraient l’innovation nécessaire pour ce nouvel usage [Von Hippel, 2005].

La problématique pour la firme innovatrice

21On voit donc que des voies assez différentes se présentent pour une prise en compte des usages dans le travail d’innovation. Quels sont les enjeux auxquels la firme se trouve confrontée ? On propose d’en évoquer trois : la définition du mode d’exploration, son ajustement au degré de rupture dans l’innovation, et son inscription organisationnelle. Définir le mode d’exploration est le premier enjeu. La firme doit ajuster au mieux le recours à l’incubation, à la percolation et à l’internalisation en fonction de la position particulière qu’elle occupe dans son secteur économique, dans la chaîne de valeur qui la concerne, dans l’environnement partenarial qui caractérise ses processus d’innovation. L’incubation des usages est ainsi plus spécifiquement adaptée à des situations où l’innovation est fortement gérée à l’intérieur de la firme, tandis que l’internalisation et la percolation supposent à l’inverse une capacité forte à coopérer avec l’extérieur. Des combinaisons entre les différents modes d’exploration sont tout à fait envisageables. Ainsi, les firmes qui explorent par internalisation des innovations issues de communautés d’utilisateurs, peuvent tout à fait être amenées à faire des expérimentations d’usage – et donc à explorer par incubation – dans le cours du développement du nouveau produit [Von Hippel, 2005 : 149].

22Un second enjeu concerne l’adaptation entre le processus d’exploration et le degré de rupture dans l’innovation. L’intervention de la firme dans l’exploration doit être en cohérence avec sa stratégie d’innovation, et notamment avec le plus ou moins grand degré de rupture qu’elle souhaite introduire vis-à-vis de ses compétences ou de ses actifs spécifiques. En effet, l’exploration d’usages potentiels peut déboucher sur des propositions de nouvelles spécifications du produit ou du service : une étude de marché montrera par exemple l’intérêt de définir une nouvelle fonctionnalité pour un produit existant, un partenaire apportera une brique technologique porteuse de nouveaux usages, ce qui supposera pour la firme de faire le travail d’intégration de cette brique à son offre, etc. Mais la capacité à développer les produits ou services ainsi identifiés peut être plus ou moins facile à atteindre pour la firme. Dans certains cas, l’exploration conduit à envisager des produits qu’elle sera incapable de concevoir. C’est le résultat typique que l’on peut obtenir lorsqu’on demande, par exemple à des utilisateurs potentiels réunis en focus group, de définir le produit le plus adapté à leurs désirs et à leurs besoins. On peut facilement aboutir à des fictions du produit idéal (performant, multifonctionnel, facile à utiliser, bon marché, etc.) qui sont utiles pour qualifier un certain imaginaire des techniques, mais qui sont proprement inutilisables pour effectuer des choix viables dans la conception.

23Cette tension a été examinée par Per Echeverri et Peter Magnusson [2007]. Ils soulignent que dans toute situation d’innovation, la firme concernée doit savoir évaluer l’écart entre les compétences et actifs dont elle dispose et ceux qu’elle doit acquérir pour être capable de produire le nouveau produit ou service. Selon la mesure de cet écart, elle peut se situer dans une logique de continuité ou de rupture. La firme se trouve dans une situation de continuité lorsqu’elle vise la production de nouveaux usages à partir de services fondés sur les actifs actuels. À l’inverse, elle est dans une situation de rupture lorsqu’elle est prête à payer le prix d’une production d’usages innovants par un déplacement important vers de nouvelles compétences et de nouvelles ressources. Dans le premier cas elle devra sélectionner des explorateurs susceptibles de prendre en compte, d’une façon ou d’une autre, ses actifs, tandis que dans le second, elle devra privilégier à l’inverse une situation d’extériorité et de distance.

24Formulons enfin quelques observations concernant l’inscription organisationnelle de l’exploration, du point de vue de la firme elle-même et de son environnement. Il faut souligner tout d’abord que la « firme » que nous évoquons ici est souvent une entité organisationnelle composite. En particulier, les structures qui prennent en charge l’innovation peuvent être multiples au sein même de l’entreprise – sans que les démarches ne soient d’ailleurs forcément toujours convergentes, pour des raisons de concurrence interne, de répartition de territoire entre les services, etc. Il est commun que l’accord sur les stratégies à suivre, sur les risques technologiques, industriels ou commerciaux à prendre et sur les méthodes d’exploration à mettre en œuvre n’existe pas a priori dans l’entreprise, et que cet accord soit à reconstruire et à renégocier périodiquement entre les parties. Ce qu’il importe de constater est que chacune des structures potentiellement concernées est susceptible d’offrir des ressources spécifiques pour l’exploration des usages. Les acteurs de l’entreprise qui sont proches du marché (par exemple les services commerciaux) peuvent ainsi faciliter l’accès à des clients pour le test des nouveaux produits. Inversement, les services techniques sont parfois les seuls à pouvoir offrir des infrastructures nécessaires pour réaliser des essais spécifiques. Les départements de la firme qui gèrent les relations de partenariats avec l’extérieur peuvent quant à eux initier des dynamiques de percolation.

Explorer les usages en milieu ouvert

25On le voit, un des apports de la perspective que nous développons ici est de prendre en compte des schémas d’innovation ouverts sur l’extérieur de la firme. Ce type de configuration se révèle de plus en plus important au fur et à mesure que se développent des formes d’innovations partenariales. Nous voudrions faire ici quelques remarques complémentaires concernant les conditions de l’exploration des usages dans ce contexte.

26Voyons tout d’abord le cas de l’internalisation. Les conditions de possibilité socio-économiques de ces modèles ont été bien décrites par ailleurs, et pour le présent propos, il faut retenir principalement que l’exploration en amont de l’industrialisation est précisément rendue possible et efficace par le fait que l’innovation provient de communautés de pratiques : c’est bien parce que les collectifs concernés sont des lieux d’expérimentation intensive du couple dispositif-utilisateur et de partage des savoirs issus de ces expérimentations qu’ils peuvent favoriser l’émergence de nouveaux produits fortement adhérents à des usages effectifs. Le point de tension dans ce modèle est en revanche celui du passage à la commercialisation. Von Hippel [2005] indique que l’absence de considération commerciale dans les communautés de lead users constitue un facteur favorable d’incitation pour la révélation des innovations, et Cardon [2006] note de même que l’articulation monde marchand/monde associatif doit être négociée avec délicatesse. La captation des innovations, de leurs usages et leur commercialisation par une firme est donc loin d’être évidente – même s’il faut reconnaître avec Cédric Calvignac [2010] que la mixité marchand/non marchand est au cœur même de nombreux projets conduits par des usagers innovateurs.

27Examinons maintenant les configurations de percolation. Nous avons choisi ce terme pour souligner la particularité des dispositifs qui aménagent les frontières entre l’intérieur et l’extérieur de la firme dans cette forme d’exploration des usages. Ils doivent en effet laisser passer un certain nombre de choses entre l’intérieur et l’extérieur concernant notamment les usages, sans pour autant remettre en cause l’existence d’une frontière identifiable entre ces deux univers. Nous centrons l’attention ici sur deux variantes possibles (parmi d’autres) des processus de percolation, que nous schématisons sur la figure 5.

28La première variante correspond à ce qu’une théorie récente dans le champ du management appelle l’open innovation [Chesbrough et al., 2006]. Cette approche porte l’idée que la firme en situation d’innovation doit savoir exploiter les ressources de diverses natures que peuvent apporter des partenaires extérieurs, au lieu de réaliser en interne l’ensemble de ce dont elle a besoin. Il nous semble que, dans cette perspective, l’enjeu pour la firme ne se limite ni au repérage des composants techniques nécessaires pour constituer un produit (comme dans les logiques de sous-traitance), ni à la mise en œuvre de démarches de coopérations avancées entre partenaires dans l’innovation (comme dans les logiques de co-innovation). C’est plutôt l’exploration des usages, au même titre que diverses formes d’explorations techniques, qui doit être mise en œuvre au travers de l’open innovation. La démarche suppose alors d’investir l’écosystème des partenaires porteurs de dynamiques d’usages et de développer des interactions permettant de capter les innovations émergentes.

29Une voie désormais traditionnelle dans l’univers des technologies de l’information est la mise en œuvre de programmes de partenariat organisé via des plateformes en ligne. La firme cherche à organiser les interactions avec un ensemble de développeurs informatiques produisant des composants et des applications relatifs à ses services, ce qui constitue un moyen de suivre l’apparition et le développement de nouveaux usages. Une autre voie consiste à organiser le réseautage dans les écosystèmes vecteurs d’usage. La participation systématique à des salons, à des conférences, où à des espaces de coopération dédiés sont en effet des moyens de mettre en œuvre ces activités de réseautage qui permettent de repérer non seulement des produits et services développés par des acteurs connexes du secteur, mais aussi de capter les nouveaux usages qui leur sont associés. Les recherches en marketing industriel soulignent par exemple que la participation à des salons peut contribuer à la génération d’idées pour la conception de produit tout autant qu’à des fins commerciales [Bello et Barczak, 1993].

30Le réseautage constitue typiquement un exemple de pratique produisant les effets de frontière caractéristiques de la percolation, tels que nous les avons évoqués ci-dessus. Les personnes y font en effet circuler une information spécifique entre l’intérieur et l’extérieur de la firme, sans pour autant remettre en question la frontière de principe existant entre ces deux univers. L’idée est bien de partager ce qui peut l’être, en laissant de côté les informations et connaissances dont la diffusion auprès de concurrents potentiels pourrait s’avérer problématique. L’objectif idéal de ce type de réseautage est de capter les effets de « créativité en milieu ouvert » que constitue la circulation des idées et des projets dans ces lieux de discussion, des effets qui sont d’autant plus intéressants que les propositions d’usages en question sont en général associées à des technologie en cours de développement – au lieu d’être désincarnées comme c’est souvent le cas dans les exercices de créativité classiques.

31Dans le cas de l’open innovation, la percolation se fait en amont de la commercialisation. Dans la seconde variante représentée sur la figure 5, la percolation repose sur la participation active de l’utilisateur après la commercialisation. C’est ce que l’on trouve dans les modèles de « fil à la patte ». C’est ainsi que nous désignons toutes les situations dans lesquelles la firme conserve un lien dynamique avec l’utilisateur après la vente du produit ou du service. Ce cas est extrêmement courant dans le domaine des TIC, dans lequel le fonctionnement du service lui-même repose sur le transfert d’information entre l’utilisateur et le prestataire. Ce type d’architecture concerne tout autant les services classiques de téléphonie que les services en ligne divers et variés (portails, moteurs de recherche, plateformes de coopération, etc.). L’usage produit alors automatiquement une série d’informations qui sont acheminées vers le prestataire via le réseau, et font l’objet d’analyses en continu. Leur exploitation peut donner lieu à des améliorations incrémentales de l’offre existante ou à des propositions de nouveaux services ciblés adaptés à des usagers spécifiquement repérés, selon des modèles de rétroaction prestataire-utilisateurs bien caractérisés par Boullier [1997].

32Dans ce cadre précis, c’est « l’utilisateur réel » qui est l’explorateur, et la capacité de la firme à capter avec plus ou moins de détail ses pérégrinations dans l’usage dépend de la nature des informations qui remontent au prestataire. Le « fil à la patte » constitue bien une configuration de percolation, au sens où la frontière entre l’univers de l’utilisateur et l’univers de la firme est clairement maintenue, seules quelques informations parcellaires étant échangées entre les deux. Par exemple, s’il peut accéder à de nombreuses informations émises ou reçues par l’utilisateur connecté sur son site web, le prestataire de service en ligne ignorera définitivement de quoi est fait son environnement d’activité, l’environnement commençant en général à ce qui se passe dans une autre fenêtre de l’écran informatique, connexe à celle sur laquelle le site est consulté, mais située dans un sous-espace informationnel disjoint.

33Par ailleurs, il faut noter que ces explorations ne disent rien, par construction, des usages potentiels que pourraient mettre en œuvre des personnes qui ne sont pas encore utilisatrices. Or, les utilisateurs actuels d’un service ne sont pas toujours les meilleurs explorateurs pour appréhender le comportement des non-utilisateurs, ne serait-ce que parce que la non-utilisation peut en elle-même constituer une démarche qui prend son sens en tant que tel. Enfin, l’expérience enseigne qu’il est fréquent que le canal d’échange qui relie l’utilisateur au prestataire puisse avoir été conçu purement pour des raisons de fonctionnement technique du service, et que les informations transmises s’avèrent finalement peu adaptées pour un décryptage des explorations d’usages mises en œuvre. L’identité sociale des utilisateurs, par exemple, est rarement disponible au travers de ce canal. On a donc ici un ensemble de limites marquantes concernant les possibilités d’exploration offertes par les architectures de « fil à la patte ».

ORGANISER L'INCUBATION DES USAGES

34Si les démarches d’innovation en milieu ouvert se développent, le modèle de l’incubation reste important et il a encore sans doute de beaux jours devant lui. Comme l’ont montré les débats évoqués en première partie de ce chapitre, il pèse une tension spécifique sur ce modèle, qui concerne la continuité des explorations pratiquées avant et après la commercialisation. Les innovateurs doivent donc adopter le meilleur compromis entre deux postures. D’une part, accepter un certain degré d’ignorance concernant les usages effectifs et les raisons pour lesquelles le produit rencontrera le succès ; d’autre part, identifier les leviers sur lesquels il est encore possible d’agir pour contrôler la trajectoire à venir – ne serait-ce que pour éviter l’échec. C’est la raison pour laquelle les critères de succès de ces explorations ne sont pas forcément faciles à établir en toute généralité.

35Dans ces situations, la firme conduit l’exploration en organisant une série d’épreuves dont l’objectif est de révéler le potentiel d’une capacité relationnelle distribuée dans l’assemblage hétérogène qui comprend le produit ou service, son utilisateur, l’environnement d’utilisation, etc. L’objectif de ces épreuves n’est donc pas tant de connaître les caractéristiques des utilisateurs potentiels que de qualifier des « biotopes » pour le développement des usages. La connaissance des intentions, attentes ou besoins des utilisateurs est ici finalement moins importante que le quadrillage des zones et des dynamiques d’émergence des usages – dont certains vont être par construction inattendus et partiellement imprévisibles – et du lien entre ces éléments et certaines propriétés du dispositif (des caractéristiques techniques, un prix, etc.), dans la mesure où l’avancement du processus d’innovation permet encore de faire varier ces propriétés. Des démarches diverses de sciences sociales peuvent être mobilisées : observation ethnographique, enquête qualitative ou quantitative, focus group, test d’un prototype, simulation sur Internet, etc. Il nous semble que trois dimensions de ces épreuves sont importantes : l’instanciation du produit ou service cible, le choix des explorateurs et l’aménagement du milieu incubateur.

Instancier le produit ou service

36Comme l’exploration des usages peut prendre place à des moments différents du processus de conception, les apprentissages qui en résultent posent deux difficultés caractéristiques. La première tient au caractère fluctuant de la définition du produit ou du service, un caractère qui est inhérent à la logique d’innovation : comment tirer parti des enseignements issus d’expérimentations pratiquées à deux moments du développement, alors même que la définition du service concerné peut avoir fortement changé de l’un à l’autre ? La seconde difficulté renvoie à la manière dont les enseignements obtenus à partir d’une forme d’instanciation du service peuvent être transposés à d’autres formes d’instanciation – et ce jusqu’à la réalisation finale du service.

37Il existe en effet différentes manières de « rendre présent » le service auprès des explorateurs, selon le stade de développement où on se trouve ou selon les ressources dont on dispose pour procéder à l’exploration. Depuis les idées jusqu’au service lui-même, en passant par le concept, la maquette, le prototype et le pilote, on a toute une gradation possible dans l’instanciation du dispositif. Les idées correspondent au matériau que l’on peut donner à manipuler aux explorateurs au stade d’un groupe de créativité. La notion de concept, si elle ne renvoie pas à une matérialisation forcément plus avancée du service que celle d’idée, suppose en revanche qu’un travail de repérage, de formulation, de stylisation a été réalisé concernant le contenu du dispositif, son positionnement dans l’univers d’utilisation, les coûts et bénéfices qui peuvent être associés à son usage, etc. La maquette offre en général une première concrétisation, visuelle ou matérielle, ainsi qu’une simulation des fonctionnalités qui seront proposées. Le prototype correspond à un dispositif expérimental permettant de faire fonctionner le service dans un mode parfois dégradé. Enfin, le pilote constitue une instanciation du service qui n’est plus expérimentale mais diffère encore un peu du service final : il peut être déployé seulement sur un périmètre restreint, n’être pas complètement finalisé, etc.

38Or, chacune de ces instanciations ouvre sur des expériences d’usage assez différentes. D’une part, les « médiations de l’agir » qui sont impliquées sont différentes. Par exemple le débat autour d’idées ou de concepts tend à produire « un "discours sur" l’objet, davantage que l’expression d’une perception sur le "faire avec" » [Trompette et Blanco, 2009 : 111]. La référence aux approches pragmatiques de l’usage [Thévenot, 1993] est ici indispensable pour appréhender les effets de ces transpositions. D’autre part, chaque type d’instanciation se révèle inégalement apte à activer les diverses capacités distribuées que le service engage. Un exemple parlant ici concerne les externalités d’usage, qui jouent un rôle central dans les TIC. Derrière ce terme d’externalité d’usage, on peut rassembler un ensemble de phénomènes sociotechniques que les économistes de l’innovation désignent par les effets de systèmes techniques et les externalités de réseaux [Arthur, 1988 ; Katz et Shapiro, 1985]. Le principe en est simple : dans un certain nombre de situations, l’utilité d’une innovation croît avec le nombre des clients qui l’ont adoptée (externalité de réseaux) et avec le nombre des autres dispositifs avec lesquels elle peut « interfonctionner » (effet de système technique). Ces deux effets sont bien connus dans le domaine des technologies d’information et de communication. Par exemple, pour un utilisateur donné, le courrier électronique est d’autant plus utile que le nombre de ses utilisateurs s’accroît – ce qui relève d’une externalité de réseau – et qu’il est possible de l’utiliser pour envoyer un ensemble varié de types d’informations (des messages, des images, de la musique, des vidéo, etc.) – ce qui caractérise un effet de système.

39Or, chaque mode d’instanciation d’un service projeté tend à matérialiser de façon très différente les externalités d’usage. Les externalités sont virtuelles au stade du concept, de l’idée ou de la maquette, et elles ne commencent à être effectives qu’à partir du prototype ou du pilote. L’anticipation sur le rôle que vont jouer les externalités d’usage est donc complexe dans les phases très amont de l’innovation. Pour les innovations engageant de fortes externalités, le réalisme de l’exploration croit fortement avec les formes les plus avancées d’instanciation.

Choisir les explorateurs

40Venons-en à la définition des explorateurs. Un stade incontournable de toute démarche d’exploration par incubation concerne la définition de leur identité et de la manière dont on peut les mobiliser, ces deux questions étant en général intimement liées l’une à l’autre : tout chercheur qui a réalisé une enquête sait que les conditions pratiques de recrutement de personnes acceptant d’y participer contraint en général fortement la latitude dans le choix de leurs caractéristiques. Dans tous les cas, une question classiquement débattue dans ce type de contexte concerne la composition de l’échantillon : doit-il avoir des propriétés de représentativité vis-à-vis d’une « population cible » (c’est ce que l’on choisit en général dans les démarches quantitatives) ou viser au contraire la diversité des profils (c’est plus généralement le cas dans les démarches qualitatives) ? Il n’y a, à vrai dire, pas de réponse générale à ce type de questions, c'est-à-dire qu’il n’y a pas de réponse qui soit détachée de la stratégie d’exploration spécifique que l’on souhaite mettre en œuvre dans le cadre d’une stratégie d’innovation elle-même située.

41Une autre question fréquemment posée est celle de la proximité des échantillons choisis vis-à-vis de la technologie et des usages relatifs au produit concerné. Faut-il par exemple prendre des personnes qui connaissent la technologie ou non ? Les ingénieurs développant des produits dans la firme font-ils de bons « cobayes » pour imaginer des usages innovants ou pour tester un prototype ? Ne vaut-il pas mieux s’adresser à des usagers potentiels profanes, vierges de toute connaissance technique ? Ici aussi, les réponses à ces questions sont complexes et ne sauraient être formulées en toute généralité. On se reportera par exemple à l’analyse proposée par Peter Magnusson [2009] pour percevoir la manière dont le problème peut être abordé dans un contexte particulier, celui des phases de créativité où l’appréhension des produits et de leurs usages est médiatisée par une production d’idées. Magnusson examine les effets du recours à différents profils de participants dans cette phase dite « d’idéation », dans le cadre d’innovations dans le domaine de la téléphonie mobile. Il s’intéresse tout particulièrement à comprendre les différences entre trois types d’explorateurs : des profanes, des experts appartenant à la firme, et des lead users. Il schématise la différence entre ces trois types de profil en qualifiant le savoir de chacun d’entre eux du point de vue de la dimension technique et de la dimension usage, comme le montre la figure 6.

42L’analyse des résultats produits dans plusieurs groupes de créativité le conduit à conclure que les profanes (ordinary users) sont, de par leur expertise sur les usages et leur faible connaissance des technologies sous-jacentes, susceptibles d’apporter une inspiration plutôt que des solutions. Ils sont plus adaptés à des stratégies d’innovation en rupture qu’en continuité, pour reprendre l’opposition introduite plus haut. Néanmoins, Magnusson signale que lorsqu’ils sont correctement guidés dans les démarches d’exploration, les profanes peuvent acquérir des compétences minimales concernant les techniques qui permettent de limiter la radicalité des ruptures dans les solutions qu’ils proposent. Il est intéressant de noter que dans le sillon du succès du modèle des lead users proposé par Von Hippel [2005], certains chercheurs s’efforcent d’exploiter les compétences de ce type d’explorateurs dans des démarches d’incubation et non plus d’internalisation à proprement parler. Cette démarche conduit à se demander non seulement comment il est possible de repérer, sélectionner et qualifier de tels lead users, mais aussi dans quelle mesure le potentiel d’innovation qu’ils peuvent exprimer dans des contextes communautaires in vivo est transposable au contexte in vitro des ateliers de créativité ou de test de produits organisés par une firme [Hienerth et al., 2007].

43Enfin, une dernière question importante dans la recherche d’explorateurs nous semble être celle des liens qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Dans les enquêtes qualitatives par entretiens ou dans les sondages quantitatifs, aucun lien n’est en général postulé entre les participants. Les dispositifs de focus group introduisent déjà un décalage avec cette scénarisation. Un de leur ressort est précisément de générer des effets de dynamique de groupe – de façon savamment contrôlée – ce qui signifie qu’un certain nombre de liens entre les participants se nouent durant l’exploration elle-même. Dans d’autres contextes, qui s’appuient sur des démarches plus monographiques, les explorateurs mobilisés entretiennent des liens très structurants. C’est le cas par exemple des expérimentations menées dans des entreprises, pour tester des services de communication professionnels [Mallard et Vigilante, 2007]. La solution est développée dans une partie de l’entreprise, chacun des salariés amenés à l’utiliser entretenant alors des liens très spécifiques avec les autres. L’analyse des résultats de l’exploration ne peut faire l’économie d’une prise en compte des relations particulières qui existent entre les protagonistes mobilisés, et des effets systémiques qui peuvent en résulter.

Aménager le milieu incubateur pour cadrer l’exploration

44Le choix des explorateurs et l’instanciation du service ne sont pas les deux seules tâches que la firme doit mettre en œuvre. Il lui faut faire un travail de cadrage de l’exploration, c'est-à-dire d’organisation des interactions entre le service instancié et les explorateurs, travail que l’on propose d’appréhender ici par l’idée d’un aménagement du « milieu incubateur ». L’intérêt de la métaphore de l’incubation est de suggérer que pour être efficace, l’exploration doit atteindre un certain stade de maturation. Les usages expérimentés doivent croitre et multiplier pour qu’il soit possible d’en tirer des enseignements utilisables dans le cadre de l’innovation.

45La façon la plus simple d’illustrer l’impératif de cadrage du milieu incubateur est d’évoquer le cas des expérimentations de prototype ou de pilote. Dans une visée de test ergonomique réalisé en laboratoire, on demandera par exemple aux explorateurs de suivre un protocole : « Pour tester l’interface de ce logiciel de messagerie électronique, nous vous demandons tout d’abord d’essayer d’écrire un courriel et de l’envoyer à votre correspondant. Ensuite, nous vous demanderons de classer votre boite de réception. Puis… ». La série des consignes que l’on donne au participant au test constitue une façon très directive d’orienter l’incubation progressive de ses usages. Dans des expérimentations qui n’ont pas une telle visée ergonomique relativement fermée, on confie le dispositif à l’utilisateur et on le laisse libre de l’utiliser – quitte à découvrir, dans de nombreux cas, qu’il n’en aura rien fait du tout. Un des paramètres clés dans le cadrage du milieu incubateur est alors la temporalité de cette expérimentation. On sait que le temps doit « faire son œuvre » et qu’il faut laisser à l’utilisateur une certaine marge de manœuvre pour lui laisser découvrir des fonctionnalités, les mettre à l’épreuve de ses pratiques actuelles, les développer ou les abandonner, etc. Ici encore, les règles sont difficiles à formuler et c’est souvent l’expérience des praticiens qui permet de déterminer les bonnes temporalités11.

46Dans certaines situations, l’aménagement du milieu incubateur doit combiner un « laisser faire » et une stimulation des usages. C’est le cas par exemple lorsqu’on prévoit que les explorateurs feront preuve d’une faible capacité d’initiative dans la découverte du dispositif et de ses usages, et ce pour diverses raisons – force des habitudes, « résistance au changement », adhérence des pratiques à des dispositifs structurants… Un cas classique est celui où une partie des usages que l’innovation doit permettre sont déjà pris en charge par des dispositifs auxquels les explorateurs sont habitués depuis longtemps. L’exploration peut alors se trouver appauvrie par le fait que les utilisateurs ne déplacent pas leurs habitudes d’utilisation, l’ensemble conduisant à un déficit d’apprentissage [Mallard et Vigilante, 2007]. Pour parer à ces inconvénients, il est possible d’exiger des explorateurs qu’ils suivent certains scénarios d’utilisation.

47L’aménagement du milieu incubateur prend bien entendu une forme très différente pour des instanciations du service qui se situent en amont du prototype. Dans le cas d’entretiens qualitatifs réalisés auprès d’utilisateurs potentiels pour évaluer leur propension à utiliser un service en cours de conception, l’aménagement se lit dans la conception du guide d’entretien et dans la compétence que déploie l’enquêteur pour mener à bien sa tâche. Il lui faut guider de façon souple la personne enquêtée dans une série d’introspections concernant ses pratiques actuelles (routines, bribes d’habitudes, façons de faire, etc.) et de projections relatives à un service qui n’est encore qu’imaginaire. C’est par ces aller-retour délicats entre l’existant et la projection qu’il est possible de faire naître des intentions, des attentes, des besoins, des « effets utiles » [Garel et Rosier, 2008 : 54] qui, pour n’être pas moins virtuels que les services auxquels ils renvoient, permettent néanmoins de faire émerger des fictions d’usages crédibles. Dans le cas de focus group orientés vers le test de concept ou de maquette, l’aménagement du milieu incubateur passe également par la capacité de l’animateur du groupe à susciter la projection dans des usages à partir de supports très ténus (quelques phrases et quelques visuels définissant le service). Il suppose également un contrôle très fort de la temporalité : l’efficacité de tels focus group repose en effet sur la capacité à assimiler rapidement un concept d’innovation pour pouvoir ensuite explorer la série des réactions qu’il suscite.

48On le voit, la maîtrise de l’aménagement du milieu incubateur doit beaucoup au savoir-faire des praticiens. Elle n’en nécessite pas moins une réflexion de fond concernant les effets structurels d’ouverture ou de fermeture de l’exploration associés aux diverses formes d’instanciation du service ou de composition du cercle des explorateurs. La réflexion d’Éric Trompette et Pascale Blanco [2009] est de ce point de vue très instructive. Chargés de mettre en œuvre des explorations très en amont des services, ils ont recours à des méthodologies s’appuyant sur des maquettes et des scénarios d’activités, par rapport auxquels les explorateurs doivent réagir. Ils constatent que derrière le caractère apparemment très désincarné des médiations utilisées (les maquettes sont effectivement très éloignées du service final), la démarche de scénarisation conduit à spécifier des identités d’utilisateurs et des contextes d’utilisation très situés. Alors même qu’on se trouve très loin de ce qui deviendra un service, adressé à un marché que l’on ne connaît pas, les explorateurs tendent inévitablement à réagir vis-à-vis des montages actanciels très particuliers qui leur sont proposés. Les animateurs doivent alors précisément guider cette rencontre entre explorateurs et services instanciés de façon à maintenir l’ouverture de l’exploration.

CONCLUSION

49Dans le cadre de ce chapitre, nous avons centré l’attention sur les logiques qui régissent l’exploration des usages dans les diverses dynamiques de l’innovation. L’exploration circonscrit toute une série de découvertes et d’apprentissages portant à la fois sur ce que le dispositif innovant peut faire, sur ce que l’on peut faire avec, et sur les connexions diverses et parfois inattendues avec l’environnement d’utilisation et de commercialisation qui émergent dans l’usage. La possibilité d’imaginer, d’éprouver et d’anticiper ces connexions au cœur de la conception suscite actuellement un intérêt grandissant. Comme nous nous sommes efforcés de le montrer, cette ambition doit composer avec les difficultés inhérentes à l’identification ex ante des incertitudes relatives à des capacités distribuées, des incertitudes qui ménagent de multiples espaces pour la poursuite de l’exploration par les utilisateurs après la commercialisation. Une telle problématique appelle une réflexion concernant les postures à adopter et les méthodes à mobiliser par les chercheurs en sciences sociales qui portent les démarches d’intégration de l’usage en conception. Mais elle conduit aussi, nous avons voulu le souligner, à s’interroger sur la manière dont l’exploration peut être menée à l’initiative ou avec la participation étroite d’autres partenaires que les acteurs de conception, que ces partenaires soient internes ou externes à l’entreprise. Nous avons tenté d’en esquisser les contours, mais il y a sans doute là un ensemble de pratiques et de possibilités qui restent largement à décrire et analyser.