URL originale : https://books.openedition.org/pressesmines/373
Introduction
p. 15-31
Texte intégral
1Les Très Petites Entreprises ont le vent en poupe ! Dans un contexte économique qui ne cesse de rappeler aux entreprises la nécessité de réagir en temps réel aux évolutions de la demande, de transformer continûment leurs organisations, de reconfigurer périodiquement les alliances qu’elles nouent avec leurs partenaires, les petites structures pourraient bien détenir un potentiel spécifique. Par comparaison avec les grandes entreprises qui possèdent d’abondantes ressources mais font preuve d’une inévitable inertie dans la capacité à se réformer et à coller au marché, les TPE semblent bien placées pour relever les défis d’une économie reposant toujours plus sur la flexibilité et l’innovation. Le rôle social de ces acteurs économiques paraît d’autant plus important qu’ils représentent l’immense majorité des entreprises, et qu’ils font travailler, dans les grands pays d’Europe, entre un tiers et la moitié de la population active.
2La sociologie s’est peu intéressée à ces entreprises. Elle y aurait pourtant intérêt, car l’observation des TPE porte le regard au carrefour de deux grandes réalités auxquelles elle a consacré beaucoup de son temps et de son énergie : l’organisation – qu’elles réduisent à sa plus simple expression – et le marché – dans lequel elles sont en quelque sorte plongées. Bien sûr, les sociologues n’ont pas complètement ignoré le champ que recouvre la Très Petite Entreprise, et ils ont effectué des recherches qui en éclairent des réalités partielles ou connexes : par exemple l’artisanat, l’entrepreneur, ou les professionnels. Ces travaux nous apprennent beaucoup de choses sur le monde de la petite entreprise, mais ils ratent d’une certaine façon ce qui en fait l’unité et qui, par là même, excite la curiosité pour ce qu’elle représente : la petitesse face au marché. Le présent ouvrage développe une recherche consacrée à cette figure particulière de l’action économique organisée, et mobilise un matériau empirique qui permet d’en apercevoir toute la richesse. On proposera une exploration des univers socio-économiques des TPE qui en montre à la fois l’originalité et l’hétérogénéité. On s’attachera à mettre en évidence les mécanismes au travers desquels ces micro-organisations appréhendent leurs marchés et se construisent une place dans leurs écosystèmes propres.
COMMENT LES SCIENCES ECONOMIQUES ET SOCIALES APPREHENDENT LES TPE
3Comme le rappellent André Letowski et Philippe Trouvé (2004a), il n’existe pas en France de définition légale, au sens strict du terme, des Très Petites Entreprises. Une des définitions que l’on rencontre le plus couramment est celle des recommandations émises par la Commission Européenne (Union Européenne, 2006) : les TPE représentent l’ensemble des entreprises employant de 0 à 9 salariés1. On intègre donc dans cette catégorie à la fois les travailleurs indépendants et des micro-organisations employant plusieurs personnes. La statistique enseigne que la part de ces entreprises dans l’économie globale peut varier, mais qu’elle est toujours considérable. Les TPE constituent en Europe 92 % de l’ensemble des entreprises avec de faibles différences d’un pays à un autre – par exemple 88 % des entreprises en Allemagne, 96 % en Italie et 93 % en France (Union Européenne, 2006). Les disparités concernant l’emploi total porté par les TPE dans les économies nationales sont beaucoup plus fortes : selon la même source, elles emploieraient près de 7 millions de personnes en France, c’est-à-dire 37 % de la population active du secteur marchand, tandis que cette proportion s’élèverait à 57 % en Italie.
4Au-delà de la catégorie statistique qu’elles incarnent2, les TPE correspondent à une réalité qui reste difficile à cerner, de par la diversité des activités qu’elles recouvrent. Le « petit professionnel », cette figure générique que l’on convoque traditionnellement pour désigner le responsable d’une micro-organisation, a en fait de multiples visages : le personnage pourra correspondre tour à tour au pâtissier du quartier, au jeune chercheur créant son entreprise pour commercialiser le produit de sa recherche, au patron d’une petite entreprise artisanale, au notaire ou au médecin, à l’ingénieur informatique quadragénaire qui monte son affaire après 20 ans d’exercice dans une grande entreprise, à l’agriculteur, etc.
5Face à ces activités si diversifiées, les sciences économiques et sociales ont porté un intérêt prudent, mais qui s’est tout de même accru dans la période récente. En effet, si tant est qu’on puisse mesurer l’importance d’un objet à la visibilité dont il dispose dans les revues scientifiques, il apparaît alors que les TPE atteignent un stade intermédiaire. On ne trouve pas encore de revues scientifiques qui leur soient spécifiquement dédiées, mais elles ont fait au cours des vingt dernières années l’objet de publications assez nombreuses, principalement dans des revues centrées sur les petites entreprises et inscrites dans les domaines de l’économie, des sciences de gestion et du management.3 Par ailleurs, des ouvrages (Ferrier, 2002) et des colloques (par exemple le congrès du CIFPME qui s’est tenu en 2004 à Montpellier)4 lui ont été spécifiquement consacrés récemment.
6Malgré cette relative notoriété, le chercheur désireux de dresser un état des savoirs dont on dispose aujourd’hui sur ces acteurs économiques rencontrerait les difficultés auxquelles on est typiquement confronté lorsqu’on s’intéresse à un sujet récent, qui a fait l’objet de diverses investigations menées elles-mêmes selon des perspectives différentes, qui est documenté par des savoirs produits sur d’autres objets voisins, mais qui n’est finalement pas encore considéré comme un objet de recherche homogène et légitime. Autant dire qu’il n’existe pas véritablement de moyen complètement satisfaisant de faire le tour des connaissances constituées autour de l’objet TPE ! Dans un tel contexte, parcourir les trois champs disciplinaires que sont la sociologie, l’économie et les sciences de gestion, est sans doute une bonne façon de repérer les savoirs sur les TPE qui s’y trouvent dispersés.
Les connaissances sociologiques sur les TPE
7Comme on l’a dit en ouverture, la sociologie s’est généralement peu intéressée aux entreprises de petite taille. Qu’elle ait pris pour objet le travail, les organisations ou les entreprises (selon les trois traditions différentes que l’on peut repérer dans l’univers français), la taille n’aura que rarement constitué un critère d’analyse et de différenciation. Ce qui revient à dire que les contextes productifs spécifiques aux TPE ou même aux PME n’auront pas particulièrement été explorés par la sociologie. C’est en effet majoritairement par le biais d’enquêtes conduites dans des administrations ou dans des grandes entreprises que les sociologues ont développé, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les grands paradigmes au travers desquels ils appréhendent le monde professionnel.
8Si on excepte ceux que nous avons coordonnés,5 les seuls travaux français portant à proprement parler sur la TPE et menés par des sociologues semblent être ceux d’André Letowski et Philippe Trouvé (Letowski et Trouvé, 2004a, 2004b). Ces travaux s’alimentent en fait de nombreux éclairages économiques et gestionnaires. Ils ont été conduits dans le cadre de programmes de recherche visant à définir les politiques de formation professionnelle, et avaient pour objectif d’identifier les spécificités du public que représentent en la matière les Très Petites Entreprises, partant du constat d’une inadaptation des systèmes de formation traditionnels à ce contexte particulier (Bentabet et al, 1999). Observant l’extrême hétérogénéité des activités appartenant au secteur des TPE, ces recherches se sont attachées à les différencier. La typologie proposée par Letowski et Trouvé (2004b), établie à partir de critères hétérogènes6 distingue 4 types d’entreprises.
9Les « TPE indépendantes traditionnelles » correspondent à des entités de petite taille qui ont une approche gestionnaire peu développée, proposent des produits garantis par la tradition, et se développent dans un cadre familialiste voire domestique. Le rapport salarial y est peu formalisé, et les conditions d’exercice privilégient l’apprentissage « sur le tas » par rapport au recours aux dispositifs de formation professionnelle. Les « TPE managériales » ont des dirigeants plus jeunes et plus formés, qui recourent naturellement à une certaine instrumentation gestionnaire les conduisant à rechercher la standardisation des processus et la compétitivité par les coûts. Ils ont une appétence plus forte pour les prestations de formation. Les « TPE de type entrepreneurial » s’inscrivent dans des dynamiques de rupture et d’innovation dans les produits ou services proposés, les processus mis en œuvre, l’organisation interne ou le type de clientèle visé. Leurs dirigeants se perçoivent comme de véritables chefs d’entreprise, cherchant à se positionner sur un marché concurrentiel accepté en prenant des risques financiers parfois élevés. Enfin, la catégorie des TPE du « double modèle libéral ou flexible » rassemble les professions libérales et les sociétés de services intellectuels (sociétés Internet, conseil, ingénierie, etc.). Ces entreprises pourraient théoriquement rentrer dans l’une des trois premières catégories mais témoignent en fait de comportements distinctifs en matière de gestion des ressources humaines (recrutement, formation, évolution des carrières, etc.), de par le degré élevé de compétence et de formation de leurs membres.
10Comme on le voit, cette typologie constitue une manière intéressante d’éclairer la diversité que recèle la population des Très Petites Entreprises. Comme c’est toujours le cas en matière de classification, il ne faut pas en oublier les objectifs et les fondements, au risque de naturaliser des catégories qui ont été élaborées à partir d’hypothèses et de variables très particulières. C’est bien ici le rapport à la formation professionnelle qui structure les différences produites, et on peut penser que la typologie ne peut rester opératoire que pour des usages proches de cette problématique7. D’autres travaux réalisés dans le champ de la sociologie apportent des éléments de connaissance de l’objet TPE, même lorsqu’ils ont porté sur des réalités connexes. Évoquons ici trois pistes possibles.
11La première est celle des recherches qui ont porté sur des métiers ou des professions dont les conditions d’exercice sont traditionnellement celles de l’indépendance ou des entreprises de petite taille. On peut par exemple avancer que les travaux que Karpik (1995) a menés sur la profession d’avocat documentent la problématique du travail d’une partie des « petits professionnels », même s’il s’intéresse tout autant aux avocats indépendants qu’aux avocats travaillant dans de grands cabinets. La figure qui préside implicitement à la construction du modèle de l’économie de la qualité (Karpik, 1989) semble être celle d’un avocat indépendant qui collecte des informations sur le marché non pas en consultant des informations que lui fournirait un service gestionnaire ou des collègues travaillant dans le même cabinet, mais en parcourant les divers lieux de socialisation professionnelle où ce type d’information s’échange. De la même façon, les recherches de Comet (2007) sur les artisans du bâtiment fournissent des éléments particulièrement éclairants concernant la manière dont des petites entreprises construisent leur place dans l’environnement économique. Dans la suite de cet ouvrage, nous croiserons à de multiples reprises des profils qui rappellent les avocats de Karpik et les professionnels du bâtiment de Comet. Un inventaire resterait à faire des travaux français et anglo-saxons, menés dans le champ de la sociologie des professions ou dans d’autres champs, permettant d’alimenter ainsi la connaissance sociologique d’activités appartenant typiquement à l’univers des TPE.
12La deuxième piste est celle des recherches de sociologie sur l’artisanat (Zarca, 1986, 1988 ; Letowski, 1987). Les artisans constituent bien une partie de la population des Très Petites Entreprises. Il faut noter d’emblée que l’identification du périmètre que couvre l’artisanat constitue elle-même une question ardue (voir plus bas la façon dont des chercheurs en gestion s’y sont attaqués). Zarca aborde cet ensemble complexe comme une classe sociale et s’efforce d’en faire une sociologie contemporaine et historique. Il met en évidence les identités hétérogènes qui la composent, la conscience partagée qui caractérise ses membres d’appartenir à un même groupe, l’idée d’une place spécifique de l’homme par rapport à la machine dans les univers de production modernes. Il s’intéresse également aux processus par lesquels de telles caractéristiques se sont construites historiquement, mêlant les dynamiques de structuration identitaire et culturelle à des logiques plus sociopolitiques, notamment au travers de la double émergence, au xxe siècle, d’un syndicalisme artisanal et d’institutions consulaires (chambres du commerce et d’industrie, chambres des métiers) mises en place par la puissance publique afin de coordonner un important secteur de l’économie nationale (David, 1998). Les travaux de Zarca abordent peu la dimension organisationnelle de l’artisanat en tant que telle, une dimension qui sera explorée de façon plus systématique par les travaux plus récents en sciences de gestion qui eux-mêmes reprendront les apports de la réflexion sociologique sur ce secteur économique.
13La troisième piste, enfin, est celle de l’entrepreneuriat. Bien entendu, il ne s’agit pas du tout d’un objet de recherche appartenant en propre à la sociologie. La réflexion sur la nature de l’action entrepreneuriale est certes au cœur des analyses de Weber (1905) dans son étude sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme – c’est dire son importance dans la sociologie économique. Mais c’est sans doute à partir des travaux de Schumpeter (1911) et de l’école autrichienne que s’est structurée une pensée de l’entrepreneuriat qui a donné lieu à des théories modernes dans le domaine de l’économie (Kirzner, 1973 ; Casson, 1982). La thématique de l’entrepreneuriat est aujourd’hui largement investie par les sciences de gestion. C’est donc dans un champ de recherche très convoité que les travaux sur la sociologie des entrepreneurs se sont développés (Swedberg, 2000 ; Zalio, 2009). L’étude des réseaux sociaux constitue l’une des entrées privilégiées par les sociologues, dans les travaux de Burt (1992, 1995) et de Granovetter (20038). D’autres approches de sociologie plus récentes, dans l’univers français notamment, mettent l’accent sur l’importance des appuis sociaux (Zalio, 2004, 2007) et socio-techniques (Giraudeau, 2007) de l’action entrepreneuriale9.
14La sociologie de l’entrepreneuriat a naturellement vocation à alimenter la recherche sur l’activité économique des Très Petites Entreprises mais les deux problématiques ne se recoupent pas complètement, au moins pour trois raisons. Tout d’abord l’entrepreneuriat ne s’intéresse pas qu’aux petites entreprises – il examine par exemple aussi l’histoire des capitaines d’industries, ou le comportement des cadres « intrapreneurs » à l’intérieur des grandes organisations. En deuxième lieu, l’entrée par l’entrepreneuriat met l’accent sur des phénomènes dynamiques de transformation (création d’entreprise, innovation, croissance, etc.) qui ne suffisent sans doute pas à circonscrire l’intégralité d’une sociologie des pratiques marchandes dans les TPE : toute une partie de ces pratiques se joue dans des mécanismes d’ajustement à l’univers économique qui procèdent d’autres dynamiques plus incrémentales et peu marquées par des phénomènes de rupture. Enfin, la réflexion de l’entrepreneuriat tend à braquer le projecteur sur des personnes particulières – même lorsqu’elle s’intéresse à la façon dont leurs compétences et leurs dispositions sont forgées par l’environnement social – et à laisser dans l’ombre les phénomènes organisationnels.
L’approche économique des TPE : de la création au développement et à la disparition de l’entreprise
15À première vue, la discipline économique a porté sur les TPE un regard paradoxal : elle les appréhende dans le cadre d’un débat, déjà assez ancien, sur la place des petites structures dans l’économie qui se focalise traditionnellement sur l’énigme de leur survivance dans des environnements dominés par ces acteurs puissants et organisés que sont les grandes entreprises. Dans le paradigme classique en micro-économie, la seule existence des entreprises de petite taille constitue en effet une réalité à expliquer en tant que telle : de par les économies d’échelle ou les économies de champ qu’elles pourraient faire en croissant en taille, les petites entreprises constituent des structures productives sous-optimales. Poussées à diviser le travail et à accumuler le capital, ces firmes devraient enclencher un processus de concentration qui déboucherait mécaniquement sur l’émergence de grandes entreprises. Au total, les petites entreprises apparaissent ici soit comme des structures inadaptées à l’économie, soit comme des formes transitoires, condamnées à grossir ou disparaître (Wtterwulghe, 1998).
16Des approches alternatives ont donc dû être construites pour justifier l’existence de facto et la relative prospérité de ce secteur de l’économie. Une des plus célèbres est la « théorie des interstices » avancée par Penrose (1959), qui met en avant des ressorts de performance spécifiques pour les Très Petites Entreprises. Selon cette approche, l’économie globale comporte des espaces de marché très petits, sur lesquels seules de petites structures peuvent ou ont intérêt à s’investir : soit parce que les économies d’échelles n’y ont pas de prise (biens spécifiques ou sur mesure), soit parce que les grandes entreprises ne disposent pas du niveau d’information requis, soit parce qu’il leur est structurellement impossible d’adresser tous les créneaux existants dans l’économie.
17Au-delà de l’intérêt théorique de ce débat de micro-économie, c’est la nécessité de comprendre les rouages de la croissance des entreprises pour élaborer les politiques publiques en matière d’emploi notamment, qui motive les analyses de démographie des entreprises auxquelles se livrent les économistes. Les statistiques macro-économiques indiquent que les dynamiques d’évolution dans le temps des TPE sont plurielles, et ne répondent pas à l’alternative entre croissance ou disparition que prévoient les approches néo-classiques. Si les chiffres montrent bien par exemple que la moitié seulement des entreprises créées existent encore 5 ans après la date de création, bon nombre de celles qui survivent ne connaissent pas une dynamique de croissance et n’ont pas réellement vocation à le faire (Ferrier, 2002, chapitre 3). Dans le rapport public réalisé récemment pour l’intégration des TPE à l’économie numérique, les auteurs estiment que les trois quarts d’entre elles n’ont pas, à proprement parler, vocation à grandir en taille (Midière, 2006, pp. 10-12).
18Les études détaillées ont montré par ailleurs que la contribution directe des petites entreprises à la croissance de l’emploi est plus modeste que ne le suggère le discours qui, à partir des années 1980, valorisait leur dynamisme dans l’économie globale10. Au-delà du mythe, la croissance des TPE dans l’économie que l’on peut lire dans les statistiques11 résulterait moins de différentiels de performance économique et d’augmentation en taille des entités organisationnelles concernées que de variations de la structure du tissu industriel : désintégration verticale des grandes entreprises intervenue depuis une vingtaine d’années (Boccara, 1998), montée d’une structuration en groupe dont les effets se manifestent diversement dans les différents secteurs économiques (Picart, 2004).
19En contrepoint des débats sur la croissance des firmes et sur l’emploi, un autre sujet de préoccupation pour l’économie des TPE concerne la problématique de l’innovation. On sait que l’approche classique en économie rencontre des difficultés à interpréter le fait même de l’innovation. C’est avec Schumpeter que viendront les premières analyses de cette dynamique de changement économique et du rôle qu’y joue une figure particulière, celle de l’entrepreneur. Schumpeter (1911) reconnaît pour cela l’importance des logiques de destruction créatrice et de déséquilibre comme facteurs structurants l’évolution de l’économie. L’important courant de recherche en économie – et en sociologie (Mustar, 2003) – qui s’intéresse à la création des entreprises par les chercheurs a fourni des exemples vivaces de petites structures situées à l’avant-garde de l’innovation, et vouées par là-même à de fortes dynamiques de croissance. Pour autant, de tels exemples ne peuvent être généralisés et on peut sans doute appliquer à une bonne partie de la population des TPE la thèse schumpetérienne selon laquelle, par rapport aux grandes entreprises, elles accusent des difficultés inhérentes à leur petite taille vis-à-vis de l’innovation, qu’il s’agisse de leur faible pouvoir de marché, de leurs ressources limitées pour investir en recherche et développement, ou des problèmes que pose la gestion des risques financiers associés.
Les recherches en gestion : la TPE est-elle une « petite PME » ?
20Les sciences de gestion sont le troisième domaine auquel on peut se reporter pour repérer des études sur les Très Petites Entreprises. On les trouve notamment au sein du champ de recherche francophone12 dans lequel ont été menés, depuis plus de 25 ans, des travaux très riches et très nombreux sur la PME et l’entrepreneuriat (Torrès, 1998). Dans ce champ, qui est bien structuré autour de l’AIREPME (Association Internationale de Recherche en Entrepreneuriat et PME), la TPE constitue un intérêt nouveau. La Revue française de gestion a réalisé en 2003 un dossier sur la petite entreprise, et le congrès du CIFPME (congrès de l’AIREPME) de 2004 à Montpelier a été consacré aux TPE. Le titre de l’article de Marchesnay (2003) dans le dossier coordonné pour la Revue française de gestion, « La petite entreprise : sortir de l’ignorance », traduisait bien les enjeux associés au développement de recherches sur ce qui apparaissait comme un nouvel objet : les petites entreprises témoignent de spécificités qui limitent l’application à leur propre cas des savoirs de sciences de gestion disponibles. D’une certaine façon, les recherches qui ont été menées dans ce cadre déclinent et confrontent aux contextes des TPE des questions et des problématiques qui sont traditionnelles dans l’étude des modes de gestion de la PME : le système de décision et de gestion (Richomme, 2000), le rapport à l’environnement (Gueguen, 2004), la mise en œuvre de la démarche marketing (Pacitto, 1998), l’inscription dans le terroir (Polge, 2003), les stratégies d’alliance (Jaouen, 2006)13 ou de développement (Polge, 2008), etc.
21Si on le compare aux approches sociologiques ou économiques évoquées plus haut, ce courant apporte les éléments les plus distinctifs dans la compréhension du système de gestion et de la réalité organisationnelle de la TPE. L’analyse traditionnelle sur le cas des PME montre que le système de gestion, est marqué par l’importance de la figure du « propriétaire-dirigeant » : à la différence des grandes entreprises, la même personne cumule ici les rôles de l’entrepreneur, du manager, de l’organisateur, et parfois du propriétaire14. Pour des raisons qu’on imagine, cette dimension est encore exacerbée dans le cas des TPE. Dans sa réflexion sur la « loi proxémique » et son application au monde de la TPE, Torrès (2003) tire ainsi toute une série de conséquences de la petitesse de l’entreprise sur l’influence qu’y exerce le dirigeant, par exemple le fait que « la petitesse confère au fonctionnement de l’entreprise un caractère domestique où les normes relèvent directement de l’autorité du chef d’entreprise et sont plus rarement soumises au principe d’un tiers extérieur » ou encore que l’entreprise est affectée par le capital relationnel du chef d’entreprise « qui joue souvent un rôle-clef au travers de ses participations publiques professionnelles, sociales ou politiques ». La TPE pourrait donc être vue comme une « mégapersonne par opposition à la grande entreprise mégastructure » (Torrès, 2003, p. 127).
22Il faut cependant avec Marchesnay (2003) nuancer et préciser ce diagnostic : dans les petites entreprises à caractère familial, le conjoint peut jouer un rôle très fort pour toutes les décisions comportant un caractère patrimonial, et dans certaines entreprises artisanales le patron n’engage pas des décisions d’investissement importantes sans avoir l’appui de ses ouvriers principaux. Si l’on ajoute à ces configurations les situations collégiales (type bureau d’étude), les franchises (où le responsable de la TPE doit appliquer de multiples règles de gestion imposées par le franchiseur) et les entreprises dépendantes de leurs gros clients, on peut effectivement conclure que « la centralisation de la décision apparaît comme une assertion héroïque et simplificatrice » (Marchesnay, 2003, p. 113).
23Une seconde entrée concerne l’inscription de la firme de très petite taille dans son environnement. La façon dont l’insertion dans l’environnement économique est appréhendé par les TPE est encore marquée par une faible formalisation et une faible appropriation des outils du marketing (Pacitto et Julien, 2006), un point sur lequel on reviendra longuement dans le cours de cet ouvrage. Mais de manière générale, si l’idée traditionnelle selon laquelle l’environnement constitue un lieu d’incertitude majeur pour les TPE est confirmée, on ne considère plus aujourd’hui que ces entreprises y sont strictement soumises : l’attitude purement réactive tend à être resituée comme une attitude possible au sein d’un ensemble de postures qui n’exclut pas la pro-activité.15 Comme l’indique Marchesnay (2003), l’ère des « trois hyper »16 qui caractérise l’économie actuelle a fortement rebattu les cartes du rapport de force entre petits et grands acteurs : d’une part la montée de l’économie des qualités et des variétés – montée caractéristique des évolutions qu’a connues le capitalisme dans les cinquante dernières années – aura favorisé des petites structures qui sont susceptibles de s’adapter de façon flexible aux évolutions de la demande économique ; mais d’autre part, les grandes entreprises disposent d’atouts forts pour adresser des marchés de niches que l’on pouvait penser autrefois réservés à des petites entreprises.
24Au sein des recherches menées dans ce courant, les entreprises artisanales ont fait l’objet d’une focalisation plus importante, peut-être parce qu’elles renvoient à un type d’entreprise qui est le plus éloigné de l’archétype moyen de la PME décortiqué dans des recherches anciennes et nombreuses du domaine. L’artisanat lui-même ne constitue pas un ensemble d’activités facile à cerner, et le numéro récent de la Revue internationale PME qui s’y est intéressé était inscrit lui aussi sous le signe de la diversité (Fourcade et Polge, 2006). Le travail mené par Richomme (2000, 2006) autour de l’identification du secteur des métiers, secteur qui délimite l’activité artisanale dans le dispositif juridique français, montre toute la complexité de cette construction17 – il permet d’ailleurs de voir, par ricochet, que l’univers des TPE recouvre globalement le secteur des métiers (artisanat), le secteur du commerce, les professions libérales, auxquels il faut adjoindre les très petites entreprises industrielles et de services (Richomme, 2006, p. 55).
25Le terrain de l’artisanat apparaît comme privilégié pour faire voir les spécificités des plus petites des PME vis-à-vis des pratiques économiques et de gestion. Par exemple, dans quelle mesure la notion de stratégie de développement a-t-elle un sens pour des entreprises artisanales ? Polge (2008) repère trois chemins possibles pour aller dans ce sens. Le premier est le développement interne, qui suppose souvent l’augmentation des effectifs, le changement des méthodes de travail et le remaniement de l’organisation existante – toutes raisons qui le rendent peu attractif pour nombre d’artisans qui peuvent souhaiter accroître leur chiffre d’affaires mais ne veulent pas forcément changer de métier et reconfigurer leur organisation. Le deuxième est celui du développement externalisé, par le biais de groupements et d’alliances avec des confrères. Cette solution pose les problèmes du partage et de la confiance dans la conclusion des alliances, un problème qui est en général prégnant dans cette population (Jaouen, 2006). La troisième solution de développement identifiée par Polge passe par le développement incrémental, dans lequel les systèmes de décision, de production et d’organisation évoluent constamment. Elle ne convient qu’à un type d’entreprise ou de projet particulier.18 On aperçoit bien au travers de cet exemple les spécificités des TPE du point de vue des pratiques de gestion.
UNE SOCIOLOGIE DES TRES PETITES ENTREPRISES FACE AU MARCHE
Argument
26Nous avons commencé ce parcours en mettant en avant une série de caractéristiques spécifiques des organisations de petite taille face au marché. L’argument de la souplesse et de l’agilité paraissait alors simple et convaincant. Il en est désormais un peu différemment. Malgré leur caractère parcellaire et éclaté, les recherches que nous venons de balayer apportent suffisamment d’éléments pour inciter à la prudence. Derrière le terme générique de TPE, on est en fait confronté à la complexité d’un ensemble extrêmement hétérogène. Quel point commun existe-t-il entre les réalités marchandes et organisationnelles d’un boulanger, d’une start-up de l’Internet, d’un agriculteur, d’une entreprise familiale du bâtiment, d’un bureau d’étude en ingénierie, ou d’un petit garagiste ? Au-delà de la « petitesse », on est conduit à se demander s’il existe d’autres dénominateurs communs de toutes ces activités productives, qui permettraient de fonder une analyse intégrée des pratiques qu’elles mettent en œuvre pour assurer leur survie et leur développement économique.
27Une sociologie de la micro-organisation face au marché est-elle donc possible ? Cet ouvrage fait le pari que cette question peut recevoir une réponse positive. Il propose d’esquisser les contours de cette sociologie à partir d’une investigation empirique des formes du rapport au marché dans les petites structures, investigation qui montre à la fois la forte unité problématique de cette question et la richesse des configurations pratiques sous lesquelles elle s’exprime. La démarche repose sur un postulat méthodologique qu’il faut d’emblée expliciter, concernant la façon d’aborder « l’objet TPE » : d’une part on s’en tiendra à la définition conventionnelle simple que l’on a évoquée jusqu’ici, celle des « entreprises comportant 1 à 10 personnes » ; d’autre part, on s’astreindra à circonscrire cet objet par une analyse systématique des diversités qu’il recouvre. Cerner l’univers des TPE, ce sera pour nous ici repérer la pluralité des positionnements que ces micro-organisations peuvent adopter dans l’univers économique, et décrire les axes de différenciation qui régissent cette pluralité.
28Dès lors qu’on accepte la démarche consistant à partir de la définition minimaliste qu’on vient de donner, le secteur des Très Petites Entreprises apparaît en effet comme un laboratoire formidable pour explorer des modalités contrastées du rapport organisation/marché. Ce laboratoire invite à une sociologie de l’action marchande (micro-)organisée en contexte de « rareté variable » d’un certain nombre de ressources que l’on s’attachera à repérer. Une de ces ressources est par exemple la ressource humaine, et la possibilité de spécialiser son rôle : un axe de différenciation est ici celui qui oppose les entreprises où chacun (c’est-à-dire parfois une seule personne) fait tout et celles où chacun occupe un rôle distinct. Une autre ressource concerne la mise en œuvre de connaissances formalisées sur les phénomènes marchands : on verra que l’on sera amené à opposer les TPE qui appréhendent le marché au travers du formalisme de l’analyse marketing et celles qui accèdent à une connaissance de leur environnement économique en se passant de cet outillage conceptuel. Mais d’autres dimensions contribuent à différencier les positionnements, que l’on s’efforcera d’explorer et d’analyser.
29Cette investigation nous conduira donc à examiner comment les Très Petites Entreprisesformentdessavoirsetdessavoir-faireconcernantleurenvironnement marchand, et à étudier les ressources qu’elles élaborent afin de modeler cet environnement et d’y agir. Elle nous conduira également à centrer l’attention sur la façon dont elles mobilisent des technologies de communication dans le travail marchand. L’intérêt pour l’analyse des pratiques de communication dans une recherche portant sur les formes de l’action économique n’est pas anodin. Nous pensons en effet que les pratiques de communication méritent une attention égale à celle que de nombreux sociologues, historiens et anthropologues ont consacrée récemment aux pratiques de calcul et d’évaluation engagées dans les échanges économiques (Callon, 1998 ; Cochoy, 2002 ; Beunza et Stark, 2004 ; Vatin, 2009 ; Weber, 2009). Dans le cas des micro-organisations, la question est encore plus centrale : la communication y joue un rôle essentiel. D’ailleurs, les innovations en matière de télécommunication qui sont intervenues depuis une quinzaine d’années ont suscité beaucoup d’intérêt de la part des chercheurs qui étudient les petites entreprises : ces innovations semblaient à même de renforcer encore le potentiel d’agilité et de souplesse de ces structures productives. Dans certaines projections formulées au tournant des années 200019, le petit entrepreneur fait ainsi figure de précurseur au sein d’une économie rendue plus flexible par les réseaux électroniques : il utilise Internet comme vitrine pour afficher ses prestations et mettre en œuvre le e-commerce, il y trouve des clients avec lesquels il passe des contrats, il y recherche des partenaires avec lesquels il s’associera pour des projets de courte durée, il utilise l’univers informationnel ouvert du Web pour renouveler ses compétences et les ajuster au mieux aux besoins du marché.
30Le développement effectif des pratiques en la matière a été moins rapide qu’on aurait pu le croire, comme en témoigne, en France du moins, le souci des pouvoirs publics pour stimuler l’appropriation des Technologies d’Information et de Communications (TIC) dans les TPE. « Entrepreneurs, faites le choix de l’économie numérique ! » était le mot d’ordre mis en avant pour l’organisation en 2006 d’un colloque parrainé par Renaud Dutreil (alors Ministre des PME, du commerce, de l’artisanat et des professions libérales), et faisant suite à une enquête suggérant que 15 % seulement des TPE profitaient effectivement des bénéfices des nouvelles technologies (Midière, 2006). Ces résultats traduisent d’ailleurs une réalité qui dépasse largement les TPE puisque les PME elles-mêmes font preuve de comportements d’adoption et surtout d’appropriation des TIC qui sont tout à fait inégaux (Boutary et Monnoyer, 200620). Pour mitigé qu’il soit, ce constat indique bien en tout cas l’enjeu d’une compréhension des liens existant entre dynamisme économique et communication. On proposera de contribuer ici à cette compréhension, à partir d’une analyse des usages de l’outil de communication le plus répandu que l’on puisse trouver dans ces petites entreprises : le téléphone fixe. L’ensemble de notre approche est basée sur l’exploitation de deux gisements de données collectés dans le cadre d’une étude que l’on va maintenant présenter, l’étude « Telus TPE ».
Les données quantitatives de l’étude TELUS TPE
31Cette étude a été réalisée en 2000 dans le cadre d’une série de travaux menés pour le compte des unités d’affaires chargées du marché des professionnels à France Télécom. Les TPE y sont identifiées comme étant des indépendants ou des entreprises de moins de 10 personnes. La partie proprement quantitative de l’étude comportait plusieurs phases : une phase d’observation de trafic téléphonique, et deux phases d’enquêtes quantitatives successives. Cette étude constitue un travail d’envergure qui a été mené avec Laurence Dhaleine, et dans lequel l’activité d’enquête à proprement parler a été sous-traitée à l’institut TNS-Sofrès. Elle a donné lieu à des travaux d’analyse ultérieurs réalisés avec Thomas de Bailliencourt et Fabienne Gire.
32On pourra se reporter à l’annexe pour un descriptif détaillé de la méthodologie d’ensemble de l’étude. Elle a permis de réaliser notamment une enquête quantitative auprès d’un échantillon de 818 Très Petites Entreprises, enquête dont on utilisera les données aux chapitres 3 et 5 de cet ouvrage. Son échantillon a été constitué à partir des bases de données commerciales du marché professionnel de France Télécom. Le tableau ci-dessous montre la répartition sectorielle de l’échantillon et il la compare à la population des TPE à l’époque de l’étude, à partir des données fournies par l’INSEE. On voit que si l’échantillon n’est pas complètement représentatif de la population cible, il en couvre néanmoins toute la diversité.
33L’échantillon sous-représente largement les agriculteurs, ce qui s’explique par le fait que ces professionnels se fournissent traditionnellement en services de téléphonie sur le marché des résidentiels et sont donc statistiquement moins présents dans les bases commerciales du marché professionnel. Il comporte par ailleurs une surreprésentation des « Autres services » (regroupant les services aux particuliers, l’hôtellerie et les cafés restaurants, et les activités de santé et d’action sociale). Cette déformation s’explique en partie par un biais systématique lors de la prise de contact avec les participants à l’étude : les professionnels sédentaires (secteurs de l’hôtellerie-cafés-restaurants et de la santé) se montrent plus disponibles que les professionnels exerçant une activité mobile (construction, transports, immobilier et services professionnels). Il faut noter que cette seconde déformation s’avère moins marquée dès lors que l’on restreint la comparaison avec les données de référence à un périmètre excluant les activités agricoles. Dans le cadre de cette recherche, nous exploiterons ces données sans opérer de redressement, l’objectif poursuivi étant de procéder à un travail d’analyse des formes de rapport au marché et des pratiques de communication, et non pas de fournir des données de référence sur la population des TPE.
Les données qualitatives de l’étude TELUS TPE
34Le second gisement de données issu de l’étude Telus que nous utiliserons ici a été constitué lors d’une enquête qualitative réalisée par Sophie Dubuisson-Quellier, dans le cadre d’un contrat de recherche passé entre France Télécom et l’École des Mines de Nantes. Cette étude a fait l’objet d’une coopération étroite entre les partenaires et son échantillon est lui-même issu de l’échantillon quantitatif décrit plus haut : un certain nombre de répondants à l’enquête quantitative ont été recontactés à la fin de l’étude, pour savoir s’ils accepteraient de fournir des éclairages complémentaires lors d’un entretien en face à face avec un enquêteur. 36 entretiens ont été réalisés auprès de responsables d’entreprises très diverses, tous situés dans la région nantaise. Le protocole de cette enquête qualitative a été défini en lien avec l’analyse des premiers résultats obtenus dans l’enquête quantitative. L’objectif de l’exploration qualitative était de rendre compte des usages du téléphone dans les Très Petites Entreprises, du point de vue des pratiques marchandes spécifiques qui y sont mises en œuvre. On a donc élaboré un guide d’entretien comportant des questions ouvertes sur cette thématique. Les entretiens ont fait l’objet d’une retranscription et d’une analyse.
35Le gisement de données collecté par Sophie Dubuisson-Quellier au cours de cette étude constitue un ensemble d’une grande qualité et d’une remarquable homogénéité. Il a donné lieu à la rédaction d’un rapport (Dubuisson-Quellier, 2002), de publication (Dubuisson-Quellier, 2003) et de communications à des colloques (Dubuisson-Quellier et Mallard, 2004a, 2004b, 2005). Dans le cadre de la présente recherche, on a procédé à une réanalyse intégrale du matériau collecté, de façon à apporter des éléments de réponse aux axes problématiques spécifiquement développés ici. 34 des entretiens ont été utilisés. Ils ont fait l’objet d’une relecture et d’un découpage en 925 extraits qui ont été indexés et codés21. Ce matériau a pu rendre possible une analyse qualitative approfondie selon une approche de type grounded theory (Corbin et Strauss, 2004 ; Strauss, 1992). Dans les chapitres 1, 2 et 4 de cet ouvrage, les arguments avancés sont systématiquement étayés à l’aide de matériau empirique issu de ce traitement. Une telle exploitation favorise une lecture thématique, transverse, du matériau, mais ne rend pas forcément lisible la cohérence de chaque cas. Pour parer à cet inconvénient, on propose en annexe un tableau récapitulant l’activité de chaque TPE ainsi qu’un index permettant de localiser les citations d’extraits issus de chaque entretien dans le cours de l’ouvrage.
Démarche
36Deux points doivent encore être soulignés avant d’entrer dans le corps de l’analyse. Le premier concerne le champ que nous couvrons, qui connaîtra d’emblée une restriction. Nous verrons qu’il donne une visibilité assez faible aux entreprises récemment créées. De par la construction même des échantillons, qui reflète sur un plan statistique la réalité des TPE dans l’économie globale, les situations de création sont peu apparentes. Du coup, nous aurons peu l’occasion dans le cours de cet ouvrage de nous attarder sur le cas spécifique de ces entreprises en création ou en forte croissance, qui ont déjà fait l’objet d’un nombre important de travaux : toutes les recherches sur l’entrepreneuriat, sur la création d’entreprises, sur les transferts de l’université vers le secteur marchand, s’intéressent à des trajectoires d’entreprises qui sont importantes mais qui ne représentent pas une masse considérable dans le vivier global de TPE. Ces entreprises, qui souvent mobilisent ou fabriquent de l’innovation technologique en rupture, et qui se développent sur des trajectoires de croissance rapide, passeront un peu inaperçues dans notre travail. Inversement, un des avantages de ce travail est bien de braquer le projecteur sur les innombrables petites entreprises qui paraissent « sans histoire », mais qui passent leur temps à produire de l’innovation incrémentale et à transformer localement leur micro-organisation pour ajuster leurs capacités productives au marché.
37Le second point est un avertissement concernant le statut que nous accordons aux informations d’enquête déclaratives, qui constituent la grande partie des données empiriques mobilisées ici22. La présente recherche assume le risque qu’elle court dans cet appui sur des données déclaratives, c’est-à-dire lorsqu’elle suit les acteurs dans les descriptions qu’ils proposent de leurs conduites et des êtres qui les entourent. Cette posture heuristique héritée des approches pragmatiques possède ses avantages mais aussi ses limites qu’il ne s’agit pas de nier. Nous considérons que les acteurs économiques agissent dans un environnement qui représente à la fois une série de contraintes et d’opportunités à saisir, et qu’ils peuvent exercer différents types d’actions pour y développer leur activité. Dans cette perspective, les réponses fournies par les petits professionnels participant à nos enquêtes rendent compte de leurs efforts pour structurer des espaces marchands dont la dynamique leur échappe partiellement. Cette hypothèse n’entraîne nullement à croire que les acteurs accèdent à la vérité de leurs actes et des êtres divers auxquels ils font référence, mais c’est à l’aune des résultats obtenus dans la reconstitution des mondes d’action qu’elle permet que son caractère fructueux ou non doit être évalué.
38L’ouvrage abordera successivement trois thématiques. Le premier chapitre s’intéresse à la confection des savoirs sur l’environnement économique. Les chapitres 2 et 3examineront au travers d’une focale qualitative, puis quantitative, la façon dont la micro-organisation constitue un ensemble de ressources pour l’action sur le marché, ce que nous appelons les « capacités commerciales ». Enfin, les chapitres 4 et 5 chercheront à cerner les pratiques de communication, là aussi selon une double démarche qualitative, puis quantitative.
Notes de bas de page
1 La Commission Européenne définit deux autres frontières permettant de se repérer dans l’univers des entreprises de petite taille : les petites entreprises (PE) ont de 10 à 49 salariés, et les moyennes entreprises, (ME) ont de 50 à 499 salariés. (Union Européenne, 2006). Une autre définition que l’on rencontre parfois dans les travaux sur les TPE fait référence à un seuil de taille supérieure de 19 salariés.
2 Quel que soit le seuil de taille supérieure que l’on adopte (9 ou 19 salariés), les chercheurs reconnaissent généralement que la TPE renvoie à une réalité économique et organisationnelle qui en fait autre chose qu’un artefact de la statistique nationale. En particulier, la différence entre les Très Petites Entreprises et les Petites Entreprises (plus de 9 ou 19 salariés, moins de 50 salariés) semble faire sens pour un certain nombre d’analystes (Bentabet, 2008).
3 Dans l’univers anglo-saxon, on trouvera des publications sur les TPE notamment dans les revues suivantes : Small Business Economics, Journal of Small Business Management, Journal of Small Business and Enterprise Development, American Journal of Small Business, International Small Business Journal, Journal of Small Business and Entrepreneurship. Dans l’univers francophone, la Revue Internationale PME (Presses de l’Université du Québec) est l’une des plus actives en la matière.
4 Voir http://www.erfi-management.net/cifepme/pages/appelcommunication.html
5 Dans le cadre d’un programme de recherche développé à la Division Recherche et Développement de France Télécom, nous avons coordonné la réalisation d’une série d’enquêtes à caractère sociologique sur la population des petits professionnels. Ce travail a donné lieu à la publication d’un numéro de la revue Réseaux (Mallard, 2003a). Les travaux publiés portent sur le rapport des TPE au marché (Dubuisson-Quellier, 2003), l’utilisation d’Internet à l’international (Cochoy, 2003), les pratiques de téléphonie (Mallard, 2003b), la mobilité (Dhaleine et Largier, 2003) et l’utilisation des TIC dans la relation au client (Denis, 2003).
6 Les auteurs mentionnent ainsi le secteur ou filière, le statut juridique et la place de la TPE dans la chaîne de valeur, les ancrages territoriaux, le degré de structuration des professions exercées, les orientations stratégiques prises, la trajectoire et le profil des dirigeants. (Letowski et Trouvé, 2004, p. 91)
7 Même si elle a dans le cas présent été utilisée pour d’autres objectifs, à savoir la définition des dispositifs d’aide publiques aux TPE (Mulliez, 2004) ou le diagnostic sur la pénétration des Technologies d’Information et de Communication dans ce secteur (Midière, 2006).
8 Dans ce texte passionnant, Granovetter s’appuie sur une comparaison entre différentes configurations d’entreprenariat ethnique pour montrer notamment que contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture simpliste de la théorie des réseaux sociaux, les effets de l’encastrement social de l’action entrepreneuriale peuvent être positifs ou négatifs : l’encastrement construit la confiance et permet à l’entrepreneur d’accéder à un certain nombre de ressources mais il peut aussi conduire à le rendre très dépendant de ses communautés d’appartenance, avec les dangers et les risques que cela comporte. L’équilibre entre couplage et découplage est donc délicat.
9 Les recherches de Pierre-Paul Zalio soulignent ce que les facultés entrepreneuriales doivent à la diversité des scènes sociales que sont amenés à traverser les entrepreneurs, notamment à partir d’une étude de leurs trajectoires biographiques. Martin Giraudeau a pour sa part analysé le travail d’encadrement du processus de création d’entreprise dans le dispositif d’aide français aux chômeurs créateurs ou repreneurs d’entreprises. Il montre non seulement l’importance de l’assistance aux créateurs apportée par les conseillers dans les chambres de commerce, mais aussi le rôle des instruments administratifs concrets (notamment le dossier de création) qui mettent largement en forme le processus de création.
10 Le discours public sur ce sujet a pu légèrement varier et les spécialistes se montrent désormais prudents, mais il était dans les années 1980 assez prégnant, en France comme dans d’autres pays : ainsi, Kinsey (1987) évoque déjà le fait que pour le gouvernement Britannique, les TPE étaient vues comme des solutions possibles aux problèmes macro-économiques que connaissait le pays.
11 Entre 1985 et 1997, la répartition des effectifs salariés dans les entreprise de 1 à 20 personnes passe par exemple en France de 23 % à 29 %, au détriment des entreprises de plus de 500 salariés (Moatti, 2001).
12 On n’a pas pu procéder, dans le cadre de cette recherche, à une recension systématique des travaux anglo-saxons sur les TPE qu’on pourrait identifier dans les domaines de la gestion et du management dans la période récente (les 5 dernières années). Une telle recension serait nécessaire pour confirmer l’hypothèse implicite que l’on fait ici, à savoir que les recherches francophones traduisent correctement l’état des savoirs dans ce domaine.
13 L’analyse des stratégies d’alliance dans les PME a fait l’objet d’important travaux en sciences de gestion (Puthod, 1995)
14 La thématique des conséquences du caractère central de ce personnage dans la gestion de la firme de petite taille constitue une topique récurrente dans les débats des chercheurs en sciences de gestion et en management. Dans son ouvrage consacré à la PME, Robert Wtterwulghe (1998) indique ainsi que s’il n’y a pas de superposition conceptuelle parfaite entre les notions d’entrepreneur et de propriétaire dirigeant, il y a souvent correspondance dans les faits. Une étude réalisée en 1994 montre ainsi que pour 80 % des entreprises moyennes en Belgique, le capital est détenu par le dirigeant ou sa famille. De la même façon, les enquêtes réalisées par Ducheneaut (1996) sur la France indiquent que 44 % des dirigeants de PME maîtrisent directement plus de 50 % du capital de leur entreprise. Si l’on s’en tient à la seule fonction de direction, les recherches montrent généralement que l’empreinte de la personne du chef d’entreprise est prédominante. Ce débat est bien entendu lié à celui portant sur l’importance du facteur taille, qui est lui-même controversé (Torrès, 1998).
15 Par exemple, Gueguen (2004) a examiné le lien existant entre stratégie, performance et caractéristiques de l’environnement. Les résultats de son enquête tendent à montrer, sur le secteur de l’informatique, que les TPE sont attentives aux caractéristiques de leur environnement, et qu’elles parviennent à un meilleur niveau de performance lorsqu’elles adaptent leurs stratégies en fonction de l’environnement.
16 Marchesnay identifie comme typique de la « révolution tranquille des années 1990 » trois transformations importantes de l’économie de marché, ce qu’il appelle les « trois « hyper » (hypersegmentation, hyperspécialisation, hypercompétition) » (Marchesnay, 2003, p. 115).
17 Richomme (2000) repère trois types de conditions pour le rattachement d’une activité au secteur des métiers : un critère d’activité (250 métiers sont répertoriés dans une nomenclature spécifique), un critère de taille d’entreprise (pas plus de 10 salariés) et un critère de présomption d’indépendance (l’artisan ne doit pas être fortement lié à ses clients ou donneurs d’ordre).
18 « Cette forme de développement est fréquente dans les travaux par projets (comme les travaux de grande ampleur dans le bâtiment), l’artisanat d’art ou encore les activités technologiquement innovantes (les technologies liées à la communication pour les électriciens). L’entreprise est mise dans une posture d’apprentissage permanent et de remise à plat des processus. » (Polge, 2008, p. 132).
19 C’est la vision que l’on trouve formulée par Thomas Malone et Robert Laubacher en 1998 dans un article de la Harvard Business Review.
20 Si les études sur la pénétration des TIC dans les TPE restent un peu rares, on dispose de travaux beaucoup plus nombreux sur les PME. Voir par exemple Gadille et d’Iribarne (2000), Boutary (2003), Monnoyer-Longé (2003).
21 Le logiciel Index est utilisé pour ce travail.
22 Les seules données utilisées ici qui ne soient pas déclaratives sont les observations de trafic téléphonique.
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Petit dans le marché
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