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Communiquer à l’ère numérique

 | 
Julie Denouël
, 
Fabien Granjon

Chapitre 1. Des usages de la télématique aux Internet Studies

Josiane Jouët

Texto completo

1Pour nombre de nos contemporains, le Minitel fait figure d’objet archaïque et la technologie du vidéotex n’évoque plus rien aux jeunes générations. Le fossé entre cette technologie « primitive » des deux dernières décennies du 20ème siècle et les réseaux et objets communicationnels du début des années 2000 serait-il représentatif d’une rupture annonçant l’entrée dans un autre âge ? Pourtant que penser de cet extrait du célèbre rapport de Simon Nora et Alain Minc publié en 1978 :

« La révolution informatique (…) n’est pas la seule innovation technique de ces dernières années, mais elle constitue le facteur commun qui permet et accélère toutes les autres. Surtout dans la mesure où elle bouleverse le traitement et la conservation de l’information, elle va modifier le système nerveux des organisations et de la société toute entière […]. Cette imbrication croissante des ordinateurs et des télécommunications – que nous appellerons "la télématique" ouvre un horizon radicalement neuf […]. La "télématique", à la différence de l’électricité ne véhiculera pas un courant inerte, mais de l’information, c’est à dire du pouvoir […]. La télématique constituera non pas un réseau de plus mais un réseau d’une autre nature, faisant jouer entre eux images, sons et mémoires : elle transformera notre monde culturel » [Nora et Minc, 1978 : 11-12].

2Il y a trente ans, ce rapport souleva de vastes débats et certains critiques n’hésitèrent pas à y déceler la marque d’intellectuels un peu hallucinés. Or ce rapport, s’il témoigne alors d’une vision sociétale, garde aujourd’hui une grande part d’actualité. Intitulé, « L’informatisation de la société », il annonce de fait le passage prochain à la société de l’information, l’explosion du multimédia et des réseaux qui, en deux décennies seulement, seront concrétisés par Internet.

3En quoi les usages pionniers des services de Télétel préfigurent-ils l’usage massif des services d’Internet ? La subversion du Minitel Rose se prolonge-telle ou non dans les chats de rencontre et les réseaux sociaux ? Les premières observations du gommage des frontières entre l’espace public et l’espace privé sont-elles encore valides ? Bref, assiste-t-on à une résurgence des grandes interrogations soulevées, il y a une trentaine d’années, dans les travaux séminaux sur l’innovation technique et le changement social ? [Mercier et al., 1984 ; Ancelin, Marchand, 1984a ; CESTA, 1985 ; Du Castel et al., 1989 ; Marchand et al., 1987, Vitalis, 1994].

4Le propos est ici de repérer les processus de filiation et de discontinuité qui se dégagent d’une part, de l’observation longitudinale des travaux sur les usages de la télématique qui se déroulent, à partir de 1983, sur une petite quinzaine d’années et, d’autre part, les recherches sur les usages d’Internet qui leur succèdent dès la fin des années 90. Pour ce faire, l’exercice reposera sur une revue analytique de la littérature qui retiendra les travaux marquants tant par leurs apports théoriques et empiriques que par leur portée en terme d’évolution des problématiques. Il se propose donc de revenir sur le courant de la sociologie des usages pour observer les fils de pensée qui, en un sens, relient les Internet Studies d’aujourd’hui aux interrogations initiales mais qui, de l’autre, s’en affranchissent pour analyser les processus sociaux actuellement à l’œuvre à partir d’un renouvellement des prismes théoriques et des approches de terrain.

5Cet exercice, entrepris dix ans plus tôt dans un article intitulé « Retour critique sur la sociologie des usages » [Jouët, 2000], s’était déjà confronté à une masse de références scientifiques impliquant des choix drastiques dans la sélection des travaux pour rendre compte des problématiques dominantes. Désormais, la publication exponentielle des études sur Internet défie tout travail de synthèse et rend d’avance caduque toute ambition de maîtrise de la littérature prolifique des Internet Studies depuis une quinzaine d’années. Le projet a donc consisté à resserrer l’analyse autour du réexamen des grands axes initiaux de la sociologie des usages des TIC à la lumière des travaux récents sur les usages d’Internet afin d’y repérer les évolutions. Ce parti pris assumé a conduit à privilégier l’analyse longitudinale des études portant exclusivement sur les usages ordinaires du grand public qui étaient au cœur des travaux sur la télématique, ce choix permettant une approche comparative avec les travaux sur Internet. Les usages professionnels qui constituent un pan important des Internet Studies ne sont donc pas inclus dans cet article (cf. le chapitre de Jean-Luc Metzger), tout comme les nombreuses recherches sur les communautés épistémiques, du logiciel libre par exemple. Par ailleurs, à l’instar de l’optique adoptée dans le numéro 100 de la revue Réseaux, l’accent porte – outre quelques références étrangères – très majoritairement sur les travaux des chercheurs français. Il s’agit, en ce sens, de repérer si la tradition française de la sociologie des usages qui avait dans les années 80, en raison du développement de la télématique, une avance sur la recherche anglo-saxonne a marqué de son empreinte les Internet Studies hexagonales. De fait, les chercheurs français se ressourcent désormais aux multiples publications étrangères, en majorité anglo-saxonnes, sur les usages d’Internet et participent activement aux travaux de la communauté scientifique internationale sur ce média. Il est d’ailleurs significatif que la dénomination anglophone d’Internet Studies s’impose peu à peu, et se caractérise dès lors, non plus en référence à une approche scientifique, mais par son objet : Internet. Pour autant, la recherche française, qui est féconde, conserve des particularités et un enracinement théorique qui la distingue des nombreux travaux anglo-saxons sur les usages d’Internet qui sont d’inspiration fonctionnaliste et diffusionniste, même si certains courants de recherche nord-américains et européens sont davantage théorisés.

L’ÉVOLUTION DU CADRE SOCIOTECHNIQUE

6Comment peut-on a priori comparer les débuts de la télématique, symbolisée alors par le terminal Minitel et par les services de Télétel, et la télématique d’aujourd’hui qu’est aussi Internet en cette première décennie du 21ème siècle ? Le cadre sociotechnique que Patrice Flichy situe à l’union du cadre de fonctionnement et du cadre d’usage [Flichy, 1995 : 124] a considérablement évolué. De nombreux éléments permettent en effet de les différencier au regard du contexte de leur production, des terminaux, des dispositifs de communication et des usages. Un rappel de l’architecture globale des deux systèmes télématiques que sont le vidéotex et Internet s’impose donc pour dégager les contrastes qui devraient engendrer de fortes différenciations de leurs usages.

Du modèle étatique au modèle libéral

7Le lancement du Plan Télématique en 1981, dans la foulée du Rapport Nora Minc, relève alors d’une politique publique volontariste mise en œuvre par la Direction Générale des Télécommunications (DGT) qui, via son centre de recherche, le Centre National d’Études des Télécommunication (CNET – par la suite France Télécom Recherche & Développement et aujourd’hui Orange Labs), développe la norme du vidéotex dont les signaux sont transmis par le réseau français de transport par paquets Transpac. Dès l’origine, les pouvoirs publics réalisent des expérimentations (l’annuaire électronique en Ille-et-Vilaine, les premiers services à Vélizy ouverts par environ 200 fournisseurs, les services des collectivités locales comme Claire à Grenoble, Télem à Nantes, etc.) qui s’accompagnent d’études en sciences sociales pour tester l’acceptabilité de cette nouvelle technologie auprès du grand public [Ancelin, Marchand, 1984b]. Le projet Télétel 3V montre d’emblée le succès de l’annuaire téléphonique en ligne, des services de vente par correspondance, de la banque, de la SNCF et des petites annonces, mais aussi, plus étonnamment, des services de messagerie animés par l’équipe projet. Alors qu’elle a d’abord été conçue comme un outil d’information et de transaction, la télématique s’inscrit dans le répertoire des outils de communication. Le système du Kiosque qui associe la DGT, les éditeurs de service et les sociétés de service et d’ingénierie informatique (SSII) est dès lors mis sur pied avec une répartition entre ces tiers des bénéfices énormes qui seront engrangés par la création de différents paliers de taxation des connexions selon le type de service (3615, 3617, etc.). L’explosion des services et surtout des messageries conviviales qui, suite au détournement du service Grétel du quotidien les Dernières Nouvelles d’Alsace, sont développées par de nombreux éditeurs de presse, prend la DGT par surprise, de sorte que le réseau Transpac est rapidement saturé et saute en 1985. Dès lors, la télématique française se développe de façon fulgurante et devient un exemple que cite le Vice-président états-unien Al Gore dans son discours au National Press Club sur le projet des Autoroutes de l’Information en 1993. Plan d’État et projet de société, la télématique française ne parviendra pourtant pas à s’exporter ni dans son modèle économique, pourtant si attractif pour les fournisseurs de service, ni dans sa technologie qui devient rapidement obsolète face à la croissance de l’équipement en informatique domestique et à la montée en puissance de l’Internet grand public liée à l’innovation considérable qu’a représenté le développement du World Wide Web au milieu des années 90. Cette avance devint un retard et le Premier Ministre Lionel Jospin enjoignit alors, dans son discours d’Hourtin de 1997, les services Télétel à se déployer sur Internet, réseau auquel la France ne s’est totalement raccordée qu’en 1995 (les centres de recherche et universitaires bénéficiant antérieurement d’un accès spécifique via le réseau Renater).

8Ce revirement de politique est significatif non seulement d’un bouleversement technologique, mais aussi de la mutation accélérée des structures de notre société. En moins de quinze ans, le modèle du capitalisme d’État qui avait présidé au lancement du Plan Télématique s’était largement effrité sous le coup des privatisations de grandes entreprises publiques, de la fin des monopoles d’État, dans le secteur de l’audiovisuel par exemple, et de la dérégulation imposée par la Communauté Européenne ouvrant le marché des télécommunications aux opérateurs privés. Dans les années 90, la société française entre peu à peu dans l’ère du néo-libéralisme qui s’impose, à la suite des États-Unis, à l’ensemble des pays occidentaux et dans d’autres parties du monde. La nouvelle télématique de masse que représente Internet n’est plus placée sous la maîtrise technocratique d’une administration publique comme la DGT ; son infrastructure est largement décentralisée et elle se déploie ainsi dans le contexte d’un marché globalisé. Enchevêtrement de réseaux ramifiés sur toute la planète, Internet serait en sorte le contre modèle du vidéotex hexagonal qui, en comparaison, se caractérisait par sa lenteur, par ses grandes limites à transmettre des images et par le coût élevé des consultations au regard de la gratuité des services d’Internet, hormis l’abonnement forfaitaire à son accès.

L’essor de l’informatique connectée

9Outre l’infrastructure technique et le mode de gestion de ces réseaux, les terminaux sont un autre facteur qui distingue radicalement la télématique française d’Internet. Le Minitel constituait un outil de communication rudimentaire qui, en dépit de la fabrication de séries de plus en plus évoluées, était composé d’un simple clavier abécédaire et d’un écran sur lequel s’affichait une matrice texte de 40 colonnes. La manipulation était aisée mais contrainte par le nombre restreint de caractères pouvant s’afficher à l’écran ; les textes composés étaient donc courts et truffés d’abréviations, ce langage codé préfigurant les SMS ou les « tweets » d’aujourd’hui. Ce terminal assez fruste contrastait dès son origine avec l’ordinateur personnel dont l’équipement grand public est concomitant de celui du Minitel. En 1988, 10 % des foyers disposaient d’un Minitel et 7 % d’un ordinateur [Arnal et al., 1991] ; la progression du Minitel fut plus rapide avec un taux de pénétration des foyers de 18 % au début des années 90 alors que le micro-ordinateur rejoignit ce niveau (19 %) en 1998. Or les travaux empiriques montraient dès 1987 [Jouët, 1987] que les usagers du micro-ordinateur déploraient les limites techniques du Minitel. À l’encontre des responsables des télécommunications qui défendaient alors un vidéotex fort de 23 000 services en activité dans les années 90 et source de retour sur investissement, et qui, par ailleurs, estimaient que l’ordinateur ne deviendrait jamais un objet de masse vu sa technicité, la sociologie des usages avait anticipé l’attrait pour l’informatique connectée. Revanche des sciences sociales : dès la fin des années 90 les proportions d’équipement s’inversaient et, en 2002, 13 % des foyers disposaient d’un Minitel alors qu’ils étaient plus du double, soit 36 % à avoir un micro-ordinateur et 22 % à être connectés à Internet. La baisse du coût d’achat et la miniaturisation de l’ordinateur personnel, la plus grande convivialité des logiciels de communication et la multiplication quasi exponentielle de l’offre de services sur Internet ont fortement contribué à la croissance de l’équipement en informatique. Dès lors, la massification numérique s’est accélérée et, en 2008, plus de la moitié des foyers français disposaient d’un ordinateur (65 %) et d’un accès à Internet (55 %), selon Médiamétrie, et l’Observatoire des Usages de l’Internet de cet institut estimait que 65 % des individus âgés de plus de 11 ans étaient utilisateurs d’Internet à la fin décembre 2009. Par ailleurs, une enquête européenne sur les technologies de l’information et de la communication estimait que six ménages français sur dix accédaient à Internet, en 2009, situant ainsi la France au 13ème rang de la communauté [Derouin, 2010]. Néanmoins, le Minitel subsiste et 4 000 codes Télétel étaient encore en service et pourvoyeurs de bénéfices en 2009 tandis qu’une poignée de minitélistes milite pour le maintien du vidéotex en raison de la sécurité des transactions et peut-être d’une forme d’attachement à ce qui fut l’un des fleurons de la technologie française.

10Dès lors, comment peut-on comprendre que cette technologie « archaïque » ait pu être qualifiée de « succès » alors que le Minitel n’a jamais été un équipement de masse ? En fait, le fort trafic engendré par le Minitel, qui fut une manne financière pour de nombreux acteurs, reposait sur les consultations domestiques mais aussi, en partie, sur la consultation des services du vidéotex en entreprise en raison du tarif élevé des connexions aux services du 3615 des messageries. Mais « l’épopée du Minitel » réside surtout dans ce qu’il fut un laboratoire d’expérimentation en grandeur réelle de nouveaux usages sociaux à distance par le truchement d’un clavier et d’un écran. Ces pratiques témoignaient des transformations à l’œuvre dans le tissu social, qui devançaient d’ailleurs les prévisions des politiques et maîtres d’œuvre du Plan Télématique, et préfiguraient de vingt ans les usages de l’Internet grand public.

11Dans un numéro de la revue New Media and Society consacré à « La longue histoire des nouveaux médias », John Carey et Martin Elton rappellent que les services en ligne antérieurs au Web, comme le vidéotex de CompuServe, The Source ou Prodigy aux États-Unis, Prestel en Grande Bretagne et, en particulier, Télétel en France, inaugurèrent le courrier électronique, les services de news, de banque, de transport et de commande à distance tandis que les petits bulletin boards (BBS) et les forums de Usenet initiaient les discussions de groupe en ligne. Tous ces médias alors nouveaux jouèrent un grand rôle dans la diffusion de l’innovation technique et dans la construction des usages, rôle qui n’est aujourd’hui plus guère reconnu, comme les deux auteurs le soulignent :

« Pour les netizens, même les plus avertis, les premiers services en ligne, y compris le vidéotex, sont un prélude largement sans intérêt – une collection d’échecs ruineux à côté de quelques succès... L’un de nos objectifs est de montrer combien cette vue est incorrecte : en fait, ces premiers services ont contribué de façon structurante à la surprenante diffusion du Web. De plus, l’histoire de ces services et la recherche autour de leur développement, doivent être reconnues dans le corpus plus général de la recherche et des théories sur la communication médiée par ordinateur » [Carey, Elton, 2009 : 242].

12Cette position de John Carey et Martin Elton anime également la présente contribution.

LE RENOUVELLEMENT DES PROBLÉMATIQUES DES USAGES SOCIAUX

13Les origines de la sociologie des usages se sont inscrites dans l’effervescence des nouvelles sociologies de l’après 68, de la critique des phénomènes de domination sociale et de l’accent mis sur l’émancipation des individus. Les mutations économiques, sociales et politiques de « La Seconde Révolution Française 1965-1984 » [Mendras, 1994] portent leur fruit et les années 80 constituent la décennie charnière qui pose les fondements du passage progressif à un nouveau modèle de société néolibérale dont le développement de l’informatique et de la télématique est l’un des moteurs. Aux multiples discours de promotion des pouvoirs publics, des industriels et des médias, les chercheurs en sciences sociales vont d’emblée opposer une critique de l’idéologie techniciste de la société de l’information [Chambat, 1992]. Cette pensée contestataire qui dénonce l’idéologie des nouvelles technologies a donné lieu à une abondante littérature qui ne peut être référencée ici. Quoique moins représentée, la critique se poursuit aujourd’hui en étant portée sur deux fronts : celui du « nouvel esprit du capitalisme » qui insuffle le développement d’Internet [Georges, Granjon, 2008] et celui des visions utopiques portées par les discours sur la démocratie électronique comme sur les usages créatifs du Web 2.0 supposés favoriser la participation de tous les internautes à la production de contenus numériques [Rebillard, 2007].

14Dans son état de l’art de la recherche scientifique sur les technologies de communication, Émilie Bajolet constate :

« C’est en premier lieu par opposition aux partis pris déterministes que se sont développées les premières recherches privilégiant une approche par l’usage. L’un des premiers principes épistémologiques structurant ces travaux consiste, en effet, à renouveler le lien établi entre technique et société... Dans la perspective d’une réflexion sur le changement social, et à partir d’enquêtes empiriques ciblées, ils tendent à minimiser les bouleversements induits par les nouvelles offres techniques et mettent plutôt en relief les changements sociaux plus larges auxquels répondent – ou plutôt dans lesquels s’insèrent – ces innovations. [...] Un des principes qui organisent les multiples recherches menées à propos des usages des TIC : construire une pensée renouvelée des interrelations entre innovations techniques et changements sociaux » [Bajolet, 2005 : 28-29].

La télématique ou l’approche sociétale globale

15L’examen de l’interrelation qui se noue entre l’innovation technique et l’innovation sociale est l’un des axes centraux de la sociologie des usages, et l’étude de l’interaction entre l’individu et la technique se double d’emblée d’une interrogation fondamentale sur le rôle de la médiation télématique dans le lien social. Au lancement de la télématique, la dislocation des liens entre l’individu et la société est analysée comme la matrice de nouveaux usages sociaux. L’appropriation de l’innovation technique se conjugue à des pratiques communicationnelles témoignant de l’autonomisation des individus et de l’émergence de nouvelles formes du social. Les premiers travaux de sociologie de la télématique sont ainsi imprégnés par le courant de l’autonomie sociale [Barel, 1984] et perçoivent dans les modalités d’appropriation du Minitel une forme d’innovation sociale qui contribue à la construction des usages sociaux. Ils se ressourcent également dans les écrits de Michel de Certeau [de Certeau, 1980] consacrés aux formes d’inventivité des pratiques ordinaires, aux « arts de faire » et aux tactiques qui fondent le processus d’appropriation et permettent aux individus de se constituer « un propre ». Le détournement des usages prescrits de Télétel est devenu emblématique d’une forme de subversion sociale car le lancement de la télématique grand public a reposé sur le succès des messageries « conviviales » non prévues par les décideurs.

« Le vidéotex se présentant comme un système de communication totalement nouveau pour le grand public, il était logique qu'il fût d'abord dominé par la logique des offreurs (de moyens et de contenus). [...] Ainsi les promoteurs des systèmes télématiques vont construire un modèle d'utilisateur qui se présente comme un usager rationnel. […] Il se fit le constat d'un décalage entre les utilisations attendues et les utilisations réelles. […] Au travers de l'affirmation de la logique de communication émerge en fait au sein même du public deux modèles de comportement distincts qui peuvent éventuellement se combiner. Le premier, cohérent avec la conception initiale du "média de service" peut être qualifié "d'utilitariste" [...]. Le second, rompant avec la logique initiale du service, recherche principalement un mode de "convivialité", de divertissement » [Charon, 1987 : 111-112].

16De fait, les pratiques utilitaristes étaient dominantes et se trouvaient donc en conformité avec les prescriptions d’usage. Cependant, la recherche s’est davantage centrée sur les pratiques conviviales du Minitel qui témoignaient de formes qualifiées alors d’autonomie sociale qui se manifestaient dans d’autres strates de la société [CEPS/CREA, 1985]. Ces usages inédits faisaient écho à d’autres manifestations de rejet des instances de représentation établies, de contestation des formes instituées de l’autorité et du contrôle social qui se déployaient dans le monde du travail, et la sphère domestique. Les mutations du corps social s'accompagnaient d’une nouvelle montée de l’individualisme, certes corrélatif de la condition moderne, mais qui s’affirmait sous des formes inédites avec la résurgence du libéralisme économique. L'esprit d'entreprise individuelle devenait dès lors prisé et la valorisation de l'effort personnel et de la construction de soi se traduisait, comme l’a montré Alain Ehrenberg, par « le culte de la performance » [Ehrenberg, 1991]. Pour certains auteurs, la fin des transcendances et le déclin des grandes idéologies politiques sont alors corrélatifs de « la société du vide » qui, selon Gilles Lipovetsky [Lipovetsky, 1983] est comblée par l'émergence de l'individu qui devient sa propre finalité et s’immerge dans la subjectivité. Mais, l’autonomie sociale était aussi perçue comme un épanouissement de l’individu qui se centre sur le bonheur individuel, sur les loisirs, voire sur un nouvel hédonisme. Cette société du temps libre, prélude à la réduction du temps de travail, traduit une expansion de la sphère privée qui n’était pas pour autant nécessairement synonyme d’un individualisme replié. Ainsi se produisit-il l'éclosion d'une « nouvelle culture psychologique », selon l'expression de Robert Castel, qui ouvre cette culture de l'intériorité à la recherche de nouvelles formes d'altérité :

« Un grand rêve relationnel la surplombe : contacts, rencontres, vie groupale, réseaux, convivialité, échanges. [...] Cela signifie que, même si elle échoue à devenir société, elle existe bien comme projet de sociabilité, et pas seulement comme vertige d'intimité » [Castel, 1981 : 193-194].

17La recherche sur la télématique était imprégnée par les publications portant sur cette effervescence de la société civile qualifiée de « mouvement de l’autonomie sociale ». Les travaux ne relevaient pas d’un cadre théorique établi, mais constituaient un courant de pensée rassemblant des sociologues, politistes, psychologues, philosophes qui analysaient les bouleversements des structures d’appartenance traditionnelles, les nouvelles formes d’expression du social court-circuitant les corps institués, les partis ou les syndicats, et étudiaient les rejets de l’autorité patriarcale et les manifestations de l’émancipation de la vie privée. Les chercheurs des usages des TIC se sont ainsi penchés sur les nouvelles figures de l’individu qui émergeaient dans la communication médiée par la technique, sur l’expression de subjectivités libérées des conventions sociales, sur le déferlement des passions [Guillaume, 1990]. Outre l’étude de l’appropriation de ce nouveau protocole de communication à distance, ils ont mis l’accent sur les significations de l’usage social qui témoignaient tout à la fois de l’aspiration à une autre forme de réalisation de soi, mais également de la quête d’un nouveau type de lien social.

18Les minitélistes se sont en effet emparés des potentialités de communication du vidéotex et ont fortement contribué à la socialisation de l’objet, tout comme ils ont conduit à la réalisation de nombreuses innovations techniques dans les protocoles d’échange électronique par les concepteurs de services. Ces modèles sociotechniques de convivialité à distance seront largement repris par les sites de rencontre d’Internet. En ce sens, la prolifération des espaces d’échange à distance du Web s’inscrit dans la continuité du mouvement de l’autonomie sociale des années 80. Peut-être pourrait-on dire qu’avec Internet, ce mouvement a atteint son paroxysme car les réseaux électroniques émergeant de la société civile s’y déploient par milliers. Toutefois, en se banalisant, la communication électronique, est devenue une pratique ordinaire qui peut certes recouvrir des usages subversifs, mais qui, comme toute pratique de masse, se normalise. L’autonomie sociale, banalisée, n’apparaît plus comme une innovation et ne constitue d’ailleurs plus aujourd’hui une référence des travaux sur les usages d’Internet.

19Par ailleurs, si la sociologie de la télématique a travaillé sur des terrains empiriques qui étaient circonscrits, elle comportait de facto une perspective macrosociale, toujours présente, dans le souci de scruter les évolutions sociétales se manifestant dans les interactions télématiques et d’observer en retour les incidences de ces échanges sur les rapports sociaux. Les travaux s’appuyaient d’ailleurs sur les problématiques de la sociologie de la technique, sur la sociologie des modes de vie, de la famille et du travail qui portaient sur les mutations à l’œuvre dans ces sphères et étaient particulièrement fécondes à cette période. En l’absence de références théoriques constituées sur la télématique, la sociologie des usages n’a pas été contrainte par des modèles, certes utiles mais parfois limitatifs, et elle s’est donc forgée dans une effervescence de bricolage intellectuel et d’artisanat conceptuel. Néanmoins, si le déclin des grandes théories générales était amorcé et si les travaux apportaient justement des éclairages nouveaux sur la dissociation de l’acteur et du système, les chercheurs restaient marqués par la théorie sociologique classique et le questionnement sur l’innovation technique et l’innovation sociale visait une appréhension des transformations de la société globale.

Internet ou la microsociologie des pratiques

20Au cours des années 90, la recherche sur les usages sociaux de la télématique grand public marquera le pas, au profit de travaux sur les applications professionnelles et organisationnelles, et sur la téléphonie mobile. L’intérêt pour la télématique grand public ressurgit dans les années 2000 avec l’explosion d’Internet et surtout du Web 2.0. Dans l’introduction du numéro 15 de la revue Terrains & Travaux, consacré aux activités en ligne, Jean-Samuel Beuscart, Éric Dagiral et Sylvain Parasie, remarquent que, si au début des années 2000 les recherches sur Internet étaient peu abondantes en France, elles se sont depuis, dans la foulée des travaux anglo-saxons, considérablement développées et l’on dispose aujourd’hui d’un corpus riche de résultats. Ces auteurs opèrent un découpage de la production française autour de trois axes. Le premier axe rassemble les recherches portant sur la communication sur Internet qui étudient les interactions sur les forums et les chats en s’appuyant sur l’interactionnisme et l’ethnométhodologie et qui analysent la constitution d’espaces de communication spécifiques ; les travaux sur les blogs autour de la présentation virtuelle de soi et des techniques de relation aux autres ; enfin les travaux sur les sites de réseaux sociaux. Le deuxième axe distingue les travaux portant sur les dispositifs sociotechniques et les activités de coopération, de production et d’échange ; les productions collectives de biens publics sur Internet et la dimension économique de ces productions qui affectent les industries culturelles. En dernier lieu, le classement regroupe les travaux sur la culture et les pratiques culturelles grand public (l’autopublication, la culture participative, les jeux en ligne, etc.). Ces auteurs reconnaissent avoir laissé de côté la production scientifique autour de la thématique de la démocratie en ligne et les activités en ligne portant sur le travail et l’organisation des entreprises qui passent, pour leur part, largement par les intranets.

21Par ailleurs, alors que les premiers travaux sur les usages sociaux de la télématique relevaient très majoritairement d’une approche compréhensive, à l’exception de quelques travaux d’ethnométhodologie [de Fornel, 1989, puis plus tard, entre autres, Velkovska, 2002 ; Denouël, 2008], les Internet Studies se centrent sur l’observation des pratiques in situ et sur les activités médiées par la technique en s’appuyant, selon les cadres théoriques, sur l’interactionnisme ou sur le pragmatisme pour étudier les modalités d’engagement et l’organisation des formes d’action, et sur la sociologie des réseaux pour saisir les configurations de liens.

22Tout comme pour le bilan dressé en 2000 sur la sociologie des usages, les travaux demeurent dispersés et relèvent d’approches diversifiées.

« Qu’elles soient centrées plutôt sur les activités à l’écran ou sur leur hors cadre, les études de l’Internet ont cependant adopté une posture, usuelle en sciences sociales, qui privilégie la construction par l’analyste d’un contexte d’interprétation déterminé de la pratique. Parce qu’elle associe étroitement le choix du contexte pertinent à une posture théorique ou disciplinaire, cette posture implique un relativisme des points de vue » [Relieu, Olszewska, 2004 : 122].

23En dépit de ce « relativisme », une accumulation s’est constituée et le décorticage des pratiques, dans leurs opérations même les plus infimes, alimente désormais la connaissance des pratiques individuelles et collectives sur Internet. Pour ce faire, les Internet Studies ont bénéficié du fait que la technologie d’Internet pouvait être en elle-même un outil de recherche ce qui bien entendu était impossible avec le Minitel. Les dispositifs d’enquête permettant de suivre les usagers à la trace et le raffinement des protocoles méthodologiques ont apporté un renouvellement de la recherche tout comme la mise au point de techniques d’observation in situ. Les Internet Studies bénéficient donc de l’apport d’outils originaux qui ont renouvelé les protocoles de recherche. [Granjon et al. 2007 ; Beuscart et Couronné, 2009 ; entre autres travaux).

24Certes la perspective macrosociologique n’est plus un horizon dominant, en dépit de quelques exceptions. François Dubet remarque d’ailleurs que la sociologie devient de plus en plus micro : « […] la plupart des sociologues professionnels pensent que l’idée même de société est inutile, voire dangereuse… La croyance dans la performativité du langage est parfois si forte que beaucoup affirment que la société n’est qu’une espèce d’acte de langage parmi bien d’autres. Dès lors, il convient de « déconstruire » la société et de n’étudier que ce qui apparaît « réel » : les actions individuelles plus ou moins rationnelles, les interactions et les régulations sociales, les réseaux, les acteurs-réseaux, les jeux de justifications. […] Bref, il s’agit d’étudier le micro et le local, tout en admettant que la mondialisation nous emporte dans un flux irrésistible et que « le système » se déploie sur toute la planète et s’impose à nous » [Dubet, 2009 : 7-8]. En un certain sens, ce constat peut être appliqué aux Internet Studies. Cela dit, il convient de relever que, tout en étant centrés sur des objets sectoriels, la plupart des travaux fournissent des éléments précieux pour saisir les trames souvent invisibles des transformations à l’œuvre dans la fabrique du social.

LA MASSIFICATION ET LA DIFFÉRENCIATION DES USAGES SOCIAUX

25Des débuts de la télématique au Web 2.0, le paradigme digital – pour reprendre une expression des années 80 – s’est imposé dans toutes les strates de la vie sociale et les technologies numériques sont devenues des objets de consommation de masse. La forte progression de la population des internautes dans la première décennie du 21ème siècle est souvent assimilée au « retour de l’usager » ou au « tournant de l’usage » (User Turn) car les usages grand public connaissent une véritable explosion et font l’objet d’un regain d’intérêt de la recherche pour la néo-télématique ordinaire qu’est aujourd’hui Internet [Jouët, 2009].

26À l’inverse des médias de masse, l’informatique connectée se caractérise par son caractère globalisant car elle touche toutes les sphères d’activité : les services, le travail, les loisirs, la culture, la communication. Les études de diffusion démontrent que, dans l’ensemble des applications interactives, le secteur des services est dominant. Dès 1987-1988, l’enquête de l’Insee identifiait, par ordre décroissant, l’attrait principal des minitélistes pour l’annuaire électronique, la banque, le téléachat, les transports, la météo, les renseignements administratifs, les services professionnels, les actualités [Arnal, Jouët, 1989]. Aujourd’hui, les usages « utilitaristes » des internautes sont devenus massifs et les informations pratiques, l’actualité, la banque, le commerce électronique s’imposent toujours comme les services les plus fréquentés dans les enquêtes de consommation [Credoc 2008 ; enquête Ipsos Profiling 2008].

27Il est significatif que les Internet Studies n’abordent souvent qu’indirectement et de manière segmentée la problématique des modes de vie qui était très présente dans les travaux sur la télématique s’interrogeant sur les transformations de la société. Dans les années 80, l’accent était porté sur la ré-articulation des rapports entre l’espace privé et l’espace public, la redéfinition des ancrages spatio-temporels, le travail et le hors travail, les loisirs et la vie domestique, ceci dans une optique macrosociale. Pierre-Alain Mercier précisait à l’époque que

« le mode de vie est un tout. Ou, du moins, seule une approche globale, transcendant la segmentation traditionnelle de l’analyse, est-elle susceptible de le faire surgir comme tel » [Mercier, 1983 : 50].

28Et d’ajouter :

« Les nouvelles technologies pénètrent les modes de vie, devenant ainsi un facteur de leur transformation, lorsqu’elles se sont constituées en objets de pratiques, d’enjeux et de relations participant à la réalité sociale globale » [Ibid. : 75].

29Ainsi, la socialisation de la technique, les processus qui font que les TIC deviennent des objets sociaux, est-elle devenue un axe majeur des premières recherches qui mettaient l’accent sur l’insertion des techniques de communication dans des pratiques antérieures, sur la complexité des phénomènes d’appropriation se greffant sur l’évolution des identités professionnelles et privées liées aux bouleversements de la sphère du travail et de la sphère domestique dans les années 80 [Mallein, Toussaint, 1994]. L’approche des significations d’usage – une thématique récurrente dans l’étude de la télématique et quasi abandonnée dans les Internet Studies – ne se cantonnait pas à la façon dont les usagers exprimaient leur rapport à l’objet technique et à la manière dont ils construisaient leurs pratiques mais interprétait leurs discours, souvent critiques, à l’aune du changement sociétal global induit par le développement des TIC. Alors que le sens social des technologies informatisées guidait l’investigation, ce type d’approche critique n’est plus guère, à quelques exceptions près, présent dans les Internet Studies [Granjon, 2010].

30La tendance, marquée depuis le milieu des années 90, aux études centrées sur des pratiques spécifiques, comme le commerce électronique, a entraîné un retrait d’interrogations plus larges sur le recours des usagers à une multiplicité de services qui modifient leur rapport à la vie quotidienne. La sphère domestique est, en effet, devenue une sphère d’activités multiples car la polyvalence d’Internet se prête à l’entrelacement d’usages utilitaires, professionnels, culturels, ludiques et communicationnels dont une bonne partie, s’ils exigeaient un déplacement il y a peu de temps encore, se déroulent désormais dans l’espace privé. L’ouvrage collectif du Credoc intitulé Nouvelles Technologies et Modes de Vie. Aliénation ou hypermodernité [Moati, 2005] porte certes l’ambition d’une approche macrosociologique, mais seuls quelques articles soulèvent un questionnement sur l’évolution de la vie quotidienne au travers du gommage des frontières entre la vie professionnelle et la vie privée et la redéfinition des cadres spatio-temporels, approche qui renoue en ce sens avec les interrogations premières.

Les inégalités sociales

31Dans les années 80, la thématique des inégalités sociales d’accès et d’usage s’est centrée sur la micro-informatique puisque l’acculturation technique à l’ordinateur était perçue comme une condition du développement économique. Les pouvoirs publics ont ainsi lancé, en 1982, le Plan Informatique pour Tous destiné à promouvoir l’informatisation de la société. Vingt ans plus tard, la thématique de la fracture numérique a donné lieu à des initiatives gouvernementales et locales – comme le PAGSI (Programme d’action gouvernementale pour la société de l’information) – pour encourager le développement d’Internet et réduire les inégalités numériques qui certes se sont atténuées mais néanmoins perdurent.

32La massification des technologies informatiques s’est en effet réalisée très progressivement et, à l’origine, de fortes disparités existaient dans l’équipement des foyers, le coût alors élevé des ordinateurs personnels excluant la majeure partie des catégories sociales défavorisées. En 1987-1988, 6,4 % des employés possédaient un ordinateur contre 22 % des cadres et professions intellectuelles ; pour le Minitel, ces pourcentages étaient respectivement de 8,6 % pour les employés et 26,5 % pour les cadres, tandis qu’en raison de leur usage professionnel du Minitel, 10 % des agriculteurs et 15 % des commerçants et artisans en disposaient [Arnal et al., 1991]. En dépit de la gratuité du terminal, le Minitel était donc loin d’être réparti de façon homogène dans le corps social. S’il existe quelques études statistiques de diffusion, la recherche sur la télématique n’a pas donné lieu à des travaux approfondis sur les disparités d’usage selon les catégories sociales car les chercheurs, alors très peu nombreux, ont focalisé leur attention sur les usagers pionniers et sur la compréhension des pratiques interactives encore émergentes.

33De même, au sein des Internet Studies, l’approche macrosociologique de la fragmentation des usages selon les classes sociales demeure minoritaire. Quelques études ont été menées et la recherche se centre désormais moins sur les inégalités d’accès qui se comblent peu à peu que sur les disparités d’usage. Ainsi, Fabien Granjon [2008] qui a étudié les usages de l’ordinateur et d’Internet au sein des classes populaires relève des modes d’appropriation différenciés selon le niveau d’études des usagers. Les diplômés, plus experts, s’adonnent à des pratiques de discussion sur des forums et d’autopublication qui valorisent leur bagage culturel, tandis que les non-diplômés éprouvent des difficultés de manipulation et se cantonnent surtout à des activités ludiques dans le prolongement de leurs pratiques télévisuelles :

« Selon leur appartenance sociale, les utilisateurs ne saisissent pas les mêmes attributs décisifs de l'ordinateur et d'Internet et ils n'en définissent ni d'identiques propriétés utiles, ni les mêmes usages effectifs. Les usages sociaux du PC et d'Internet sont ainsi très liés aux appréciations, envies, intérêts, goûts et sens pratique de ceux qui les mobilisent. Ils sont le résultat d’un ajustement complexe entre une histoire sociale incorporée (les schèmes de perception et d'action des usagers) et la mobilisation d’un artefact technique qui est lui-même constitué d’une combinatoire de mondes sociaux et culturels. Faire usage d'Internet, c'est manipuler un objet technique qui demande des compétences particulières, mais c'est aussi se confronter à des histoires, du social, du culturel, objectivés dans des dispositifs, des interfaces, des services qui sont autant de mondes appréhendés via des schèmes qui ne permettent pas nécessairement d'en saisir l'intérêt, de leur imputer du sens, de s'y ajuster et d'en retirer d'éventuels bénéfices » [Granjon, 2008 : 59].

34Cet auteur analyse par ailleurs les gratifications symboliques obtenues par les hommes des classes populaires impliqués dans des usages techniques créatifs sur Internet à l’aune d’un désir de reconnaissance sociale ; désir qui avait déjà été identifié auprès des premiers informaticiens-amateurs des classes populaires, la programmation s’inscrivant, à l’instar de la création sur le Net, dans une culture du bricolage [Jouët, 1987]. Cette filiation mérite d’être relevée.

Le clivage du genre

35Tout comme pour les inégalités sociales, la recherche sur le vidéotex ne s’est guère attachée à la dimension du genre qui était davantage présente dans les travaux sur la micro-informatique qui soulignaient la domination des hommes sur cet objet [Lage, 1984 ; Jouët, 1987 ; Proulx et al., 1988]. À son lancement, le Minitel était, comme l’ordinateur, considéré comme une technologie avancée et, en conséquence, plus adaptée, voire réservée, à un usage masculin. C’est donc tout « naturellement » que cet objet sera premièrement accaparé par les hommes, appréhendé alors en tant qu’objet de toute puissance fantasmatique [Mallein et al., 1984], mais les femmes rattraperont progressivement leur retard. De même, la pleine appropriation de l’ordinateur domestique par les femmes n’a pu se réaliser qu’à partir du moment où ce dernier a pu être rangé, non plus du côté de l’outil, mais, avec Internet, du côté du média. Selon Médiamétrie, les femmes représentaient déjà 40 % des internautes en 2000, pour atteindre 48 % en 2008. De facto, leur réticence à la technicité de l’ordinateur comme symbole de pouvoir [Turkle, 1988] s’est amoindrie avec la banalisation de cet outil et elles ont rapidement adopté les services de communication d’Internet. Leur prédilection pour les pratiques communicationnelles s’inscrit, en effet, dans le prolongement de leur rôle social d’entretien des relations du foyer avec le monde extérieur, tout comme dans la culture féminine de l’échange intime, qui fondent également leur usage soutenu du téléphone fixe et mobile, usage amplement répertorié par la recherche.

36Les travaux se ressourcent désormais dans les Gender Studies pour analyser les disparités dans les modes d’appropriation d’Internet [Jouët, 2003 et 2007]. Les usages requérant une plus grande habileté technique demeurent toutefois majoritairement masculins car les femmes sont significativement sousreprésentées dans la création d’un site Web, l’installation d’un nouveau matériel, la compression d’un fichier et l’écriture d’un programme [Frydel, 2006]. Si au cours des trois dernières décennies, les femmes ont quasiment rattrapé leur retard dans leur équipement et leur fréquence d’usage, des écarts demeurent donc dans leurs formes d’appropriation qui attestent de goûts et centres d’intérêt sexués reproduisant d’une certaine façon les spécificités de clivage masculin-féminin de l’audience des programmes radiophoniques et télévisuels et du lectorat de la presse. De plus, au sein de chaque sexe, de grandes variations d’usages s’opèrent selon l’âge, le niveau d’éducation et le statut social. Néanmoins, les rapports sociaux de sexe et les relations de pouvoir au sein des couples se traduisent, le plus souvent, par une valorisation de l’expertise masculine [Le Douarin, 2007] tandis que les inégalités persistantes dans la répartition des tâches ménagères et des soins aux enfants, agissent sur les budgets-temps et sur la disponibilité des femmes, ces inégalités pouvant probablement être corrélées, entre autres facteurs, à leurs durées plus courtes d’utilisation d’Internet.

Les usages familiaux et générationnels

37Si, dans la foulée des travaux sur la téléphonie fixe et mobile dont les usages sont très marqués par la variable du sexe, les Internet Studies ont réintroduit la différence du genre, elles se sont aussi, et de façon générale, davantage penchées sur les modalités d’usages qui contribuent à une redéfinition des rapports sociaux au sein des groupes (famille, générations). Les Internet Studies renouent ainsi avec les toutes premières études des expérimentations du vidéotex, comme Télétel 3V [Mallein et al., 1984], qui étaient consacrées aux usages familiaux et à ceux des adolescents, axe d’entrée qui ne sera plus ensuite poursuivi dans les travaux sur la télématique. Remarquons à cet égard que l’étude des usages d’Internet au sein des foyers s’abreuve également des travaux de la sociologie de la famille.

« On constate que la famille s’impose moins comme institution [...]. Le nouvel esprit de famille conforte les liens et les continuités tout en ménageant mieux qu’auparavant l’autonomie de chacun [...]. Du point de vue de l’usage des TIC, la famille est donc un lieu de tension entre pratiques individuelles et pratiques collectives, entre construction de soi et du groupe » [Flichy, 2004 : 22].

38L’équipement croissant des foyers en objets numériques contribue à une réorganisation des espaces de vie et à une privatisation de la communication, tandis que le contrôle parental sur l’accès à Internet varie selon les modèles familiaux [Pharabod, 2004]. L’autonomisation des adolescents est particulièrement étudiée dans leurs pratiques des collectifs électroniques qui traduisent leur désir d’émancipation de la famille par l’affiliation à des groupes de pairs avec lesquels ils partagent une culture juvénile [Martin, 2004 ; Metton, 2004]. Le phénomène générationnel constitue d’ailleurs un autre axe des travaux, l’accent étant en particulier porté sur les pratiques culturelles et sociales des natifs du numérique tandis que les seniors deviennent des usagers des technologies de communication [Caradec, 2001]. Par ailleurs, les liens primaires sont entretenus par la communication électronique et les réseaux de parenté élargie sont réactivés à distance via Internet [Carmagnat et al., 2004]. Les recherches soulignent l’importance prise par Internet et autres TIC dans les activités de loisir domestique, dans la sociabilité intra et extra familiale, dans la constitution de territoires personnels, comme l’ont bien démontré les travaux, conduits par le vaste projet Entrelacs d’Orange Labs, présentés dans le numéro 145-146 de la revue Réseaux [Martin, 2007 ; Granjon et al., 2007]. Les terrains, fondés sur la combinaison d’une multiplicité de dispositifs d’enquête allant de l’observation des traces par des sondes logicielles aux carnets de bord et entretiens en face-à-face, illustrent la forte diversité des parcours sur Internet, la variété des modes d’appropriation et des usages qui se greffent sur les interactions familiales et le statut de ses membres.

39La plasticité d’Internet conduit à une pluralité d’usages et de formes d’appropriation creusées par les Internet Studies. Éloignée de toute forme d’unification, la massification du numérique s’accompagne d’une diversification toujours plus grande des pratiques au sein des groupes sociaux d’appartenance, qui traduisent la grande variabilité des parcours individuels. Cela dit, comme nous l’avons vu, le poids des rapports sociaux liés à l’âge, au sexe et au niveau d’éducation perdure et se lit au fil de l’accumulation des recherches. Cependant on n’observe pas les mêmes grandes segmentations sociales que pour la réception des médias de masse car les clivages sociaux des usages d’Internet sont plus éclatés, plus composites et plus ténus.

DES MESSAGERIES ROSES AUX RÉSEAUX SOCIAUX

40Les technologies de communication s'inscrivent dans la filiation d'objets techniques préexistants et leurs usages paraissent, pour une part, comme un prolongement d'actions et de comportements antérieurs. La recherche a ainsi montré que la télé-convivialité expérimentée sur le réseau téléphonique préfigurait les phénomènes de rencontre à distance qui se sont développés sur les messageries roses [Briole, Tyar, 1987]. De même, l’approche généalogique démontre les fortes parentés entre les messageries conviviales du Minitel et les sites de rencontre du Web tandis que les réseaux sociaux se distinguent de ces protocoles d’échange et témoignent de la massification et de la banalisation du lien social en ligne. D’ailleurs, si les sites de rencontre comme Meetic présentent de fortes similarités avec les chats du Minitel, leurs pratiques ne sont désormais plus perçues comme une perversion de la rationalité intrinsèque du système de communication, à l’inverse de ce qui pouvait se noter au début de la télématique où cette nouvelle forme de mise en relation était considérée comme une transgression sociale de vaste ampleur.

Les métamorphoses de l’identité électronique

41Dès l’origine, les messageries roses ont été décriées comme un grand carnaval électronique. La désincarnation et l'immatérialité des échanges électroniques sur les messageries ouvraient le champ à l'expression de pulsions, le plus souvent à caractère sexuel, et produisaient une libération des normes et des codes sociaux. Claude Baltz dans son étude de la messagerie pionnière Grétel, indiquait :

« La connexion au réseau équivaut à la plongée dans un univers ouvert à toutes les surprises : a priori, aucun type de message ou de rencontre n’est exclu. C’est l’aventure à domicile » [Baltz, 1984 : 11].

42L’engouement pour ce carnaval est devenu un phénomène social à part entière et, en 1990, on dénombrait près de 800 messageries conviviales dont un grand nombre de petites messageries à côté des grandes, comme Aline, Cum, Jane, Ulla, liées à des groupes de presse. Selon les enquêtes par questionnaire, moins de 10 % des minitélistes s’adonnaient aux messageries car cette pratique, alors « cachée », voire « honteuse », était largement sous-déclarée. Les « messageurs » représentaient certes une minorité des minitélistes, mais ils assuraient néanmoins une grande partie de la rentabilité de Télétel en raison de la tarification à la durée.

43Ce dispositif inédit d’une interface électronique à distance encourageait l'anonymat et l'emprunt de pseudonymes ; mais l'écran, tout en constituant un bouclier, était aussi un miroir où l’on projetait une image de soi qui ouvrait la voie à l'intimité des échanges. Le pseudonymat permettait un affranchissement de l'identité sociale au profit d'une mise en scène de soi par le biais d'identités mi-fictives et mi-réelles.

« Encombrés d’un trop de leur corps, un trop de leur identité sociale, [les messageurs] peuvent être ce qu’ils rêvent d’être, c’est-à-dire eux-mêmes. Le jeu n’est pas incompatible avec l’authenticité, mais il s’agit là encore d’un simulacre d’authenticité [...]. Le choix du pseudo revient non seulement à se nommer mais à se qualifier [...]. Cette nouvelle identification est plus proche du surnom que d’une nouvelle identité » [Toussaint, 1989 : 76].

44Sur le Minitel, l'envoi des messages devait s'adapter aux contraintes du format réduit de la page écran et du coût élevé de la communication. Aussi la messagerie a-t-elle généré une écriture spécifique dans un style souvent télégraphique. La messagerie comportait ses propres conventions sociales de mise en relation et des codes d'écriture fondés sur des abréviations (que l’on retrouve aujourd’hui dans les messageries instantanées ou dans les SMS) et la sonorité du mot était transmise par ces procédés phonétiques qui sollicitaient l'ouïe, tout comme l'accent mis sur les descriptions vestimentaires et corporelles réintroduisait le regard et la corporalité dans ce protocole d'échange caractérisé par l’absence d’un contexte visuel partagé. Les mots faisaient alors tout le sel de la rencontre en ligne et devenaient des révélateurs d'identité et des opérateurs de sélection qui se faisaient sur l'orthographe, l'humour, le style, le contenu des échanges. Certes, sur Internet, la qualité du texte et de l’écriture président toujours à la sélection des correspondants comme le montre Johann Chaulet [Chaulet, 2009] dans son étude de Meetic, mais il insiste sur l’importance des photos comme preuves visuelles pour ne pas être dupé. L’invisibilité imposée par les limites du vidéotex est en partie levée sur Internet.

« Favorisées par les nouvelles technologies, les extériorisations de soi sous forme d’images (matérialisées ou non) connaissent actuellement un développement très rapide […] car chacun désormais travaille son image (identité pour autrui), dans sa profession ou sa vie privée, revendique son droit à l’image (matérialisée) et fixe ses propres mises en scène sur vidéo ou support papier » [Kauffmann, 2001 : 267].

45Si on retrouve dans les Internet Studies le questionnement initial autour du statut et du sens de l’identité numérique qui révèle une facette de soi, la « spécialisation » plateformes a étendu l’éventail des formats de mise en scène. Les univers virtuels qui reposent sur la création et l’animation d’avatars fantasmatiques et fantastiques dans les mondes persistants, comme Second Life, conduisent à un simulacre d’identité, cette seconde vie numérique étant perçue par Sherry Turkle [Turkle, 1995] comme une forme d’apprentissage social sans risque. Ces univers virtuels sont désormais largement concurrencés par ce qu’il a été convenu de dénommer « les réseaux sociaux » (alors que maintes formes de réseaux sociaux leur préexistaient sur le Minitel et sur Internet). Aujourd’hui, le cadre interactionnel des sites de rencontre et de discussion débouche sur d’autres modes d’engagement conversationnel et de présentation de soi [Granjon, Denouël, 2010]. Les échanges sur les chats et les social media, devenus multimédias, s’agrémentent de photos, de musiques et de vidéos. Les internautes y déposent des traces constitutives de leur identité numérique, voire de plusieurs identités qu’ils adaptent selon les réseaux fréquentés. Si les minitélistes avaient la possibilité d’afficher leurs profils dans ce qui était alors dénommé CV (carte de visite), les plateformes du Web 2.0 décuplent les potentialités de présentation de soi. Décortiquant les modes de mise en visibilité adoptés par les internautes selon une présentation cartographique d’une typologie des sites fréquentés, Dominique Cardon propose

« un examen transverse des différentes familles de sites relationnels, qu’il s’agisse des services de rencontre, d’échanges entre amis, des communautés de goût ou d’intérêt, des plateformes de partage d’œuvres autoproduites ou des mondes virtuels, [permettant de montrer] que la manière dont les individus apparaissent et dont ils peuvent tisser des liens est souvent architecturée très différemment » [Cardon, 2008 : 96].

46Ce chercheur ne retient pas l’hypothèse d’un exhibitionnisme généralisé car dans les cinq formats de visibilité qu’il dégage, les participants jouent certes sur les modes d’extériorisation de soi mais opèrent également « un réglage réflexif de la distance à soi » selon qu’ils activent ou non le contrôle de l’accès à leur profil et à leur réseau de contacts.

La banalisation de la présence en ligne

47L’affichage de son nom propre dans les plateformes relationnelles, comme Mescopainsdavant ou Facebook, peut être interprété comme une mise en retrait de la « subversion » initiale de l’échange électronique. Dans ces réseaux sociaux grand public se joue le décalque, l’élargissement, voire la recomposition de la sociabilité ordinaire et le désir de retrouver d’anciennes connaissances. Ce phénomène témoigne d’un souci d’ancrage dans la réalité sociale, même si la communication multimédia n’est jamais synonyme de transparence et si un hiatus perdure entre l’identité sociale déclinée et l’identité numérique travaillée dans son profil. Ainsi, selon Médiamétrie, les « sites communautaires » étaient fréquentés par 16 millions d’internautes en France en août 2009, dont le quart les consultait quotidiennement, et surtout près des trois quarts désiraient rester en contact avec leurs amis, cette motivation devançant le désir de partager leurs centres d’intérêt. Avec la massification de ces espaces, l’endossement d’une identité numérique se banalise tandis que les pratiques de « reliance » à distance, de conversations triviales, mais aussi de partage d’écrits multimédias avec des internautes connus ou inconnus, proches ou lointains, est en voie de devenir une pratique de la vie quotidienne qui reconfigure le lien aux autres.

48L’attrait imprévisible des plateformes relationnelles qui agrègent des internautes ordinaires s’apparente, par certains côtés, à l’excitation rencontrée au moment de l’essor des messageries conviviales vingt ans plus tôt. Le prisme de l’individualisme et son dévoiement dans une subjectivité narcissique qui avaient été avancés par les détracteurs de la télématique ressurgissent. Or, dès l’origine, les recherches ont démontré que la sociabilité électronique était au cœur des pratiques, y compris les plus narcissiques. L’échange électronique se fonde sur une altérité et sur un désir de reliance sociale. La quête même fantasmatique dans les messageries conviviales ou les services de rencontre se doublait d’un désir de rencontres réelles. À cet égard, l’établissement de nouveaux liens prenait souvent en compte la proximité géographique, à l’instar des anciens réseaux de l’IRC (Internet Relay Chat) comme l’a bien montré Madeleine Pastinelli [Pastinelli, 1999], tout comme se déroule une part de la recherche de nouveaux amis sur les réseaux sociaux. En outre, les messageries pouvaient être l'occasion de construire des micro-communautés où les individus, confrontés à l'anonymat urbain, reconstituaient par le truchement de la technique des liens amicaux et sociaux entretenus tant sur écran qu’en face-à-face [Jouët, 1989]. Dans les entretiens de toutes les enquêtes menées alors, la référence aux « Amis du Minitel » était récurrente car, outre la séduction, nombre de minitélistes établissaient des relations amicales autour de points communs, des réseaux d’interconnaissance se construisaient et des échanges privilégiés et réguliers s’instauraient en ligne concurremment aux dialogues avec des inconnus, pour se poursuivre à travers les services de courrier électronique des messageries. La télématique, tout comme Internet, n’est donc pas synonyme d’isolement des individus mais atteste de l’émergence de nouvelles formes d’échange social à distance, lesquelles se sont considérablement développées et diversifiées au cours des trois dernières décennies.

49La recherche a accompagné l’expansion considérable des pratiques sociales en réseau et les travaux ont connu une forte croissance. Les approches heuristiques et les protocoles d’étude ont également évolué. Les recherches pionnières sur les usages sociaux du Minitel se fondaient sur une approche de sociologie compréhensive. Les enquêtes reposaient ainsi sur l’observation participante en ligne, sur des entretiens approfondis auprès de minitélistes recrutés après des échanges conviviaux sur les forums, sur l’impression en direct des profils et des dialogues en ligne, sur des bobines de papier thermique (autant de données évanescentes qui s’effaçaient rapidement par l’exposition à la lumière, les messageries n’affichant alors aucune mémoire). Il s’agissait donc d’un bricolage à la fois intellectuel et méthodologique en raison de la rusticité du système technique. Les Internet Studies vont, pour une part d’entre elles, recourir à la sociologie des réseaux et, actuellement, aux Social Network Studies, car la production scientifique anglo-saxonne est devenue prolifique. Elles vont aussi bénéficier de tout un arsenal de techniques informatiques qui vont leur permettre de collecter des données objectivables sur les usages. L’étude approfondie des pages personnelles, des blogs et des réseaux sociaux recourt désormais aux logiciels d’aspiration de sites qui permettent de créer des corpus volumineux donnant lieu à l’élaboration de matrices soumises à des traitements statistiques. De plus, le suivi de cohortes d’internautes sur le net permet une observation longitudinale des usages. Le repérage de traits syntaxiques et la construction de séries d’indicateurs se prêtent à des procédures de codage tandis que la structure des réseaux est illustrée par une visualisation graphique qui dégage les interactions et le chaînage des réseaux dans la présentation de graphes. Les Internet Studies ont donc considérablement fait progresser la connaissance objectivée des réseaux électroniques.

DE LA CULTURE INFORMATIQUE À LA CULTURE NUMÉRIQUE : LA RUPTURE

50La recherche a démontré l’interrelation qui se noue entre d’une part, la conception des artefacts techniques et leurs dispositifs d’usage et, d’autre part, la dynamique des pratiques sociales qui donnent leur forme aux systèmes de communication. Au cours des trois dernières décennies, l’évolution des technologies informatiques s’est accompagnée du passage de la culture informatique – centrée sur l’apprentissage des codes de la technique et les modes de faire – à la culture numérique. La culture numérique repose certes toujours sur l’appropriation des langages de la technique, mais les nouveaux dispositifs interactifs de réception, de diffusion, de communication et de production bouleversent la construction des usages. Il est significatif que désormais, avec la convivialité accrue des ordinateurs et des interfaces d’écran qui encourage une manipulation intuitive d’Internet, la dimension technicienne soit gommée au profit d’une « culture numérique » qui témoigne d’un désenclavement de l’usage de la sphère informatique et de son glissement vers les sphères culturelles et médiatiques. Cette culture numérique devient aujourd’hui une forme culturelle à part entière.

51Dans les années 80, les travaux se centraient sur ce qui était alors dénommé la « culture informatique » ou la « culture technique ». Il s’agissait de l’acquisition des connaissances et des savoir-faire requis pour manipuler les technologies numériques. L’emploi du micro-ordinateur était alors plus complexe qu’aujourd’hui. Quant au Minitel, il comprenait une forme d'initiation à l’informatique via la familiarisation avec la logique algorithmique et requérait un apprentissage de l'accès à des banques de données et de la communication via une interface d’écran [Jouët, 1990]. En ce sens, le vidéotex aura relevé d’une propédeutique à la micro-informatique et à Internet. Certains de ces travaux ont été publiés dans la revue Culture Technique (notamment les numéros 21 de Juillet 1990 : « L’emprise de l’informatique » et 24 de février 1992 : « Communication techniques et usages ») qui représentait alors un courant de pensée animé par le souci de démocratisation de la technique. Le Manifeste de cette revue, publié en tiré à part en 1980, fondait ainsi la culture technique sur :

« [...] La pensée qui est à l'œuvre lorsqu'une technologie n'échappe pas à ses utilisateurs. La formule actuelle, c'est au contraire : appuyez sur le bouton, nous ferons le reste ». La problématique de la domination de la technique et des systèmes informatiques était alors très présente et pour Philippe Roqueplo, « la culture technique consiste dans la possession des connaissances et savoir-faire susceptibles de fonder un minimum de maîtrise personnelle sur notre environnement et de contrôle sur l'activité de ceux dont la compétence s'avère indispensable. L'absence générale de cette culture constitue une cause d'aliénation généralisée. Son développement s’impose donc pour supprimer, autant que possible, cette aliénation » [Roqueplo, 1983 : 37-38].

52Cette ambition est restée lettre morte dans la mesure où la massification des technologies informatiques ne s’est pas accompagnée d’une démocratisation du contrôle sur la conception et la production des systèmes techniques.

53Cependant, la culture numérique, dans sa dimension profane, permet à la fois d’élargir le champ de la culture en y incluant une dimension technique, et de faire sortir l’informatique de l'étroitesse de la spécialisation en la faisant pénétrer dans la sphère des références culturelles communes. Les usages d’Internet passent en effet par l’acquisition d’un minimum de compétences techniques qui mobilisent des modes opératoires, des savoir-faire empiriques et des habiletés pratiques dans le dialogue avec les interfaces virtuelles. La manipulation est source de familiarisation avec les langages d’écran (les icônes, l’hypertexte, le multi-fenêtrage), la navigation, le partage de documents. Les pratiques comportent aussi une dimension cognitive par l’accès autoguidé à une multitude de textes et une grande individualisation des parcours qui modifient les représentations du monde social et produisent de nouvelles cartographies mentales. De plus, Internet bouleverse l’économie générale des signes et comprend une dimension socio-sémiotique car le traitement numérique des écrits, des images, des sons et leurs assemblages produisent de nouveaux modes d’énonciation et mises en forme éditoriales [Souchier et al. : 2003] qui redéfinissent le modèle texte-lecteur. La culture numérique s’articule donc sur la médiation de la technique informatique et elle infiltre l’ensemble des pratiques sociales en réseau dans le domaine du travail, de la vie pratique, des loisirs, de la culture et de la communication.

Des amateurs de l’informatique aux amateurs de la culture

54Dans les années 80, le partage de passions autour de l’informatique a conduit à la création de micro-collectifs de pratiquants férus de programmation, ces informaticiens amateurs témoignant d’un souci de démarquage social par rapport aux enfermements des structures d’appartenance professionnelle ou familiale, comme l’a bien analysé Dominique Boullier [Boullier, 1985]. Ces groupes de pairs conjuguaient l’expression de forts particularismes et l’aspiration souvent contradictoire à une unité du collectif, caractéristiques que l’on repère également aujourd’hui auprès des collectifs du logiciel libre [Bardini, Proulx, 2005]. Remarquons cependant que les réseaux d’amateurs ne se sont guère déployés sur les messageries du vidéotex. Une étude menée en 1990 a montré que les messageries affinitaires, dont les fournisseurs étaient majoritairement des revues spécialisées, comme Jazzhot pour la musique, ou des associations comme l’AFA sur l’astronomie, étaient essentiellement consultées pour l’actualisation de leurs informations et pour les petites annonces de particuliers [Jouët, Toussaint, 1991]. La dimension de service était privilégiée tandis que les forums étaient peu animés et les échanges entre amateurs se déroulaient essentiellement sur un mode dual par le truchement des boîtes à lettres électroniques (les BAL). L’hypothèse peut être formulée que les grandes messageries conviviales dont les dispositifs conversationnels permettaient de quitter les forums pour se retirer dans les espaces de conversation fermée, les « salons », ont bridé le développement des messageries thématiques dont le dispositif technique ne permettait pas, de toute façon, le partage de documents entre amateurs.

55Un fossé sépare donc les rares pratiques amateurs de l’ancienne télématique des années 80 des multiples pratiques affinitaires qui se sont développées sur Internet via le téléchargement de contenus culturels et les réseaux de pair à pair (P2P) qui donnent lieu à de nombreuses recherches. La forte diversification des passions culturelles, observée dans la dernière étude du Ministère de la culture et soulignée par Olivier Donnat [Donnat, 2009 : 10], se décline en effet, pour une bonne part, sur Internet qui élargit de façon considérable l’accès aux biens culturels, que ce soit de façon licite ou illicite. Les téléchargements de musique, via les réseaux P2P sur des plateformes comme BitTorrent, dans la foulée du pionnier Napster [Beuscart, 2002], de vidéos, d’épisodes de séries télévisées, de films avant leur diffusion contournent les majors de la production et les médias. En trente ans, la production musicale et audiovisuelle a en effet connu une forte croissance et a largement contribué à alimenter une culture juvénile : le développement des échanges dans les sites participatifs, tout comme les commentaires, les transformations ou les productions des contenus culturels, reposent en effet largement sur une appropriation du Web par les natifs du numérique. La circulation exponentielle de contenus culturels faisant l’objet de commentaires sur les plateformes relationnelles, comme dans les échanges interpersonnels, est un phénomène inédit qui imbrique les pratiques culturelles et les pratiques communicationnelles en réseau. Les Internet Studies explorent les multiples formes d’appropriation des outils d’autopublication [Cardon, Delaunay-Tétérel, 2006], les ressources culturelles mobilisées, la diversité des modes de participation dans les collectifs et développent des approches pragmatiques pour observer les formes d’engagement et les modes de coopération dans les sites contributifs. L’explosion des usages culturels et médiatiques sur le Web va, par ailleurs, élargir la communauté des chercheurs travaillant sur Internet aux représentants de la sociologie des médias et de la culture dont certains vont introduire l’approche des Cultural Studies dans l’étude des pratiques culturelles d’Internet [Maigret, 2008].

La démocratisation de l’autopublication numérique

56Outre la réception et la circulation de biens culturels sur Internet, les Internet Studies vont s’intéresser tout particulièrement à la production exponentielle de textes, sons et images par des internautes ordinaires. Le développement inattendu des pages personnelles à la fin des années 90 est interprété par Valérie Beaudouin et Julia Velkovska [1999] comme un terrain d’expérimentation de l’écriture hypertextuelle tandis que Laurence Allard et Frédéric Vandenberghe [2003] y décèlent la mise en œuvre d’un individualisme expressif, se déclinant au début des années 2000 sur les blogs puis, quelques années plus tard, sur les réseaux sociaux du Web 2.0, lequel faciliterait l’usage des interfaces et des outils de partage. Ces écrits souvent multimédias et fortement individualisés circulent au sein d’une culture de pairs partageant le même hobby, les mêmes affinités, ces pairs pouvant se situer en d’autres endroits du globe. Les outils de collaboration comme les wikis offrent aux internautes des possibilités inédites d’agir sur les contenus. Les sites de fans autour des produits culturels (séries télévisées, films, musique, stars) témoignent de la double expertise des amateurs dans leurs centres d’intérêt comme dans leur manipulation des dispositifs techniques du multimédia. Les fandoms (fan kingdoms) réunissent des milliers d’internautes qui discutent des intrigues des séries télévisées et supputent sur leurs rebondissements aussi bien sur les sites officiels des séries que sur des dizaines de sites annexes créés par les internautes. Les fanfics donnent lieu, quant à eux, à la production de scénarii parallèles fondés sur l’imagination et la créativité des auteurs étudiés par Rudy Morin [2007]. Cet auteur y perçoit des espaces de réappropriation et de détournement des produits culturels audiovisuels qui alimentent une nouvelle culture populaire. Sébastien François qui a étudié les écrits électroniques autour d’Harry Potter, remarque pour sa part que « [...] l’activité d’écrire des fanfictions n’est pas devenue une pratique idiosyncratique en passant sur Internet : les auteurs de fanfictions constituent une population active avec ses interactions et ses réseaux de sociabilité » [François, 2009 : 170].

57L’autopublication s’accompagne d’un saut quantitatif et qualitatif majeur désenclavant le champ culturel, du fait qu’il érige l’individu non seulement en récepteur d’une multitude de contenus inédits, mais aussi en émetteur et diffuseur à part entière. Depuis le succès de MySpace, créé initialement pour que des artistes amateurs puissent mettre leurs compositions musicales en ligne et accéder à une visibilité [Beuscart, 2008], les sites de User generated content (UGC) se sont multipliés, certains étant circonscrits à des petits réseaux d’amateurs de contenus très sélectifs, au côté de plateformes grand public comme YouTube ou DailyMotion pour les vidéos en ligne. L’ouverture d’un espace personnalisé sur le Web érige ainsi l’individu en auteur de produits éditoriaux singuliers qui combinent fréquemment textes, photos, fragments musicaux et vidéo. Une culture du remix culturel émerge fondée sur des pratiques transformatives de contenus audiovisuels par le mixage de sons et d’images provenant de différentes sources, par des agencements de fragments d’œuvres combinés à une production personnelle.

58Cependant, si le Web 2.0 témoigne d’un tournant dans les usages grand public, seule une minorité des internautes est réellement investie dans la création numérique dont une petite partie est de grande qualité, rendant la frontière entre amateurisme et professionnalisme de plus en plus poreuse. L’autopublication s’étend d’ailleurs aussi à la sphère des loisirs comme le montre le grand succès du site de partage de photos en ligne Flickr. Elle atteint également la sphère de l’information avec le développement du journalisme amateur. Les contributions informationnelles d’internautes ordinaires se déploient ainsi sur les sites citoyens comme Agoravox, sur les journaux pure players du Net dont rue89, et sont même désormais hébergées sur les sites officiels des médias traditionnels qui ont été contraints d’ouvrir leur espace à cette production – exogène à la profession –, sous peine d’être marginalisés dans la vaste reconfiguration des pratiques sociales de l’information liées au développement d’Internet [Cardon, Granjon, 2010].

La culture numérique populaire

59La culture numérique a donc renouvelé les modes de production et d’échange au sein des pratiques amateurs mais elle s’élargit désormais aux usages conviviaux des réseaux sociaux et donne lieu à une nouvelle forme d’autoproduction de masse qui devient quasi standardisée. Ainsi sur les grandes plateformes relationnelles, comme Facebook, la mise en scène de son profil passe par des codes d’affichage et de reconnaissance qui s’appuient largement sur le modèle médiatique. La présentation de soi repose souvent sur une forme narrative audiovisuelle qui agence des récits personnels, des photos de soi, de proches, de stars et de vidéos sur un fond sonore des musiques préférées. La scénarisation de fragments de vie n’est pas toujours originale. Les modèles de la fiction ou de la téléréalité conduisent à des formats d’images de soi « starisées » et à l’affichage de ses performances dans ses hobbies ou ses loisirs. Cette autofiction et idéalisation de soi dans l’espace virtuel traduisent le poids des représentations télévisuelles et de la mise à distance des réalités sociales. Pour Francis Jauréguiberry [2000] qui se fonde sur les travaux de George Herbert Mead, les « soi virtuels » des communautés de l’Internet démontrent une dissociation identitaire, un exhibitionnisme narcissique qui est source de dépersonnalisation.

« [...] Internet serait un exutoire à une vie trop froide, trop grise ou bornée. Au lieu de chercher une solution dans le monde réel, les problèmes de celui-ci seraient fuis par la recomposition virtuelle d’un environnement plus en accord avec les désirs et les attentes de chacun. […] le groupe permet de s’inventer une importance et de dépasser sa solitude. Ce qui, dans le quotidien, peut paraître ordinaire devient extraordinaire par le biais de la communauté d’appartenance. "Les soi virtuels" ont alors toute chance de conduire à du conformisme identitaire » [Jauréguiberry, 2000 : 143-146].

  • 1 Voir le chapitre d’Olivier Voirol dans ce même ouvrage.

60Ainsi, les thèses de l’École de Francfort sur l’évasion des masses (escapism) dans le divertissement des médias pourraient être à nouveau convoquées ; mais cette fois-ci il s’agirait d’une manipulation non plus orchestrée par les médias, mais d’une participation active des individus à leur propre aliénation1.

61Les nouvelles formes d’autoproduction populaires se ressourcent dans les formats et les représentations idéalisées de la réalité sociale véhiculées par la fiction audiovisuelle qu’elles s’approprient et réagencent en incorporant leur propre imaginaire et en y donnant une tonalité singulière. Dans le foisonnement des pratiques réticulaires, l’individu est devenu un nœud à part entière des flux d’échange de textes, de sons et d’images, une unité de réception et d’émission autonome qui atteste d’un affranchissement des institutions de production. Les formes des pratiques de production émanant des internautes peuvent parfois être subversives et critiques dans certains produits éditorialisés, la production amateur par exemple, mais dans la majorité des cas elles témoignent d’une innovation sociale qui ne relève pas de contre-cultures ou de sous-cultures (subculture) mais d’une innovation sociale ordinaire qui se greffe sur l’imprégnation croissante par le public de la culture médiatique et de la culture numérique.

PERFORMATIVITÉ DES USAGES ET PRODUCTION DE LA SOCIÉTÉ

62La place du dispositif est cruciale dans la construction des usages sociaux des technologies de communication. La culture numérique se ressource dans une dimension pragmatique qui articule le lien entre la matérialité des dispositifs et les modes de faire, la performativité des usages favorisant l’engagement dans de nouveaux régimes d’action. Le vidéotex et Internet sont des technologies interactives qui requièrent une posture nécessairement participative des utilisateurs, contribuant ainsi au caractère performatif des usages. L’imbrication de l'architecture informatique (des services de Télétel comme des sites et plateformes d’Internet) et de la construction des usages conduit à une coproduction de la technique et du social, déjà observée dans les études de l’ancienne télématique, qui donne lieu à une série de travaux plus pointus se fondant sur des approches pragmatiques dans les Internet Studies.

La coexistence de la subjectivité et de la normativité des pratiques

63Le caractère performatif des usages sociaux du Minitel a été particulièrement étudié pour les messageries conviviales qui reposaient, à l’inverse des services de simple consultation, sur un engagement des minitélistes à l’instar de l’engagement dans les collectifs d’Internet. Les messageurs manifestaient une maîtrise des modes opératoires qui faisait montre d’une connaissance des procédures techniques de l'échange interactif, d’une invention de codes d’écriture sur écran, d’une dextérité des manipulations comme d’une expertise dans la sélection des correspondants et dans la gestion de dialogues simultanés avec plusieurs interlocuteurs. La pratique de la messagerie comportait donc une dimension de double compétence, à la fois opératoire et communicationnelle, comme pour Internet. Selon Dominique Boullier, la maîtrise des performances des outils s’étendait à la maîtrise du lien social pouvant déboucher sur « une instrumentalité des relations humaines » [Boullier, 1989 : 19]. Il se dégageait une homologie structurelle entre les principes du dispositif opératoire et les formes d'échange interpersonnel, entre les logiciels de communication et les interactions en ligne. L’étude ethnographique de la messagerie Axe [Jouët, 1989] a ainsi démontré que l’organisation sociale de cette petite communauté télématique et la syntaxe technique procédaient d'une interrelation étroite.

64Cette tendance prend aujourd’hui une toute autre ampleur. Elle se décline dans une multitude de domaines. Ainsi, vingt ans plus tard, Johann Chaulet qui s’est penché sur les sites Appartager pour la colocation d’appartement, Ebay pour le commerce entre particuliers et Meetic pour la rencontre, insiste sur la rationalisation et le durcissement des critères de recherche pour réduire les risques :

« il est donc légitime de s’interroger sur le devenir de ces rapports sociaux toujours plus objectivés, tant en matière de jugement que d’objectif et de devenir relationnels, un monde où l’Autre devient une "opportunité relationnelle" parmi d’autres » [Chaulet, 2009 : 161].

65Pour sa part, Emmanuel Kessous [2009], insiste sur la publicisation des données privées sur les sites de rencontre qui s’apparentent à des places de marché, les internautes devant, face à l’abondance de l’offre, opérer un calcul rationnel qui évacue les ressorts de la séduction amoureuse. Cette prégnance de la raison instrumentale, a priori antinomique des pratiques collaboratives et conviviales d’Internet, participe pleinement de la construction des usages. Ce paradoxe n’est qu’apparent car la coexistence de la rationalité et de la subjectivité, de l’utilitarisme et de l’émotionnel, de l’individualisme et de la sociabilité – repérée également dans les usages professionnels – est constitutive des pratiques sociales, repérées autrefois sur la télématique et aujourd’hui sur l’informatique connectée, qui mobilisent de multiples registres. Ainsi tout en étant un espace de libre expression, Internet est-il un espace de normativité.

66Les Internet Studies privilégient une approche pragmatiste, quoique non exclusive, dans leur observation des collectifs électroniques pour étudier les formes de coopération, la coordination des actions, les modes d’engagement. Elles s’appuient sur l’extraction de bases de données, proposent des représentations cartographiques des réseaux, des analyses statistiques des contributions, mais aussi se doublent fréquemment d’entretiens qualitatifs d’utilisateurs et d’observations ethnographiques en ligne. Ainsi l’examen de la grande encyclopédie collaborative Wikipédia a par exemple permis le développement de multiples travaux portant sur la régulation procédurale des contenus, sur l’importance des tâches de coordination et d’arbitrage des conflits et des controverses [Cardon, Levrel, 2009]. Les systèmes de gouvernance et d’autorégulation sont néanmoins variés. Les grandes plateformes relationnelles offrent une quantité de fonctionnalités coopératives tandis que l’utilisation de tags par les usagers, pour caractériser leurs documents, liens ou photos, favorise l’indexation thématique. Aussi le Web 2.0 développe-t-il une folksonomie, soit une catégorisation effectuée par les usagers des portails contributifs. La plateforme Flickr, par exemple, qui accueille plus de trois milliards de photographies en 2008, allant de l’album de famille à des photos thématiques de grande qualité aux côtés de l’espace réservé aux professionnels, comprend une multitude de groupes qui ont leurs propres modes de gestion, les membres opérant eux-mêmes un classement des photos par les commentaires. Il se produit une « auto-organisation de la hiérarchisation de la qualité », et cette pratique de loisir conduit à une « esthétisation de la vie quotidienne » car

« […] un des effets de la mise en conversation des photographies dans des groupes à contrainte thématique oblige les membres à porter un regard différent sur leur quotidien, pour en faire un environnement à photographier pour tel ou tel groupe » [Beuscart et al., 2009 : 123].

67L’espace électronique laisse place à une multitude de pratiques en réseau qui contournent les institutions et les entreprises à travers, par exemple, les échanges de « tuyaux » sur le bricolage ou les voyages, l’offre de produits de tous types hors circuit marchand, autant d’usages sociaux qui témoignent d’un appropriation par le grand public des fonctionnalités de mise en relation du Web et d’une innovation sociale de grande envergure. Mais il s’inscrit aussi dans un modèle techno-performatif qui est de plus en plus infiltré par la logique du marketing et les valeurs du « nouvel esprit du capitalisme » [Boltanski, Chiapello, 1999]. Les internautes s’approprient désormais les stratégies médiatico-publicitaires pour gérer leur présence et leur activité sur le Web. La construction de sa propre notoriété passe en effet par une série de tactiques destinées à attirer les visiteurs et à susciter des commentaires. Un marketing d’auto-promotion se développe et l’internaute mesure sa visibilité au nombre de clics et l’attention portée à ses textes (écrits, musique, vidéo) au nombre de commentaires [Beuscart, 2008]. Sur les plateformes relationnelles, les compteurs d’amis deviennent des indicateurs de réputation.

68La promotion de marque orchestrée par les entreprises commerciales, a d’abord été reprise par les médias qui mesurent la notoriété et l’audience de leur marque globale étendue à l’ensemble de leurs supports. Elle se propage désormais à l’échelon de l’individu. Certains internautes s’évaluent les uns les autres à l’aune du ranking qui permet l’affichage sur les sites participatifs des productions et des profils les plus consultés tandis que ces classements contribuent, en retour, au façonnage et au formatage des contenus autoproduits pour accéder aux canons de la réputation. Une standardisation de la forme des productions personnelles s’opère et elles deviennent du coup des « produits ». L’adoption des techniques du marketing est significative des grandes évolutions sociétales, car les jeunes internautes en particulier appartiennent à la génération du néolibéralisme et la société de consommation n’est plus pour eux, à l’exception des plus politisés, un objet de critique sociale comme elle l’était au début de la télématique, quoique déjà affadie par rapport aux décennies antérieures. Les jeunes internautes s’accommodent aisément de la publicité commerciale qui s’affiche sur les sites car d’une part, celle-ci leur garantit la gratuité du service et, d’autre part, ils maîtrisent les techniques pour en neutraliser le caractère insidieux [Jouët, Messin, 2005].

L’internaute-acteur des industries culturelles

69Si l’essor d’Internet entraîne une refonte de tous les secteurs d’activité, celui de la culture et des médias est particulièrement touché par les usages populaires du Web. Or ce phénomène n’était pas observable avec le Minitel. L’ancienne télématique a opéré un bouleversement et une impulsion dans le secteur des télécommunications et de l’informatique mais les services de Télétel ne se prêtaient pas à la convergence et n’ont guère affecté les industries culturelles. Comme pour Internet, la télématique avait d’abord été perçue comme une menace par les médias écrits (l’audiovisuel étant alors hors champ), mais la presse s’était rapidement accommodée de la situation en offrant des services basiques qui servaient principalement de vitrines aux journaux papier, ou en se ruant, pour certains groupes de presse, sur les services rémunérateurs des messageries. En aucun cas, la télématique ne touchait le cœur de leur métier alors qu’Internet agit de plein fouet sur les structures de production, les filières de métiers et l’audience des médias. De plus, les médias sont concurrencés par l’arrivée de nouveaux entrants (opérateurs de télécommunication comme Orange, moteurs de recherche comme Google qui a racheté YouTube, etc.) qui capitalisent une expertise de l’interactivité télématique et qui empiètent de plus en plus sur les contenus des industries culturelles, eux-mêmes refaçonnés par les nouveaux marchés d’Internet.

70Internet bouleverse les modes de production, de diffusion et de réception des contenus et les industries culturelles s’estiment menacées par l’ampleur du téléchargement et de l’échange de pair à pair de musiques, films, séries au mépris des droits d’auteur. Face à ces pratiques massives, les médias rivalisent d’initiatives pour se déployer sur le Web, en offrant non seulement des services de télévision de rattrapage, en réalisant des produits dédiés exclusivement aux internautes, mais également en bâtissant des communautés en ligne autour de leurs programmes phare. Se greffant davantage sur les réseaux participatifs, ils intègrent peu à peu à leur sites une sélection de contenus autoproduits (textes, musiques, vidéos) qui permettent à des auteurs-amateurs d’accéder à une forme de consécration ou ils créent eux-mêmes des plateformes spécifiques comme Wat (we are talented), une filiale de TF1. David Mabillot pose la question de la création d’industries culturelles du Web 2.0 car les distributeurs de contenus devront construire une autre relation commerciale entre les artistes, les produits et les fans, sans quoi ils seront supplantés par les communautés [Mabillot, 2007].

71Ces phénomènes appellent les Internet Studies à reconsidérer les notions d’audience et de public [Livingstone, 2004]. Ces notions ont d’ailleurs toujours fait débat dans la communauté de chercheurs sur les médias de masse. L’opposition entre la notion qualitative de publics perçus comme actifs et pluriels et la notion quantitative de l’audience supposée passive a donné lieu à maintes controverses depuis des décennies. Mais ces notions se complexifient grandement avec Internet. D’un côté, l’audience paraît comme inappropriée dans la mesure où Internet ne s’inscrit plus dans une logique de diffusion destinée à toucher simultanément des vastes auditoires mais procède d’une logique de connexion d’audiences interactives, hétérogènes et fluides qui se font et défont au gré des liens hypertextes. Néanmoins, le qualificatif d’audience a été coopté d’emblée pour les instituts de mesure afin d’évaluer la fréquentation des sites et de collecter les traces laissées par la navigation des internautes. Parallèlement, la notion de publics d’Internet ne recouvre pas celle des publics des médias, et ce bien qu’elle soit utilisée pour désigner les internautes réguliers de sites choisis et les membres actifs des collectifs électroniques. De plus, ces notions s’appliquent désormais aux contenus autoproduits, l’individu devenant une source d’émission. Dans cette nouvelle configuration, il est possible de déceler une émancipation sociale, l’internaute s’appropriant les attributs et propriétés d’audience et de public qui étaient réservées aux institutions médiatiques. Mais cette vision doit être corrigée pour prendre en compte le fait qu’Internet n’est pas seulement un espace ouvert à la société civile mais un espace largement investi aujourd’hui par les médias, les opérateurs de télécommunications, les industries du Net et surtout des intérêts commerciaux.

72En effet, les traces laissées par les internautes sont scrutées par des dispositifs de capture, de suivi et d’observation des trafics et des flux et, par là-même, alimentent de gigantesques bases de données. Les parcours de navigation et les profils personnels deviennent des sources de valeur qui permettent d’adapter les messages publicitaires à des publics ciblés selon leurs centres d’intérêt. De plus, parce qu’ils sont identifiés comme « internautes actifs » de nombreux usagers sont sollicités par des agences publicitaires et, moyennant des compensations, sont invités à participer au « marketing viral » au sein de leur réseau électronique d’amis, sur le modèle du buzz qui signale aux pairs des sites et blogs à visiter. Par ailleurs, on peut observer des groupes de fans de marques commerciales, comme sur Facebook par exemple. Ainsi les plateformes relationnelles deviennent des espaces d’influence qui, non seulement conduisent à des formes de promotion et de hiérarchisation des contenus produits, mais qui peuvent aussi, via la mobilisation volontaire d’internautes ordinaires, former le support d’intérêts mercantiles faisant fi de la protection des données personnelles en ligne.

73Déjà, de vastes opérations de marketing reconfigurent conjointement les audiences et les publics des médias et d’Internet qui s’entrelacent de plus en plus. En effet, la massification d’Internet débouche sur de nouvelles pratiques de réception des contenus informationnels et culturels qui déconstruisent davantage les catégories classiques de consommation des médias [Granjon, Combes, 2007 ; Granjon, Le Foulgoc, 2010]. Les audiences et les publics sont donc appelés à devenir des co-constructions inédites d’Internet et des médias. Ce champ est encore peu exploré par les Internet Studies qui, après s’être centrées sur les réseaux, intègrent peu à peu les travaux de la sociologie des médias, en raison de la montée des contenus culturels et de la déclinaison croissante des médias sur le Web. Les nouvelles pratiques d’Internet l’érigent en média à part entière et à ce titre questionnent son statut et son rôle dans la fabrique de la société.

« Si on considère que la réalité du monde est socialement construite par une somme de médiations culturelles et institutionnelles plus ou moins autonomes (le langage, le droit, la science, la politique, l’art, etc.), alors il nous faut saisir la médiation médiatique comme une forme spécifique de relation entre les individus et les groupes, concourant, à sa manière, à cette construction sociale de la réalité à travers la somme de ses représentations et des usages qui en sont faits » [Macé, 2006 : 134-135].

74Ce propos d’Éric Macé peut être étendu à Internet qui pour ses usagers devient une médiation active de la construction de leur réalité du monde.

75La performativité sociotechnique des technologies numériques questionne l’évolution de notre société car elle est une forme de production sociale, symbolisée par Internet, mais aussi par tous les objets numériques en réseaux, au premier chef le téléphone mobile, lequel devient un terminal du Web et de la télévision. L’injonction à leur usage s’accentue car les technologies numériques sont désormais le passage quasi-obligé pour accomplir maintes tâches du quotidien, voire exister socialement, sous peine d’être marginalisé, voire exclu [Gitlin, 2003]. Force est de constater par ailleurs que ces technologies tendent de plus en plus à devenir des organisateurs de l’action, bouleversant le cadre spatio-temporel des activités et imposant, en tant que prescriptions d’action, des modes de faire et des modes de relations à l’Autre. La médiation de ces technologies apparaît comme non neutre puisqu’elle contribue à l’émergence de nouveaux modèles de références, de valeurs, d’actions et de relations sociales qui transforment notre rapport à la société. Aussi les usages sociaux participent-ils de la production de la société.

CONCLUSION

76Au terme de cet exercice d’archéologie et de généalogie des travaux sur la télématique et l’informatique connectée, le constat s’impose « du retour de l’usager grand public » dans la recherche en sciences sociales. Trois grandes figures se dégagent grossièrement sur les trente dernières années : l’usager pionnier des années 1980, l’usager utilitariste/segmenté des années 1990 et l’usager banalisé/massifié des années 2000. L’évolution de la recherche sur les usages sociaux des TIC témoigne, en effet, d’un premier engouement pour les pratiques ordinaires de la télématique dans les années 1980, puis d’un déplacement des travaux vers les usages professionnels et ceux de la téléphonie mobile, suivi d’un fort regain d’intérêt au tournant des années 2000 pour les usages du grand public en raison du succès d’Internet. Pour autant, peut-on parler de filiation ou de sédimentation de la recherche ?

77En un sens, il s’est bien opéré une transmission des postures d’investigation dans la mise à distance du déterminisme technique et une récurrence des thématiques à travers l’accent mis sur les phénomènes d’appropriation, sur l’innovation des protocoles communicationnels, sur la construction de nouvelles pratiques et relations sociales en réseau. Les Internet Studies françaises se sont construites sur un ferment de recherche initié par les travaux autour du Minitel, même si ces derniers sont très rarement évoqués dans les publications de ces dernières années. Mais on ne saurait pour autant y discerner une linéarité de la recherche car des lignes de discontinuité se sont imposées qui ont été évoquées dans les différentes entrées de ce chapitre.

78Des travaux menés autour du Minitel et du micro-ordinateur dans les années 1980, à ceux consacrés à Internet et au Web 2.0 trente ans plus tard, des sauts quantitatifs et qualitatifs peuvent être mesurés. Les Internet Studies ont enrichi le questionnement autour de la médiation opérée par la technologie dans les pratiques sociales. Les problématiques se sont complexifiées à l’aune de considérations qui se greffent sur l’explosion des services d’Internet, sur l’évolution des configurations sociotechniques et sur la diversification des usages sociaux. Les nouvelles interfaces ont été érigées en objets de recherche et il s’est produit un repli sur l’étude de pratiques circonscrites, au détriment de la problématisation de questions plus vastes. La recherche a donc gagné en rigueur théorique et en technicité méthodologique mais elle a sans doute perdu en regard critique et en imagination sociologique. Sur le plan théorique, l’approche socio-pragmatique des modes d’engagement s’est avérée féconde pour analyser les collectifs en ligne tout comme l’apport de la sociologie de la culture et des Cultural Studies pour aborder l’explosion des pratiques culturelles d’Internet. De manière générale, l’émergence de l’usager producteur de contenus et la matrice du réseau ont renouvelé l’approche des usages sociaux. Les terrains empiriques se sont multipliés. La banalisation et la massification des usages ont permis de développer des enquêtes quantitatives ayant une validité statistique et de creuser à la fois la question des inégalités numériques et celle de la différenciation des usages sociaux.

79Les protocoles de recherche ont été renouvelés par le suivi des usagers à la trace et la mise au point de techniques d’observation en ligne. Du coup, le procès de recherche est devenu plus opératoire et s’est technicisé davantage, à l’instar des usages observés. L’étude des modes de production, de coopération, de coordination et de distribution des actions en ligne, tout comme les graphes relationnels, permettent de faire émerger la structure et les flux des réseaux. L’invisibilité des interactions et des relations sociales semble partiellement levée et cette nouvelle « transparence », inaccessible au sociologue jusqu’alors, entraîne une valorisation des instruments de recherche qui n’est pas sans comporter le risque d’une « quantophrénie » techniciste. Les outils de recherche ne sont en effet pas neutres et leur poids se lit dans les analyses ; ainsi la tendance pointe de réduire les individus et les collectifs à leurs productions de traces. Les entretiens approfondis, quand ils existent, se limitent souvent à creuser l’usage étudié sans le resituer dans l’ensemble des pratiques sociales des individus. Cette réification des liens électroniques qui s’affranchit de l’appartenance des usagers à d’autres « mondes sociaux » est susceptible de conduire à une forme d’empirisme et à la reproduction de l’application des mêmes outils à l’observation de quantité de plateformes. En ce sens, si tel devenait le cas, la critique de l’empirisme des études sur les médias formulée par Charles Wright Mills dans L’imagination sociologique [1967] pourrait, sous d’autres formes, gagner les Internet Studies françaises d’autant plus que cette tendance est déjà amorcée Outre-Atlantique. Par ailleurs, le morcellement des travaux déjà observé il y a une dizaine d’années se poursuit. Les Internet Studies ont majoritairement développé des approches de microsociologie qui ont contribué à une connaissance fine de pratiques spécifiques. Néanmoins, le questionnement demeure autour du sens social que recouvrent les multiples usages des technologies numériques dans les mutations de la société globale qui étaient déjà présentes au début de la télématique et qui se sont grandement accélérées. La société connaît de profonds changements qui se manifestent, entre autres, par une forte augmentation du secteur tertiaire et par une crise de l'emploi, qui sont facteurs de mobilité géographique et sociale, de précarisation sinon de désinsertion sociale. En outre, les institutions (éducation nationale, santé, justice, etc.) s'avèrent de plus en plus inadaptées à résoudre les problèmes de société. Les clivages sociaux s’accusent et le néo-libéralisme accentue encore davantage les fragmentations sociales. La sphère domestique elle-même poursuit son évolution sous le coup des désunions, des recompositions familiales, tandis que les femmes, de plus en plus éduquées, constituent désormais près de la moitié de la population active et ont gagné en indépendance. Les modes de vie sont affectés, entre autres, par les nouvelles organisations managériales du travail, par la mobilité spatiale et par l’importance accrue de la sphère privée qui s’accompagne de la montée des loisirs et des pratiques culturelles, audiovisuelles en particulier. Par ailleurs, la nouvelle modernité en quête de sens se déploie dans un environnement de risque économique, écologique, politique et social devenu mondialisé. Ces évolutions, pétries de contradictions et de tensions, constituent le creuset des usages sociaux des TIC et elles conduisent à de nouvelles formes d’expérience sociale, pour reprendre le concept de François Dubet [1994], qui infiltrent les usages sociaux des outils de communication dont le sens social ne saurait être replié sur leurs seuls programmes d’action. Les pratiques de l’usager demandent donc à être interprétées dans leur dimension sociétale globale.

80La productivité des Internet Studies est attestée par une littérature devenue prolifique qui déborde le champ des publications académiques car une partie devient accessible sur des plateformes participatives et se prête au jeu des commentaires. Le mode de production de la recherche a fortement évolué et la production scientifique est devenue plus collaborative, comme en atteste la montée des publications signées par plusieurs auteurs qui ne peut, qu’en partie, être imputée au poids de l’évaluation externe des laboratoires se fondant sur le comptage des publications. L’autopublication scientifique en ligne, sous la forme de blogs, émerge comme lieu de débat, tandis qu’il se produit un élargissement de la circulation des critiques. Par ailleurs, les chercheurs accèdent en ligne aux ressources documentaires et à la production scientifique internationale. Les contacts avec les chercheurs étrangers et les collaborations entre laboratoires ont été largement facilités par les réseaux d’Internet, et la recherche en a été fertilisée à divers titres, notamment par le développement des réseaux sociotechniques. En trois décennies, une rupture s’est donc produite non seulement dans le contenu des travaux, mais également dans les conditions d’exercice du métier de chercheur. Les transformations sociétales infiltrent également le monde de la recherche et la production scientifique n’échappe pas à une forme de performativité et de normativité qui d’une part, se greffe sur les techniques de collecte et d’analyse de données en ligne et, d’autre part, est encouragée par l’intrusion des techniques managériales dans la gestion des laboratoires. La sociologie des usages requiert donc de maintenir une posture critique tant des usages observés que de sa propre pratique de recherche.

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Notas

1 Voir le chapitre d’Olivier Voirol dans ce même ouvrage.

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