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Communiquer à l’ère numérique

 | 
Julie Denouël
, 
Fabien Granjon

Chapitre 3. L’intersubjectivation technique : de l’usage à l’adresse. Pour une théorie critique de la culture numérique

Olivier Voirol

Texte intégral

1Au vu du rôle sans cesse croissant des technologies de la communication dans les relations sociales et de l’évolution rapide de leurs usages, en particulier avec la diffusion d’Internet et du Web 2.0, la question de leurs implications sur la formation du soi se pose avec toujours plus d’acuité. Blogs, sites de rencontre, réseaux sociaux ou jeux online sont autant de dispositifs numériques qui rendent possibles des liens techniquement médiatisés dont les modalités restent encore mal connues, notamment quant à leur implication sur l’identité personnelle. Davantage qu’une transformation, plusieurs chercheurs ou observateurs de la « culture numérique » semblent même repérer aujourd’hui l’apparition d’une composante inédite de l’identité qu’ils qualifient d’« identité numérique », d’« identité digitale », de « second self » ou encore de « cyberself » [Turkle, 1984, 1995 ; Zhao, 2005 ; Robinson, 2007]. Si les termes divergent, de même que les outils conceptuels convoqués pour décrire ces phénomènes, ce sont bel et bien les mêmes processus que ces auteurs ont en vue, qui portent sur les mutations de l’identité personnelle liées aux usages des technologies de la communication, en particulier d’Internet. Dans la littérature publiée sur cette question prédomine l’idée de sujets qui « se choisiraient », se redéfiniraient en explorant leurs identités grâce à des supports techniques leur permettant de jouer avec différents modes de présentation de soi. Ces sujets aux identités « multiples » et prompts à explorer les possibles qui s’offrent à eux se construiraient entre autres dans leurs usages des plateformes interactives d’Internet, lesquelles encourageraient une attitude exploratrice, une exposition de soi, une confrontation aux manières de faire des autres participants dans un univers numérique d’interactions sociales et d’échanges culturels.

2Cette conception du soi « multiple », « explorateur », voire « fluide », à l’oeuvre dans la recherche sur l’identité et Internet, s’inscrit dans une approche des relations entre le soi et la technologie qui s’inspire de la problématique des usages et qui, en outre, s’ancre dans une approche « subjectiviste » – et souvent « postmoderne » – de l’activité des sujets. Cependant, cette conception du sujet contemporain « multiple », se construisant pour une bonne part dans ses usages des technologies, ne va pas sans poser problème. En effet, elle oublie trop souvent les facteurs sociaux et structurels, ainsi que des normes culturelles ayant contribué à l’apparition d’un sujet « expressif ». En séparant la technique du social, elle fait des seules mutations technologiques la cause de transformations qui ont pourtant à voir, tout autant, avec les transformations socio-structurelles de la société contemporaine. En réalité, ces recherches sur l’identité et les usages des technologies de la communication se situent au carrefour de trois transformations majeures survenues depuis le « tournant » des années 1960. La première, c’est une mutation du soi liée à des changements sociaux, économiques et culturels, qui ont également porté sur les formes de socialisation. La deuxième, c’est une transformation théorique survenue dans les sciences sociales, qui les ont amenées à mettre davantage l’accent sur le sujet, l’activité, les usages pratiques ; c’est, pour une large part, ce contexte théorique qui a vu la naissance de « l’approche des usages » – dont les travaux de Michel de Certeau sont à ce titre exemplaires, comme on le verra. La troisième transformation est liée à l’apparition des nouvelles technologies de la communication dont les propriétés fortement « interactives » ont incité au développement d’outils permettant de décrire leurs usages spécifiques.

3Dans ce texte, je m’appliquerai tout d’abord à mettre à jour les grandes lignes des mutations du soi relatives aux principaux changements socio-économiques et culturels des trois dernières décennies. C’est à partir de ces changements de la structure sociale et des normes culturelles que s’est développée une conception du soi qui structure largement l’approche des phénomènes culturels et communicationnels à partir des usages pratiques. Aussi, tenterai-je de dégager les principaux axes de cette approche par les usages à partir de laquelle est pensée aujourd’hui, pour une bonne part, la relation entre identité et technologie. Dans une étape suivante, je soulignerai les limites de cette approche par les usagers et ses « oublis », ainsi que les difficultés auxquelles on se confronte aujourd’hui lorsqu’on entend rendre compte des ruptures pratiques dans les usages des technologies. C’est pourquoi je tenterai d’aborder ensuite les contours d’une approche « alternative » susceptible d’esquisser des réponses aux questions laissées en suspens par l’approche des usages ; cette « alternative » se fonde sur une conception intersubjective de la relation à la technologie, tout en tentant de conceptualiser le « soi digital » ainsi que le rapport entre l’activité et la contrainte en termes d’« adresse ». Enfin, en quelques mots, j’esquisserai les tâches d’une théorie critique de la culture numérique fondée sur ce cadre conceptuel intersubjectif ; une telle théorie est, à mes yeux, appelée à identifier et à critiquer des « pathologies » de la communication online et de la constitution du « soi digital ».

SOI EXPRESSIF

4La manière dont est pensée l’identité personnelle relativement aux usages d’Internet, les modes de présentation de soi, l’exposition de l’intime, les différentes façons d’explorer des identités multiples, de les exposer au regard d’autrui dans des espaces d’interaction médiatisés, tout cela est inséparable des transformations de la socialisation et de l’individuation qui sont intervenues depuis le milieu des années 1960. On peut tracer les grandes lignes de ces évolutions en soulignant quelques-uns des changements repérables à cette époque à tous les niveaux des relations sociales.

5Sur le plan socio-économique, on assiste tendanciellement à l’ouverture des parcours professionnels, ce qui relativise la structure rigide des trajectoires prévalant jusqu’alors. Alors que le choix d’une profession ou d’une activité économique tendait à être défini « une fois pour toutes » sans possibilités de revirement, le parcours professionnel dépend désormais davantage du parcours scolaire et du diplôme. Des positions sociales peuvent donc se conquérir grâce à la formation, ce qui, en principe, fait du choix éducatif un élément central pour accéder à ces positions. Or la formation scolaire, fondée sur le principe du « chacun peut », renvoie aux individus la responsabilité de leur réussite et de leurs échecs, y compris quand ceux-ci ont des causes sociales. Ceci fait reposer sur les épaules des sujets, et ce beaucoup plus qu’auparavant, les choix et la réussite de leurs parcours éducatif et professionnel qui, jadis, pouvaient être attribués au seul rang social. À cette individualisation des parcours biographiques et professionnels s’ajoute, toujours sur le plan socioéconomique, la montée des pratiques de consommation, liées à ce qu’on a appelé la « société de consommation ». Celle-ci a contribué à l’émergence de sujets prompts à se définir par leur mode de consommation, leur apparence extérieure et leurs « supports » de présentation de soi [Baudrillard, 1968 ; Campbell, 1987]. Ces tendances à la remise en cause des structures rigides et au rôle accru conféré à la « consommation ostentatoire », comme mode d’exposition et de définition de soi, ont renforcé le poids des choix et des usages individuels. Sur le plan des pratiques culturelles, on a assisté, là encore, à un relatif accroissement des possibilités, non seulement de choisir un parcours de formation sans que celui-ci ne soit entièrement dicté par le rang social. On a assisté, tout autant, à une extension des pratiques culturelles et des formes de communication. On remarque ainsi une multiplication des pratiques culturelles envisageables et un élargissement de la « culture publique » qui les accompagne, offrant une gamme extensible de possibilités de pratiques culturelles [Lahire, 2004]. Cela vaut pour la musique, le cinéma, la littérature, les sujets passant plus de temps dans des « loisirs », qui ne sont plus perçus comme un divertissement ou une détente après le travail, mais comme un lieu disponible pour tester les contours de leur propre soi. Sur le plan des relations primaires, enfin, on a assisté à une ouverture et une flexibilisation des structures qui assuraient la socialisation et l’individuation primaires, en particulier la famille. L’institution familiale comme structure conventionnelle de formation et d’assignation des rôles et des statuts a été ébranlée par ces changements : selon Anthony Giddens, les relations primaires sont devenues plus éphémères et fragiles, parce qu’elles sont à présent des relations « pures », au sens où elles sont nourries de sentiments et de penchants individuels davantage que de rôles gouvernés par des conventions figées.

6À ces processus socio-structurels ayant donné lieu à une nouvelle forme d’individualisation s’est combiné un renouveau du principe moderne d’authenticité personnelle, associé à des formes d’affirmation culturelle de soi teintées de romantisme [Taylor, 1998]. Ce principe d’authenticité veut qu’il existe un « moi profond » et intime, porteur d’une sorte de vérité intérieure sur ce que l’on « est vraiment », un noyau « véritable » de l’identité personnelle, qui est toujours potentiellement soumis à des mécanismes ou des processus qui l’empêchent de se déployer. C’est à l’aune des changements socioculturels et socio-économiques que se sont dessinés le « nouvel individualisme » contemporain et une nouvelle conception du sujet. Les sujets n’envisagent plus leur parcours comme le développement linéaire d’une identité, aboutissant à un rôle précis dans la sphère professionnelle et à un statut au sein de la famille. Le succès du modèle de comportement « expérimental » au niveau interpersonnel autant qu’au niveau culturel, les contacts renforcés avec des pratiques sociales et des formes de vie étrangères, ont contribué à forger un sujet prêt à envisager divers potentiels identitaires dans sa perception de lui-même [Giddens, 1991]. Ainsi, les sujets contemporains seraient-ils prompts à réaliser une gamme élargie de possibilités par rapport au modèle d’individuation antérieur marqué par une attribution conventionnelle des rôles et des identités. On assiste à la diversification des options pratiques, des contacts avec des formes de vie autres, permettant d’envisager une gamme d’identités possibles, qui est le terreau d’une sorte de découverte expérimentale de soi. Daniel Bell évoquait ces bouleversements socioculturels en termes d’« individualisme qualitatif » s’articulant à une morale quotidienne à caractère « hédoniste » [Bell, 1976]. Selon lui, les valeurs de la spontanéité culturelle et de la créativité esthétique se seraient transmises de la sphère artistique avant-gardiste aux manières d’agir ordinaires d’une partie de la population, en particulier les nouvelles classes moyennes, et auraient nourri ce modèle d’« exploration » de soi-même. L’apparition de formes de culture et de communication « interactives », mais aussi de constellations familiales assouplies, coïnciderait par ailleurs avec l’exigence d’épanouissement individuel de sujets en quête d’eux-mêmes.

7Si cette nouvelle conception de soi est inséparable de l’extension de l’horizon des pratiques culturelles possibles et de l’élargissement d’une culture médiatique et publique, elle va également de pair avec une multiplication des usages des médias et des technologies de communication [Meyrowitz, 1985 ; Donnat, 2009]. En ce sens, la mutation du soi est inséparable des bouleversements qui sont apparus dans les secteurs de la culture et de la communication publique. Les magazines « jeunes », la culture pop, le cinéma de la Nouvelle Vague, sont autant de phénomènes témoignant de cette culture émergente et, finalement, d’un espace public désormais élargi aux questions de culture et d’exploration de soi. Ce n’est pas un hasard si une bonne part des revendications des mouvements politiques des Sixties portait sur des questions relatives à l’expression publique. L’ouverture à laquelle on assiste est aussi celle d’un espace de parole et d’expression, qui est autant un espace de lutte contre le pouvoir politique contrôlant la parole publique qu’un espace d’expression et d’exposition de soi, de découvertes d’alternatives, de manières d’être, de verbalisation de ce qui était auparavant tu [de Certeau, 1968]. Ce nouvel espace de communication est le support d’une forme d’exploration de soi par la découverte de manières d’être et d’agir, mais aussi par l’extension du spectre des pratiques possibles grâce aux opportunités offertes au sein de cet horizon public. Il est aussi le support d’une forme d’exposition de soi permettant de se mettre soi-même en scène, de « tester » ses pratiques, ses goûts, avec d’autres.

USAGES

8Les transformations sociales et culturelles évoquées ci-dessus ont joué un rôle majeur dans la manière dont les sciences sociales ont, quelques années plus tard, entrepris de conceptualiser les pratiques de communication et les usages des technologies. En ce sens, ces transformations représentent un facteur historique incontournable si l’on entend analyser l’attention accrue portée sur les usages et les pratiques individuelles par les sciences sociales dans la décennie qui a suivi. Ceci est d’autant plus vrai que ces transformations se sont accompagnées, dans ces disciplines, d’une remise en cause des principaux modèles qui portaient jusque là, non seulement sur la constitution du sujet, mais aussi sur la production et la consommation culturelle, et donc aussi sur les activités touchant aux usages des technologies de communication. Les perspectives théoriques qui prédominaient jusque-là insistaient sur les formes de domination, d’aliénation, de pouvoir, de « disciplinarisation », d’imposition de contenus, face à des individus ayant perdu leur caractère même de sujet. Sous l’influence parfois conjuguée du structuralisme et du marxisme, l’idée largement admise était celle de la « fin du sujet », allant de pair avec l’épuisement du projet de l’humanisme, au profit des « ordres du discours », du Capital, des institutions, des « appareils idéologiques d’État », des structures sociales, etc. Un exemple parmi d’autres est l’idée althussérienne selon laquelle les sujets sont le produit des « interpellations » auxquelles ils sont soumis par des « appareils idéologiques » correspondant aux institutions du pouvoir et de l’économie. À cela s’ajoutaient d’autres variantes du marxisme (Debord, École de Francfort, etc.) qui toutes pointaient les mécanismes d’oppression ayant pour effet de déposséder les sujets de leurs capacités d’agir.

  • 1 En témoignent ainsi le tournant vers l’action morale et la subjectivation chez Foucault au début d (...)

9Dès la fin de la décennie 70, et surtout au cours des années 80, de profonds changements se sont opérés dans les sciences sociales de langue française. L’attention portée jusque-là à la domination, à l’idéologie, aux formes de contrainte institutionnelles, à la discipline des êtres et des corps « dressés », à la police de l’espace et des pratiques, à l’industrialisation de la culture, a laissé place à des approches centrées sur l’action pratique, l’interaction, la pragmatique langagière, les formes de « détournement » et de « braconnage », l’acteur-réseau, les activités « situées » et les cadres d’interaction, voire la responsabilité morale des sujets. Dans la sociologie française, on a notamment vu se dessiner les traits d’un programme qualifié de « pragmatiste » dont l’une des visées était de « suivre les acteurs » dans leurs activités en renonçant à toute perspective théorique, se positionnant « au-dessus » ou « en dehors » – qui dénoncerait par exemple une aliénation ou une domination subies sans prise de conscience [Bénatouil, 1999]. Et même les auteurs dont l’approche aura été ancrée dans une théorie de la contrainte, comme Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, tendent à opérer à cette époque des remaniements théoriques témoignant de ce recentrage sur l’action et la « perspective de l’acteur »1. S’il existe de grandes différences entre les courants et les auteurs évoqués ici, la plupart d’entre eux participent, de près ou de loin, au même mouvement de détachement progressif d’un cadre axé sur les structures et la contrainte au profit d’une perspective centrée sur l’action.

10L’un des auteurs qui, en France, incarne ce déplacement théorique est Michel de Certeau. Le projet intellectuel de cette figure intellectuelle marquante, prend forme à un moment clé des « mutations du soi » évoquées précédemment. À l’instar de nombreux intellectuels de sa génération, Certeau a été pris dans le flot des événements politiques de la fin des années 1960 et il a consacré une bonne part de son énergie intellectuelle à les comprendre et les interpréter [de Certeau, 1994]. Son intention déclarée était de développer un modèle d’analyse des pratiques culturelles adapté au contexte apparu dans l’après-68. Certeau a ainsi élaboré une proposition théorique générale qui traduit les transformations de cette époque sur le plan des pratiques culturelles et des formes de communication. À ses yeux, les mutations survenues à cette période incitaient à développer un modèle culturel marqué par la « pluralité culturelle », les pratiques de détournement et le « braconnage » [de Certeau, 2006].

11Selon Certeau, ce que les sciences sociales n’avaient pas pu voir jusque-là et que les « événements de Mai » ont poussé à penser, c’est l’ensemble des pratiques de réappropriation et de détournement inscrites au cœur du quotidien. Si les sciences sociales sont passées à côté de ces pratiques, c’est qu’elles étaient essentiellement centrées sur le modèle de la production. Son projet est donc, à l’inverse, de s’intéresser aux « manières de lire » et non aux « manières d’écrire », aux « trajectoires tactiques » plus qu’aux « stratégies », à la consommation et aux usages plus qu’à la production des marchandises culturelles. Il faut, selon lui, « s’intéresser non aux produits culturels offerts sur le marché des biens, mais aux opérations qui en font usage » [Giard, 1990 : VII]. Cela revient non pas à se pencher sur la « culture savante » et ses œuvres, ni d’ailleurs sur celles de la « culture populaire », mais à bousculer ce cadre conceptuel pour privilégier la « prolifération disséminée de créations anonymes ».

12Par conséquent, c’est autour du concept d’usage et de ses diverses implications théoriques que se joue l’élaboration de ce modèle. L’intérêt porté aux usages incite à se pencher sur des actions qui, si elles se déploient certes dans un cadre délimité, sont vues sous l’angle d’une inventivité qui « organise en sourdine le travail fourmilier de la consommation » [de Certeau, 1990 : 52]. Se satisfaire d’une analyse des produits culturels reviendrait donc à ignorer ce que les consommateurs font avec ces derniers. Les marchandises culturelles doivent être appréhendées comme le « lexique » des pratiques des utilisateurs ou comme le « répertoire » avec lequel ils procèdent à des « opérations » qui leur sont propres. Certeau souligne que « l’usage doit être analysé pour lui-même » [Ibid. : 55], selon l’idée qu’il procède à des « fabrications protéiformes » disséminées dans le « quadrillage de la production », mais qui sont le plus souvent étouffées sous son « maillage ». Il développe ainsi un modèle d’analyse de la consommation restituant ces usages situés au cœur d’une « culture commune et quotidienne » vue comme une réappropriation. Ainsi, le concept d’usage conduit Certeau à ébaucher une « théorie des pratiques quotidiennes » visant à sortir de leur silence les « manières de faire » majoritaires dans la vie sociale, trop souvent réduites à de simples inerties du développement de la production culturelle.

13La correspondance étroite entre la période historique des « mutations du soi » et le rôle central joué par le concept d’usage, rend possible, en partant de l’œuvre de Certeau, de mettre à jour les principales dimensions de ce qu’on nommera ici, en forçant un peu le trait, le « paradigme des usages », qui a pris forme à cette époque et a fortement influencé les études sur les technologies de la communication [Jouët, 2000]. Par ce terme de « paradigme », j’aimerais souligner que l’apparition d’une approche centrée sur les usages n’est pas le seul fait d’un intérêt sociologique croissant pour les activités des sujets sociaux. Elle n’est pas seulement le fait d’un déplacement d’objets de recherche ou d’un glissement thématique car elle opère, plus profondément, un renversement de perspective dans la manière d’aborder les pratiques culturelles et communicationnelles et la place accordée à la technique. Un paradigme, remarquait Thomas Kuhn [Kuhn, 1983], définit ce qui doit être examiné et ce à quoi on porte attention, il détermine le type de questions qui doivent être posées et la manière dont on leur donnera réponse ; un changement de paradigme correspond précisément au moment où ces centres d’attention et ces questionnements se transforment de fond en comble. Dans notre cas, on assiste à un changement de paradigme allant de la production à la consommation, aux usages, aux activités de réception, etc. L’attention ne porte plus sur la production de marchandises « aliénantes » et de techniques contraignantes mais sur les manières dont les sujets réinvestissent ces dernières grâce à des activités et des savoirs inventifs. L’attention porte moins sur la figure du travailleur-producteur que sur celle du consommateur, elle-même érigée au rang de producteur dans ses usages. Ces transformations paradigmatiques ont essaimé dans tous les domaines de l’analyse culturelle en l’espace de quelques années. La sociologie des usages des technologies de la communication, dont l’apparition remonte à cette période, s’inscrit dans cette mutation théorique générale ayant touché les sciences sociales. Si Certeau est l’un des artisans de cette nouvelle manière de concevoir les pratiques culturelles, il est loin d’être le seul à avoir élaboré ce cadre d’analyse. À la même période, nous l’avons déjà souligné, plusieurs travaux de recherche opèrent un mouvement similaire vers les activités pratiques et les usages en développant une perspective alternative au cadre de la « production » et au « paradigme de la domination ». À titre de schématisation, je dégagerai ici les présupposés qui sont, à mes yeux, au fondement de ce « paradigme des usages ».

Les présupposés du « paradigme des usages »

  • 2 Et ce, même lorsque l’approche a explicitement renoncé à l’idée de « sujet » comme c’est le cas de (...)

14On peut souligner en premier lieu que ce « paradigme des usages » part d’une conception de l’activité portée par des acteurs compétents et dotés d’aptitudes interprétatives2. En cela, il rompt avec l’idée de l’incompétence pratique d’utilisateurs aisément « manipulés » par les médias ou les technologies de la communication. À l’inverse, le « paradigme de la production » tendait à en faire des sujets, certes agissant, mais affaiblis par des structures puissantes. Loin d’être vus comme « aliénés », « dominés », les usagers sont alors considérés comme des êtres capables d’activités, d’interprétations, de détournements, voire de jugements critiques. En faisant de l’usage une activité d’appropriation et une production de sens indépendante, cette perspective redonne non seulement une place à la « foule anonyme des pratiquants inventifs et rusés » (de Certeau), mais témoigne également d’une confiance en des êtres capables d’activités et de « mobilité tactique » face aux stratégies des « propriétaires du théâtre d’opérations ». À partir d’une approche s’appliquant à « rendre la parole » aux « gens ordinaires », à se mettre à leur écoute et à les encourager à s’exprimer, on adhère à une conception de l’agir qui s’appuie sur une perspective « habilitante » à l’égard des sujets. Aussi peut-on considérer que le « paradigme des usages » prend non seulement acte des « mutations du soi » survenues à cette époque mais procède également de ce renversement intervenu dans les sciences sociales, en particulier les études sur les pratiques culturelles et la communication sociale.

15Deuxièmement, l’approche des usages part de l’idée que l’analyse de la production culturelle ne suffit pas à rendre compte de la constitution de sens, puisque les usages sont en eux-mêmes des productions de sens. Si, pour Certeau, il ne faut pas s’intéresser aux produits culturels mais aux opérations relatives à leurs usages, il n’y a pas de raison d’accorder un quelconque privilège au pôle de la production. Car s’intéresser au seul contenu de textes ou d’images revient à négliger les usages qui en sont faits. Au schéma « vertical » de la production du sens, caractéristique des approches structuralistes ou marxistes, qui accordent aux instances de production un « poids » contraignant, fait place un schéma « horizontal » appelé à rendre compte des productions de sens discrètes et des détournements des énoncés du pouvoir. Il y a là un renversement dans la mesure où les approches de la production faisaient découler d’une forme « aliénée » de production une forme « aliénée » de consommation. Dans cette dernière perspective, si la modalité de production des contenus culturels est elle-même problématique, alors il doit en aller de même pour la consommation. C’est justement cette idée que conteste le « paradigme des usages » en partant du principe que la consommation est une forme de réappropriation dotée d’une logique propre, et qu’elle peut être appréhendée indépendamment de la production.

  • 3 Ce que les auteurs allemands appellent la Bildung. Ce terme allemand est sans doute celui qui défi (...)
  • 4 Ainsi, La Culture au pluriel [1972] est un ouvrage autant théorique que politique : si son titre m (...)

16C’est, enfin, à renoncer à l’approche classique, axée sur le principe de la « formation » ou de la « culture cultivée »3, qu’invite le « paradigme des usages ». La culture apparaît alors comme une production ordinaire articulée à des « arts de faire » quotidiens. Si ce dernier point peut paraître au premier abord assez éloigné des préoccupations relatives aux usages des technologies de communication, il est toutefois essentiel – on y reviendra. L’œuvre de Certeau ne doit pas seulement être vue comme un « témoignage théorique » particulièrement perspicace des mutations socioculturelles de la décennie 70, mais aussi comme une intervention normative dans la redéfinition d’une conception de la culture4. La conception « classique » de la culture comme émancipation – qui implique précisément une rupture avec l’ordinaire, considéré comme un obstacle pour accéder à la « culture » [Bollenbeck, 1996] –, est remplacée par une conception plurielle de la culture dont la vocation est de revaloriser des pratiques auparavant silencieuses et déconsidérées. Elle est inséparable d’une sorte d’« éthique du quotidien » privilégiant une culture ordinaire méprisée par le pouvoir gestionnaire. Non seulement la « culture » n’est plus cet idéal moderne d’émancipation se faisant en bonne partie contre l’ordinaire, mais elle s’ancre dans les pratiques inscrites dans le quotidien ; elle n’est plus « ce vers quoi on tend », mais ce qui est « déjà là », à même les pratiques ordinaires. À l’inverse de la conception classique de la culture, la tâche d’une théorie de la culture ne consiste plus à concourir à la réalisation de cet idéal, par exemple en s’émouvant des obstacles se dressant devant sa réalisation, mais à révéler ce qui est « sous nos yeux » sans qu’on y prête l’attention adéquate pour lui faire une juste place.

  • 5 C’est ce que remarque Josiane Jouët lorsqu’elle souligne qu’en France, les recherches sur les TIC (...)

17Cette troisième dimension du « paradigme des usages », que l’on pourrait qualifier de « refus de la normativité culturelle » a sans doute davantage influencé qu’il n’y paraît les recherches sur les usages des technologies de communication. Contrairement au domaine classique de la sociologie des médias et de la communication, longtemps resté sous l’influence de la théorie de la culture et de la philosophie esthétique – dont on connaît l’ancrage dans le concept « classique » de culture –, les recherches sur les technologies de la communication ont suivi leur propre chemin et développé leurs concepts en suivant le « paradigme des usages »5. En s’intéressant à des modes d’appropriation techniques, et des formes d’interaction et non à des contenus culturels « classiques », elles n’ont d’ailleurs pas eu grand peine à écarter la question de la normativité culturelle. Celle-ci les aurait cependant amenées à s’interroger sur les usages des technologies qui contribuent (ou non) à la réalisation d’un modèle « éthique » ou d’une pratique culturelle permettant l’autoréalisation des sujets.

Usages et identité numérique

18Pour revenir à la question de l’identité numérique sur laquelle j’ai ouvert mon propos, on soulignera que c’est largement à l’aune du « paradigme des usages » que sont abordées actuellement les pratiques des sujets relatives aux technologies de la communication. En ce qui concerne plus spécifiquement Internet, que ce soit dans la littérature sur les blogs, les sites de rencontre ou les réseaux sociaux, on retrouve les dimensions du « paradigme des usages », à savoir une conception du sujet actif et expressif, un accent mis sur les activités des sujets et leurs « autoproductions » davantage que sur les contraintes technologiques, et un refus de se référer à un modèle normatif de la culture à l’aune duquel ces activités pourraient être appréciées. Ce renoncement à un tel modèle culturel est d’autant plus compréhensible que l’on a affaire le plus souvent à des contenus autoproduits par les usagers eux-mêmes (photos, textes, commentaires, vidéos, fichiers musicaux, etc.), ce qui rend difficile leur appréciation dans le cadre d’un référent culturel unique et homogène. La plupart des recherches sur l’identité numérique opèrent ainsi sous le signe du sujet « actif » et « compétent », soit l’une des prémisses de l’approche des usages. Les recherches s’inspirant de la thèse de l’identité « postmoderne », qui imprègnent souvent les travaux dans ce domaine, en particulier dans les pays anglo-saxons, ont même « radicalisé » ce modèle du sujet « actif et compétent » [Holstein et Gubrium, 2000 ; Harré, 2001].

19Selon cette thèse de « l’identité postmoderne », nous serions à présent entrés dans une période où l’identité serait l’objet de choix et de sélections, notamment grâce à des technologies permettant des modes de narration ouvrant vers l’expérimentation des identités « multiples », allant du récit « public » de soi à l’exposition de soi, en passant par toutes sortes de « tests » par lesquels le soi s’envisage sous des atours plus ou moins fictifs [Vollmer, 2005]. Cette forme d’identité multiple serait le propre d’un sujet jouant sans cesse avec des identités sociales possibles, changeant d’apparence, de goûts, de relations, de sexe, privilégiant l’ironie, l’autodérision [Turkle, 1984]. Le sujet contemporain prendrait ainsi la forme d’un soi « protéiforme » fait d’explorations d’identités différentes, de groupes d’amis multiples, variables et intermittents [Andersen, 1997 ; Tseëlon, 1992]. Les « réseaux sociaux » seraient l’un des lieux du déploiement de cette identité multiple dès lors que les interactions sont caractérisées par un « jeu » sur les liens et les appartenances, mais aussi par une exposition publique de soi qui touche à des domaines considérés jusqu’ici comme privés ou intimes [Granjon et Denouël, 2010]. La création d’images et de récits détaillés de sa vie « privée » ou de celle des autres, qui est une des activités principales au sein de ces réseaux, contribuerait ainsi à ces processus. Aussi, les réseaux sociaux constitueraient un des espaces de production des expressions contemporaines d’un soi « fluide » et « multiple ». On retrouve l’idée d’un sujet qui, en plus d’être compétent et actif, est capable de jouer : son identité. Par ailleurs, les technologies sont le plus souvent considérées comme des prolongements de ce « jeu » et non comme des contraintes prescriptives. Enfin, l’idée d’exploration et d’identité plurielle exclut toute prise en compte des conditions d’une construction véritable et « réalisée » de l’identité qui se démarquerait d’une identité fragmentaire et brisée.

CRISE

20Si l’on suit la thèse défendue ici, le « paradigme des usages » s’est donc formé à l’entrecroisement de mutations sociales et culturelles qui sont au fondement du « soi expressif », de transformations théoriques au sein des sciences sociales et, enfin, de formes de communication liées à la diffusion des nouvelles technologies de la communication. L’attention accrue accordée aujourd’hui, aux usages et aux activités pratiques, dans les recherches sociologiques consacrées à la communication, est très largement liée à cette configuration sociale, intellectuelle et technologique. Aussi, le point de vue de l’activité et des usages techniques participe aujourd’hui d’un paradigme largement accepté, voire prédominant. Il n’est pas exagéré, non plus, de dire que ce dernier a contribué à reléguer à la périphérie les théories de la domination et de la contrainte, notamment sur la base de l’argument wittgensteinien selon lequel le sens d’un énoncé réside non pas dans son « contenu » mais dans les usages qui en sont faits. À partir de ce précepte théorique, tout un domaine de recherche s’est entre-temps recentré sur les modes d’interprétation, les critiques ordinaires, les usages, au point que les approches insistant sur les structures de pouvoir et les formes de domination (théorie des industries culturelles, théorie des champs, économie politique de la communication, critiques de l’idéologie, etc.) ont été abandonnées ou reléguées – au nom de leur caractère lacunaire, de leur « fonctionnalisme », voire de leur supposée « naïveté ».

21Depuis quelques années pourtant, plusieurs signes laissent supposer que le « paradigme des usages » traverse une crise, dont on ne sait pas comment la recherche qui s’en revendique se sortira. Bien souvent, les recherches inscrites dans ce cadre théorique donnent le sentiment de ne plus être « en phase » avec l’époque actuelle et ses enjeux, de se centrer sur des processus devenus aujourd’hui évidents, de présumer des activités pratiques et des sujets compétents là où l’on trouve, souvent, des individus isolés et brisés, perdus devant des situations toujours plus complexes. Si ce décalage est en partie lié au fait que le « paradigme des usages » est, on l’a vu, marqué par le contexte social, intellectuel et idéologique dans lequel il est né, et que la période actuelle diffère en bien des points de ce dernier, cela n’explique sans doute pas tout. Alors qu’il est apparu dans le cadre d’une critique adressée à la perspective techniciste dont l’aveuglement à l’égard des usages effectifs et des pratiques culturelles était partie prenante de l’exercice du pouvoir, les formes institutionnelles actuelles ont entre-temps largement pris acte de cette critique et ont incorporé dans leurs dispositifs des pans entiers du discours des usages. C’est un fait bien connu qu’une partie des efforts déployés au cours des décennies 60 et 70 pour dénoncer la domination a été absorbée par les mêmes institutions qui étaient justement la cible de ces critiques [Boltanski et Chiapello, 1999]. La mise à jour des pratiques de détournement et des « arts de faire », qui avait alors un caractère quasiment subversif, en étant dirigée contre un pouvoir techniciste, est pour ainsi dire devenue aujourd’hui un élément du discours de légitimation de ce même pouvoir reconfiguré à l’aune du « participatif » et de l’« interactif ». On ne saurait nier aujourd’hui que tout un pan du discours des usages a été intégré comme mode de gestion et de management des institutions de la culture et de la communication pour configurer le rapport qu’elles engagent avec leurs « usagers ». Il n’est qu’à voir, pour s’en persuader, la manière dont les talent shows dans leurs différentes modalités intègrent dans leurs dispositifs médiatiques une conception des téléspectateurs « usagers » actifs qui n’ont plus à faire à un produit télévisuel « fini », mais sont sans cesse appelés à jongler entre divers supports (télévision, site Internet et forum, téléphone) et différents modes de participation. La télévision s’adresse à eux, non pas en tant que téléspectateurs « passifs » mais en tant qu’usagers compétents dont elle présuppose d’emblée une aptitude à jongler habilement entre différents supports.

22Par conséquent, si « menace » il y a, celle qui pèse sur l’approche des usages n’est pas forcément celle d’un empirisme accru et d’une balkanisation disciplinaire [Jouët, 2000], mais plutôt celle d’un partage du type de vocabulaire descriptif et normatif ayant beaucoup en commun avec celui des institutions qu’elle prend pour objet. Du coup, cette approche court indirectement le risque non seulement de « décrocher » par rapport aux ruptures susceptibles d’émerger du côté des pratiques effectives, mais aussi de contribuer involontairement à la légitimation de formes institutionnelles d’exercice de la contrainte, car elle part de présupposés théoriques quant à l’activité des sujets qui sont du même ordre que ces formes institutionnelles.

L’oubli de la vulnérabilité

23Trois « oublis » me semblent contribuer à l’actuel épuisement du « paradigme des usages » et concourent à le rendre aveugle par rapport à certains phénomènes majeurs du temps présent. On a vu précédemment que le « paradigme des usages » présupposait un sujet actif, compétent, capable de détournements tactiques face aux « stratégies » qui lui étaient imposées ; ainsi, il repose sur une conception du sujet explorant ses identités dans des « manières de faire » et capable de « s’approprier » les technologies dont il fait usage. Or cette conception du sujet est bien en peine de penser les bredouillements, les incompétences pratiques et les ruptures individuelles ; elle fait l’impasse sur la question de la brisure, de la fragmentation, de la « fatigue d’être soi », en un mot, elle procède d’un oubli de la vulnérabilité des sujets. Pourtant, dans la situation actuelle, le sujet ne saurait être pensé sous la seule forme de l’activité pratique et des usages situés, ceci en raison des transformations ayant affecté les modes de subjectivation en arrière-plan de telles activités. L’image d’un soi explorateur à la recherche de sa propre « authenticité » au profit de pratiques culturelles « protéiformes », de narration, d’exposition de soi et de multiplication des possibilités de participation à une culture publique a laissé place à une image plus mitigée. Tels qu’ils sont présentés dans nombre de travaux en sciences sociales, les sujets contemporains ne sont plus si « sûrs » d’eux-mêmes, si « conquérants » et ambitieux dans l’exploration publique de leur être et la quête de leur « authenticité » [Honneth, 2001 et 2006]. Ce modèle présente plusieurs fissures, et le portrait du sujet contemporain dressé par les sciences sociales relève plutôt d’un soi « fatigué », « brisé », scindé, fragmenté, en prise à mille tourments liés notamment à l’injonction d’« être lui-même ». L’image du sujet conquérant de lui-même a laissé place à un sujet vulnérable, souffrant davantage du surcroît de sollicitations et d’exigences qui reposent désormais sur lui, et sur lui seul, dans le cadre d’une culture participative et plurielle de plus en plus exigeante à son égard [Ferrarese, 2009]. Ce qui tenait auparavant d’une forme de résistance culturelle et politique contre une imposition et pour l’exploration de possibles s’est mué en exigence normative de participation : pour être accepté comme membre « normal » et valorisé de la collectivité, il faut compter à présent avec cette compétence à l’exploration de soi dans son être le plus intime et être capable de suivre ses « voies intérieures », c’est-à-dire aussi n’être « pas comme les autres » en affirmant son originalité selon l’expression de ce que le sujet est « vraiment », au « fond de lui-même ».

24À cela, s’ajoute le fait que les transformations sociales et culturelles de la dernière décennie, marquées par des restructurations profondes des institutions sociales et de l’économie, partent d’une conception implicite de l’utilisateur selon laquelle il serait actif, calculateur, performant, à la seule recherche de profits personnels. À l’image d’un soi explorateur de lui-même, dans une quête quasiment esthétique de créativité, s’est substituée celle d’un « soi entrepreneur » de lui-même, d’un individu « néolibéral », en quête de performances accrues, constamment en train de se positionner en calculant ses avantages et ses pertes, en quête de la meilleure position et prompt à tirer parti de toute occasion rentable pour mieux satisfaire ses intérêts [Laval et Dardot, 2008 ; Bröckling, 2007]. Si ce modèle de l’« entrepreneur de soi » s’est indéniablement nourri de celui de l’exploration publique de soi, et serait impensable sans les changements intervenus dans les cadres d’individuation et de socialisation (famille, relation, culture publique, profession), c’est pour le détourner au profit d’une socialité stratégique. C’est indéniablement ce sujet « néolibéral » et calculateur qui est implicitement présupposé dans la manière dont les instances gestionnaires et les institutions sociales s’adressent aujourd’hui aux utilisateurs. Une approche du sujet actif et compétent a davantage d’affinités avec ce modèle stratégique qu’avec le modèle de l’activité tactique dont est issu le « paradigme des usages ». L’oubli de la vulnérabilité auquel procède ce paradigme a pour conséquence une incapacité à rendre compte des fractures du soi liées à cette refondation « néolibérale » intervenue au cours de la dernière décennie.

25Mais l’oubli de la vulnérabilité a d’autres conséquences, notamment le fait de se conformer à une idée du sujet compétent largement partagée par les fournisseurs de technologies. On sait qu’aujourd’hui, à la place d’un contenu défini par la production, le sujet-client est défini par ses usages. On ne compte plus les plateformes technologiques qui sont « orientées usagers » et reconfigurées au fil des usages pratiques. Ce qui est explicitement exigé dans l’usage même de ces technologies contemporaines est une composante d’usage, non pas en vertu d’une « éthique de l’appropriation », mais d’une stratégie capitaliste de réduction des coûts de main d’œuvre et de fonctionnement par le report d’activités sur les utilisateurs. Bon nombre de services technologiques présupposent ainsi de la part des utilisateurs certaines compétences techniques qu’ils sont parfois bien en peine de posséder (installation du dispositif, mise à jour des programmes, remplacement de pièces, etc.). Pour résoudre l’ensemble de tâches techniques qu’ils sont censés réaliser par eux-mêmes, ils doivent alors payer le prix de leur incompétence en recourant au service de maintenance technique contre rémunération (appel téléphonique, déplacement du technicien, etc.). Cet exemple banal de l’usage quotidien des technologies illustre combien ce qui pouvait relever auparavant d’une résistance pratique face à l’imposition techniciste et gestionnaire se trouve désormais intégré dans le dispositif même d’adresse aux usagers. On pourrait en outre évoquer l’exemple de ces entreprises pratiquant « l’approvisionnement par tout un chacun » (crowdsourcing) consistant à solliciter l’inventivité des usagers pour créer des contenus, résoudre des problèmes, effectuer des tests de marketing ou encore participer à des programmes de recherche et développement. Pour parler comme Certeau, on pourrait dire que les « tactiques » sont devenues partie prenante des « stratégies » et sont intégrées dans ces dernières, souvent à des fins strictement commerciales. Cela est d’autant plus vrai que les usages des technologies de la communication sont particulièrement faciles à « tracer », de sorte que le retour des « tactiques » au niveau des « stratégies » peut se faire de manière suivie, voire instantanée, et peut conduire à reconfigurer le dispositif technique en conséquence [Dujarier, 2008]. À ne pas prendre acte de cette proximité entre les conceptions du sujet propres à la sociologie des usages et aux adresses technologiques actuelles, l’approche des usages peut se muer, bon gré mal gré, en « petite main » du « capitalisme digital ». Sans doute conviendrait-il de faire une sociologie des usages stratégiques de l’idée d’usage en s’intéressant à la manière dont les services technologiques intègrent dans leurs configurations techniques ces possibilités de détournement, en présupposant des usages « flexibles » et « interactifs » à des fins purement commerciales.

L’oubli de la contrainte

26C’est, finalement, en toute logique que le deuxième oubli, celui de la contrainte technique, se manifeste comme une conséquence du premier. On l’a vu, cet élément du « paradigme des usages » consiste à se référer aux pratiques, et non à la production dans le processus de fabrication du sens ; il part des « arts de faire », dans des formes relâchées d’application des règles. Sous cet angle, une technique relève de ce qu’on en fait et moins de ce qu’elle autorise à faire ou à ne pas faire. Ne pas faire la mise à l’écart du cadre de la production a relégué au second rang la réflexion sur les contraintes propres aux scripts des dispositifs techniques. La conception « optimiste » des capacités pratiques, associée à cette faible considération quant aux formes d’imposition ne permet guère de penser les usages des technologies de la communication comme relevant de formes prescriptives s’imposant aux pratiques. Certes, l’un des apports majeurs des recherches sur les usages est d’avoir pris en compte l’« objet dans l’action » en insistant sur la coopération entre les usagers et le dispositif qui incorpore un cadre d’usage sociotechnique. Entre ce cadre porteur de projets d’usages et des pratiques confinées dans ce cadre, les ajustements prennent alors la forme de compromis coopératifs.

27Mais c’est surtout la sociologie des sciences et des techniques, et non la sociologie des usages technologiques au sens strict, qui a pris en compte la manière dont les objets techniques et les « non-humains » se manifestent avec leurs contours propres dans des cours d’action en configurant ces derniers. Cependant, cette approche ne porte pas sur la contrainte des objets techniques et ce pour plusieurs raisons : d’une part, parce qu’elle procède d’un modèle de la négociation et, d’autre part, parce qu’elle ne ramène pas ces actions à des sujets, mais à des êtres indifférenciés, humains et non-humains. Dans une telle démarche, le fait de penser la contrainte des objets techniques sur des sujets humains ne fait guère sens, puisque l’opposition entre ces deux termes est d’emblée réfutée. Une épistémologie « interobjectiviste » et « a-sociologique » lui interdit de penser l’entité humaine sur laquelle s’exerce cette contrainte en termes de sujet [Latour, 1994]. En se donnant pour but de dépasser la distinction entre sujet et objet, la sociologie des sciences et des techniques a renoncé à penser le sujet et son autonomie réflexive et à lui accorder une place en tant que tel. En revanche, si l’on ne renonce pas à la catégorie de sujet, les termes de la discussion sont indéniablement bouleversés et il devient nécessaire de repenser la contrainte technique. Il n’y a pas de raison de renoncer au terme de contrainte pour décrire, par exemple, ces dispositifs « orientés usagers » que j’évoquais supra, qui en appellent explicitement aux compétences techniques des usagers pour les faire « participer » à l’élaboration d’un service ou d’un produit, y compris contre leur gré.

L’oubli de la critique

28En renonçant, on l’a vu, à l’idée normative de la culture comme forme moderne d’émancipation, le paradigme des usages s’est non seulement délesté de référents éthiques au profit d’une réhabilitation de pratiques culturelles que l’approche de la « culture cultivée » ne permettait pas de voir et d’apprécier. Il a aussi effacé tout critère normatif permettant d’exercer une critique des formes culturelles et communicationnelles considérées comme oppressantes.

29Cela renvoie à un oubli de la critique qui est le troisième oubli à la base de la crise actuelle du « paradigme des usages ». À l’heure où le discours des usages fait partie des stratégies de gestion et d’organisation, à la suite du retournement évoqué précédemment, le déficit de critères normatifs permettant d’apprécier les pratiques et les activités qui contribuent à des formes accentuées de dépossession des sujets ou, au contraire, qui accroissent leur autonomie et leur sens positif d’eux-mêmes, constitue un obstacle majeur à l’élaboration d’une théorie critique des pratiques sociales et culturelles actuelles. Un tel déficit nous oblige à réinterroger le rôle des modèles critiques dans la recherche sur les pratiques culturelles et les formes de communication. En effet, le « paradigme des usages », qui pouvait à juste titre se penser comme critique au moment de son élaboration, au sens où il se dressait contre les approches gestionnaires cultivant un déterminisme technique aveugle – ou contre des sociologies « classiques » fascinées par la gestion et le pouvoir, souvent promptes à faire taire les pratiques, ou encore contre des approches de la culture obnubilées par la seule « culture savante » au mépris des pratiques ordinaires – n’a plus rien de critique dans une configuration culturelle et idéologique ayant absorbé une partie de ses apports et un système technique se nourrissant de ces derniers autant à des fins de légitimation que d’appropriation. Le « paradigme des usages » a bien de la peine à faire face de manière convaincante à cette nouvelle configuration. Si la recherche sociologique sur les objets techniques ne considère que ces pratiques, elle risque de passer à côté d’aspects essentiels que le cadre d’analyse des usages n’invite pas à prendre en compte.

INTERSUBJECTIVATION

  • 6 Les travaux de Serge Tisseron [2006], qui mettent en évidence les tendances au narcissisme dans le (...)

30Face à cette crise du « paradigme des usages », plusieurs alternatives sont envisageables et sont d’ailleurs pratiquées dans la recherche sur la communication à l’heure actuelle. La première consiste non pas à renoncer à l’idée du sujet – comme le fait par exemple la sociologie de l’acteur-réseau – mais à se référer à une conception forte du sujet dont les modes de constitution sont situés dans les processus de socialisation. La psychanalyse offre un tel cadre théorique en invitant à concevoir les usages des technologies selon une théorie de l’image et de l’affect inspirée de la théorie lacanienne. Une telle perspective offre une alternative à la crise du « paradigme des usages », dans la mesure où elle comble son oubli de la vulnérabilité, entre autres par sa capacité à comprendre le lien étroit entre le maintien de l’identité des sujets et leurs usages des technologies. Elle a, en outre, l’avantage d’offrir un référent normatif permettant d’identifier des tendances problématiques propres aux usages des technologies de la communication, en pointant des tendances « pathologiques » liées aux pratiques de l’identité numérique6.

31La seconde perspective envisageable prend également acte de la crise du « paradigme des usages », mais elle opère le mouvement inverse en inscrivant non pas le sujet, mais l’objet, au centre de l’analyse. Amplement nourrie de phénoménologie, une telle perspective insiste sur le rôle de la technologie dans le rapport au réel et sa tendance à détruire la perception d’autrui, de soi et du monde [Dreyfuss, 2001]. Elle répond, dans un certain sens, aux oublis du « paradigme des usages » en mettant en évidence la vulnérabilité du sujet face à une relation technologique qui réifie les rapports humains, imposant son rapport au réel, au social, et au soi. Aussi, pense-t-elle la contrainte technologique, tout en offrant une perspective « critique » sur les usages des techniques contemporaines et en dégageant les processus destructeurs à l’égard de ces dernières, à la fois en termes d’émergence du rapport social, d’effacement du sens moral, et de dilution du sens de la réalité [Anders, 2004].

32Si ces deux approches proposent indéniablement des modèles théoriques alternatifs à l’approche des usages, elles n’offrent pas, à mes yeux, des perspectives permettant une véritable « sortie de crise » du paradigme des usages tant elles se démarquent de lui sur des points essentiels. C’est une autre perspective qu’il convient de développer, qui prenne à la fois acte des apports des enquêtes sociologiques sur les usages, tout en cherchant à répondre aux oublis identifiés précédemment. Cette autre perspective devrait tout d’abord, faire une place centrale à l’activité des sujets, sans renoncer à souligner les ruptures de la pratique, les « fatigues du soi », les scissions des sujets ; ensuite, elle devrait être capable de restituer les formes d’imposition et de contrainte exercées par les techniques sur l’activité, sans pour autant renoncer au modèle de l’agir ; enfin, elle devrait permettre de dégager les traits formels d’une constitution de soi liée à l’usage des technologies, qui participe d’un élargissement de l’autonomie personnelle et de la reconnaissance mutuelle, de manière à offrir un critère moral permettant d’identifier des tendances problématiques de la culture numérique contemporaine.

33Une telle perspective peut être envisagée à l’aune d’une approche de l’intersubjectivation et du « soi digital » telle qu’on peut la penser à partir du pragmatisme américain, en particulier des travaux de Georges Herbert Mead – qui est connu pour avoir développé une conception intersubjective de l’individuation par la socialisation [Mead, 2008]. Selon Mead, c’est en adoptant la perspective d’autrui face aux conséquences de ses propres actes que le sujet se constitue un sens de lui-même. Mead propose une approche de la formation du soi qui rompt avec l’idée classique du sujet autosuffisant dont le processus de constitution dépend d’une affirmation de soi contre le monde extérieur. Le concept d’intersubjectivité permet à Mead de décrire ce processus par lequel le sujet oriente ses actions en adoptant la posture développée par ses partenaires en réaction à ses actions. Loin d’être un processus autoréférentiel, l’individuation apparaît d’emblée comme relationnelle : sans la présence d’autrui, le sujet est incapable de développer un cadre d’action doté de sens. Ce n’est qu’en endossant l’image de ses propres actes en tant qu’ils sont perçus et compris par d’autres sujets qu’il parvient à développer une connaissance et une conscience de soi et à adopter l’attitude qui convient. Mais un tel schéma intersubjectif ne met pas seulement en scène des sujets individuels, il mobilise également des médiations sur lesquelles repose un tel échange : celles-ci résident dans l’image renvoyée par le partenaire d’interaction par rapport aux actions du sujet, qui s’accompagne chez ce dernier d’une image de soi et suscite une prise de conscience de lui-même par l’intermédiaire d’autrui.

34Le modèle de Mead offre des pistes pour esquisser une réponse aux oublis du « paradigme des usages ». Un des problèmes majeurs, néanmoins, est son concept de médiation, et en particulier son absence de réflexion sur la médiation technique. On est donc amené à penser avec Mead au-delà de Mead si l’on entend réintroduire l’objet technique dans l’analyse de la relation intersubjective : il convient de montrer comment la médiation technique s’insère dans ce modèle intersubjectif. Si Mead ne parle pas de technique dans la relation intersubjective, il évoque la médiation par l’image de soi produite par la réaction d’autrui. Il distingue une intersubjectivité primaire médiatisée par l’image de soi d’une intersubjectivité secondaire médiatisée par des « symboles signifiants ». En appliquant à l’objet technique le cadre meadien de la médiation par l’image et les symboles, il devient possible de puiser dans son modèle du soi pour penser la technologie et l’identité ; la médiation technique devient alors un support essentiel du rapport intersubjectif.

35On se confronte toutefois, ici, à une difficulté redoutable, puisqu’il s’agit d’une médiation qui, si on la prend au sérieux, présente des propriétés dont il faut rendre compte de manière précise. Le schéma intersubjectif de Mead ne suffit plus, il doit être réaménagé en prenant au sérieux la question du tiers médiateur et de son mode d’agir. Autrement dit, il s’agit d’examiner ce qu’implique cette interaction structurée par une médiation technique sans laquelle la communication ne serait pas possible. Pour ce faire, il convient de concevoir un modèle d’intersubjectivation à trois termes et non à deux (sujets), c’est-à-dire une médiation par la communication (symboles) : ce qui requiert, au minimum, un sujet participant, une interface technique et d’autres sujets participants. Si l’absence de coprésence physique dans un espace temps partagé est, sans doute, la première caractéristique qui vient à l’esprit pour décrire ce genre de relations, ce n’est pas forcément le seul critère qu’il convient de dégager : le dispositif médiateur joue un rôle important et doit être pris en compte en tant que tel.

36Le modèle de Mead s’avère en réalité plus complexe que la rapide description faite ici, notamment en raison de la distinction entre différents niveaux de socialisation. Toutefois, cette approche de l’intersubjectivité permet d’esquisser des réponses aux trois oublis du « paradigme des usages ». Elle permet, premièrement, de sortir du modèle classique du sujet autocentré se constituant dans le seul rapport réflexif à lui-même – modèle classique « autoréférentiel » qui est au fondement des approches insistant sur le sujet compétent et explorateur dont procède en partie le « paradigme des usages ». Ici, le sujet se constitue dans son rapport aux autres et aux objets techniques : ces entités « autres » représentent à la fois une possibilité de son rapport à soi, sous forme d’extension de ses possibilités pratiques, mais aussi une limite de ces entités, et un cadrage prescriptif dudit rapport. Ce processus à la fois « habilitant » et « limitatif » est décrit par Mead dans le rapport complexe qu’il entrevoit entre le je et le moi : le je émane de l’instance de la spontanéité et de la créativité individuelle, échappant à un schéma de contrôle conscient ; le moi représente l’instance de la norme et de la loi collective, instaurant ainsi une régulation normative. Pour Mead, seule une « dialectique » réussie entre les processus singularisants du je et les processus socialisants du moi aboutit à la constitution d’un soi pleinement « réalisé ». Or la « dialectique du soi » peut échouer : soit le je ne trouve aucun espace d’expression et le sujet reste alors enfermé dans la norme, incapable de s’autoconstituer ; soit le moi reste insaisissable et le sujet perd toute orientation intersubjective. Cet échec provoque des déchirements du sujet et des expériences négatives ; il s’incarne notamment dans la scission entre une pratique privée de référent collectif dans un cas et d’autonomie dans l’autre. Il advient en particulier lorsque les activités techniques des sujets s’imposent à eux en rompant leurs cours d’action intersubjectifs sans qu’ils parviennent à réinscrire ces activités dans une trame pratique digne de signifiance. Cet échec renvoie à la situation de ces sujets dépassés par les actions prescriptives dans lesquelles ils s’inscrivent et qui finissent par agir de manière répétitive, déliant ainsi le rapport à soi inscrit dans une trame signifiante. Prendre en considération ces échecs revient sans doute à restituer les « manières de faire » brisées en partant de la vulnérabilité. En outre, insister sur la fragilité intersubjective des sujets ne revient pas à renoncer à l’idée même du sujet et à tourner le dos au projet moderne de l’autonomie individuelle. Cette conception « dialectique » du soi permet de concevoir une approche des usages des technologies de la communication qui comble l’oubli du sujet brisé dans le « paradigme des usages ».

37Deuxièmement, l’approche de l’intersubjectivation permet de réintroduire la dimension de la contrainte, puisque le regard d’autrui n’est pas seulement ce qui rend possible l’individuation, mais aussi ce qui la limite et l’empêche. Si cette « contrainte intersubjective » permet, on l’a vu, de thématiser la question de la vulnérabilité du soi par sa dépendance à l’égard d’autrui, elle permet également de se pencher sur les contraintes techniques. L’objet technique n’est toutefois pas considéré à l’aune d’une symétrie « posthumaniste » sujet/objet, mais comme le partenaire agissant d’une relation autant « habilitante » que contraignante. L’objet technique agit comme une interface entre le « projet d’action » qui a été déposé en lui et le sujet actif dans ses usages de ces interfaces techniques. En d’autres termes, il s’adresse au sujet en lui conférant un horizon d’activité défini, il le pousse à agir de telle ou telle manière et à se conformer à des usages anticipés. L’interface rend possible une activité autant qu’elle s’impose par ses propriétés mêmes qui invitent les usagers à certains types d’activités tout en en excluant d’autres. L’adresse est précisément à la médiation technique, ce que les « symboles signifiants » sont, pour Mead, à la communication : elle est à la fois ce qui permet d’agir et ce qui oriente une action, elle est à la fois un principe d’action qui rend possible et un principe de limitation qui enferme le possible ; l’adresse est ce qui fait qu’un sujet entre dans une relation pratique avec un objet technique qui le conduit à agir et à interagir et en même temps ce qui l’empêche de mener d’autres actions ; ce qui autorise et ce qui interdit.

  • 7 C’est dans ce sens que va Dominique Cardon [Cardon, 2008], lorsqu’il propose une typologie dégagea (...)

38On peut, par exemple, concevoir les profils d’usagers sur Internet comme autant de formes d’adresse qui font entrer les usagers dans un dispositif de communication : les participants peuvent les composer à leur guise, communiquer ou non des données, mettre leur photo ou transmettre des données personnelles, voire intimes. Simultanément, ces profils s’adressent aux usagers en les qualifiant d’une certaine manière (sexe, nationalité, âge, profession) et en configurant des usages souvent très précis. Le profil est l’interface : il est ce qui rend l’activité en ligne possible et ce qui la canalise et la délimite. Les interactions online se déroulent à partir de ces interfaces de l’adresse technique qui font à la fois office de cadre et de support de l’interaction. À partir de ces considérations, il est possible de dégager différents modes de relation du sujet avec l’interface à l’aune de différents types d’adresse, en examinant notamment les qualités des participants que ces interfaces mettent en saillance ou révèlent7.

39Troisièmement, si l’approche de l’intersubjectivation insiste sur les limites du sujet « classique » et les contraintes intersubjectives exercées par autrui autant que par la médiation technique, elle ne renonce pas pour autant au principe moderne de l’autonomie personnelle. Simplement, cette autonomie n’est plus pensée dans les termes classiques de la théorie du sujet qui considérait l’indépendance à l’égard des normes sociales et des médiations techniques comme la condition même de l’auto-constitution de la personne. Au contraire, dans une approche intersubjective, l’autonomie personnelle dépend de manière constitutive de l’existence de relations et de la présence d’autrui. Dans cette logique, plus ils sont capables de se rapporter aux autres et à leur monde, plus ils parviennent à se constituer comme « sujets autonomes » en acquérant une conscience d’eux-mêmes. Plus ils parviennent à se déployer dans des « manières de faire » avec les autres, dans une culture publique, plus ils sont en mesure d’étendre leur potentiel d’action, notamment en le confrontant à ceux d’autrui et en l’enrichissant de cette confrontation ; plus ils parviennent à s’appuyer sur des objets techniques pour déployer leurs modes de faire et se nourrir des modes de faire des objets techniques pour élargir leurs activités, plus s’affirme leur autonomie.

40L’approche de l’intersubjectivation du « soi digital » autorise ainsi, par son ancrage dans le projet moderne de l’autonomie revu à l’aune de la théorie intersubjective, à développer des critères permettant de soumettre à l’enquête les différents espaces et les différents usages de la culture numérique. Sur cette base, cette approche permet d’envisager des modes de relation entre des sujets et des objets techniques, ou entre des sujets, grâce à l’interface technique, qui contribuent (ou non) à un enrichissement des processus de subjectivation et à l’élargissement de l’autonomie personnelle. À l’inverse, elle permet d’identifier les modes d’adresse qui contribuent à promouvoir des types d’action qui vont de pair avec l’apparition de sujets incapables de se rapporter à eux-mêmes autrement que sur le mode de l’agir stratégique (calcul, stratégies, performance d’un agent ayant perdu tout lien avec son expérience). Ceci suggère donc une conception de la recherche sur les usages qui prenne appui sur les concepts d’intersubjectivation, de « soi digital », d’adresse.

CONCLUSION

41La problématique envisagée dans ces quelques pages vise à questionner certains présupposés du « paradigme des usages », sans pour autant renoncer à ses apports. Elle entend participer à l’élaboration d’une approche de l’identité numérique – celle du « soi digital » – sous l’angle des formes contemporaines d’intersubjectivation liées à la « technologisation » de l’interaction et à la « numérisation » croissante de la culture et de la communication. Certes, en restant fidèle à mon hypothèse de départ selon laquelle on ne saurait saisir ces mutations du soi relatives aux usages des technologies sans considérer les mutations socio-économiques et culturelles qui participent de la formation d’un type spécifique de sujet, il conviendrait de dégager les différentes modalités du « soi digital » en fonction des divers cadres socio-économiques et culturels [Granjon, 2008 et 2009]. Cela dépasserait néanmoins le propos du présent texte et se confronterait au problème que, pour l’heure, peu d’éléments fiables dans ce domaine nous autorisent à formuler des hypothèses plausibles. Cependant, la place croissante que prend le « soi digital » dans la formation des sujets contemporains invite à considérer les modes actuels de constitution de soi en prenant au sérieux les pratiques d’intersubjectivation relatives aux technologies de la communication.

42La problématique esquissée ici entend surtout contribuer à l’élaboration d’une théorie critique de la culture numérique dont un des pivots est l’approche de l’intersubjectivation, du « soi digital » et de l’adresse technologique. Si cela relève sans doute du défi, pour la recherche sociologique sur les pratiques techniques, que de décrire et de comprendre le rôle de ces dernières dans la formation des sujets, une telle approche peut contribuer au renouvellement d’une critique de la communication et de la culture à l’ère numérique [Voirol, 2006 ; 2008 ; 2010]. L’un des déficits soulignés précédemment dans le « paradigme des usages » est sa difficulté à mettre en évidence les pratiques brisées et les scissions du soi digital. Pour cette raison, un des apports de la perspective de recherche axée sur l’intersubjectivation et l’adresse est de parvenir à poser un cadre évaluatif permettant de décrire et de comprendre quelles sont, d’un côté, les médiations techniques de l’adresse du « soi digital » qui autorisent un accroissement des possibilités d’individuation et de socialisation permettant un déploiement de l’autonomie personnelle et quels sont, de l’autre, les dispositifs qui les contrecarrent, les empêchent ou les annihilent.

43Il n’y a aucune raison de penser que les formes d’intersubjectivation articulées au « soi digital » ne permettent pas d’accroître l’autonomie personnelle. Celle-ci renvoie à la capacité de démultiplier le sens de soi par l’accroissement des possibilités d’action et d’interaction avec des interfaces techniques et avec autrui ; elle rend ainsi possible une participation à la culture publique. Cette interaction technologique étendue peut donc contribuer à une extension de la communication, notamment par la démultiplication des interactions possibles. En outre, elle rend possible un processus d’exploration culturelle tendant à la promotion d’une culture numérique par laquelle les sujets sont en mesure d’accroître leurs possibilités de déployer une identité personnelle, se réalisant par leur participation à un processus public d’expérimentation. Les usagers peuvent être par exemple amenés à interroger leur univers de pratiques et de normes de manière inédite sur des plateformes d’échanges en ligne, en devant expliciter des aspects de leur personne et de leurs manières de faire restés inquestionnés dans l’interaction ordinaire. Les sites de rencontre sur Internet constituent un des nombreux exemples de ce genre de processus intersubjectif de ré-exploration du soi médiatisés par des interfaces numériques.

44À l’inverse, on assiste tout autant à des processus qui contrecarrent et empêchent le développement de cette autonomie personnelle et qui encouragent les « pathologies du soi digital ». On mentionnera par exemple, les processus sociaux et technologiques qui contrecarrent la « dialectique du soi », cette relation entre activité et adresse, au profit de la seule adresse. Dans ce cas, le sujet reste un sujet « adressé », sans qu’il soit en mesure de mener une activité indépendante à partir de cette adresse ; il est en quelque sorte « pris » dans la prescription technique, sans être à même de replacer cette activité dans un cours d’action qui étend ses possibilités de construction de soi dans son lien avec l’interface technique. Ce dernier entraîne alors une activité entravée, réduite à des actes techniques répétitifs et compulsifs. Le processus intersubjectif censé confronter le soi de manière active avec une médiation technique et sociale est dissout dans un « aplatissement » où l’usager se complait dans la reconduction continue de procédés répétitifs.

45Ces processus, qui relèvent à la fois du cadre social de subjectivation de l’utilisateur et d’adresse technique enfermant les sujets dans leur univers idiosyncrasique, peuvent être identifiés par le biais de l’enquête sociologique. Un exemple de processus problématique est la tendance au développement d’une activité relative au « soi digital » qui relève du seul calcul stratégique. Dans ce cas, les participants de la communication ne sont pas considérés comme des partenaires dont dépend l’extension intersubjective du soi, mais comme de purs instruments de réputation, censés acclamer la simple apparence digitale du soi. L’accumulation purement quantitative des « contacts » ou des « amis » dans les réseaux sociaux ou sur les sites de rencontres sont des exemples de subjectivation digitale stratégique à des fins de performance relationnelle. Celle-ci relève alors de cette « entreprise de soi » qui, loin de contribuer au renforcement de l’autonomie personnelle, participe de l’oblitération du rapport intersubjectif et de l’enfermement calculateur du sujet sur lui-même. Il convient alors de montrer en détail comment, d’une part, des types d’adresse que l’on rencontre sur certaines plateformes Internet et, d’autre part, des situations sociales et culturelles spécifiques, contribuent ou non au développement de ce sujet calculateur et stratégique.

46À défaut de partir d’une critique radicale de la technologie, une théorie critique de la culture numérique [Voirol, 2005 ; 2008 ; 2010] se doit à mon sens, d’une part, de développer des critères permettant de dégager les formes « réussies » d’individuation relatives au « soi digital » – situées, on l’a vu, dans le développement intersubjectif d’un soi autonome –, et, d’autre part, de saisir concrètement les processus contribuant à renforcer les « pathologies du soi digital ». Ce faisant, une telle démarche est amenée à combiner perspective théorique et enquête sociologique, pour parvenir à dresser les tendances actuelles concernant aussi bien les usages que l’intersubjectivation technique.

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Notes

1 En témoignent ainsi le tournant vers l’action morale et la subjectivation chez Foucault au début des années 80 ainsi que, chez Bourdieu, la place croissante qu’il accorde à la question de l’action et à des notions telles que « pouvoir symbolique », lequel confère une place accrue à l’action par rapport aux contraintes structurelles. Je me permets de renvoyer à mon texte, où j’ai traité cette question dans le détail [Voirol, 2004].

2 Et ce, même lorsque l’approche a explicitement renoncé à l’idée de « sujet » comme c’est le cas de la sociologie latourienne de l’innovation, même si Latour n’a, au sens strict, pas travaillé sur les usages.

3 Ce que les auteurs allemands appellent la Bildung. Ce terme allemand est sans doute celui qui définit le mieux ce qui a été mis, dès le siècle des Lumières, sous le terme de « culture », envisagée comme un processus de formation, d’apprentissage et de développement de la personne, rendu possible entre autres par la littérature, la musique, le théâtre, la philosophie, qui nécessite une pratique particulière marquée par la constance, la réflexion, la confrontation au monde et le renoncement au divertissement [Bollenbeck, 1996].

4 Ainsi, La Culture au pluriel [1972] est un ouvrage autant théorique que politique : si son titre manifeste le refus d’un pouvoir culturel uniformisant régnant au nom d’un savoir supérieur, cet ouvrage est composé de textes destinés en leur temps à encadrer la politique culturelle de la Commission européenne.

5 C’est ce que remarque Josiane Jouët lorsqu’elle souligne qu’en France, les recherches sur les TIC se sont développées en marge de la sociologie des médias et de la culture, manquant ainsi d’intégrer la perspective de la réception [Jouët, 2000].

6 Les travaux de Serge Tisseron [2006], qui mettent en évidence les tendances au narcissisme dans les usages des plateformes du « Web 2.0 » et le développement de l’identité numérique, s’inscrivent dans cette tendance.

7 C’est dans ce sens que va Dominique Cardon [Cardon, 2008], lorsqu’il propose une typologie dégageant des « formes de visibilité » par lesquelles les individus sont amenés à se présenter sur les différentes plateformes numériques et à adopter ainsi une identité numérique spécifique. Cette typologie se base sur l’hypothèse sur laquelle l’identité numérique combine une « extériorisation du soi dans des signes » et un « réglage réflexif de la distance à soi ».

© Presses des Mines, 2011

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