Petit dans le marché
|Préface. « Faire son marché ». Les pratiques commerciales des TPE
Texte intégral
1Les entreprises de petite taille ont longtemps souffert d’un double ostracisme. On invoquait et leur faible compétitivité économique (la « sous-dimension ») et leur médiocre légitimité sociale (les « classes moyennes inférieures »). Mais au cours de la dernière décennie, l’intérêt pour ces millions d’unités, recensées ou non, n’a cessé de croître en France, pour des raisons bien connues telles, que la crise de la société salariale, la disqualification de la doxa managériale, la montée d’une économie de l’immatériel, ou l’avènement d’une société qualifiée, d’« hypermoderne », axée sur la singularité et les réseaux. Le remarquable travail réalisé par Alexandre Mallard est révélateur de cette récente prise de conscience du rôle joué par ce qu’il est désormais convenu d’appeler les « Toutes Petites Entreprises » (les TPE).
2Malheureusement, comme le rappelle pertinemment notre auteur, ce retour en grâce s’est trop souvent cantonné à quelques stéréotypes, entre la version ringarde (« le petit artisan » de proximité), et celle d’avant-garde (la « start-up, success story » de classe mondiale). Or, la réalité est infiniment plus complexe, comme le révèlent la diversité et la variété des approches. On évoquera pour mémoire les études essentiellement sociologiques et historiques consacrées au secteur de l’artisanat, au patronat et à l’entrepreneur et, plus récemment, aux pratiques innovantes. Naguère, les économistes et gestionnaires se sont davantage préoccupés des PME et de la théorie de l’entrepreneur que des TPE en tant que telles, l’ouvrage de Ferrier faisant figure d’exception, du moins dans le monde francophone. Le recours aux typologies, découlant d’une classification des observations en fonction d’une trame de recherche, conserve certes une grande utilité, et Alexandre Mallard en fait une utilisation judicieuse. Mais il faut désormais aller plus loin et creuser plus profondément dans un terrain au sol hétérogène et aux limites imprécises.
3L’irruption de nouvelles entités telles que l’auto-entrepreneur, la micro-entreprise, le secteur informel ou social, confortent le sentiment d’une extrême diversité, d’une classification improbable. à l’opposé, dans cet espace mouvant, se multiplient des « quasi-firmes », étroitement dépendantes (commercialement ou financièrement) d’entités plus puissantes, au sein desquelles la liberté d’action du chef d’entreprise est étroitement surveillée : on songe aux sous-traitants, aux franchisés, aux exigences des investisseurs financiers, au point que, même dans le monde des TPE, on pourrait également parler de « dénaturation », surtout lorsque l’on assiste à l’explosion du travail à domicile, « à son propre compte » sur le papier, mais bien souvent « pour le compte » d’un gros client. Il faudrait évoquer également le rôle croissant des diverses formes de fonctionnement en réseau : produits de terroir, développement sous forme de groupe de petites unités plus ou moins liées entre elles (hypogroupement), stratégies collectives (sites industriels, touristiques, etc.) et de filières (partenariats). Il est clair que cette extrême diversité des situations induit une diversité tout aussi extrême des pratiques individuelles ou « communautaires », au sens large, tout particulièrement au regard du mythique « marché ». À l’extrême, sans tomber dans le solipsisme, on peut en déduire que l’idiosyncrasie propre à chaque situation personnelle l’emporte bien souvent sur toute considération d’ordre plus général.
4L’approche adoptée par Alexandre Mallard s’inscrit dans le droit fil de la préférence croissante accordée aux recherches axées sur une observation directe, « grounded », « at the grass roots », conforme à une tradition ultra-empiriste : perceptuelle, anglosaxonne, chez Bacon, Hume et Berkeley, ou sensualiste, française, chez d’Alembert ou Condillac. L’école pragmatiste nord-américaine est illustrée par trois auteurs à la charnière du xixe et du xxe siècles, à savoir Charles Peirce, William James et John Dewey. Le point commun à ces auteurs, au-delà de visions parfois très différentes, réside dans la posture selon laquelle les perceptions et les déclarations des acteurs (les « percepts », au sens des pragmatistes) constituent, en quelque sorte, le terreau sur lequel vont s’édifier, ou se justifier, les concepts qui contribuent à la saisie (la « conscience ») et à la compréhension (la « connaissance ») des pratiques (James emprunte à Sombart le terme de « praxéologie »). De nos jours, le pragmatisme nord-américain connaît une véritable résurrection, autour de quelques thèmes majeurs, nonobstant la grande diversité de vision. Des auteurs aussi divers que « les » Putman, Rorty, Sennett, voire Giddens, se rejoignent sur le rôle majeur des perceptions, sur le caractère relatif et imprédictible (falsifiable, dirait Popper) des théories, sur l’adéquation des concepts aux besoins de l’individu (ou la Société) pour la connaissance et l’action, de sorte qu’ils soient considérés comme utiles et satisfaisants, du moins dans un contexte donné, et pour un temps donné.
5Dans cet esprit, la recherche menée à son terme par Alexandre Mallard sur les pratiques commerciales s’avère particulièrement opportune. En effet, c’est en grande partie dans cette activité que le « patron » (terme que l’on préfèrera ici à celui d’entrepreneur) va s’exprimer (les verbatims s’avèrent de ce point de vue très éclairants), et exprimer plus spontanément sa personnalité, voire son individuation. C’est donc dans cette activité et ces pratiques « marchandes » (ou de mise en marché) qu’est tout particulièrement posée la question de l’utilité des « concepts dominants » (orthodoxes) dérivés, soit de la théorie économique (le « marché »), soit des préceptes du « marketing management » (dont les 4P), soit des modèles de la « market strategy » (dont les matrices de portefeuille). Ainsi, comme nous l’avions pour notre part observé dans les années 1980, le patron de TPE parlera plutôt de « confrères » ou de « clients » que de « concurrence » ou de « marché ». Ce dernier est largement perçu, voire « reconstruit », au travers des signes et signaux que chaque patron « bricole » en fonction de son expérience, comme le fruit de ses multiples expériences et expérimentations plus ou moins réussies.
- 1 Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010.
- 2 Paris, Champvallon, 1993.
- 3 L’Avantage concurrentiel en petite entreprise, Thèse de gestion, Université de Montpellier, 1996.
6Cette observation rejoint le propos de Richard Sennett, dans son ouvrage au titre évocateur (Ce que sait la main1). Reprenant la distinction de Hannah Arendt entre l’animal laborans, soumis à la tecné (on dira ici : aux procédures managériales) et l’homo faber, qui domine la tecné pour créer, construire (la poiésis), Sennett montre que l’« artisan » (entendu au sens large, que l’on peut élargir au petit patron de TPE, y compris unipersonnelle) part de ses sensations, de ses perceptions pour édifier, à l’instar de l’artiste, ses propres œuvres, dont Lucien Karpik a souligné qu’elles tendaient à la singularité. Mais au-delà du produit, l’« œuvre », ensemble composite d’activités liées, pour reprendre l’image de Deforge (in L’æuvre et le produit2), nécessite l’engagement de ressources (et tout particulièrement en temps, comme le souligne à juste titre Alexandre Mallard) destinées notamment à l’activité commerciale. Mais l’on sait, comme l’a montré Marion Polge dans sa thèse3 sur le petit patron en agro-alimentaire, que certains ont du mal à s’y consacrer, s’enferment dans le « laboratoire » ou s’occupent dans l’atelier, alors que d’autres s’investissent dans les contacts avec les clients, les « collègues », et bien d’autres institutions (dont les équipes universitaires…). Les raisons qui président au comportement soit intro, soit extraverti ne relèvent certes pas de la pure rationalité substantive !
7La démarche dite « abductive », selon l’expression imaginée par Charles Peirce, consiste à repartir en amont pour retrouver les indices justifiant le caractère perçu intuitivement comme satisfaisant de la solution envisagée. Comme heuristique de la décision, elle exprime bien cet aller-retour entre l’intuition de la « bonne » décision commerciale (positionnement de marché) et la recherche ultérieure des éléments perçus comme venant étayer la pertinence de cette solution entrevue. Le processus mental d’aller et retour se double d’un processus temporel d’essai et erreur : on rejoint ici les propos d’Henry Mintzberg sur ce qu’il appelle la « stratégie du potier », lequel « saisit » (voit, comprend) où il veut (ou va) aller au fur et à mesure que le projet prend forme. Les verbatims présentés dans cette recherche expriment largement cette vision fortement « impressionniste » et « tâtonnante ».
8Toutefois, l’apprentissage envahissant de la « vulgate managériale », souvent dès l’enseignement secondaire, risque à l’avenir de biaiser la teneur des récits déclaratifs. Trop souvent, en effet, les enseignements consacrés à l’entrepreneuriat (création, gestion de la TPE) tendent à accréditer la toute-puissance des paradigmes managériaux. Cette propension se retrouve dans les organismes, tutélaires, associatifs, consulaires, ou marchands, censés accompagner et conseiller le petit patron dans sa démarche de gestion. On rejoint, là encore, les anathèmes jetés par Henry Mintzberg à l’encontre de l’enseignement dispensé dans les MBA nord-américains – y compris en entrepreneurship. Ne serait-ce que pour remettre en cause cette orthodoxie, cette recherche méritera d’être lue très attentivement par les spécialistes (enseignants, chercheurs, praticiens de tous ordres) en entrepreneuriat et PME.
9De surcroît, la recherche non seulement confirme, mais approfondit, voire dépasse maintes conclusions de recherches antérieures, mentionnées dans l’ouvrage, notamment celles menées au sein de l’ERFI (Équipe de recherche sur la firme et l’industrie) de Montpellier. Alexandre Mallard souligne en particulier l’importance des perceptions et de l’expérience propres à chaque patron. Les données rationnelles (d’ordre comptable et documentaire), traitées depuis l’« intellect », sont le plus souvent d’un faible recours, sauf dans certaines activités de services (assurance, immobilier, notamment). Nombre de données relèvent de la collecte et du traitement personnels du patron et de son entourage (famille, employés) ; elles sont raisonnées pour être rendues exploitables et efficaces, en mobilisant « les » expériences et « l’ » expérience de chacun, conformément à un impératif d’« effect ».
10Mais l’importance accordée au bouche à oreille révèle le rôle prégnant de l’« affect », encore que certaines assertions méritent d’être nuancées. Par exemple, toutes les activités ne nécessitent pas une forte proximité, exprimée en termes de sociabilité. A. Mallard fait observer à juste titre que, en particulier pour des raisons de gestion du temps, les patrons doivent arbitrer entre la proximité et la distance, à l’égard de leurs employés comme de leurs clients. Au demeurant, la distance spatiale n’exclut pas une proximité affective, et, réciproquement, l’auteur fait observer que nombre d’activités dites « de proximité » ne font pas intervenir de relations d’ordre affectif.
11Nous voudrions maintenant nous situer sur le plan épistémologique, concernant le statut disciplinaire de ce type et de ce champ de recherche relatif aux TPE. Jusqu’ici, la séparation en disciplines et sous-disciplines, conformément au processus durkheimien, n’a cessé de croître. Ainsi, il n’est pas exagéré de dire que le spécialiste de marketing du consommateur ne fraie pas avec celui du marketing de la distribution ! A fortiori, le fossé entre les sciences morales et politiques (droit, économie) et les sciences de l’homme et de la société paraissait infranchissable. Or, les sciences dites « de gestion », en tant que « science de l’action et de la décision des organisations, et dans celles-ci », ont, de façon croissante, tendu à combiner ces diverses approches : paradigmes, modèles, techniques, outils, résultats d’observations, réflexions spéculatives, etc. Le marketing, partagé entre quantitativistes (market research) et qualitativistes (consumer behavior) illustre bien cette dualité. Mais c’est surtout dans le domaine du management que l’on observe, à côté des méthodes dites quantitatives (mathématiques appliquées en management science, statistiques appliquées pour les tests d’hypothèses) un recours croissant à des méthodes directement issues de la sociologie des organisations. En témoigne par exemple l’engouement des chercheurs en management pour l’embeddedness ou la « force des liens faibles », ainsi que pour le recours aux méthodes dites qualitatives, telle que le « telling story » et autres méthodes de décryptage de récits écrits ou oraux.
12Or, la recherche dans les entreprises de petite taille, à l’échelle humaine, implique inéluctablement une profonde interpénétration des disciplines institutionnellement séparées. La raison est évidente, du moins à nos yeux : alors que la doxa managériale postule que l’individu est anonymement soumis à l’entité hiérarchique (l’organisation), considérée comme une personne (la « cage de fer » weberienne), l’entrepreneuriat postule que l’« entreprise » est une construction autant (voire plus) mentale que sociale du seul fait de l’entrepreneur, et il en va évidemment de même de « son » marché. En conséquence, le chercheur doit mobiliser largement les concepts dérivés des sciences humaines (psychologie, cognitivisme, etc.) et sociales (sociologie, ethnométhodologie, histoire, etc.), à côté des divers apports des sciences morales et politiques (droit, économie, sciences politiques, etc.).
13En d’autres termes, ce champ d’études constituerait en soi un nouveau domaine disciplinaire, ayant son identité propre. C’est déjà le cas dans les pays anglo-saxons, comme en témoigne l’explosion des revues spécialisées et des ouvrages qui lui sont consacrés. En France, la crise de la société salariale a certes engendré un regain d’intérêt pour la création d’entreprise, pour se mettre « à son compte » « faute de mieux ». Mais les recherches menées par notre équipe, avec l’aval de diverses institutions (Institut supérieur des métiers, Maisons d’entreprise, etc.) nous confirment dans l’idée, déjà exprimée en 1980 dans la Revue d’économie industrielle, que, sous certaines conditions, « smaller firms may be more efficient than bigger ones ». Dans la mesure où le Bac + _ devient une norme, qu’un nombre croissant d’élèves et d’étudiants « font de la gestion », que les dirigeants de TPE ont désormais accès à des formations universitaires et consulaires diplômantes, les créateurs ou gestionnaires de TPE sont de mieux en mieux préparés au démarrage, à la reprise et au développement d’une affaire personnelle. Mais – et c’est là l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage réalisé par Alexandre Mallard – il faudra admettre de plus en plus que chaque entrepreneur aura sa propre vision et perception des « choses » (et notamment du marché), et qu’il mobilisera à sa façon tous types de concepts (William James y incluant « tout ce qui est jugé satisfaisant » à titre provisoire). Plus que jamais, il convient donc d’aller au plus près du terrain.
14Nous pourrions multiplier les nombreuses implications de ce travail, d’une exceptionnelle richesse. L’auteur souligne lui-même, dans sa conclusion, les prolongements et les approfondissements qui augurent de l’ouverture de nouveaux chantiers de recherche. Il convient en particulier qu’au sein de cette discipline en émergence (du moins en France) que constitue l’entrepreneuriat, les TPE, et, surtout, les patrons de ces entreprises occupent la place qui leur revient, c’est-à-dire la première. Dans cette perspective, nul doute que cet ouvrage fera date.
Notes
1 Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010.
2 Paris, Champvallon, 1993.
3 L’Avantage concurrentiel en petite entreprise, Thèse de gestion, Université de Montpellier, 1996.
© Presses des Mines, 2011