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Communiquer à l’ère numérique

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Julie Denouël
, 
Fabien Granjon

Chapitre 2. TIC et travail : de l'étude des usages à la critique de l’impératif du changement

Jean-Luc Metzger et Orange Labs

Texte intégral

1Au milieu des années 60, Charles Wright Mills formulait une critique à l'adresse de « l'empirisme abstrait », auquel il reprochait de multiplier les études détaillées, mais « creuses », niant les structures et l'histoire, substituant à la problématique le raffinement méthodologique [Mills, 1997]. Quarante ans plus tard, dans les bilans critiques qu’elle dresse de la sociologie des usages, Josiane Jouët [2000 ; chapitre précédent] souligne à son tour le danger d’un émiettement des études en ce sous-champ, l'accumulation de données descriptives s'opposant à la recherche de cumulativité des connaissances sociologiques. Elle identifie une dérive empiriste où « la cristallisation sur l'objet l'emporte sur la problématique » et où fait singulièrement défaut la prise en compte des contextes et des processus sociaux complexes, notamment les enjeux économiques et politiques. À l'opposé, Cristèle Assegond [2004], reprochant aux sociologues du travail de ne pas suffisamment prendre en compte le rôle des dispositifs techniques (et tout particulièrement les technologies de l’information et de la communication – TIC), suggère de renouveler ce champ disciplinaire par le biais de la nouvelle sociologie des sciences et des techniques, notamment en recourant à des études centrées sur les seules interactions observables et enregistrables.

2Loin de cet intérêt exclusif pour les usages micro-situés, nous voudrions montrer combien la sociologie du travail permet de rendre compte non seulement de la place des techniques dans le développement des pratiques professionnelles, mais également de ce qui constitue la caractéristique principale des mondes sociaux du travail : leur exposition à des remises en cause permanentes, sous l'effet de l'extension du fait gestionnaire. Plus précisément, nous procéderons de la manière suivante. Dans un premier temps, après avoir brièvement rappelé que, dès ses débuts, la sociologie a proposé un cadre d'analyse pour comprendre le phénomène technique, nous dégagerons les principaux apports de la sociologie du travail en matière d'étude du fait technique. Dans un second temps, nous mettrons en perspective ces apports pour les articuler avec ceux de la sociologie économique au travers de la notion d'institution. Cela nous permettra de proposer un positionnement des apports respectifs des différents courants mobilisés pour rendre compte des articulations complexes entre évolutions des sphères professionnelles et renouvellement technico-gestionnaire.

TRAVAILLER : S'ADAPTER À L'IMPÉRATIF DE CHANGEMENT PERMANENT

Sphères professionnelles et volonté de changer

3Pour situer les apports des différents courants de la sociologie du travail, il nous paraît utile de commencer par rappeler que ce qui caractérise, de nos jours, les sphères professionnelles, réside moins dans l'emprise de tel ou tel dispositif technique que dans la pression à renouveler sans cesse toutes les dimensions du travail. Certes, ces injonctions à s’adapter sans cesse ne sont pas nouvelles : elles sont pour ainsi dire consubstantielles à la rationalisation des modes de production industriels [Friedmann, 1947 ; Naville, 1963]. Cependant, les mondes sociaux du travail, depuis la fin des années 70, connaissent une accélération du rythme de ces injonctions au changement. Cette accélération est elle-même le résultat d’une succession de décisions prises par les élites politiques et économiques de nombreux pays : globalisation des marchés financiers et boursiers, dérégulation et re-régulation partielle des secteurs bancaires en période de crise, ouverture des marchés des produits puis des services, privatisation des sphères publiques et tendance à réduire la capacité d’action de l’État, concurrence accrue dans certains secteurs suivie d’un processus de concentration à une échelle internationale, dépendance croissante à des investissements volatiles, etc. [Martin, Metzger et Pierre, 2003].

4Tous ces phénomènes, dont la dynamique n’est pas achevée, résultent de volontés cumulées pendant plusieurs décennies, avançant malgré les réticences plus ou moins localisées et les conflits plus ou moins longs. Ces décisions, prises à des niveaux de plus en plus internationalisés, sinon globalisés, se traduisent par l’influence croissante des représentants des actionnaires, procédant, pour obtenir des rendements financiers suffisants, à des rachats ou des ventes d’entreprises, incitant les équipes dirigeantes à opérer des fusions, des restructurations, renforçant ainsi leur propension à pratiquer des changements de stratégie et de modalités de management. Pour mettre en œuvre ces différentes reconfigurations, les directions et leurs équipes d’experts introduisent des règles et des outils de gestion, fréquemment renouvelés, qu’ils soient ou non inscrits dans des TIC. Plusieurs groupes professionnels en compétition entreprennent ainsi de rationaliser aussi bien les processus productifs (organisation, contrôle et évaluation de la production, en quantité et en « qualité »), que les différentes dimensions de la gestion du personnel (recrutement, évaluation individuelle, salaires, temps de travail, formation, etc.), mais aussi l’élaboration des savoirs et savoir-faire, sans oublier les relations entre salariés. Ces injonctions concernent au premier chef les entreprises marchandes. Toutefois, les organisations publiques et associatives n'y échappent pas, les réformes de la place de l’État, de son mode d’action et de son fonctionnement étant, en effet, mises au service de la recherche de la compétitivité des économies nationales, au point que les pays sont très sérieusement comparés au moyen des indicateurs du World Competitivness Index [Gaulejac, 2005]. Ainsi, entre les règles et les modalités de la régulation, les principes d'organisation, les outils, la taille et la composition des équipes de travail, mais aussi les modalités d'échanges, il ne semble pas y avoir un seul aspect de l’activité professionnelle qui échappe à la volonté de transformer sans cesse l'existant [Askenazy 2002 ; Delaunay, 2003 ; Durand, 2004 ; Rubery et Grishaw, 2001].

Articuler évolutions des mondes sociaux et changement technicoorganisationnel

5Il est fréquent de mettre au centre de cette accélération et de cette permanence de la volonté de changer, l’utilisation massive, ou l’injonction à utiliser massivement des TIC. C'est, par exemple, la thèse de Manuel Castells (1998) qui laisse à penser que ce qui fait la spécificité de ces technologies serait leur capacité à favoriser leur propre développement et à se « diffuser » très rapidement à l’échelle mondiale. Le mouvement, présenté comme auto-entretenu, débouche sur une interdépendance croissante des économies, des sociétés, des laboratoires de recherche, ce qui facilite aussi bien l’utilisation des innovations technologiques dans les pratiques de gestion, que l’application de méthodes de gestion à la recherche technologique, le tout appelant à l’identification incessante de nouveaux services, de moyens de les faire acheter et de les faire financer. En réalité, l'emploi croissant des TIC ne résulte pas d'un mécanisme automatique. Il provient de nombreux choix d'investissements, tant publics que privés, ainsi que de l’engagement de spécialistes en sciences de l'ingénieur, mais aussi en sciences sociales. Dès lors, il devient de plus en plus nécessaire de raisonner, non en termes d'effet ou d’impact, mais en termes d'articulation entre les dimensions sociales du travail (les mondes sociaux) et le changement à visée gestionnaire (technique, organisationnel ou règlementaire). En effet, que des dispositifs soient introduits n'a rien de l’évidente nécessité : des acteurs – collectifs – ont présidé à leur conception, à la décision de leur introduction, aux modalités de leur mise en œuvre et de leurs renouvellements. Prendre en compte cet aspect des choses permet de souligner que le contrôle du changement est en soi un enjeu, et que tous les individus ainsi que tous les collectifs ne possèdent pas les ressources pertinentes pour intervenir aux différents niveaux de décision. Symétriquement, les effets du changement peuvent contribuer à redistribuer les ressources pertinentes pour contrôler les processus de transformation techniques, organisationnels et réglementaires.

  • 1 Pour les tenants de la théorie de l'acteur-réseau, « il n’y a donc pas d’un côté des acteurs, et d (...)

6C’est en somme souligner l’importance d’identifier le rôle et les stratégies des groupes professionnels, des collectifs qui, interprétant les contraintes macroéconomiques et parfois contribuant à leur élaboration, sont les « instaurateurs » de ce processus multidimensionnel et inter-temporel de production de réformes, de « nouveautés », d’incitations ou d’injonctions à changer. On le voit, loin de concevoir le social sur le modèle du « monde plat »1, une telle approche redonne toute sa place à une vision des organisations perçues comme espaces de domination, c'est-à-dire comme lieux où des relations de pouvoir s'exercent sur un grand nombre d'individus, au profit d’autres individus, dans un grand nombre de situations et de façon durable. Ces rapports de domination s’appuient sur le caractère essentiellement dissymétrique de l'accès aux mécanismes objectivés et institutionnalisés d'appropriation des profits du champ [Bourdieu, 1976], mécanismes s'incarnant ici dans le contrôle du renouvellement des dispositifs techniques à des fins le plus souvent gestionnaires.

SOCIOLOGIE DU TRAVAIL ET ANALYSE DU CHANGEMENT TECHNICO-ORGANISATIONNEL

7En nous appuyant sur la relecture de plusieurs textes fondateurs de la sociologie du travail [Friedmann, 1964a/b ; Friedmann et Reynaud, 1958 ; Friedmann et Naville, 1964 ; Naville, 1963], mais également sur des commentaires et des analyses ultérieurs [Maurice, 1998 ; Grémion et Piotet, 2004], il nous est possible de dégager plusieurs apports majeurs. Mais, rappelons tout d'abord que, dès ses origines, la sociologie générale s’est intéressée au travail et à la technique. Sans entrer ici dans une présentation détaillée des perspectives envisagées dès la fin du xixe siècle, on peut retenir que les premiers sociologues (Émile Durkheim, Marcel Mauss, Max Weber, François Simiand, Maurice Halbwachs, etc.) ont posé un cadre à l'examen des interactions entre technique et travail.

8Tout d'abord, chacun à leur manière, ils justifient de prendre la technique comme objet d'étude, identifiant ainsi une branche spéciale de la sociologie, la technologie sociologique, au sens premier d'étude des déterminants sociaux des techniques. C'est le cas de Durkheim, pour qui

« les instruments divers dont se servent les hommes (…) sont des produits de l'activité collective. (…) Il y a entre eux et la nature des sociétés qui les emploient des rapports définis. (…) La technologie, considérée sous cet aspect, est une branche de la sociologie » [Durkheim, 1975, tome 1 : 246].

9De façon complémentaire, Mauss accorde une place non négligeable à l'étude de la technique, non seulement en exposant sa conception des techniques du corps [Mauss, 1997 : 365-386], mais également en proposant une définition en termes d'arts de la production [Mauss, 1969b : 252]. Constatant l'imbrication croissante entre sciences et techniques, ainsi que l'importance grandissante de la technicisation des activités sociales (des plus élémentaires comme l'alimentation aux plus sophistiquées comme la spéculation boursière, sans oublier les rapports entre nations), il mesure « l'étendue de l'apport indéfini de la technique au développement même de l'esprit » et souligne l'indépendance croissante des bureaux d'étude des grandes entreprises. Cela ne l'amène pas pour autant à accorder aux objets une quelconque capacité d'action : « en chaque société humaine tout n'est que relation, même la nature matérielle des choses ; un outil n'est rien s'il n'est pas manié » [Mauss, 1969a : 11].

10Ensuite, par tout un travail de différenciation de catégories trop souvent confondues (technique et objet technique, technique et économie, etc.), ces pères-fondateurs isolent l'importance de l'étude des dispositifs techniques employés dans la production et pointent leur rôle dans la déshumanisation des relations sociales [Durkheim, 1978 ; Weber, 1991]. Ainsi, Weber discute le caractère polysémique du terme technique. En un sens général, la technique pure désigne, pour lui, l'ensemble relativement économe des moyens nécessaires à l'exercice d'une activité, en sorte que

« l’on peut parler d’une technique de la prière, d’une technique de l’ascèse, d’une technique de réflexion et de recherche » [Weber, 1995 : 101].

11La technique possède sa propre rationalité, indépendante des exigences économiques :

« ainsi, il existe selon notre définition, une technique rationnelle au service d’objectifs ne correspondant à aucun désir » [Ibid. : 103],

12c'est-à-dire aucun besoin solvable. Halbwachs [1920] s'est quant à lui intéressé aux rapports qu'entretiennent les ouvriers avec les matériaux et les machines. Possédant une claire conscience du taylorisme, il note que l'ouvrier, professionnel – sur le modèle de l'artisan – ou affecté à des tâches parcellisées – dans l'organisation taylorisée –, est nécessairement amené à s'isoler des relations sociales, du fait de son activité centrée sur le travail de la matière, directement avec des outils ou indirectement via des machines. Halbwachs parle de « paralysie partielle des fonctions de relation ». Ce n'est donc pas le rapport salarial ou le type de rapport que chaque ouvrier entretient avec ses pairs qui est structurant, mais l'action sur la matière, laquelle n'est possible qu'à travers des représentations nécessairement individuelles et à condition de détacher son attention de la vie de groupe.

  • 2 Notre réflexion se limite à la sociologie du travail en France, laquelle, comme le retrace Friedma (...)

13Ainsi, loin d'ignorer le fait technique, la « première sociologie » en a, au contraire, fait un objet d'étude à part entière. Si la mémoire semble en être perdue, cela résulte sans doute moins de l'absence d'études ultérieures – dont beaucoup concerneront le monde de la production – que du regard porté sur elles rétrospectivement, notamment sous l'effet du travail de conviction opéré par les tenants de courants plus récents, soucieux de montrer leur radicale originalité. C'est donc dans la filiation de ces orientations fondatrices que s'inscrit la perspective ouverte par la « première » sociologie du travail. Elle émerge en France, dans le prolongement de l'œuvre de Georges Friedmann et Pierre Naville qui vont réunir autour d’eux la plupart des pionniers de cette discipline (Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine, etc.)2. Ces fondateurs entendaient replacer l’étude du travail dans une perspective d'ensemble en se demandant à quel type de société pouvait conduire le développement de la rationalisation technicienne. Pour répondre à cette question, tout en s'appuyant sur des matériaux issus d'études empiriques menées aussi bien dans l'industrie que l'agriculture ou le tertiaire, ils mobilisaient des catégories d'analyse permettant de rendre compte du changement social dans une perspective de lutte pour l’accès au pouvoir au sein de la « société globale » et s’intéressaient aux effets ambivalents de l’industrialisation dans les pays développés, mais également au sein du tiers-monde. Si une sociologie de l'organisation et de l'entreprise était distinguée, c'était au sens d'un angle de prise de vue, non d'un domaine ou d'un champ, l'essentiel étant de conserver au travail toute sa complexité.

Le changement technico-organisationnel comme processus de rationalisation multidimensionnel

  • 3 Dès 1956, Friedmann définit l'automation, cette nouvelle étape (et non révolution) de l'automatism (...)

14Dans ce cadre, quelle place accordaient les fondateurs aux dispositifs techniques dans la compréhension du travail ? S’inscrivant en cela dans une tradition qui remonte à Karl Marx, et considérant le rôle de la technique comme central dans l'étude du changement social, la sociologie du travail a surtout analysé les interactions complexes entre système social et système technique au travail, à différents niveaux : de l’atelier à la société, en passant par l’entreprise ou l’organisation. Elle n’en a pas pour autant négligé l’analyse des situations de travail, mais les a reliées aux contextes dans lesquels elles s’inscrivent. Comme le résume Mireille Dadoy [1997], la sociologie du travail de Friedmann et Naville, au-delà de leurs divergences, avait comme perspective commune d’être « une sociologie globale, une analyse de la société à partir des problèmes de travail » [Dadoy, 1997 : 271]. Le fait technique au travail était envisagé sous plusieurs angles : comme support de l'automation3 et de la rationalisation des processus productifs, comme engendrant simultanément la déqualification des opérateurs (voire leur abêtissement) et la requalification de certains ouvriers professionnels, et comme agissant sur les pratiques de loisirs des ouvriers (c'était l'un des sens de l’aliénation), ainsi que sur la pratique syndicale. La posture envisagée consistait avant tout à ne pas se focaliser sur le seul objet technique, ni sur la seule situation d’observation, mais à tenir compte des environnements socio-organisationnels et socio-économiques changeants au sein desquels s’inscrivent les pratiques professionnelles autour des dispositifs techniques.

15En effet, le caractère éminemment variable du contexte de travail avait déjà été identifié par les premiers sociologues du travail. Ainsi, Naville revient à plusieurs reprises sur la mobilité accrue des salariés qui en résulte et sur les difficultés de concevoir un système de formation adapté à une telle rapidité de changement [Naville, 1963]. Cette façon d'aborder les choses leur permettait de souligner le caractère ambigu des effets de l'automatisation : celle-ci engendrait simultanément une aliénation accrue et une possibilité d'assurer un contrôle plus souple sur le cycle de production. Le concept d'aliénation, développé par Hegel et repris par Marx, permet ainsi à Friedmann de caractériser les effets du travail dépersonnalisé. Ce dernier entraîne le sentiment

« d'anonymat parmi une masse de travailleurs, renforcé encore par le défaut d'intégration morale à une entreprise où il [l’ouvrier] n'a participation ni aux décisions, ni aux responsabilités » [Friedmann, 1964a : 249].

16De plus,

« la dépersonnalisation s'accompagne souvent de la conscience de ne jamais pouvoir achever une tâche, de ne jamais pouvoir, en prenant du recul, se dire qu'il a réalisé quelque chose lui-même et qu'il l'a bien fait » [Ibid.].

  • 4 Stéphane Haber examine l'actualité du concept d'aliénation pour rendre notamment compte du travail (...)

17Dépersonnalisation, perte de sens et d'intérêt, absence d'autonomie, toutes ces caractéristiques de l'aliénation concernent non seulement les travailleurs manuels de la chaîne, mais également les techniciens, les cadres et même les chirurgiens [Friedmann, 1964a : 254]. Pour le dire en une phrase, « tout travail ressenti comme quelque chose d’étranger par celui qui l’accomplit est, au sens propre du terme, un travail aliéné » [Friedmann, 1964b : 15], et ce quel que soit le régime de propriété de l'organisation.4

18De plus, les sociologues du travail montrent qu'avec l'automation, le sentiment d'être moins astreint par une machine cohabite avec la soumission plus grande à l'organisation globale de l'atelier ou de l'entreprise. C’est pourquoi, les auteurs préfèrent parler de « phénomène technique », voire de « milieu technique », résultant de l’interaction entre l’organisation sociale du travail, de la science et de l’économie. Plus précisément, Friedmann souligne que la rationalisation « scientifique » du travail qui s'accompagne d'un éclatement des tâches, de l'accroissement du travail à la chaîne et agit sur le comportement des ouvriers, est redevable d'une appropriation, par la direction (via le bureau des méthodes), de « toute la grande masse de connaissances qui, dans le passé, avait été dans la tête des ouvriers » [Friedmann, 1964b : 79]. En d'autres termes, les processus à l'œuvre dans les projets contemporains de rationalisation des compétences collectives (knowledge management) constituent une composante centrale du taylorisme, identifiée par la première sociologie du travail et déjà portée par des dispositifs techniques.

19Simultanément, les observateurs soulignent que toute l'activité des salariés n'est pas entièrement déterminée par la technique et ses usages prescrits :

« assurément, l'ingéniosité trouve une expression dans l'invention de "raccourcis" qui permettent d'atteindre plus facilement les "temps requis". Il n'en reste pas moins que le travail lui-même, dans son déroulement normal, est essentiellement déterminé de l'extérieur » [Friedmann et Reynaud, 1958 : 450].

20Autrement dit, l'identification de pratiques de contournement par les salariés, loin d'être considérée comme la preuve d'une irréductible liberté ouvrière, était ramenée à ses justes proportions : une initiative limitée autour d'un jeu inventé et maîtrisé par d'autres. Le travail est d'autant plus considéré comme contraint que les transformations de l’organisation sont nombreuses ; chaque changement constitue pour les « exécutants » un rappel de leur dépendance (ou de leur domination).

21Au milieu des années 80, l'étude de la « technologie » occupe une place dominante dans les recherches sur le travail [Dubois et Kastoriano, 1985]. L'automation est considérée comme un moment dans un processus plus global, celui de la rationalisation impulsée par les employeurs, moment dont la spécificité est la prise en charge, par des machines, des tâches précédemment parcellisées. C'est pourquoi toute une partie de la sociologie du travail étudiera la qualification comme support à cette construction conflictuelle. L'étude de l'introduction de nouvelles technologies semble montrer qu'existe un large spectre de possibilités. Selon les ateliers, les entreprises, les branches, les acteurs peuvent ou non s'approprier les opportunités de rapprocher les catégories de salariés. Mais si l'introduction de dispositifs automatisés permet que se développent des pratiques qui brouillent les frontières entre catégories professionnelles, les règles de classification renforcent le clivage ouvriers/nonouvriers, symétriquement au clivage cadres/non-cadres. L'étude de la maîtrise des dispositifs techniques est alors replacée dans sa double dimension : en situation, pour mettre en évidence le développement de pratiques pertinentes autour de ces dispositifs pour réaliser les tâches ; et prospective pour pointer l'importance de reconnaître et valoriser cette maîtrise dans une carrière ou une filière professionnelle [Dadoy, 1989]. La volonté managériale de substituer les compétences aux qualifications, à partir de la fin des années 80, fut analysée comme une manière de dévaloriser les savoirs et savoir-faire professionnels au profit des seules aptitudes requises pour la tenue d'un poste [Dugué, 1994]. C'est ici souligner l'emboîtement des différentes dimensions impliquées : à l'étude des pratiques en contexte, doit être associée celle des rapports de force présidant aux négociations collectives.

Le changement technico-organisationnel comme enjeu de régulation

22Au fond, pour nombre de sociologues du travail, comprendre le fait technique dans les contextes professionnels nécessite de prendre en compte les rapports sociaux, les tensions entre catégories d'acteurs. Certains chercheurs mettent l'accent sur la dissymétrie des positions et sur les rapports de domination dans les entreprises. Ainsi, Jean-Pierre Durand [1996] souligne que le modèle productif des années 80-90 est caractérisé par l’absence de compromis entre syndicats et employeurs. En effet, il y a certes des accords et des conventions collectives formellement négociés, mais l’introduction des changements organisationnels et technologiques n’a fait l’objet d’aucune concertation entre employeurs et représentants des salariés, d'autant que les syndicats demeuraient peu armés pour critiquer sur le fond l’automatisation et l’innovation technologique.

23D'autres, tel Reynaud [1988, 1993], se centrent en revanche sur les modalités de production des règles dans les organisations. Ce qui intéresse par exemple ce dernier, ce sont les processus par lesquels salariés, directions et syndicats parviennent à des accords concernant le travail (son organisation, sa rémunération, ses conditions, son droit). Et si l'auteur admet « qu'il y a bien une contrainte sociale », il ajoute aussitôt qu'« on ne peut la comprendre et la définir qu'en examinant l'activité même de régulation » [Reynaud, 1993 : 63]. Plus précisément, Reynaud aborde la question du pouvoir sous la forme de la légitimité des règles. En effet, celles-ci ne peuvent être appliquées qu'à condition d'être efficaces dans la situation productive : si des prescriptions entrent en contradiction avec les objectifs mêmes de la production, elles placent le salarié dans une situation paradoxale et l'amènent à désobéir. Ici, le caractère illégitime de la règle réside dans son inadéquation avec les finalités de l'activité. Dans cette perspective, l'interaction entre technique et travail est envisagée sous l'angle des différents niveaux de régulation, qui posent corrélativement un certain nombre de questions : quelles règles prescrites accompagnent l'introduction du dispositif ? Dans quelle intention ? En quoi les régulations autonomes antérieures vont-elles être concernées, perturbées, empêchées ou au contraire dynamisées ? Dans quelle mesure salariés (utilisateurs) et concepteurs/promoteurs du dispositif ont-ils négocié son introduction et sa mise en œuvre ? Dans le même sens, Éric Alsène fait remarquer que les objets techniques ne sont qu’une forme particulière de règles cristallisées qui, soit s’imposent aux individus en incorporant « la vision technique et sociale de ses concepteurs et de ses producteurs » [Alsène, 1990 : 335], soit constituent un cadre structuré implicite, mais spécifique à chaque contexte organisationnel et surtout aux choix locaux de réorganisation.

24De cette très brève mise en perspective, retenons que la sociologie du travail, par la diversité de ses efforts d’analyse, a identifié la complexité des interactions entre changement social dans la sphère du travail et changements technologiques visant une rationalisation accrue de la production. Elle nous rappelle la nécessité de distinguer les différentes étapes du processus qui, de la décision d'innover dans un secteur donné (recherche) à l'invention éventuelle d'une pratique appropriée (par les opérateurs), résultent des rapports de force entre groupes, largement déterminés par leurs capacités à développer des stratégies adaptées et à mobiliser des connaissances pertinentes. L'accent notamment mis sur les qualifications et le système des relations professionnelles rappelle que les utilisateurs des technologies sont des salariés, inégalement répartis sur des positions sociales rigidement structurées et inscrits dans des trajectoires contraintes. Ces travaux ont également le mérite de souligner combien il est illusoire de vouloir distinguer les effets propres à tel ou tel dispositif technique des effets liés aux changements organisationnels qui y sont associés. Identités professionnelles, rapports sociaux de production, relations de pouvoir, légitimités des règles inscrites dans le fonctionnement même des dispositifs, formes de la négociation autour de leur maîtrise, la sociologie du travail a mis au point une large gamme d’outils conceptuels et de perspectives complémentaires pour rendre compte du rôle de la technique dans le processus de travail. Mais qu'en est-il plus spécifiquement des TIC ?

LES TIC AU CŒUR DE LA RATIONALISATION GESTIONNAIRE

25Après avoir rappelé l'ancienneté de la prise en compte de l'informatique par la sociologie du travail, cette section présente quelques travaux récents portant sur l'articulation entre travail et TIC. Cela nous permettra de dégager les lignes de force caractéristiques de cette approche et de proposer à la section suivante un cadre d'analyse qui, tout en s'en inspirant, le prolonge.

Précocité de l'intérêt pour l'informatique

26En ce qui concerne l'étude de la diffusion de l'informatique dans les milieux professionnels, dès le milieu des années 50, Friedmann et Naville accordent à la cybernétique et à l'ordinateur une place de choix dans leurs réflexions. En effet, dès Le Travail en miettes, Friedmann considère que l'utilisation des « calculateurs électroniques », dans l'automation, « semble la plus lourde de conséquences pour la condition de l'homme dans la civilisation industrielle », car elle permet

« le développement des techniques de communication et de contrôle, appliquées aux processus de production, de distribution et même d'administration » [Friedmann, 1964a : 15-16].

  • 5 Cette expression pourrait tout aussi bien désigner la gestion comme le confirme d'ailleurs la défi (...)

27Cet intérêt pour l'informatique persistera jusqu'à son dernier livre, La Puissance et la Sagesse [1972], où un chapitre traite de la cybernétique et de la « surhominisation » et une section de l'« ère des ordinateurs ». Si Naville se montre alors optimiste quant à la capacité des hommes à conserver la libre disposition des techniques qu'il qualifie d'expérimentales, Friedmann cherche, lui, à apprécier les effets de l'informatique dans le processus d'automation. Il note que la cybernétique, considérée comme la science de l'efficacité de l'action5, ne se soucie guère des hommes auxquels elle donne congés, en concevant le social sur un mode mécanique où seuls sont pertinents les raisonnements en termes de succès et d'échec. De la sorte, cette « utopie technicienne » tend (et le revendique) à considérer, dans ses principes d'application aux activités sociales, les machines et les êtres vivants dans la même catégorie d’opérateurs, celle des organismes ayant des activités dirigées vers un but. Décidément visionnaire, Friedmann anticipe le développement des usages de l'informatique (suite aux possibilités apportées par le télétraitement et le temps partagé), mais aussi le risque d'imputer aux machines une capacité à agir : c'est pourquoi il juge nécessaire de préciser que les ordinateurs ne créeront pas les idées directrices au service desquelles tous les emplois de l'informatique seront subordonnés.

28Cette façon d'aborder l'articulation entre informatique et travail s'inscrit dans une préoccupation plus globale concernant l'effet social des « techniques nouvelles ». Ainsi, Naville et Rolle, dans le Traité accordent à ce que l'on n'appelait pas encore les TIC, une place centrale dans le développement économique à l'échelle planétaire. En effet, pour eux, il est

« évident que les techniques nouvelles de production étendent directement leurs effets dans tous les autres domaines de la vie économique : transports et communications, en particulier. Il est aussi de plus en plus clair qu’elles tendent à imposer aux entreprises de nouvelles formes de fonctionnement, en suscitant (…) des formes inédites de travail, de coopération et de gestion ».

29Derrière cette variabilité, cette obsolescence programmée, les auteurs décèlent

« les formes d’un type nouveau de civilisation qui comporte une invariance propre que l’on pourrait appeler expérimentale. (…) Les techniques nouvelles (…) annoncent, en même temps qu’une maîtrise plus subtile, plus plastique et plus profonde des choses, un remaniement incessant des conditions sociales où s’exerce cette maîtrise » [Naville et Rolle, 1964 : 370].

30Les fondateurs de la sociologie du travail en France avaient ainsi lancé les bases d'une analyse multidimensionnelle des effets de l'informatique au travail, selon deux pistes principales : 1) il faut tout d'abord pouvoir mesurer, compter (par exemple, le nombre d'ordinateurs en service dans les entreprises, le nombre de salariés utilisant l'informatique) pour apprécier l'importance numérique du phénomène et donc, pouvoir confirmer empiriquement qu'il y a bien un mouvement d'extension de l'introduction des techniques informatiques, ce qui ne préjuge ni des usages réels, ni des modifications des pratiques professionnelles ; 2) il convient ensuite de rendre compte de l'influence réciproque entre évolution des technologies de l'information et changement au travail, en cherchant à identifier trois axes de transformations : celles qui concernent les qualifications (dimension qui englobe les apprentissages, les compétences, la hiérarchie et le degré de spécialisation des postes), les identités professionnelles (culture, représentations, façons de voir, de croire) et le sens du travail ; celles qui regardent les rapports entre ceux qui décident d'introduire le changement technique (les directions, les gestionnaires) et ceux qui le mettent en œuvre ; et celles qui tiennent à l'articulation des différents temps sociaux. Comment ces différentes dimensions sont-elles aujourd'hui traitées ? C'est ce que nous allons examiner au travers de plusieurs études récentes.

Apprécier le degré d'extension des TIC au travail

31Plusieurs auteurs défendent l'idée que, au moins pour les pays les plus développés, la société industrielle a dorénavant laissé place à la « société de l'information ». C'est la thèse de Yuko Aoyama et Manuel Castells [2002] qui, en s'appuyant sur des séries statistiques longues (1920-2000) portant sur les pays du G7, notent que l'importance des TIC dans l'économie s'apprécie désormais moins par leur contribution directe au PIB total, que par le degré de diffusion dans tous les secteurs d'activité. Les effets de cette diffusion peuvent s'apprécier de deux manières : d'une part, en termes de développement du secteur des services et tout particulièrement des services aux producteurs (gestionnaires, experts techniques) ; et d'autre part, en termes de transformation des postes (dans tous les secteurs) dans le sens d'un accroissement des emplois liés au traitement de l'information, ainsi que d'une polarisation entre emplois très qualifiés et emplois peu qualifiés. C'est pour cela qu'Aoyama et Castells peuvent soutenir que l'utilisation professionnelle des TIC est devenue une condition structurante dans la division du travail. Les auteurs ne succombent pas pour autant au déterminisme technologique : chaque pays manifeste en effet une façon spécifique de mettre en œuvre cette société de l'information. La part des emplois qualifiés parmi les emplois de service varie d'un pays à l'autre, tout comme la polarisation des revenus et les formes de la précarité.

32À ces données portant sur les pays les plus riches, Duncan Campbell [2001] ajoute celles portant sur les pays en voie de développement (PVD), de manière à apprécier les effets de la « fracture numérique » (accès aux outils informatiques, à Internet et à la maîtrise de ces dispositifs, emplois d'ingénieurs et techniciens), sur les inégalités plus générales entre Nord et Sud. L'auteur fait ainsi remarquer que ces inégalités s'inscrivent aussi bien à l'intérieur d'un pays (les capitales des PVD se comportant parfois comme celles des pays du G7), qu'entre pays (en 2000, « la moitié de la population mondiale n'a encore jamais utilisé un téléphone »). De plus, il indique que la fracture numérique est surtout redoutable pour les effets qu'elle aura sans doute sur l'économie traditionnelle (accroissement de la productivité et de la part des emplois qualifiés, meilleure anticipation sur l'évolution des marchés, etc.). En d'autres termes, elle peut être un facteur d'aggravation de la fracture de développement. Dans ce sens, Campbell souligne le caractère structurant des emplois de chercheurs et techniciens sur l'évolution de cette dernière fracture : ce n'est pas la croissance du nombre de dispositifs techniques qui préfigure le rattrapage du retard, mais celle des emplois qualifiés. Au-delà des conséquences en termes de division internationale du travail et de dissymétrie dans les échanges, ces comparaisons permettent de mieux situer les enjeux des transformations du travail, sous l'effet de l'introduction massive de l'informatique et des télécommunications. Mais s'ils aident à fournir un cadre général, les auteurs reconnaissent les limites de ce type d'analyse, qui découlent « du manque de données sur l'utilisation effective du matériel de traitement de l'information dans les différents secteurs et professions » [Aoyoma et Castells, 2002 : 74]. C'est ce type de lacune que plusieurs sociologues du travail se proposent de combler, en rendant compte du procès de travail et du fonctionnement des sociétés essentiellement dans les pays développés.

La rationalisation par les TIC : du contrôle des collectifs à la mobilisation de la subjectivité

33Pour l'analyse stratégique, le changement accompagnant l'informatisation du travail sera envisagé sous l'angle de la remise en cause des zones d'incertitude préexistantes et des opportunités ainsi offertes à la direction de reprendre en main le contrôle sur l'organisation. Dans ce sens, Catherine Ballé et Jean-Louis Peaucelle [1972] soutiennent que la pratique des informaticiens est sous-tendue par la volonté d'automatisation complète des organisations, dont la forme la plus achevée est la tentative de construire des systèmes informatiques totalement intégrés. Cette volonté expliquerait aussi bien le primat accordé à l'innovation technique, le désintérêt pour les contraintes humaines, et la croyance selon laquelle seules les directions peuvent impulser le changement. Pour Francis Pavé [1989], la direction pense pouvoir contrôler la périphérie en utilisant l'information rationalisée, alors qu'elle déforme en fait substantiellement l'organisation, tout en considérant que « les acteurs sociaux sont assimilables à des actionneurs mécaniques ou biologiques ». Dans ce contexte de malentendus, la solution techniciste ne peut que

« déstabiliser les anciens jeux pour en mettre de nouveaux en place. Le changement est alors une tactique de subordination, temporaire, qui vise à introduire de l’incertitude chez les subordonnés afin de mieux les asservir » [Pavé, 1989 : 250 ; Jamous et Grémion, 1978].

34Accordant une place centrale aux dimensions identitaires, Isabelle Francfort et ses collègues [1995] constatent que, dans les entreprises bureaucratiques, les tentatives de modernisation (notamment par les TIC), imposées par les institutions centrales, échouent, soit parce que les directions ne savent pas reconnaître les nouvelles qualifications acquises, soit parce que les principes même du changement sont en porte à faux total avec les fondements de l'identité au travail. De son côté, Norbert Alter [2000] a étudié comment certains salariés qualifiés « d'innovateurs » contribuaient à la diffusion de la bureautique et de l'informatique dans les entreprises. Sur cette base, il élabore une théorie générale qui distingue l'invention technique de l'innovation sociale. Plus précisément, au départ, se place l’introduction, par les directions, d’objets nouveaux et de méthodes présentées comme neuves (stade de l’invention). Il s’agit là d’une simple incitation à innover. L’innovation proprement dite désigne le processus chaotique par lequel des innovateurs font l’effort d’inventer des usages imprévus, des comportements « déviants », requis pour transformer les pratiques. Selon cette perspective, dans laquelle les rapports sociaux et les inégalités de positions sont placés au second plan, analyser l'interaction entre changement technique et travail consiste à reconstituer comment se construit le processus d'innovation, c'est-à-dire quels sont les acteurs susceptibles d'inventer des pratiques autour du dispositif et quelles sont les dispositions des directions vis-à-vis de ces acteurs.

35Adoptant une posture plus volontiers critique, Claude Durand note à la fin des années 70, que

« même dans les entreprises où l'on n'ose plus contrôler le travail par des chronométrages, une grande partie de la gestion continue à reposer sur tout un acquis de connaissance des normes de rendement qui sont considérées comme "historiquement valables". (...) Le taylorisme et le fordisme restent les fondements de l'organisation du travail ». L'informatique n'est qu'une nouvelle manière de contrôler la production en introduisant « une pseudo-libéralisation : suppression du salaire au rendement, disparition des normes de rendement. Mais ces normes se trouvent en fait intégrées au processus technologique » [Durand, 1978 : 46].

36Qu'il s'agisse de l'analyse du travail, décomposé en éléments simples, de l'unicité de la solution (réputée être la meilleure), de la spécialisation/parcellisation, des transformations de l'organisation en amont et en aval que cette rationalisation implique, on retrouve toutes les dimensions de la conception taylorienne du travail, dans le cycle (conception, introduction, mise en œuvre) des machines informatiques. Autrement dit, les normes individuelles de rendement et les contraintes du mode opératoire se trouvent en quelque sorte « naturalisées » dans l'appareil technique de production [Ibid. : 57].

37Une thèse proche est défendue par Christian du Tertre et Georges Santilli [1992] pour qui le développement des nouvelles technologies est porteur d’une plus grande potentialité d’action avant tout pour les organisateurs. Le deuxième stade de l'automatisation (micro-électronique, informatique, robotique, bureautique, CAO, systèmes experts) permet de réelles opportunités de changement du travail. Ce nouveau stade, qu'ils qualifient d'automatisation flexible, constitue un saut qualitatif. En effet, grâce aux possibilités offertes par ces innovations technologiques, ce n'est plus seulement le poste de travail qui peut être automatisé, mais l'ensemble de la production qui peut être organisée de façon différente. Les nouvelles technologies accentuent la dépendance de la production vis-à-vis des aspects sociaux, de l'organisation du travail et de la mobilisation subjective de la main d'œuvre. Danièle Linhart souligne pour sa part que l'introduction des TIC est indissociable du recours à des démarches participatives instrumentalisées « pour promouvoir et mettre en pratique le modèle d'entreprise affiché dans les discours : une entreprise transparente, fluide, interactive, sur la base d'une homogénéisation de ses activités et de ses acteurs » [Linhart, 1994 : 30].

38Cercles de qualité, groupes d'expression, campagnes de mobilisation, projets d'entreprise, démarches de qualité, individualisation des salaires, sont autant de méthodes qui, expérimentées dans les années 70, sont ensuite systématisées. Mais on introduit de nouvelles technologies sans décentraliser les responsabilités. La différenciation des tâches en grandes fonctions distinctes demeure : d'un côté, la conception et l'organisation sont basées sur une représentation « scientifique » du déroulement de l'activité productive, établie « de l'extérieur » ; de l'autre, l'exécution des tâches est toujours prédéterminée. Sous un angle complémentaire, comme le montre David Muhlmann [2001], l'introduction des technologies informatiques les plus « innovantes » peut très bien renforcer un fonctionnement hiérarchique traditionnel avec ses non moins traditionnelles tentatives de contournement. Les formes de l'appropriation dépendent toujours de la stratégie d'implantation et des objectifs poursuivis par les directions, ainsi que de l'état local des rapports sociaux et des jeux d'acteurs.

39Sylvie Craipeau étudie les usages professionnels des TIC dans différents contextes (télétravail, télé-enseignement, informatisation intégrée des activités de production et de gestion ou groupeware). Elle s'intéresse plus particulièrement aux intentions des technologues (construction de la rationalisation), ainsi qu'aux articulations entre technique et société. Elle montre comment ces différents types de dispositifs (techniques et organisationnels) sont en fait des outils de management, c'est-à-dire de gestion des hommes et de coordination hiérarchique, donc de renforcement du pouvoir des dirigeants. L'auteure insiste sur la spécificité des TIC (par rapport aux autres technologies) dans le contexte contemporain de rationalisation cognitive et pointe leur caractère structurant : elles

« permettent de concilier ce qui apparaît actuellement comme contradictoire, voire paradoxal : une organisation taylorienne qui donne de l'autonomie aux opérateurs et cherche leur implication dans le travail, notamment pour mobiliser leur capacité créatrice » [Craipeau, 2001 : 22].

40Pour cela, la technique est mise au service d'une entreprise misant sur la mobilité d'individus travaillant à distance, ainsi que sur l'organisation contrôlée des interactions et de la coopération. Les modalités de contrôle ont la particularité d'être intériorisées par la plupart des salariés qui éprouvent un sentiment d'autonomie accrue, alors même que les collectifs de travail se délitent (chacun étant encouragé à devenir un quasi-entrepreneur au sein de collectifs éphémères). Car non seulement l’introduction professionnelle des TIC favorise un centrage sur la tâche, mais la fréquence de leur renouvellement oblige les utilisateurs à se mobiliser collectivement pour son appropriation, voire sa conception.

  • 6 Ainsi, selon les statistiques publiées par la DARES, le nombre de jours non travaillés dans le sec (...)

41Partant de constatations très proches, Jean-Pierre Durand [2004] insiste, quant à lui, sur l'importance des mutations du modèle productif fordiste, résultant, notamment, de la mobilisation des TIC pour faciliter la généralisation de méthodes empruntées à certaines industries japonaises. Plus précisément, l'auteur repère les conditions d’émergence d’un nouveau (mais encore indécis) modèle productif, dans la conjonction de ressources gestionnaires, au sein desquelles la mobilisation des TIC constitue un adjuvant essentiel. En effet, l’entreprise est organisée en réseau, en externe par rapport à ses sous-traitants en cascade, et en interne entre des salariés souvent éloignés les uns des autres. Elle impose le flux tendu, c’est-à-dire l’impossibilité de faire des stocks, de gérer son temps de façon autonome, aussi bien à ses sous-traitants qu’à ses salariés, dont elle organise le travail en équipes sous contrainte d'objectifs. Bien que soumis à la pression de leurs pairs, les salariés sont simultanément gérés de façon individuelle (concurrence) et doivent se considérer, alternativement, comme les clients et les fournisseurs les uns des autres. Grâce à la multiplication des différentes formes de précarité et à la menace de déplacer en permanence la frontière entre salariés stables et précaires (y compris au sein même des activités stratégiques), l’entreprise dispose d’une grande capacité à moduler le volume des emplois, en fonction de la demande instantanée (l’auteur parle de la généralisation du paradigme cœur/périphérie). Il faut ajouter à cela l'utilisation systématique de la logique de compétence, renforçant le rôle de la hiérarchie qui juge la conformité du comportement. Enfin, la perte d’influence du syndicalisme résulte partiellement de l'intention managériale de court-circuiter cet acteur (licenciements ciblés, externalisation et/ou délocalisation vers des entreprises sans syndicats). Ce dernier point explique pour partie le recul de l’action collective – tout au moins, tel que l'on peut l'apprécier au travers de l'évolution des jours de grève et du nombre de conflits sociaux en France –, facilitant l’approfondissement de la mise en œuvre des précédentes transformations6.

  • 7 Cette interdépendance accrue des salariés vis-à-vis de la production et subissant la pression des (...)

42Dès lors que l'on admet le caractère omniprésent du flux tendu, il faut bien en comprendre la logique. Durand note qu'il est intentionnellement créé et dimensionné de manière à accroître sa propre fragilisation : il n’y a pas de solution de repli, les chaînes d’interdépendances s’allongent, le nombre global de salariés diminue (par gains de productivité, fusions/absorptions). Cette fragilité même permet d’inscrire le projet disciplinaire directement dans les temps des cycles et la sensibilité aux risques de rupture, les salariés se sentant responsables, personnellement, de tout arrêt du flux7. Durand nous propose ainsi une explication systémique des transformations du travail à l'œuvre, notamment grâce à un certain type de mobilisation des TIC : le flux tendu engendre stress et sentiment d’insécurité permanente (le flux ne doit pas s’arrêter, là est sa discipline implicite). Cela impose la mobilisation non moins permanente des salariés, pour atteindre les objectifs productifs, mais aussi pour améliorer sans répit les procédés, la qualité, l’outillage, amélioration elle-même source de réduction des effectifs.

43Si les TIC sont introduites dans les entreprises, c'est parce que les directions espèrent, grâce à elles, augmenter la productivité et accroître la réactivité, ainsi que la traçabilité (dans une perspective de qualité totale). Leur rôle est de fluidifier les échanges d’information et de contribuer à la standardisation de la communication. Dans certaines situations « limites » (par exemple en centres d’appel), l’objectif est de réduire le travail d’interprétation inhérent à toute communication véritable (la rationalisation taylorienne porte sur l'activité de communication elle-même) et de déclencher automatiquement, chez les salariés, la mise en œuvre d’une procédure-type dès l’apparition d’un signe. Ayant ainsi défini et prescrit un ensemble de tâches élémentaires, le management peut dès lors considérer que l'utilisation professionnelle des TIC ne nécessite que de faibles qualifications, alors que la pratique réelle requiert des savoirs et savoir-faire peu ou pas reconnus (compétences relationnelles, capacité à utiliser simultanément plusieurs applications informatiques, etc.).

44D'autres travaux sur les centres d'appel ou sur les organisations en flux tendus mettent en avant l'irréductible capacité des salariés à contourner le système de contrôle introduit par les TIC. Toute la question est de savoir dans quelle mesure l'identification de ces contournements, ces réappropriations, ces savoirs et savoir-faire tacites prouve qu'une analyse en termes de rapports de domination est incapable de saisir la réalité du travail concret ou si elle indique à quel point les marges de manœuvre sont réduites et dépendantes des réaménagements ultérieurs du système technico-organisationnel. En effet, comme le montrent les recherches de Claude Roche [1998] et de Quynh Delaunay [2003], il faut, d'une part, souligner combien ces zones d'autonomie sont limitées, fragiles, sensibles aux transformations successives de l'organisation du travail, car le management des centres d'appels sait lui aussi contourner les contournements des téléopérateurs. Il convient, d'autre part, d’établir une différence entre les salariés travaillant dans des centres d'appel intégrés au sein de grandes entreprises (bénéficiant de conventions collectives relativement favorables, les téléopérateurs sont moins dépendants puisqu'ils peuvent, non sans difficulté, trouver un poste dans un autre service) et ceux qui travaillent au sein de centres externalisés où les conditions de travail sont beaucoup plus dures et les capacités d'auto-organisation beaucoup plus faibles. Enfin, les téléopérateurs affectés à des postes de maintenance de deuxième niveau (possédant une relative qualification professionnelle et pouvant décider du moment où ils doivent rappeler le client) ont forcément plus de ressources pour contourner les systèmes de contrôle que les téléopérateurs affectés à des postes spécialisés dans les appels sortant où toutes les dimensions de leur activité, y compris les actes de communication et les types d'interaction, sont codifiées.

45Ce débat sur les rapports complexes entre domination et autonomie est également abordé par Jill Rubery et Damian Grimshaw [2001] qui soulignent, à partir d'une abondante littérature, l'existence de deux types de tension croissante : l'une, entre les objectifs des directions des entreprises et les principes et codes éthiques professionnels, surtout dans les services publics ; l'autre, entre la volonté de contrôler l'organisation grâce aux TIC et la nécessité de tirer parti de la créativité des professionnels. Certes, ces « innovations » paraissent être des sources de gains pour les employeurs, qui n'hésitent pas à faire pression pour que soient remis en cause le contrat de travail à durée indéterminée et la liberté syndicale, et ainsi « corroborent l'hypothèse d'une augmentation significative de l'intensité et du stress au travail ». Toutefois, tout le monde ne perd pas au change. À côté des téléopérateurs qui subissent la plus forte pression temporelle sur des emplois souvent à temps partiel, d'autres salariés tirent un certain profit personnel du fait des TIC (indépendance, intérêt). Mais même dans ce cas, les bénéfices ne sont pas sans contrepartie : stress, non rétribution du surtravail, confusion entre temps de travail et temps libre, sont le prix à payer [Metzger et Cleach, 2004]. Plus précisément, seul un sous-ensemble des manipulateurs de symboles semble gagnant, ceux qui participent à la conception et à la mise en œuvre des restructurations continuelles traversant les entreprises. Cette position leur donne en effet la capacité de remettre en cause le pouvoir de négociation des autres salariés.

46On peut compléter ces analyses par les travaux de Michel Gollac et Francis Kramarz [2000], pour lesquels les technologies informatiques fournissent des ressources à certains acteurs, compte tenu de leur « capital culturel, en tant que somme de compétences mais aussi, et peut-être surtout, de dispositions à apprendre ». Ainsi, ces auteurs montrent que pour expérimenter, « bidouiller », improviser, il faut posséder, non seulement une certaine place dans l'organisation, mais également, un capital scolaire important. De même, pour apprendre l'informatique en jouant, il faut posséder une proximité avec la culture technique et pouvoir s'appuyer sur un collectif d'entraide débordant le cadre de l'organisation. Mais si ces considérations sont pertinentes à propos d'une technologie donnée, elles prennent un relief accru si l'on prend en compte le renouvellement permanent des principes d'organisation et des dispositifs techniques. C'est ce que montrent, notamment, Pascal Lallement et Jean-Luc Metzger [2009]. En centrant leur analyse sur les processus d'autonomisation au travail, les auteurs mettent ainsi en évidence la polarisation des positions à laquelle aboutit la mobilisation des TIC dans les organisations flexibles. Au fil des transformations, les salariés les plus dotés en capitaux à leur entrée dans le monde du travail parviennent à acquérir et entretenir des capacités collectives à agir de façon autonome, en jouant simultanément sur une aptitude à expérimenter et à contrôler le changement. A contrario, les salariés les moins dotés initialement, faute de dispositifs pérennes de compensation des inégalités (formation, promotion professionnelle), décrochent lentement, jusqu'à ne plus pouvoir se projeter professionnellement.

47Ces éclairages, bien qu'incomplets, montrent que les perspectives ouvertes par la sociologie du travail fournissent une riche palette de grilles d'analyse et de manières d'aborder l'interaction entre évolutions des mondes sociaux du travail et changements technico-organisationnels autour des TIC. Se dégage notamment le fait que, dans une large mesure, les dispositifs conçus autour de ces technologies le sont dans une visée gestionnaire ou sont souvent l'occasion d'une appropriation au service de visées gestionnaires (recherche de l'efficacité et de la performance appréciée selon des indicateurs quantitatifs, avec référence aux principes d'une rationalité scientifiquement fondée). Il convient alors de mentionner, sans prendre ici le temps de les développer, les travaux récents portant sur la sociologie de la gestion et mettant l'accent sur la notion de dispositif de gestion [Maugeri, 2006]. L'introduction de ces dispositifs, les discours qui les accompagnent, les principes qui les portent et la permanence de leur renouvellement donnent lieu à des conflits entre logique professionnelle et logique gestionnaire [Boussard, 2005]. Ce qui renforce les inégalités au sein des organisations et met au cœur des rapports de domination le contrôle du changement [Craipeau et Metzger, 2007].

COMMENT ANALYSER LA VOLONTÉ DE CHANGER LES ORGANISATIONS GRÂCE AUX TIC ?

48Si la rationalisation gestionnaire paraît alors structurante pour comprendre le travail aujourd'hui – et surtout la volonté d'en changer sans cesse les différentes facettes –, peut-on mettre en place un cadre qui permettrait de tenir compte des résultats des nombreuses études des usages professionnels des TIC, tout en les réinscrivant dans les acquis – posture, problématiques et catégories – de la sociologie du travail ?

Les quatre axes de la rationalisation gestionnaire

49Pour répondre à cette dernière question, nous proposons un « modèle d'analyse » s’appuyant sur les principaux résultats que nous venons d'exposer et décliné en catégories opérationnelles. En ce qui concerne le premier temps du raisonnement, l'examen des recherches en sociologie du travail montre que ces dernières ont mis l'accent sur quatre dimensions particulièrement structurantes de la rationalisation gestionnaire :

  1. l'axe de la rationalisation de la coordination, du lien social. Qu'ils mettent en évidence la flexibilité quantitative ou la flexibilité qualitative, les auteurs soulignent le levier organisationnel que procurent aux dirigeants et aux gestionnaires les TIC dans leur volonté de reconfigurer les collectifs [Craipeau, 2001 ; Durand, 2004 ; Dinu Gheorghiu et Moatty, 2005]. D'autres travaux soulignent, symétriquement, la capacité de certains groupes de professionnels à s'appuyer sur les mêmes dispositifs pour inventer de nouvelles pratiques [Alter, 2000 ; Vendramin, 2004] ou raviver des valeurs culturelles [Francfort et al., 1995] ;
  2. l'axe de la rationalisation des connaissances. Reprenant le débat autour de la déqualification/requalification liée au changement technologique, de la remise en cause des qualifications acquises par l'introduction de la logique de compétences et soulignant combien l'utilisation des TIC vient relancer le projet de rationaliser la gestion des connaissances (knowledge management, entreprise apprenante, communautés de pratiques), la plupart des auteurs soulignent combien ces pratiques participent d'une individualisation croissante des relations de travail, avec ce que cela implique dans la reproduction des inégalités face à la maîtrise des dispositifs techniques [Blanc et Peyrard, 2007 ; Gollac et Kramarz, 2000 ; Saint-Laurent-Kogan et Durampart, 2007 ; Valenduc, 2009]. La question de la reconnaissance des savoirs et savoir-faire autour de l'utilisation de la technique dans des contextes caractérisés par la distance et la désynchronisation est également centrale [Delaunay, 2003] ;
  3. l'axe de la rationalisation axiologique ou de la rationalisation de la mobilisation. Beaucoup d'auteurs s'interrogent sur le degré et le sens de l'autonomie au travail. Certes, elle paraît, ici ou là, correspondre à une certaine capacité à agir comme un sujet, à s'approprier son expérience [Muhlmann, 2001]. Mais n'est-ce pas là une ruse du management [Durand, 2004 ; Durand et Linhart, 2005] ? Ne doit-on pas s'intéresser aux vagues successives de rationalisation qui chaque fois déstabilisent les marges d'autonomie ? Plusieurs auteurs, en effet, soulignent symétriquement la capacité des directions à reprendre la main en contournant les contournements [Craipeau, 2001 ; Linhart, 2007], notamment, grâce aux résultats instrumentalisés des sciences sociales [Lallement, 2003 ; Durand, 2007] ;
  4. l'axe des rapports de domination. Chacun à leur manière, Craipeau [2001], Durand [2004] ou Maugeri [2006], soulignent le caractère central du contrôle de la conception et de la mise en œuvre des TIC dans les rapports de domination au sein des organisations. L'inscription des rapports sociaux de production dans les logiciels et l'architecture informatique constitue une nouvelle forme de légitimation de la domination. Mais d'autres auteurs, à partir des mêmes éléments empiriques, privilégient la mise en évidence de pratiques de contournements des contrôles, parfois dans une visée d'innovation sociale [Alter, 2000]. Tous, néanmoins, soulignent la complexité de l'articulation entre TIC et domination, notamment du fait qu'une partie des salariés non dirigeants s'appuie sur les opportunités associées aux nouveaux contextes technologiques (et organisationnels) pour occuper des positions de pouvoir [Greenan, Guillemot, Moatty, 2005], quitte, par usure, à se retirer du jeu [Alter, 2000].

50Ces quatre axes de rationalisation ne sont pas pour autant indépendants les uns des autres. On peut en effet considérer que la rationalisation des rapports de domination s'appuie sur les trois autres axes et qu'elle contribue, rétroactivement, à renforcer. En effet, contrôler la conception, l'introduction, la mise en œuvre et le renouvellement des dispositifs à base de TIC s'enrichit de l'appartenance à des collectifs pérennes et pertinents, de la maîtrise des compétences techniques et organisationnelles ainsi que de l'aptitude à préserver des marges d'autonomie. Il en va de même, en retour, de ce contrôle qui renforce les collectifs qui l'initient, les maintenant dans une dynamique d'apprentissage et d'action créatrice. Le second temps du raisonnement consiste à suggérer que ces quatre axes de rationalisation constituent également quatre axes d'analyse pour rendre compte, de façon générale, des articulations entre changement technico-organisationnel et évolutions des mondes sociaux du travail. La rationalisation n'est plus alors postulée, mais constitue l'une des issues possibles de l'investigation, puisque, en théorie, l'étude de l'articulation technique-travail peut mettre en évidence d'autres tendances, selon le sens de l'évolution que l'étude empirique révélera. Dès lors, puisque nous voulons mettre en évidence des dynamiques, des processus, des transformations, sans préjuger de leur sens, il va nous falloir doter chacun des axes, de « repères », par rapport auxquels mesurer, apprécier des décalages, entre deux périodes d'observation. Mais avant d'exposer rapidement quels pourraient être ces repères, il nous reste à donner un fondement rigoureux, logique, à l'existence de ces quatre axes.

DE L’INSTITUTION TRAVAIL AU CADRE OPÉRATIONNEL D’ANALYSE

Le travail comme institution sociale

51Dans cette perspective, il est intéressant de noter que ces quatre axes sur lesquels s'exerce la rationalisation technico-gestionnaire peuvent être considérés comme la transposition, dans le monde du travail, des quatre fonctions majeures que « Durkheim assigne (…) aux institutions : l'intégration (articulation entre individu et société), la régulation (production de règles qui régissent la vie sociale), l'émancipation (affirmation de la personnalité individuelle) et, enfin, la codification (construction de nos catégories de l'entendement) » [Lallement, 2003 : 13 et 53-57]. En d'autres termes, une clé d'explication qui permet de lier sociologiquement les quatre dimensions, consiste à admettre que le travail est une institution sociale. Dès lors, en comprendre les évolutions contemporaines dans un contexte de déploiement massif de dispositifs à base de TIC, revient à examiner les effets complexes de la rationalisation gestionnaire sur chacune de ses fonctions/dimensions. Envisagée de la sorte, la catégorie d’institution travail fournit les fondations pour articuler logiquement non seulement les quatre axes faisant l'objet de rationalisation, mais également les quatre axes d'analyse que nous cherchons à définir pour étudier les articulations entre changement technique et évolution des mondes sociaux du travail. En effet, grâce à elle, et comme le montre le tableau 1, l’étude de ces articulations peut se décomposer en quatre analyses interdépendantes concernant les évolutions des fonctions de l'institution travail.

Tableau 1. Sociologie du travail et fonctions de l’institution

Tableau 1. Sociologie du travail et fonctions de l’institution

52Ce point établi, pour rendre plus opérationnels ces quatre axes d'analyse, nous allons leur faire correspondre des dynamiques par rapport auxquelles nous allons identifier et qualifier des moments-clé, qui serviront de « graduation » pour apprécier la forme et l'ampleur des transformations.

Un modèle d'analyse composé de quatre axes d'investigation

53Cet effort de clarification, dont nous ne présenterons ici que les résultats synthétiques, nous paraît en effet nécessaire, car il arrive souvent que des termes proches (par exemple « réseau », « communauté », « collectif ») soient utilisés sans que les auteurs ne prennent le temps de les définir pour en faire des catégories d'analyse, en sorte que controverses ou convergences s'avèrent fondées sur des malentendus. De plus, en entrant dans le détail opérationnel de la définition de ces repères, nous allons mobiliser des catégories communes aux études d'usage des TIC, inspirées par les sociologies pragmatiques.

54Dans ce sens, à l'étude de la rationalisation de la coordination, nous proposons de faire correspondre le souci de comprendre la dynamique des capacités à collaborer et à s'inscrire dans des collectifs. Sans entrer ici dans le détail de la démonstration, retenons que pour apprécier, dans une situation empirique donnée, dans quelle mesure le renouvellement des dispositifs techniques influe sur la capacité des salariés à s'inscrire dans des collectifs de travail pérennes et pertinents, on peut identifier quatre collectifs-types dont les caractéristiques peuvent être comparées aux données issues de l'observation. Ces quatre collectifs types sont définis de manière à balayer un spectre allant de l'anomie (degré zéro du lien social, étape ultime du délitement) à la communauté de professionnels (hiérarchie, règles d’inclusion et d’exclusion, exigence d'implication) en passant par le réseau stratégique (les membres sont mus par le seul intérêt) et le réseau de soutien (où la dimension affective et l'attention aux autres prennent un relief croissant – Metzger, 2007).

55Sur le même schéma de raisonnement, à l'étude de standardisation des connaissances va correspondre le souci de comprendre la dynamique des capacités à s'inscrire dans des processus d'apprentissage. Là encore, sans développer pleinement l'argument, indiquons qu'il s'agit de se doter d'un dispositif d'analyse permettant d'apprécier l'évolution des capacités des salariés dans le contexte de renouvellement technologique. Dans ce sens, il est possible d'identifier quatre formes d'apprentissage-type dont les caractéristiques peuvent être comparées aux données recueillies lors d'une étude de terrain. Ces « repères » balisent un éventail allant de l’apprentissage individuel (réorganisations de schèmes aboutissant à des généralisations croissantes, dépendant d'aspects affectifs, mais aussi de l'identification, par le sujet apprenant, d'un sens à son effort cognitif et de la reconnaissance institutionnelle de l'effort d'adaptation cognitive) à l'apprentissage collectif (acquisition de compétences collectives, régulation des collectifs) en passant par les dysapprentissages individuel et collectif [Boboc et Metzger, 2009]. En ce qui concerne l'étude de la rationalisation axiologique, nous pouvons lui faire correspondre le souci de comprendre la dynamique des capacités d'agir autonome. Cet axe d'analyse permet d'apprécier les effets cumulés du renouvellement technico-organisationnel sur les capacités individuelles et collectives d'auto-organisation des salariés pour contrôler le changement et maîtriser la mise en œuvre des dispositifs à base de TIC. Nous distinguerons quatre moments-clé, dont les caractéristiques détaillées permettent de positionner des situations empiriques sur un continuum allant de l'indépendance (la forte capacité d'auto-institution est articulée à un projet professionnel porteur et permet d'octroyer/retirer la reconnaissance) à la dépendance (l'individu dépend du soutien des autres sans pouvoir le leur rendre, il ne peut négocier sa coopération, ses capacités d'initiative sont peu valorisées), en passant par l'autonomie (les individus sont plus liés à leur entreprise et à leurs pairs, même si leur capacité d'auto-institution demeure significative, notamment grâce à leur inscription dans un collectif pérenne et leur capacité d'apprentissage) et la résignation (faible capacité d'auto-institution, résultant d'expériences tronquées empêchant l'accumulation de ressources et l'adaptation des dispositions acquises – Lallement et Metzger, 2009).

56Quant à l'étude de la rationalisation des rapports de domination, elle correspond à la dynamique des capacités à contrôler le changement technico-organisationnel permanent. Sur cet axe, il est possible d'identifier quatre positions-clés délimitant un ensemble de trajectoires allant de l'instauration (capacité d'agir sur l'action des autres de façon la plus durable et la plus étendue, grâce à la production récurrente d'injonctions à changer et à la pratique de l'expérimentation) à l'exclusion (accumulation, durable, des positions les plus défavorables dans chacune des dynamiques) en passant par l'auxiliariat (les auxiliaires identifient les modalités fines permettant de mettre en œuvre le renouvellement technico-organisationnel, ils n'hésiteront pas à instrumentaliser leurs collègues) et l'assujettissement (exécution des ordres, ce qui n'exclut pas et parfois même exige une part d'initiatives limitées). Le tableau 2 souligne les articulations entre les quatre axes d'analyse.

Tableau 2. Articulation entre les quatre axes d'analyse des dynamiques

Tableau 2. Articulation entre les quatre axes d'analyse des dynamiques

57Ces quatre dynamiques, rendues opérationnelles par l’identification d’indicateurs sociaux, possèdent des éléments communs. Les apprentissages sont partiellement liés à l’inscription dans un collectif, les capacités d’agir sont en rapport avec les apprentissages et l’inscription dans un collectif. Quant aux rapports de domination, ils résultent de ces trois dynamiques et interagissent avec elles. Le concept d’institution-travail ainsi défini permet alors au chercheur de saisir comment, au fur et à mesure des transformations, une partie des salariés peut progressivement entrer dans un cercle : incapables de s'insérer dans de nouveaux collectifs pérennes et pertinents, d'entrer dans un processus d'apprentissage collectif et de développer un projet d'auto-institution, ils accumulent des retards et un sentiment d'isolement croissant (déliaison) qui ne leur permet ni de se coaliser pour peser sur la production de règles structurantes (exclusion), ni de négocier leur coopération (assujettissement). A contrario, quand ils sont inscrits dans un réseau de soutien, voire une communauté de professionnels, les salariés peuvent tirer profit des opportunités que représente alors pour eux le changement technico-organisationnel.

CONCLUSION

58Le détour par les acquis de la sociologie du travail nous a permis de dégager un cadre de problématiques susceptible d'être mobilisé pour penser les usages sociaux des TIC en contexte professionnel. Plutôt que de décrire avec minutie les seules interactions immédiatement observables dans une situation donnée à propos d'un type donné de technologie, il s'agit de comprendre, plus généralement, comment le renouvellement permanent des dispositifs techniques, lié à des transformations réglementaires et organisationnelles, dans une visée gestionnaire, renforce ou éventuellement remet en cause les rapports sociaux de production. Il nous paraît ici important de préciser que ce modèle d'analyse permet d’articuler les problématiques et les catégories de la sociologie du travail avec celles de la sociologie économique via la catégorie d'institution-travail.

59Finalement, ces réflexions montrent que le riche héritage de la sociologie du travail fournit un cadre de problématiques et de catégories replaçant les études d'usage des TIC dans l'analyse critique de la volonté de changer toutes les dimensions de l'activité professionnelle. Elles pointent notamment l'urgence de rendre compte de la réification de l'institution travail dans une visée gestionnaire. En effet, la réification implique que l'on refuse (ou que l'on soit devenu incapable) de se mettre à la place de l'autre de l'interaction. À la limite, la réification conduit à la disparition des interactions, car il n'y a plus d'intersubjectivité [Honneth, 2007]. L'attitude réifiante consiste à renoncer à tout souci envers autrui, à refuser la reconnaissance de sa dimension humaine. Elle permet aux porteurs de cette attitude de ne pas se sentir concernés par les conséquences de leurs actes. Dès lors que le social est envisagé comme une chose, les mêmes règles sont considérées – par les auteurs de la réification – comme applicables aux dispositifs techniques, aux échanges marchands, aux interactions sociales et aux normes d'action. Dit autrement, la posture réifiante joue sur deux plans entremêlés. D'une part, elle intervient dans le recours à des principes scientifiques de détachement, de non-engagement, principes mis au service de la « connaissance objectivante », ou connaissance instrumentale du social : ici, le lien social, l'apprentissage, les savoirs et savoir-faire professionnels, les aspirations à l'autonomie, tous ces éléments sont envisagés comme des composantes détachables de leur substrat intersubjectif. D'autre part, la réification s'exerce au moment de la conception et de la mise en œuvre des dispositifs de gestion, en ce sens qu'il est devenu habituel d'agir sur le social comme si l'on pouvait le discipliner selon des schémas préexistants, quitte à inclure parmi ces schémas des boucles de rétroaction pour corriger les écarts par rapport à la trajectoire envisagée (évaluation en continue, traçabilité). Ainsi définie, la réification permet de rendre compte des caractéristiques sous-tendant la pratique managériale du changement permanent, le phénomène gestionnaire s'inscrivant parfaitement dans les processus « d'autonomisation des pratiques qui consistent simplement à observer les hommes, à enregistrer froidement leur existence, à les considérer comme des facteurs indépendants du contexte du monde vécu auquel ils appartiennent » [Honneth, 2007 : 116].

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Notes

1 Pour les tenants de la théorie de l'acteur-réseau, « il n’y a donc pas d’un côté des acteurs, et de l’autre des champs de forces. Il n’y a que des acteurs – des actants –, dont chacun ne peut « passer à l’action » qu’en s’associant à d’autres qui vont le surprendre, le dépasser » [Latour, 1994]. La sociologie doit reconstituer « l’échange des propriétés entre les acteurs humains et non-humains, suivre le travail, entièrement assignable, pour localiser et pour globaliser ». À « stratégie » et à « négociation », les auteurs substituent le terme d’« intéressement ». Ils remplacent le conflit, les rapports de force et de domination, par la controverse entre égaux. Il n'y a plus de règles, ni de légitimité, mais des dispositifs d'enrôlement. Tout un vocabulaire auto-référencé est ainsi forgé pour soutenir que le social, qui au fond se résume à de longues chaînes d'objets, résulte des interactions entre « humains et non-humains », indépendamment des structures, des dispositions, des hiérarchies.

2 Notre réflexion se limite à la sociologie du travail en France, laquelle, comme le retrace Friedmann dans l'introduction au Traité, s'est progressivement distinguée de la sociologie industrielle américaine, jugée trop proche des directions et ambiguë [1964b : 26]. En réalité, comme le précise Pierre Desmarez [2004], la sociologie du travail française s'est construite à la fois contre les sociologues et psychosociologues américains (de Elton Mayo à Talcott Parsons, en passant par Robert King Merton et Chester Barnard) et sous leur influence. Cette interpénétration transatlantique n'a bien sûr pas cessé, comme en témoignent aussi bien l'œuvre de Michel Crozier et Erhard Friedberg vis-à-vis, notamment, de James G. March et Herbert Simon, ou encore celle de Jean-Daniel Reynaud vis-à-vis, notamment, de Michael Piore et Peter Doeringer.

3 Dès 1956, Friedmann définit l'automation, cette nouvelle étape (et non révolution) de l'automatisme, ainsi : « a) l'intégration, en une chaîne continue de production (…), des diverses opérations de fabrication, jusqu'alors effectuées séparément. (…) ; b) les dispositifs de rétroaction (feedbacks) ou de régulation automatique, (…) assurant les ajustements nécessaires par l'intermédiaire d'un servomécanisme ; c) les calculateurs électroniques doués du pouvoir d'enregistrer, d'accumuler des informations et, sur la base de celles-ci, de faire des opérations mathématiques variées » [Friedmann, 1964a : 15-16].

4 Stéphane Haber examine l'actualité du concept d'aliénation pour rendre notamment compte du travail aujourd'hui. Pour l'auteur, si cette catégorie est toujours pertinente, c'est parce que le néolibéralisme, d'une part, est une entreprise de « déconstruction des dispositifs historiques de pare-aliénation » et, d'autre part, invente des formes contemporaines produisant l'aliénation au travail, comme « la mobilisation constante et intensive de la subjectivité » [Haber, 2008 : 51].

5 Cette expression pourrait tout aussi bien désigner la gestion comme le confirme d'ailleurs la définition que Friedmann donne de la « cybernétique, théorie de la communication appliquée à l'élimination d'activités psychiques subalternes (…) [visant à] grignoter le facteur humain » [Friedman, 1972 : 177], en utilisant l'ordinateur ce « fantastique manœuvre intellectuel ».

6 Ainsi, selon les statistiques publiées par la DARES, le nombre de jours non travaillés dans le secteur marchand passe de 3,5 millions en 1975 à 194 000 en 2005.

7 Cette interdépendance accrue des salariés vis-à-vis de la production et subissant la pression des équipes avait déjà été signalée par Naville [1963 : 198-199] à propos des industries de procès. Plus généralement, on retrouve une version sophistiquée des effets d'autocensure du panoptique, identifiés par Michel Foucault [1977]. Pour ce dernier, les prisonniers incarcérés dans une centrale de type panoptique, sachant qu'ils pouvaient être surveillés à leur insu, se comportaient comme s'ils étaient effectivement sous le contrôle direct d'un superviseur. La pression du flux conduit à la même autocontrainte.

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