1Dans son article « Retour critique sur la sociologie des usages » [2000], Josiane Jouët revenait sur le développement de la sociologie des usages dans la francophonie. Dans le cadre de cette démarche synthétique et critique, elle était amenée à identifier les problématiques centrales de ce champ. Elle soulignait notamment, combien la question du lien social, c'est-à-dire de la contribution des usages des technologies d'information et de communication (TIC) à « l'élaboration ou à la redéfinition des formes de l'échange social » [2000 : 505], a toujours été déterminante dans ce champ de recherche. La multiplicité et la variété des études empiriques abordant cette question – portant entre autres sur les sites discussion ou de rencontre, les jeux en ligne, les forums ou encore le courrier électronique – étant là pour en témoigner.

2Une décennie s'étant écoulée depuis la publication de cet article, il convient, comme nous y invite d’ailleurs Jouët au sein du présent ouvrage, de réexaminer cette problématique au regard des dernières évolutions technologiques, d'une part, et des récentes discussions théoriques en philosophie et en sciences humaines et sociales, d'autre part. La présente contribution souhaiterait s'intéresser à la socialisation dans les mondes numériques, et plus spécifiquement dans les jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs (Massively Multiplayer Online Roleplaying Games). Le choix de circonscrire notre réflexion aux « univers virtuels » (métavers) s'explique par le fait que ces dispositifs techniques accordent une place prépondérante aux interactions médiatisées. Quelle que soit leur forme, les mondes synthétiques [Castranova, 2005] donnent tous une importance décisive à la socialisation. Partant, il ne nous paraît pas injustifié de restreindre notre argumentation aux univers virtuels, ceux-ci constituant des objets hautement légitimes pour ceux qui souhaitent s'interroger sur les interrelations entre les formes de la socialisation et les technologies de communication.

3Aussi, ce chapitre se propose de reformuler cette problématique du lien social. Il s'agira notamment de questionner la pertinence de la théorie de la reconnaissance [Honneth, 2000 ; 2006c et 2007] dans le cadre de recherches en sciences sociales portant sur les processus de socialisation dans les mondes numériques. À cette fin, cinq moments jalonneront le mouvement de notre argumentation. Nous amorcerons très brièvement notre réflexion en cernant les attributs essentiels des univers virtuels, et plus particulièrement des jeux de rôle en ligne, dans l'idée de définir plus précisément ces dispositifs techniques. Puis, sans viser l'exhaustivité, nous reprendrons plusieurs thèses majeures, appartenant aux Game Studies [Rueff, 2008], questionnant les processus de socialisation dans ces mondes synthétiques. Cette démarche nous permettra de discuter de leur pertinence respective, mais aussi de révéler de profondes contradictions entre elles. Dans l'espoir de dépasser ces apories, nous proposerons une approche théorique alternative pour appréhender les interactions médiatisées dans les métavers. Cette dernière se fonde sur les récentes constructions conceptuelles autour de la question de la reconnaissance mutuelle. Nous offrirons alors aux lecteurs un aperçu de ces développements spéculatifs afin de s'assurer de son intelligibilité. Loin de nous l'idée de présenter cette problématique comme une forme d'aboutissement, permettant de dépasser toutes les difficultés rencontrées par les recherches antérieures. Il s'agira plutôt de proposer une autre perspective sur les échanges sociaux dans les mondes numériques pouvant s'avérer originale et féconde. Nous prolongerons ensuite notre argumentation, en analysant les enjeux théoriques liés à l'adoption de cette approche. Nous verrons notamment comment cette dernière peut nous aider à saisir les relations de reconnaissance et de mépris dans les interactions médiatisées, mais aussi à appréhender les matérialisations de la reconnaissance dans les univers virtuels. Pour finir, nous évaluerons empiriquement la pertinence de la théorie de la reconnaissance à partir d'une étude de cas. Bien que succincte, nous espérons que cette dernière permettra au lecteur d'entrevoir les potentialités des concepts de respect et d'estime, dans le cadre d'une recherche sur Warhammer Online.

QU'EST-CE QU'UN MONDE NUMÉRIQUE ?

4Pour déterminer ce que sont les métavers, la définition générique de Lisbeth Klastrup, paraît féconde :

« [un univers virtuel est] une représentation persistante, en ligne, offrant la possibilité d'une communication synchrone entre les usagers, et entre les usagers et le monde, dans le cadre d'un espace conçu comme un univers parcourable » [Klastrup, 2003 : 101].

5Cette proposition présente l'avantage de révéler plusieurs caractéristiques essentielles des mondes numériques. Ces attributs sont par là-même des propriétés communes à tous les « univers virtuels », que ceux-ci prennent la forme de jeux de rôle en ligne (Ultima Online, World of Warcraft, Everquest, Warhammer Online, etc.) ou de simulateurs de vie (Second Life, Entropia, etc.) [Bearcat, 2007].

6Parce qu'il s'agit de représentations en ligne, les mondes synthétiques exigent une connexion Internet pour être accessibles. Ils s'apparentent donc nécessairement, d'un point de vue technique, à des applications client-serveur. Ils ont par ailleurs la particularité d'être persistants. Ils fonctionnent en continu, indépendamment du nombre de personnes connectées. Les utilisateurs peuvent alors évoluer dans ces espaces numériques, sans s'inquiéter des défections temporaires ou définitives de certains d'entre eux. Ils offrent également aux usagers des possibilités avancées d'interaction médiatisée, en mettant à leur disposition un large éventail de médias de communication synchrones (emotes – animations effectuées par un personnage à l'aide d'une commande, fonctionnalités de communication vocale, messageries instantanées, etc.) et asynchrones (systèmes de courrier électronique, forums, etc.). Enfin, les univers virtuels donnent aussi aux usagers la liberté de parcourir, sinon d'explorer de vastes espaces numériques représentés graphiquement ou textuellement. La spatialité s'avère donc être une dimension incontournable de ces dispositifs techniques. Pour définir adéquatement les mondes numériques, nous pensons qu'il est nécessaire d'ajouter deux autres éléments à la proposition de Klastrup. D’une part, ces environnements numériques se démarquent par leur capacité à accueillir simultanément un grand nombre de sessions individuelles (leur « contenance » pouvant varier considérablement en fonction de l'infrastructure informatique qui les supporte1). D’autre part, les usagers évoluent dans ces espaces numériques sous la forme d'un avatar, c'est-à-dire d'une représentation numérique personnalisée selon leurs désirs et pourvue d'un pseudonyme. Les jeux de rôle en ligne (plus connu sous l'acronyme anglophone MMORPG, c'est-à-dire « Massively Multiplayer Online Role-Playing Games ») forment un type spécifique de monde numérique2. Ils reprennent toutes les propriétés énoncées précédemment, tout en étant également structurés par des mécanismes ludiques. Ceux-ci définissent, entre autres, les enjeux autour desquels se crée une émulation entre les usagers – sinon une concurrence –, mais aussi les règles à respecter pendant les sessions de jeu. Précisons que ces mécanismes ludiques ne résultent pas exclusivement de l'arbitraire des concepteurs, mais semblent plutôt être le résultat d'un processus de négociation permanent entre les utilisateurs et les développeurs.

RETOUR SUR LES GAME STUDIES

7Pour aborder la problématique du lien social dans les métavers, il ne paraît pas concevable de faire l'économie des Game Studies. Dans la mesure où les jeux de rôle en ligne ont suscité, et suscitent encore, de nombreuses recherches dans ce domaine, les travaux des chercheurs appartenant à ce champ doivent être considérés avec attention.

L'attractivité sociale des métavers

8Avant de rentrer dans le détail de ces études, il convient au préalable de définir adéquatement les concepts de socialisation et de sociabilité. La sociologie simmelienne s'avère, de ce point de vue, particulièrement éclairante. Georg Simmel identifie en effet la sociabilité à « la forme ludique de la socialisation » [Simmel, 1991 : 125] ou encore « à l'abstraction la plus parfaite de la socialisation ». Or, la socialisation n'est autre que « la forme qui se réalise suivant d’innombrables manières différentes, grâce auxquelles, les individus, (...) en vertu d’intérêts, se soudent en une unité au sein de laquelle ces intérêts se réalisent » [Ibid. : 122]. En d'autres termes, si la socialisation est un moyen, c'est-à-dire ce par quoi les individus poursuivent leurs propres intérêts, la sociabilité apparaît, au contraire, comme une fin en soi. Conformément à cette distinction, les mondes numériques sont fréquemment présentés comme des espaces de socialisation. De nombreux chercheurs défendent l'idée selon laquelle ces dispositifs techniques donneraient aux utilisateurs la possibilité de développer des relations de sociabilité entre eux. Les univers virtuels ne permettent-ils pas aux joueurs d'interagir ensemble, selon des modalités multiples et variables, dans le but de se concurrencer, de collaborer ou, plus simplement, de développer des affinités électives ? Les usagers ne peuvent-ils pas se regrouper pour former des associations en ligne, appelés des « guildes »3 ? Comme nous allons le constater, les potentialités sociales de ces technologies ludiques sont telles que de nombreux auteurs insistent sur ce point.

9Par exemple, la typologie des utilisateurs de MUD (Multi-User Dungeon4), élaborée par Richard Bartle [2005], identifie la socialisation comme une des motivations majeures des joueurs (avec la recherche de la performance, de la domination et de l'exploration). Bien qu'elles complexifient cette première taxinomie, les analyses de Nick Yee [2006], alimentées par les résultats d'une vaste enquête quantitative, vont exactement dans le même sens. Elles révèlent en effet l'importance de la socialisation pour un grand nombre de joueurs (les autres moteurs de la pratique ludique étant le sentiment d'immersion, le désir de perturber autrui, la recherche de leadership ou de performance). Enfin, l'ethnographie d'Everquest, réalisée par T. L. Taylor, décrit aussi les aspects sociaux de cet environnement numérique, en démontrant en même temps leur caractère essentiel pour l'équilibre de ce métavers [Taylor, 2006 : 21-65]. On peut donc affirmer, sans prendre trop de risque, que les univers synthétiques s'apparentent à des lieux de socialisation, d'ailleurs appréhendés et désirés en tant que tels par les utilisateurs. En ce sens, il s'agit bien également de lieux de sociabilité dans la perspective de Simmel. C'est peut-être ce qui incite des auteurs comme Nicolas Nova et Jean-Baptiste Labrune à conclure ainsi : « la prépondérance du paramètre social dans les jeux multi-utilisateurs fait que l'importance d'être ensemble prend le pas sur le jeu lui-même (...) » [Nova et Labrune, 2007 : 320].

10Les recherches questionnant les sentiments moraux5 à l'œuvre dans les interactions médiatisées renforcent encore cette première impression. Les travaux de Mikael Jakobsson et T. L. Taylor [2003] dévoilent par exemple l'importance de la réputation, de la confiance et de la responsabilité dans le fonctionnement des collectifs en ligne. Or, ces qualités demeurent généralement enchevêtrées à des sentiments moraux dans les relations interpersonnelles. Elles reflètent en effet la valeur morale que nous accordons intuitivement au comportement d'autrui. Nul doute qu'une personne ayant une « mauvaise réputation », ou manquant de fiabilité, suscitera des sentiments négatifs à son égard. De même, le sens des responsabilités suppose d'être minimalement réceptif au sentiment du « devoir accompli ». Pour Jakobsson et Taylor, les univers virtuels ne font de ce point de vue pas exception. La réputation des joueurs serait non seulement indexée à leurs compétences ludiques, mais aussi à leurs valeurs morales :

« [En] évaluant la capacité des personnes à jouer leur classe [d'avatar], leur comportement et même plus largement leurs valeurs (sont-ils honorables ? Mettent-ils les besoins du groupe au-dessus des leurs ?), leur réputation est formée et examinée » [Jakobsson et Taylor, 2003 : 85].

11La réputation dans les jeux de rôle en ligne mêlerait, en ce sens, des considérations instrumentales, portant sur la propension des usagers à collaborer efficacement, et des exigences normatives, en rapport à la droiture de leurs agissements en groupe. De même, la confiance ne relèverait pas exclusivement de la maîtrise des mécanismes ludiques : elle ferait également intervenir une logique de l'honneur, se manifestant par le souci des autres dans les situations périlleuses et par le désir d'équité dans l'accès aux ressources collectives de la guilde. Enfin, le sens des responsabilités se traduirait par la volonté de respecter les principes de fonctionnement de la guilde, au-delà de ses intérêts égoïstes. Or, ces chercheurs ne se contentent pas de souligner l'existence de sentiments moraux dans les mondes numériques. Leur analyse des guildes dans Everquest [Jakobsson et Taylor, 2003] témoigne également des conséquences importantes de ces sentiments moraux dans l'expérience ludique des usagers. Elle révèle ainsi, d’une part, le poids de la réputation dans les processus de recrutement des groupes en ligne ; d’autre part, son importance pour l'estime de soi d'un membre dans une association virtuelle, mais aussi pour celle d'un abonné par rapport à l'ensemble des personnes connectées sur le même serveur. La confiance paraît également indispensable pour que les joueurs puissent coordonner leurs actions en ligne. Enfin, les guildes exigent souvent de leurs adhérents un sens assez strict des responsabilités, ce qui signifie placer l'intérêt de la guilde au-dessus des intérêts personnels. Sans cela, les membres sont menacés d'exclusion. Ces quelques observations démontrent alors l'existence de multiples sentiments moraux dans les échanges médiatisés entre les utilisateurs, mais aussi leurs effets sur leurs pratiques ludiques. Loin d'être des interactions atrophiées, les rencontres virtuelles entre avatars réuniraient les conditions de possibilité d'une socialisation étonnamment complexe.

12Nous voudrions insister, au passage, sur la prédominance de la réputation dans l'organisation des collectifs en ligne, et plus largement, pour l'équilibre d'un MMORPG. Jakobsson et Taylor insistent effectivement sur ce point quand ils examinent la constitution des guildes dans Everquest :

« Comme nous l'avons vu dans notre examen des vies quotidiennes des joueurs d'Everquest, la réputation joue un rôle significatif dans le succès de joueur. Dans les guildes « über » cette leçon est doublement importante et il pourrait en effet être dit que la réputation est tout » [Jakobsson et Taylor, 2003 : 85].

13Les analyses de Nicolas Ducheneault, Eric Nickell, Robert J. Moore et Nick Yee concèdent également le caractère crucial de cet élément pour la viabilité d'un MMORPG. Les auteurs déclarent notamment :

« il est important de préciser que les MMOG sont essentiellement des jeux de réputation. Un personnage portant une armure et un équipement prestigieux est un élément essentiel dans la construction identitaire. Ces objets annoncent aux autres abonnés le statut de joueur et sa puissance, lui donnant en retour un sentiment d'accomplissement personnel. Sans une audience à laquelle ces objets peuvent être montrés passivement, par le simple fait de se mouvoir dans l'univers virtuel, ces jeux ont peu de sens. La possibilité de se construire une identité d'élite constitue un élément central de la sociabilité des MMOG » [Ducheneault et al., 2007 : 59].

14Ces citations soulignent la place décisive de la réputation dans les univers synthétiques. L'appréciation d'autrui serait, par là-même, un des principaux moteurs de la pratique ludique6. Notons toutefois l'indétermination du concept de « réputation » dans les analyses évoquées. La signification de cette expression donne en effet l'impression d'être fluctuante, dans la mesure où elle désigne une multiplicité de jugements sociaux, de nature apparemment distincte. Elle renvoie, dans certains cas, à la fiabilité du joueur, c'est-à-dire à sa capacité à se comporter adéquatement dans le cadre d'une association rationnelle, finalisée par un objectif particulier. Il s'agirait, en ce sens, de la réputation étudiée par les économistes [Brennan et Pettit, 2005 : 3]. Dans d'autres cas, la réputation semble être le résultat d'actions exceptionnelles ou de prestations singulières, revendiquées par un joueur ou une guilde (le prestige). Cette acception laisse entendre qu'il existerait une forte corrélation entre la réputation et l'admiration portée par autrui pour quelqu'un. Force est alors de constater la plurivocité, voire l'équivocité, de l'usage du terme de « réputation » dans ces recherches. Nonobstant cette ambiguïté, les travaux cités mettent tous l'accent sur l'importance du lien social dans ces environnements virtuels. De cette courte argumentation, on pourrait par conséquent déduire que, d'une part, les jeux de rôle en ligne s'apparentent à des espaces de socialisation et de sociabilité, et d'autre part, qu'ils semblent suffisamment sophistiqués pour autoriser l'expression de sentiments moraux dans les interactions médiatisées.

Une socialisation limitée ?

15Ces observations préliminaires se confrontent cependant à quelques difficultés. Les chercheurs des Game Studies admettent volontiers les propriétés socialisantes des jeux de rôle en ligne, mais ils reconnaissent aussi les fortes limitations de cette socialisation médiatisée. La première limitation proviendrait d'ailleurs de la conception des mondes numériques elle-même, celle-ci n'étant actuellement pas compatible avec des formes de socialisation avancée. Les analyses de Ducheneault et Moore sont assez convaincantes à ce sujet, car elles portent sur un logiciel explicitement développé pour promouvoir les interactions sociales. Ils étudient, dans The social side of gaming [Ducheneault et Moore, 2004], les différentes formes de rencontre dans l'univers synthétique de Star Wars Galaxies. Ils s'intéressent plus spécifiquement aux règles interactionnelles dans les espaces publics virtuels de ce dispositif ludique (les bars et les aéroports). Or, les conclusions de ces auteurs montrent une prédominance des relations instrumentales entre les joueurs. Leurs données dévoilent, certes, des processus de socialisation entre les utilisateurs, mais les associations de ces derniers seraient très souvent l'expression d'une rationalité en finalité, fondée sur le calcul et la poursuite de l'efficacité. Malgré l'intention des concepteurs de valoriser la sociabilité – au sens de Simmel, la socialisation entre les usagers demeurerait finalement très restreinte, confinée aux logiques de l'intérêt particulier : ceux-ci se regrouperaient non pas pour le plaisir de partager une expérience ludique ensemble, mais parce qu'ils s'avéreraient être dans l'incapacité de parvenir à leurs finalités particulières sans les autres (la collaboration est par exemple requise lorsque les joueurs souhaitent obtenir des artefacts rares ou vaincre des adversaires particulièrement puissants). Les MMOG seraient donc travaillés par une contradiction entre, d'un côté, le désir de leurs concepteurs d'encourager la sociabilité, et de l'autre, l'instrumentalité corrélative à certains mécanismes ludiques.

16La seconde limitation paraît quant à elle inhérente aux usages eux-mêmes. La prégnance de la rationalité instrumentale dans les interactions médiatisées serait, non seulement favorisée par les caractéristiques techniques des univers virtuels, mais également par la pratique ludique d'une certaine catégorie d'utilisateurs. Taylor défend en l'occurrence cette thèse, lorsque son ethnographie l'amène à côtoyer des guildes de joueurs experts. Elle constate alors que ces derniers se préoccupent en priorité de l'efficience de leurs actions. Le désir de maximiser leur temps de jeu serait, en ce sens, déterminant dans leur appréhension des mondes numériques et dans leurs rapports aux autres usagers [Taylor, 2006 : 73-75]. Cela dit, cette conclusion, limitée a priori aux joueurs experts, pourrait aussi concerner les utilisateurs novices et intermédiaires. Dans son article « L'engagement des joueurs en ligne », Nicolas Auray avance en effet l'idée suivante :

« globalement, la sociabilité des joueurs débutants et moyens se limite à des contacts fonctionnels, imposés par la nécessité intrinsèque au jeu de groupage si l'on veut progresser en niveau. Ainsi, un joueur mime de manière caricaturale cette instrumentalisation du lien dans un entretien : ‘‘toi tu veux faire partie d'une équipe, OK, suis-moi. On se côtoie sans se parler, on fait la mission ensemble, eux ont ce qu'ils veulent et puis voilà’’ » [Auray, 2003 : 7].

17À en croire ces analyses, les interactions médiatisées des joueurs (quel que soit le niveau de leur expertise ludique) seraient donc dictées presque exclusivement par des considérations instrumentales. Elles nous inciteraient à rejoindre une approche relativement circulante des échanges interpersonnels, visant à considérer l’interaction médiatisée comme une forme atrophiée de l’échange en face-à-face – le dialogue en coprésence constituant, dans ce cas, la configuration idéale de l’interaction.

18La troisième limitation résulterait du décalage entre la position du joueur dans la société, d'une part, et la place de l'avatar dans l'univers virtuel, d'autre part [Auray, 2003 : 10]. Dans la mesure où l'adéquation entre celle-ci et celle-là demeure plus qu'improbable, les formes d'échange social entre les usagers connaîtraient nécessairement des restrictions majeures. Il ne s'agirait alors pas tant de démentir l'existence d'interactions médiatisées dans les métavers, que de souligner les contraintes sociales auxquelles se confrontent les utilisateurs souhaitant prolonger leurs rencontres au-delà des mondes numériques. C'est pourquoi Auray affirme, à ce propos, que « la relation [entre eux] est relativement fermée sur l'intérieur du jeu, et limitée à ce que nous avons appelé le groupage entre avatars » [Ibid. : 10].

19La dernière limitation remettrait radicalement en cause la possible identification des métavers à des espaces de socialisation. Elle apparaît à l'occasion de l'étude sur World of Warcraft, réalisée par Ducheneault, Nickell, Moore et Yee [2007]. Si, dès l’incipit, cette recherche réintroduit l’idée consensuelle selon laquelle le facteur social constitue un point d’entrée central pour l’analyse de l’implication des joueurs, elle propose un développement important de ce phénomène selon trois axes. Pour Ducheneault et ses collaborateurs, la notion de facteur social renvoie d'abord à l'existence d'une audience passive dans les jeux de rôle en ligne, les usagers n'interagissant pas « avec » les autres, mais « en face » d'eux. Dans cette perspective, les utilisateurs ne chercheraient pas à « vivre ensemble » une expérience ludique, mais à accroître leur visibilité pour être admirés. Autrui n'aurait alors d'intérêt qu'en tant que moyen d'assouvir les aspirations narcissiques de leur ego. Le facteur social pointe, deuxièmement, le sentiment d'une présence sociale diffuse dans les mondes numériques. À l'instar de la lecture d'un journal dans un café, les univers virtuels s'apparenteraient à des espaces publics, dans lesquels les joueurs pourraient accomplir leurs activités individuelles tout en ayant l'impression d'être entourés par d'autres personnes. Enfin, le facteur social désigne la profusion de spectacles dans les univers virtuels. L'humour étant omniprésent dans ceux-ci, il ne serait en effet pas rare de voir des avatars se mettre au-devant de la scène pour susciter l'amusement des autres. L'existence d'une audience passive, d'une présence sociale diffuse et de spectacles ne permet pas, à l'évidence, de démontrer la richesse des processus de socialisation dans les métavers. Ces différents phénomènes, subsumés sous l'expression de facteur social prouvent en effet la rareté des interactions médiatisées directes entre les usagers. Contrairement à la plupart des travaux dans ce domaine, cette analyse montre que les joueurs ne s'appréhendent en réalité que de manière très indirecte dans les mondes numériques. En d'autres termes, la « solitude collective » prévaudrait dans les jeux de rôle en ligne [Ducheneault et al., 2007 : 63].

PENSER AUTREMENT LES PROCESSUS DE SOCIALISATION

20Bien qu'extrêmement succincte, la revue de littérature que nous venons de présenter laisse entrevoir des contradictions importantes entre certaines recherches. Plusieurs études appréhendent, d'un côté, les mondes numériques comme de véritables espaces de socialisation, suffisamment riches pour autoriser l'épanouissement d'une sociabilité et l'expression de sentiments moraux. Elles insistent, en ce sens, sur les vertus sociales de ces dispositifs techniques. D'un autre côté, les processus de socialisation dans les métavers semblent connaître de sérieuses limitations : leurs mécanismes ludiques encourageraient les associations calculées et la poursuite de l'efficacité ; la rationalité instrumentale serait prédominante dans la pratique des joueurs (qu'ils soient débutants, intermédiaires ou experts). L'inadéquation entre la place de l'avatar et la position sociale de l'usager rendrait impossible la continuité des relations amicales en dehors de l'univers virtuel et « le facteur social » dans ces mondes synthétiques s'apparenterait en réalité à une forme de solitude collective.

De l'intersubjectivité et de la vulnérabilité

21Les représentations scientifiques des mondes numériques sont pour partie antinomiques. Prenant acte de ces contradictions, nous estimons nécessaire de reformuler la problématique du lien social à partir d'un cadre d'analyse, fondé sur de nouveaux apports théoriques. Deux propositions nous paraissent plus particulièrement fructueuses pour saisir les processus de socialisation dans les jeux de rôle en ligne. La première proposition s'appuie sur le fait que « la subjectivité est intersubjectivement constituée » [Renault, 2004 : 40]. Contre l'idée d'une subjectivité immédiatement accessible aux sujets, la thèse de l'intersubjectivité envisage la construction de notre subjectivité comme un processus de socialisation, au cours duquel nous intégrons progressivement les attentes normatives relatives aux différents rôles sociaux que nous assumons. C'est donc ultimement dans les rapports intersubjectifs que nous intégrons les normes sociales des situations auxquelles nous nous confrontons et, par là-même, que notre subjectivité se constitue. Autrement dit, nous ne pouvons prendre conscience de nous-mêmes que par la médiation de nos relations sociales7. La seconde proposition, concernant la vulnérabilité, est corrélative de la première : « le rapport positif à soi est intersubjectivement constitué et, de ce fait, intersubjectivement vulnérable » [Ibid. : 41]. Dans la mesure où la conscience de soi dépend de rapports intersubjectifs, les sujets sont nécessairement vulnérables aux autres. « L'impropriété de soi » [Ferrarese, 2009 : 138] implique de vivre à la merci des autres, les comportements de ces derniers pouvant déterminer positivement ou négativement la constitution de la subjectivité. En d'autres termes, « la conscience de soi dépend de l'expérience de la reconnaissance sociale » [Honneth, 1996 : 1272-1278]. Autant la reconnaissance est indispensable à la constitution d'un rapport positif à soi, autant le mépris – le déni de reconnaissance – engendre un rapport négatif à soi. Ces propositions s'expriment aujourd'hui pleinement dans les discussions théoriques sur la reconnaissance. Ces dernières s'efforcent en effet de déduire rigoureusement toutes les implications de l'idée selon laquelle la subjectivité serait intersubjectivement constituée, tant dans ses dimensions positives que négatives. Par conséquent, puisque notre intention d'adopter les deux propositions précédentes (dans le cadre de notre problématique sur le lien social), il ne paraît pas concevable de négliger les débats spéculatifs autour de la reconnaissance.

La théorie honnéthienne de la reconnaissance

22Le concept de « reconnaissance » étant plurivoque, il convient à présent de s'arrêter brièvement sur ses différentes significations. Christian Lazzeri et Alain Caillé opèrent très clairement une distinction entre la reconnaissance comme identification et la reconnaissance mutuelle. Si la première désigne l'acte cognitif d'identifier, c'est-à-dire l'acte de subsumer une entité sous un concept, la seconde s'avère être l'acte par lequel autrui confirme la valeur des actions et des capacités d'un individu – ou d'un groupe [Lazzeri et Caillé, 2004 : 89-90]. Dans notre argumentation, c'est à l'évidence la dernière acception qui fera l’objet de notre attention.

23Si tant est que nous puissions le faire, il serait particulièrement fastidieux et indigeste de récapituler, dans ce chapitre, l'ensemble des discussions autour de la reconnaissance mutuelle. Celles-ci fédèrent en effet une grande diversité de recherches, autant en philosophie, en sociologie, en anthropologie, qu'en psychodynamique du travail8. Cette démarche ne serait d'ailleurs pas très pertinente, dans la mesure où notre problématique du lien social s'appuiera principalement sur la philosophie sociale d'Axel Honneth9. Or, bien que la théorie de la reconnaissance se fonde explicitement sur les deux propositions précédentes concernant l'intersubjectivité et la vulnérabilité, celle-ci se caractérise d'abord par une ambition spécifique visant la saisie des logiques des conflits sociaux. Dans ce but, elle discerne trois formes de reconnaissance (et par là-même de déni de reconnaissance), chacune suscitant des attentes normatives spécifiques, au nom desquelles les acteurs peuvent s'engager dans des rapports agonistiques.

24La première forme de reconnaissance se déploierait dans les liens primaires, c'est-à-dire les rapports amoureux, familiaux et amicaux. S'acquérant généralement pendant l'enfance, elle s'apparenterait à l'amour. C'est par elle que se consoliderait la confiance en soi. Sa négation serait alors l'ensemble des sévices et des violences portant préjudice à l'intégrité affective (l'humiliation systématique d'un enfant au cours de son éducation, etc.) ou physique d'un individu (par exemple, les expériences de torture, de viol, etc.). La deuxième forme de reconnaissance, le droit, se gagnerait dans les relations juridiques. Elle contribuerait à développer le respect de soi. Sa négation s'identifierait naturellement à la privation de nos droits légitimes ou encore à l'exclusion (par exemple, les lois raciales de Nuremberg sous le troisième Reich). Enfin, la troisième forme de reconnaissance, la solidarité, résulterait de la valorisation des qualités et des compétences d'un sujet par une communauté sociale10 déterminée. Pour un individu, cela se traduirait par la certitude de posséder des savoirs et des savoir-faire pertinents dans le contexte de ses activités professionnelles et ses occupations extra-professionnelles. Or, l'estime de soi découlerait précisément de cette conviction personnelle. La négation s'avérerait être l'humiliation sociale (par exemple, la précarité économique, le déclassement dans une entreprise, etc.). Cette tripartition s'avère particulièrement fructueuse pour appréhender les ressorts moraux et symboliques des conflits sociaux. Elle nous offre en effet la possibilité d'envisager, de manière non instrumentale11, les luttes en cours dans nos sociétés contemporaines12. Toutefois, il peut paraître contre-intuitif de recourir à ce cadre conceptuel pour analyser le lien social dans les mondes numériques. En quoi une théorie sur les affrontements sociaux peut-elle être féconde pour examiner les interactions médiatisées des joueurs ?

DE LA PERTINENCE DE LA THÉORIE DE LA RECONNAISSANCE

25Nous aimerions démontrer l'adéquation, sinon la pertinence, du recours à la théorie de la reconnaissance dans une recherche sur les mondes numériques. À cet effet, nous souhaitons à présent examiner quelques pistes d'analyse fondées sur cette approche spéculative.

Examiner les attentes normatives des joueurs

26Dans la mesure où la théorie de la reconnaissance s'appuie sur l'idée selon laquelle la subjectivité est intersubjectivement constituée et vulnérable, elle accorde évidemment une importance capitale aux attentes normatives dans les processus de socialisation13. Elle nous invite alors à considérer, dans une situation sociale déterminée, les exigences des acteurs par rapport à autrui, mais aussi leurs propres obligations par rapport aux autres. Notre travail, visant à reformuler la problématique du lien social dans les univers virtuels, suppose par conséquent de mettre l'accent sur les attentes normatives des joueurs dans leurs interactions médiatisées. Plus encore, elle nous enjoint d'analyser dans le détail leurs demandes de reconnaissance. Or, celles-ci s'expriment selon différentes modalités.

27Elles peuvent d'abord être explicitées formellement. Dans ce cas, elles trouvent leur expression concrète dans différentes productions textuelles, incluant notamment les chartes des collectifs en ligne (définissant, entre autres, les comportements individuels prescrits et proscris dans les guildes), les FAQ (Frequently Asked Questions), les règles d'utilisation des forums, mais aussi les chartes du jeu (ces dernières étant rédigées par les développeurs du dispositif ludique). Elles se manifestent également dans les échanges entre les usagers, que ceux-ci soient langagiers ou non langagiers14. Dans la mesure où les interactions médiatisées passent essentiellement par des logiciels de voix sur IP, des messageries instantanées, des forums et, dans une moindre mesure, des systèmes de courriel, les communications dans les mondes numériques sont éminemment langagières. Les emotes constituent de ce point de vue la seule exception notable, ce médium permettant aux joueurs d'ordonner à leur avatar de simuler graphiquement plusieurs attitudes15. Les attentes normatives des joueurs trouvent enfin leurs expressions concrètes dans des productions textuelles, d'une part, et dans les communications langagières, d'autre part16. Le renouvellement de la problématique du lien social nécessite alors de s'intéresser à l'expression des demandes de reconnaissance. Sans surprise, elle requiert corrélativement d'étudier les procédés par lesquels ces dernières obtiennent une confirmation, que ceux-ci soient formalisés ou non. Ainsi, il nous faut considérer les deux moments du rapport de reconnaissance – l'affirmation des attentes normatives et la réponse à ces demandes – pour apprécier les dimensions symboliques et morales à l'œuvre dans les interactions médiatisées des usagers.

Confiance, respect et estime dans les interactions médiatisées

28Ce point étant acquis, nous pouvons maintenant revenir plus spécifiquement aux distinctions conceptuelles de la théorie honnéthienne. Les rapports de reconnaissance s'inscrivent, comme nous l'avons vu, dans trois sphères distinctes. Or, cette division nous invite très précisément à différencier les attentes normatives des joueurs. En ce sens, elle nous pousse à analyser, dans les interactions médiatisées entre les usagers, les processus par lesquels les demandes de reconnaissance – relevant respectivement de l'amour, du droit et de la solidarité – se manifestent. Bien que la confiance en soi, acquise dans les relations amicales entre les joueurs, puisse faire l'objet d'une étude à part entière, l'examen du respect de soi et de l'estime de soi dans les mondes numériques, offre, de prime abord, des perspectives de recherche plus prometteuses. Nous pourrions par exemple explorer les modalités par lesquelles les joueurs revendiquent des droits, cette question se posant d'ailleurs autant au niveau des collectifs en ligne (comment la répartition des droits est-elle effectuée entre les membres d'une guilde ?) que par rapport aux règles de comportement valant – sans distinction ni privilège – pour tous les usagers d'un univers virtuel (comment les droits de ces derniers sont-ils définis et garantis ?). Il pourrait être tout aussi intéressant de considérer les processus par lesquels les membres d'une même guilde parviennent à obtenir l'estime de leurs pairs (comment les compétences sont-elles valorisées dans les collectifs en ligne ?).

29Loin d'être exhaustifs, ces quelques exemples laissent donc présager de la richesse d'une exploration des formes de reconnaissance dans les jeux de rôle en ligne. Ajoutons que cette approche, fondée sur la théorie de la reconnaissance, réclamerait corrélativement d'examiner les procédés par lesquels ces différentes attentes normatives se voient confirmées ou, au contraire, déniées dans les mondes numériques. Ce point nous donne par ailleurs l'occasion de préciser l'importance des phénomènes de mépris – la violence, la privation de droits et l'humiliation – dans le cadre de notre problématique sur le lien social. Considérer les rapports de reconnaissance dans les univers virtuels (pour chacune des sphères identifiées ci-dessus), cela supposerait effectivement de s'intéresser autant à l'approbation des attentes normatives des acteurs qu'à leur négation.

30Toutefois, la distinction élaborée par Honneth ne constitue en réalité qu'un point départ. Pour explorer en détail les processus de socialisation dans les jeux de rôle en ligne, il est probable qu'il faille complexifier notre modèle théorique en ajoutant d'autres formes de reconnaissance mutuelle, plus spécifiques aux univers virtuels. Bien qu'il soit souhaitable d'éviter ce qu'Olivier Voirol appelle « le relativisme de la situation » [Voirol, 2009 : 125], il ne nous paraît pas légitime de restreindre, a priori, le spectre de notre analyse aux seules sphères de l'amour, du droit et de la solidarité. Nous devons ainsi considérer la possibilité d'identifier des attentes normatives supplémentaires, propres aux mondes numériques, en plus de la trichotomie élaborée par Honneth.

Les formes de matérialisation de la reconnaissance dans les dispositifs ludiques

31Bien que la théorie de la reconnaissance se soit d'abord développée pour saisir les dimensions symboliques et morales des interactions sociales, elle n'en demeure pas moins intéressante pour appréhender les formes objectivées des rapports de reconnaissance. Pour être en mesure d'apprécier pleinement la pertinence de cet axe d'analyse, arrêtons-nous un instant sur la définition de la matérialité de la reconnaissance :

« Cela signifie que la reconnaissance n'est en aucun cas seulement un acte de langage et n'est pas non plus cependant une simple forme corporelle d'attention ou d'affirmation équipée, de surcroît, du langage. Elle a en quelque sorte une facette physique : les médiums de la reconnaissance ont leur propre lieu physique dans l'espace. Ce qui signifie que nous pouvons également, en principe, analyser nos relations sociales sous l'angle de la manière dont les relations de reconnaissance et les formes de mépris sont devenues physiquement des matérialités » [Honneth, 2006a : 166].

32Cette citation révèle un aspect plutôt contre-intuitif, mais néanmoins déterminant pour notre propos, à savoir la possible inscription des rapports de reconnaissance dans l'espace physique. D'après la théorie honnéthienne, nous aurions tort de restreindre ces derniers aux seules sphères de la communication langagière et non langagière. Les différentes formes de reconnaissance et de mépris pourraient en effet se cristalliser dans de multiples dispositifs17. Aussi, la perspective d'interroger leur matérialisation dans les jeux de rôle en ligne nous semble-t-elle prometteuse. Il s'agirait d'étudier les attentes normatives sous-jacentes aux choix techniques ayant présidé la conception des mondes numériques. L'idée consisterait alors à identifier les pratiques ludiques explicitement ou implicitement promues par ces choix techniques18. De la sorte, nous serions capables d'examiner comment ces technologies parviennent à valoriser – ou à dévaloriser – certains usages. Nous comprendrions comment les caractéristiques techniques des univers virtuels nous incitent à reconnaître des usages déterminés, tout en nous poussant à en mépriser d'autres. Cela passerait par exemple par une analyse des mécanismes ludiques à l'œuvre dans les mondes synthétiques, élaborés par les concepteurs, grâce auxquels les joueurs ont la possibilité de se démarquer publiquement de leurs congénères. Cela nécessiterait aussi de s'attarder sur les gratifications symboliques (sous forme d'artefacts, de tableaux de classement, etc.) distribuées par les jeux de rôle en ligne.

ANALYSER LA RECONNAISSANCE DANS WARHAMMER ONLINE

33Pour démontrer la pertinence de la théorie de la reconnaissance, et subséquemment, des axes d'analyse énoncés supra, nous souhaitons maintenant amorcer une étude de cas. Bien que les limites de ce chapitre ne nous autorisent pas à examiner, de manière détaillée, toutes les formes médiatisées de reconnaissance et de mépris, cette démarche mettra en évidence l'opérationnalité et la fécondité des concepts honnethiens dans le contexte d'une recherche sur les univers virtuels19. Après une présentation rapide de notre objet, mais aussi de notre méthode, nous focaliserons notamment notre attention sur les concepts de respect et d'estime, dans l'idée d'évaluer comment les processus de socialisation dans les univers virtuels gagnent en intelligibilité grâce à ces notions.

Présentation de Warhammer Online

34Pour apprécier les potentialités d'une recherche scientifique sur les dimensions symboliques et morales des processus de socialisation dans les mondes numériques, nous privilégierons l'exemple de Warhammer Online. Développé successivement par Climax Online et Mythic Entertainment, ce jeu de rôle en ligne a été mis en vente le 18 septembre 2008, après huit longues années de gestation. Ce dispositif ludique partage toutes les propriétés caractéristiques des métavers : nécessité de disposer d'un accès Internet, persistance de l'environnement, richesse des médias de communication proposés aux joueurs, représentation spatiale, connexion simultanée d'un nombre important d'utilisateurs et manipulation d'avatars. Cet univers virtuel se distingue toutefois de ses homologues par son environnement médiéval fantastique, celui-ci faisant l'objet d'une constante amélioration (depuis 25 ans) par Games Workshop, une société anglaise spécialisée dans la création de jeux de plateaux. Il se démarque également par son approche résolument conflictuelle des interactions médiatisées entre les usagers. Ses mécanismes ludiques imposent, en effet, une répartition des joueurs entre deux forces antagonistes – l'ordre et la destruction. Dans ce contexte, la neutralité n'est pas de mise : tous sont dans la nécessité de s'engager dans une guerre brutale, menant à la conquête des territoires de l'adversaire. Warhammer Online appartient, de ce fait, à une catégorie particulière de jeux de rôle en ligne, dans la mesure où il accorde une place décisive au principe du « Realm vs Realm20^« (RvR).

Précisions méthodologiques

35Pour introduire notre analyse des formes empiriques de reconnaissance et de mépris dans Warhammer Online, permettons-nous quelques précisions méthodologiques. Nous avons adopté les principes généraux de l'ethnographie virtuelle tels qu’ils se trouvent définis par Christine Hine, une des pionnières de ce domaine :

« La pertinence de l'ethnographie virtuelle se fonde sur la nécessité pratique d'explorer les interactions médiatisées, bien qu'il ne s'agisse pas tout à fait, d'un point de vue strictement méthodologique, de la finalité première d'une ethnographie C'est une ethnographie qui se propose de s'adapter aux conditions dans lesquelles elle se trouve » [Hine, 2000 : 65].

36Cette démarche ne se substitue pas à « l'ethnographie traditionnelle ». À l'évidence, cette méthode n'apporte aucune aide aux chercheurs souhaitant comprendre des phénomènes sociaux (ou culturels) dans un lieu délimité géographiquement. En revanche, elle répond à la nécessité d'examiner les mutations des usages dans le contexte de l'évolution récente des technologies numériques. Elle résulte plus spécifiquement du désir de suivre l'émergence de connexions entre des utilisateurs déterminés. Or, suivre des connexions, c'est, d'une part, examiner les différentes modalités par lesquelles des interactions médiatisées se déploient, et, d’autre part, prêter attention aux interrelations entre le offline et le online. En somme, l'ethnographie virtuelle s'oppose à l'idée selon laquelle un collectif en ligne serait réductible à une technologie spécifique. Elle refuse ainsi d'envisager les dispositifs sociotechniques comme des totalités closes (par exemple une association de joueurs comme étant intrinsèquement liée à un jeu de rôle en ligne). Elle nous amène, au contraire, à explorer les processus de socialisation en prenant en compte les multiples médiations technologiques par lesquelles ils s'effectuent.

37Dans cette perspective, nous avons mené une enquête de terrain en accompagnant une guilde – que nous nommerons ici <ABC> par souci d’anonymat – dans l'univers de Warhammer Online. Ce collectif en ligne avait la particularité de rassembler un nombre important de joueurs expérimentés (plus d'une centaine de membres) et d'exister depuis maintenant quelques années. Nous avons alors participé, quotidiennement, à l'ensemble des activités de cette organisation, en n'excluant aucun média de communication. Nos échanges avec les autres adhérents s'effectuaient ainsi par la messagerie instantanée de Warhammer Online, par le forum de discussion de la guilde, mais aussi par son serveur de discussion vocale (exploitant le logiciel Teamspeak). Pour recueillir et analyser nos données, une première phase d'observation participante s'est déroulée à la fin de l'année 2008 (de septembre à décembre), à laquelle a succédé la réalisation d'une trentaine d'entretiens semi-directifs.

Le droit à la parole dans les processus de recrutement

38Pour commencer, les données de notre enquête de terrain confirment l'existence de revendications positives, portant sur les droits des joueurs. Pour discuter ce point, il paraît intéressant d’examiner ces demandes de reconnaissance dans les rapports entre les joueurs et les concepteurs21, d'une part, et entre les adhérents d'une même guilde, d'autre part. Dans le cadre de cette contribution, nous nous centrerons sur le deuxième axe, et notamment sur la question du droit à la parole des usagers dans le processus de recrutement de leur propre organisation. Amorçons notre réflexion en citant la charte de la guilde sur ce sujet : « Il se fait par les officiers ou le GM. Chaque membre se verra subir une période de test de 1 semaine. Attention, un joueur n’étant plus en période de test peut ne pas rester impuni et peut toujours être radié de la guilde ». Cette clause donne, à l'évidence, l'exclusivité des droits en matière de recrutement à la hiérarchie de <ABC> (six officiers et un maître de guilde). Cette répartition, faisant habituellement l'objet d'un consensus, génère dans certaines conditions des tensions assez fortes entre les membres. Deux exemples ont, en l'occurrence, retenu notre attention à l'occasion de notre ethnographie virtuelle. Le premier concernait une candidature excellente, correspondant à tous les critères de l'organisation, mais ne respectant pas l'âge minimum (il fallait avoir plus de 18 ans pour être admis). Le second impliquait au contraire une candidature médiocre, mais faisant valoir des relations amicales avec l'un des officiers. Or, pour chacune des évaluations de candidature, le collectif en ligne s'est déchiré, devenant alors le théâtre d'une confrontation verbale entre défenseurs et détracteurs de ces postulats. Les joueurs se sont donc emparés d'un droit de parole allant bien au-delà de leur prérogative, dépassant amplement ce que la charte ou les usages leur autorisent à l'accoutumée22.

39Une seconde opposition s'est ensuite substituée, dans les deux cas, à la première. Il ne s'agissait plus tant de se prononcer sur l'adéquation des candidatures que de discuter la légitimité de la voix des adhérents dans les processus de recrutement. Pour illustrer cette controverse, arrêtons-nous sur la réponse donnée par un utilisateur à l'un des officiers : « C'est un régime totalitaire ici ? On a pas le droit de donner son avis ? Moi je m'en fous de la réunion sur team speak. Je donne mon avis aucun rapport avec TS ». Si ce joueur témoignait son indignation, c'est principalement parce que la hiérarchie avait d’ores et déjà pris sa décision, en aparté (sur un canal de discussion vocale réservé aux officiers et au maître de guilde), sur des candidatures jugées litigieuses. Autrement dit, cet usager exigeait la reconnaissance de son droit à s'impliquer dans ces processus de décision. En un certain sens, sa revendication ne paraît pas sans rapport avec ce que Nancy Fraser appelle la parité de participation [2003 : 103-134], à savoir l'aspiration à être considéré comme un partenaire légitime d'interaction ou, pour le dire autrement, comme un véritable pair dans son collectif. Notons toutefois que les officiers et le maître de guilde ont coupé rapidement court à ces attentes normatives : après avoir fermé les discussions concernées sur le forum de <ABC>, des sanctions ont été prises contre les membres les plus vindicatifs.

Les conditions d'accès au statut d'officier

40Dans la continuité des controverses précédentes, la promotion des membres au statut d'officier suscite parfois des crispations. Bien qu'assez rares, ces tensions méritent d'être mentionnées, dans la mesure où elles révèlent la perplexité de certains joueurs à l'égard des modalités de nomination des « cadres » de leur guilde. Précisons, au préalable, l'absence de texte définissant clairement les critères de sélection des officiers et les instances dispensatrices de ce rang. Certes, il existe une charte des officiers (l'accès à ce document demeure libre, autant pour les simples visiteurs que pour les adhérents, sur le forum officiel du collectif), définissant leurs droits et leurs devoirs, mais rien de vient formaliser leur intronisation. À l'accoutumée, l'opacité de ces procédés n'offusque pas les usagers des jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs. Il est en effet d'usage (l'analogie avec le droit coutumier semble, de ce point de vue, s'imposer) d'accorder au maître de guilde le pouvoir exclusif de choisir ses subordonnés.

41Nous avons néanmoins observé, à l'occasion d'une importante réunion23 en octobre 2008, des frustrations à ce sujet. En réaffirmant l'autorité des officiers déjà en place et l'enrôlement d'une sixième personne au sein de la hiérarchie, les dirigeants de cette organisation ont en effet été confrontés à un silence pesant. Parce qu'elle semblait cristalliser le malaise partagé par certains membres, brisant ainsi l'aphonie de cette assemblée, une réaction nous a particulièrement interpellé : « Bon, je vais mettre mon petit grain là dedans, sinon je ne serais pas ce que je suis. Ça veut dire en fait que la guilde a été créée, tu as choisi les officiers, X, Y et... Z, des personnes que tu connaissais donc d'avant, j'imagine quoi. […]. Il y a très peu d'officiers depuis que ça a été crée, donc ça veut dire que ça limite quand même vachement le champ de manœuvre, quoi ». Cette déclaration rend compte d'une double difficulté dans le mode de fonctionnement du collectif. En premier lieu, elle exprime une suspicion à l'égard du maître de guilde, celui-ci étant soupçonné d'attribuer le statut d'officier uniquement à ses connaissances personnelles. Bien que le contenu de cette intervention ne nous autorise pas, en toute rigueur, à voir en elle une accusation de népotisme (la distribution des responsabilités n'étant pas nécessairement l'effet de préférences arbitraires, mais de réseaux sociaux préexistants), force est de constater qu'elle révèle des préoccupations quant à l'équité des processus de recrutement, l'accès au rang d'officier étant supposément interdit aux nouveaux membres. Ce sentiment d'injustice tire donc son origine, non pas de l'impression d'une inadéquation entre l'attribution des grades et les compétences des joueurs, mais de la présence d'une condition implicite, faisant obstruction aux adhérents n'appartenant pas au cercle des proches du fondateur de la guilde24. À l'instar des controverses sur le droit à la parole dans les processus de recrutement, cette réaction met en lumière les attentes normatives des joueurs, d'une part, et les tensions qu'elles génèrent dans une organisation telle que <ABC>, d'autre part. En estimant légitime de pouvoir accéder à la fonction d'officier, tout comme les anciennes relations du maître de guilde, les nouveaux membres exigent la reconnaissance de leur droit à l'éligibilité. En accord avec les distinctions effectuées par Honneth, il s'agit donc d'une demande de reconnaissance relevant de la sphère du droit. En second lieu, l'intervention mentionnée précédemment n'hésite pas à souligner les effets pervers de cette politique, celle-ci pouvant entraver l'efficacité du collectif en ligne. En ceci, elle mêle des considérations pragmatiques à des problèmes de justice. Dans la mesure où la guilde se priverait de la diversité des compétences de ses nouveaux membres, ce mode de recrutement aurait nécessairement pour conséquence d'atrophier ses potentialités. La distribution des responsabilités dans une guilde impliquerait, de ce fait, autant des enjeux pratiques que normatifs25.

Les droits de propriété sur la guilde

42Au mois de novembre 2008, la guilde a été confrontée à une situation de crise, exigeant des choix aussi pressants que déterminants. Ceux-ci étaient tels qu'ils remettaient en cause l'existence même de cette organisation. Après l'euphorie de son lancement, en septembre 2008, le monde de Warhammer Online a en effet rencontré ses premières déconvenues, puisqu'une proportion non négligeable d'usagers refusait de renouveler leur abonnement. Face à cette menace, la hiérarchie a initié de pénibles discussions sur l'avenir de la participation de la guilde à cet univers virtuel26. Ces dernières ont alors été l'occasion de soulever des enjeux cruciaux, parmi lesquels les droits de propriété sur un collectif en ligne. Nous pourrions, en l'occurrence, synthétiser ces débats sous la forme d'une simple question : à qui appartient la guilde ?

43Cette interrogation s'est progressivement imposée, dans la mesure où les solutions, proposées dans le cadre des échanges sur le devenir de <ABC>, avaient parfois pour corollaire de déposséder le maître de sa guilde, et par là-même de soustraire l'évolution de cette organisation aux aspirations de son fondateur. La hiérarchie a tout d'abord privilégié l'option de la migration sur une autre plate-forme ludique, à savoir Darkfall (développé par Aventurine SA)27. Or, cette approche ne suscitant pas l'unanimité, certains membres ont imaginé d'autres alternatives et les ont soumises à la délibération collective. L'une d'entre elles a particulièrement retenu notre attention, parce qu'elle supposait une redistribution radicale des droits et des devoirs. Formulée pour la première fois le 3 novembre 2008, à l'occasion d'une réunion, cette proposition consistait à scinder la guilde en deux parties. Sous la bannière de <ABC>, les deux équipes auraient préservé leur identité collective, tout en s'impliquant respectivement dans l'univers de Darkfall et dans le monde de Warhammer Online. Cette solution aurait alors laissé aux membres le loisir de continuer à s'investir dans le métavers de Mythic Entertainment, sans pour autant renier leur appartenance à leur organisation actuelle28. Elle aurait subséquemment exigé d'accorder une pleine autonomie à la section impliquée dans Warhammer Online, mais aussi de transmettre le commandement de cette unité à d'autres joueurs.

44De toute évidence, cette suggestion n'a pas suscité l'enthousiasme du fondateur de la guilde, bien au contraire. Au cours de cette rencontre, il a répondu à cette proposition en indiquant son intention d'assurer la présence de <ABC> dans le monde de Warhammer Online, mais seulement pendant la phase de transition (au cours de laquelle certains membres avaient l'opportunité de tester les fonctionnalités de Darkfall, et par là-même, d'évaluer la pertinence d'une migration dans cet univers virtuel). Toutefois, il n'a pas caché ses réticences vis-à-vis d'une éventuelle division de la guilde sur le long terme. Bien plus, il a clairement exprimé son refus de s'engager à ce sujet. Or, cette réaction nous semble assez révélatrice, dans la mesure où elle nous laisse deviner la conception que se fait le fondateur de sa relation à <ABC>. Son attitude – que nous pourrions qualifier d'autoritaire29 – témoigne de sa volonté, d'une part, de préserver son contrôle exclusif sur le devenir de la guilde et, d'autre part, d'affirmer son droit de propriété30 sur le collectif en ligne.

45En refusant de se prononcer sur une possible division de la guilde, le fondateur a réagi comme si cette entité – cette personne morale – pouvait être identifiée à un bien privé protégé par ses droits subjectifs31. Il s'est en effet attribué spontanément la liberté d'interdire aux autres la jouissance de l'appellation <ABC> (et de tous les avantages afférents), revendiquant ainsi l'appropriation privative de ce qu'il estimait être son collectif en ligne. Bien sûr, cette position a suscité de multiples réactions de la part des membres. Par la médiation de TeamSpeak, des échanges informels ont été initiés, en l'absence de la hiérarchie, sur les successeurs éventuels du maître de guilde32 dans l'univers de Warhammer Online. Certains joueurs se sont également emparés du forum de discussion pour manifester leur mécontentement. Ces différentes formes d'opposition, cherchant à contrebalancer les positions du maître de guilde, reposent, selon nous, implicitement sur des attentes de reconnaissance. À l'instar des tensions suscitées par les processus de recrutement et par les modalités des promotions, la perspective d'une migration dans un autre monde numérique a poussé les membres à défendre leur droit de disposer de leur propre collectif en ligne. Il s'agit donc, là encore, de demandes de reconnaissance relevant des relations juridiques.

Contribuer à la vie de la guilde pour être estimé

46Les exemples du recrutement, de nomination et de l'appropriation de la guilde témoignent de l'importance que peut revêtir, sous certaines conditions, la question de la répartition des droits dans une organisation telle que <ABC>. Toutefois, les attentes normatives des joueurs ne sauraient se réduire à des velléités « juridiques ». Notre enquête de terrain a également révélé des aspirations relevant de la troisième forme de reconnaissance, à savoir de la solidarité. La valorisation des qualités et des compétences, au principe de l'estime de soi, s'avère en effet une dimension notable dans les interactions médiatisées des membres. Ceux-ci peuvent, à vrai dire, bénéficier de l'estime de leurs semblables en contribuant à la vie de leur communauté [Honneth, 2000 : 147-158]. Cette reconnaissance dépend par là-même de l'appréciation des pairs. Cela suppose donc de partager, au préalable, une échelle de valeurs, sans quoi il serait impossible de mesurer les efforts consentis par les joueurs envers leur collectif33. Or, nos observations nous amènent à identifier plusieurs contributions consensuelles, dont l'utilité semblait saluée par tous : la présence aux activités de la guilde (celles-ci se tenant tous les soirs de la semaine), l'implication dans les délibérations collectives (c'est-à-dire proposer de nouvelles idées dans le but, non pas de prendre des décisions, mais d'enrichir les débats), l'organisation spontanée d'activités de groupe, l'aide aux avatars les plus faibles de la communauté, la formation des nouveaux adhérents, etc.

47Cette analyse, quoique succincte, permet d'entrevoir les modalités par lesquelles les usagers peuvent obtenir de la reconnaissance dans leur communauté. Cependant, la valorisation sociale des contributions ne paraît pas toujours aussi aisée. Certains membres notent effectivement des iniquités dans la distribution des gratifications, certaines pratiques étant clairement favorisées par rapport à d'autres. Le témoignage suivant semble, de ce point de vue, assez significatif :

« Pour moi il y a des personnes qui vont travailler pour la guilde – enfin travailler, c'est un bien grand mot – mais qui vont apporter des choses, qui vont contribuer à l'évolution d'une guilde, mais qui seront, on va dire, complètement invisible. Pourtant, ils auront apporté quelque chose. Et il y a d'autres personnes qui seront des gros leaders et qui lanceront des événements toutes les semaines et qui seront bien en avant, on connaîtra tous leur pseudo. Et pourtant, ils apporteront, mais les autres en back, apporteront autant, si tu veux, à l'évolution de la guilde. Enfin pour moi. Après il y a pas la même reconnaissance on va dire et puis c'est pas les mêmes personnalités non plus ».

48Au-delà des contributions les plus consensuelles, la répartition de l'estime sociale dans un collectif en ligne s'avère parfois une source de frustrations, voire de tensions. Ces déceptions, ressenties comme des « injustices », dévoilent par conséquent les enjeux subjectifs autour de cette troisième forme de reconnaissance dans les collectifs en ligne.

CONCLUSION

49Ce chapitre nous a donné l'occasion de souligner quelques-unes des limites de la littérature scientifique portant sur la socialisation dans les jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs. Nous avons proposé une reformulation de la problématique du lien social – telle que nous la trouvons dans la sociologie des usages – s'efforçant de prendre en compte les dimensions symboliques et morales des interactions médiatisées entre les joueurs, tout en assumant les spécificités de ces technologies ludiques. Or, les concepts élaborés par Honneth semblent particulièrement pertinents et féconds dans cette perspective. La théorie de la reconnaissance permet en effet de mettre en lumière les attentes normatives des usagers dans les mondes synthétiques, en prêtant notamment attention à leurs demandes de reconnaissance dans leurs relations amicales, juridiques et communautaires. Elle donne également une intelligibilité accrue aux phénomènes de mépris dans les univers virtuels, dans la mesure où elle nous pousse à saisir les processus par lesquels les joueurs nient réciproquement leur valeur sociale. Parce que la reconnaissance peut se matérialiser dans notre espace social, elle nous incite enfin à étudier les formes de valorisation objectives, à l'œuvre dans ces univers virtuels. En examinant succinctement les tensions générées par les processus de recrutement, les modalités de promotion et la question de l'appropriation privative de la guilde <ABC>, nous avons alors eu l'occasion de prendre conscience de l'importance des demandes de reconnaissance relevant des relations juridiques. L'analyse de la valorisation sociale des contributions et de la distribution de l'estime a également révélé la prégnance des attentes propres aux relations communautaires dans ce collectif en ligne.