1Le syntagme « mouvements de crise » renvoie principalement aux mobilisations sociales qui émergent dans le sillage de la crise financière de 2008, laquelle a frappé nombre de sociétés capitalistes avancées, notamment dans l’Union Européenne (Espagne, Grèce, France, etc. – Mason, 2012). Ces mouvements s’opposent aux plans d’austérité économique imposés par les pouvoirs politiques et sont généralement perçus comme relevant d’une constellation de protestations du type de celles qui ont été labélisées « Occupy » et « Indignados » (Aganaktismenoi, Indignés, etc.). À l’échelle européenne, c’est en décembre 2010 que naît ce mouvement, via une vague de mobilisations qui touche d’abord les principales villes d’Espagne avant de se propager dans le reste de l’Union. Dans la péninsule ibérique, les Indignés s’opposent principalement aux politiques du gouvernement du Premier ministre socialiste José Luis Rodriguez Zapatero et, plus tard, à celles de l’aile droite du Parti populaire dirigé par Mariano Rajoy : réductions massives des programmes sociaux et culturels dans le cadre de mesures d’ajustement structurel, taux de chômage qui atteint dans certaines régions 47 % chez les jeunes (22 % au niveau national), etc. Comme le souligne Alice Mattoni (2012), la construction des causes au sein du mouvement des Indignés est largement inspirée par les mouvements de travailleurs précaires, actifs ces dernières années en divers pays d’Europe (Belgique, France, Allemagne, Italie et Pologne), à l’instar du réseau EuroMayDay¹.

2Face à cette crise majeure du capitalisme, la conflictualité sociale épouse également des formes spécifiques que d’aucuns ont résumé par le fait que les mouvements semblent se construire sous le coup de logiques d’agrégation (Juris, 2012) en rassemblant des individus aux profils disparates, notamment s’agissant des idéologies politiques. Force est en effet de constater que les « mouvements de crise » prennent largement corps en dehors des organisations partidaires et syndicales. Les mobilisations s’envisagent comme participant d’un mouvement transnational de réhabilitation de la justice sociale, de la dignité et d’instauration d’une démocratie directe (Castells, in Castells et al., 2013). Les répertoires d’action privilégiés tiennent à la construction d’une visibilité sur fond d’occupation d’espaces publics urbains (parcs, avenues, places², etc. – aussi parle-t-on parfois de « mouvements d’occupation » ou de « squares movements ») et d’une publicité passant par l’organisation d’assemblées populaires fonctionnant au consensus. À cela s’ajoute l’utilisation massive des technologies de l’Internet et, plus particulièrement, des sites de réseaux sociaux dans la dynamique de mobilisation, d’organisation et de coordination des militants, laquelle peut sans doute se concevoir comme la traduction technologique d’une forme particulière d’engagement (Granjon, 2001). Manuel Castells (2012) estime que l’ensemble de ces mobilisations sont nées, se sont diffusées et se sont maintenues grâce à Internet : « On constate dans tous les cas un élément qui n’est pas tactique : la construction d’un sujet collectif, non pas en termes de contenu, mais en termes d’organisation. Le sujet, c’est la constitution de réseaux. L’acteur est le réseau, et cela, c’est nouveau et fondamental » (Castells, in Castells et al., 2013 : 140-141). Il y aurait donc un lien profond entre Internet et les « mouvements de crise » en ce qu’ils partageraient une « culture spécifique de l’autonomie » indépendante des institutions de la société (sic). D’autres travaux se contentent, plus raisonnablement, de souligner que les SNS ont permis que se développe une « communication de crise », notamment à destination de la communauté internationale, que s’organisent des mobilisations d’ampleur, ainsi qu’une réactivité tactique et logistique (Bebawi, Bossio, 2014). Paolo Gerbaudo (2012) souligne également que le déplacement des usages des listes de diffusion et de l’open publishing, typiques du mouvement altermondialiste, vers des pratiques décomplexées d’outils commerciaux comme les SNS, serait l’un des symptômes parmi les plus évidents d’un nouveau rapport à l’engagement et aux communautés pertinentes pour l’action.

Révolutions arabes

3Ce qui a été désigné comme le « Printemps arabe » a commencé en Tunisie en 2010, avant de toucher l’Égypte, la Lybie, La Syrie et d’autres pays du Moyen-Orient. Nous ne traiterons, ici, que des révolutions sociales et politiques égyptienne et tunisienne de 2010-2011, qui ont forcé les présidents Moubarak et Ben Ali à quitter le pouvoir. Dans des pays frappés par un fort chômage, notamment dans les rangs de la jeunesse, par des inégalités sociales importantes et par la censure, Facebook et Twitter sont en effet devenus des plateformes d’échange populaires (Fenniche, 2014). Les activités en ligne dénonçant les abus des régimes dictatoriaux s’y sont multipliées pour apparaître comme l’expression d’« un contre-projet face au monde hiérarchique du pouvoir, de ses cérémonies officielles et de sa discipline quotidienne » (Habermas, 1993 : 7). Facebook a notamment permis que circulent des informations particulièrement critiques à l’égard des pouvoirs centraux, que se déterritorialisent des événements locaux (notamment ceux à forte charge symbolique : immolations, répressions policières, arrestations, etc.) et que se cristallisent des agir historiques. Il aurait ainsi participé, en tant que structure d’information et de communication, à la construction de l’indignation et à la convergence du sens en ligne, mais aussi à la constitution d’un potentiel positif de mobilisation et d’activation de la révolte (Klandermans, 1988). S’il est indéniable que les sites de réseaux sociaux ont joué un rôle non négligeable dans les révolutions du « Printemps arabe », il serait toutefois abusif de considérer l’action collective comme la conséquence directe de ces répertoires d’action numériques. Le caractère novateur de ces révoltes tient à ce que les mobilisations en ligne ont participé, non pas d’une action collective ponctuelle et/ou sectorielle, mais bien à un mouvement de masse touchant à tous les secteurs de la société et dans des contextes singuliers se caractérisant par la grande faiblesse des médiateurs politiques traditionnels, réprimés par le régime (associations, partis politiques, syndicats). Pourtant, de nombreux discours mâtinés de médiacentrisme ont fait des SNS le principal acteur, voire l’instigateur, des mouvements révolutionnaires (Zhuo et al., 2011), au point que d’aucuns ont avancé, bien imprudemment, l’idée que l’on assisterait à des « social media revolutions ».

4Ces affirmations « à l’emporte-pièce » effacent notamment le rôle de la conflictualité sociale. Elles font des élites intellectuelles, éduquées et connectées, les principales instigatrices des révolutions arabes : « Réclamer la démocratie sur sa page Facebook semble, ainsi, plus original et plus gratifiant que de demander un salaire minimum ou de meilleures conditions de travail au nom de la justice sociale » (El-Chazli, 2011). Cette focale octroie, par conséquent, une moindre centralité à tous ces citoyens issus des classes populaires, sans doute beaucoup moins, voire pas du tout connectés, dont le rôle fut pourtant essentiel dans les mobilisations. Les racines du mouvement de protestation qui s’est in fine traduit par une mobilisation permanente des rues tunisoises et cairotes plongent dans les régions reculées des bassins miniers, des territoires fortement industrialisés et des couches sociales les plus pauvres, lesquelles ont vertébré les luttes depuis plusieurs années et ont parfois développé des formes d’auto-organisation politique dans une perspective de « révolution permanente » (Aouragh, 2012). En Égypte, comme en Tunisie, les luttes ouvrières ont été décisives car elles ont entretenu les foyers essentiels de la protestation. Certaines d’entre elles ont donné lieu à la création d’espaces numériques dédiés, telle la page Facebook relayant l’appel à la grève des ouvriers de Mahalla El-Kubra (ville égyptienne qui abrite la plus grande usine de textile du pays), rassemblant près de 70 000 individus en avril 2008 (Richter, 2010), ou la « Note rouge » des blogueurs tunisiens en soutien aux mobilisations du bassin minier de Gafsa. Par ailleurs, les mobilisations numériques s’inscrivent dans une tradition vivace de cyberdissidence (Lecomte, 2009 ; 2013). En Tunisie notamment, dès la fin des années 1990, des protestations furent ouvertes à l’encontre du pouvoir via des forums, des sites et des listes de diffusion (Takriz, Tunezine, RéveilTunisien, Nawaat, Tunisnews, Alternatives Citoyennes, etc.), parfois très suivis, notamment lors du second volet du Sommet Mondial sur la Société de l’Information de Tunis, ou bien lors d’initiatives telles que la manifestation en ligne « Yezzi fock ! » (« Assez, ça suffit ! »), largement reprise par les médias étrangers (CNN, Al Jazeera, etc.). Celle-ci :

« fut mise en œuvre par l’équipe de Nawaat et d’autres cyberdissidents majoritairement anonymes et à l’étranger, et consistait en une ‘‘manifestation virtuelle’’ : une galerie de photos en ligne sur lesquelles les participants affichaient un slogan (du type ‘‘Yezzi Fock !’’ ou ‘‘Ben Ali, Yezzi ! »), par exemple écrit à la main sur une pancarte ou ajouté sur la photo à l’aide d’un logiciel de retouche d’images. Beaucoup pour rester anonymes, dissimulèrent leur visage. […] L’objectif de cette action était avant tout de profiter de la tenue à Tunis d’un événement international pour sensibiliser l’opinion internationale. Sur ce point, l’opération fut assez efficace, puisque mentionnée au sein de plusieurs grands médias étrangers » (Lecomte, 2013 : 70).

5C’est donc progressivement que la blogosphère, puis les sites de réseaux sociaux, sont apparus comme des lieux importants de la contestation, espaces d’interprétation où attentes, valeurs et représentations des résultats de l’action ont été travaillées par les conversations en ligne. Les potentiels de l’informatique connectée ont été exploités à des fins émancipatoires, non parce qu’en soi Internet serait une force habilitante mais, plus prosaïquement parce que les programmes d’action des dispositifs des technologies qu’il porte entrent en résonnance avec des dynamiques sociales qui y trouvent un support leur assurant une certaine efficacité et leur permettant de pérenniser leur existence.

Une nouvelle culture politique assistée par ordinateur

6Un des traits singuliers des mobilisations sur les SNS est la distance prise à l’égard des forces politiques existantes, des collectifs de la dissidence et le souci d’affirmer le caractère individuel de l’engagement en ligne. Une large partie des acteurs ne s’affichent pas sur Internet au titre ou au nom d’une affiliation à un groupe organisé (syndicat, ONG, associations, médias alternatifs, etc.), mais de façon beaucoup plus personnalisée. Cette dynamique d’individualisation ne fait que prolonger, en le radicalisant, un mouvement qui nourrissait déjà certains traits des engagements dans le mouvement altermondialiste. Dans la phase révolutionnaire des mouvements tunisiens et égyptiens, les affiliations organisationnelles des acteurs étaient mises à l’écart et les médias dissidents de la diaspora ont joué un faible rôle. Les groupes organisés sur Facebook se refusaient à définir des lignes d’actions idéologiques et se positionnaient délibérément à l’écart des jeux politiques traditionnels :

« L’espace virtuel n’a été investi que de façon marginale par des personnalités et des organisations de l’opposition tunisienne. Il a surtout été investi, et c’est là que se situe la véritable nouveauté, par des jeunes Tunisiens (en Tunisie et à l’étranger) s’exprimant sur la chose publique sans être ‘‘encartés’’, pour reprendre un terme parfois utilisé par eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux, tout en dénonçant directement ou indirectement la situation politique tunisienne, ont souvent marqué leurs distances vis-à-vis de l’opposition tunisienne, n’hésitant pas à la remettre en cause, à dénoncer ou se moquer de son caractère dépassé, de ses querelles idéologiques et de leadership, de ses formes de communication rigides, mais aussi de sa déconnexion du terrain et de son absence de prise en compte des besoins réels de la population tunisienne, notamment de la jeunesse. C’est dans cette optique que l’on pourrait qualifier ce nouveau public contestataire de ‘‘contre-public subalterne’’ au sens où le définit Nancy Fraser. […] Cette idée de contre-public apparaît dans la façon dont ces jeunes internautes ont constitué – certains en le revendiquant explicitement – un public alternatif à l’opposition classique, privilégiant souvent un type de discours moins formalisé et plus satirique, des modes de communication plus horizontaux et se méfiant de toute prétention au leadership. […] Ainsi, sous le régime de Ben Ali, beaucoup de blogueurs tunisiens débattant de problèmes publics, exprimant régulièrement leur mécontentement vis-à-vis de l’état des libertés en Tunisie, insistaient sur le fait que leur blog et les actions collectives anti-censure auxquelles ils participaient étaient ‘‘apolitiques’’ » (Lecomte, 2013 : 63-64).

7À cet égard, il est sans doute significatif que, bien que l’Égyptien Wael Ghonim, responsable marketing³ de Google Dubaï, ait été politiquement proche de Mohamed El Baradei dont il administrait la page Facebook avant les premiers soulèvements populaires, celui-ci n’ait, pendant toute la durée de la mobilisation autour des pages Facebook « Kullena Khaled Saïd » (en mémoire d’un jeune Alexandrin torturé par la police⁴), puis « Jan25 » (préparant la grande manifestation du 25 janvier 2012 place Tahir), jamais fait mention d’El Baradei, attentif en cela à ne jamais prêter le flanc à l’accusation de soutenir ou d’agir pour un des opposants politiques au régime (Ghonim, 2012). En se mobilisant via Internet, les sociétés civiles arabes ont montré qu’elles n’étaient pas composées des mêmes acteurs que la sphère des ONG, des syndicats, des associations et des groupes d’intérêt qui a donné son sens au travail d’institutionnalisation de la société civile dans les années 1980. En cette occasion, ce sont surtout des individus davantage que des militants affiliés à des organisations qui se sont coordonnés pour faire tomber les dictatures.

8Aussi, comme le souligne Youssef El-Chazli, concernant l’Égypte des années 2000, il est possible de faire l’hypothèse d’une nouvelle culture politique, permettant d’acculturer une frange de la jeunesse non politisée à l’engagement et à un militantisme en réseaux dont Internet a porté les formes organisationnelles de façon assez « naturelle ». Cette modalité contestataire relativement inédite s’est notamment construite sur le désir d’une jeunesse cultivée à la recherche de territoires culturels dont les accès leur étaient rendus difficiles, voire parfois impossibles. La mobilisation des ressources en ligne fut d’abord une réponse à un sentiment de frustration, une réplique déceptive à une ségrégation culturelle. La peur de la répression exerçait un puissant effet d’autocensure. Aussi, la soudaine capacité à dépasser cette crainte pour oser dire sur les sites de réseaux sociaux ce que l’on pensait du régime politique a brutalement, et de façon contagieuse, encouragé l’action collective en transformant en carburant de la révolte cette nouvelle parole libre. Les médias numériques ont ainsi été envisagés comme une opportunité pour accéder à des « ailleurs » culturels et bientôt politiques, sur fond de débrouille et de Do It Yourself (DIY) :

« En fait, Internet a joué son rôle le plus visible auprès d’une partie de la population dont l’action politique ne constituait ni une nécessité de survie (comme pour les ouvriers), ni une conviction idéologique (comme pour les activistes). En d’autres termes, le Net a contribué, parmi bien d’autres éléments, à politiser la jeunesse éduquée, aisée et individualiste ; une jeunesse ‘‘dorée’’ qui n’était pas perçue comme une menace par les autorités » (El-Chazli, 2011 : 85).

9Constituant un nouveau substrat social, ces réseaux de sociabilité en ligne en viennent aussi à se mobiliser pour des initiatives ayant une charge politique. En Égypte, les pages Facebook « Kullena Khaled Saïd » semblent, par exemple, avoir permis que prenne forme une espèce de rituel d’initiation politique permettant de donner une cohérence, une motivation et une unité à une jeunesse qui n’avait pas nécessairement, au préalable, d’identités politiques fortes (Agora, 2016 ; Pleyers, 2014b). Les sites de réseaux sociaux ont été sans doute essentiels à la constitution de la base du mouvement Shaab al Facebook (« le peuple de Facebook »), et à la construction d’un espace public fait de représentations symboliques en ligne et d’engagements sur le terrain, là où la jeunesse connectée a pu rencontrer le gros des classes populaires qui ne se trouvaient pas sur Twitter et modestement sur Facebook.

Indignez-vous, occupez les places et utilisez les sites de réseaux sociaux

10Outre les soulèvements contre les régimes autoritaires conduisant à leur renversement, les mobilisations sociales les plus importantes ont été, ces dernières années, portées par la contestation de la gouvernance globale de l’économie et ses effets (chômage, pauvreté, dette, etc.), et par le rejet du fonctionnement des démocraties délégataires occidentales (Kaldor, Selchow, 2013) : « Democracy belongs to the people! ». La dénonciation des affres de la démocratie représentative revêt, en effet, un caractère « intégral » dans le sens où elle permet de soumettre à la critique un faisceau de causes plurielles, mais liées au fonctionnement des régimes politiques occidentaux. En ciblant les dysfonctionnements démocratiques, il devient en effet possible d’y attacher un ensemble d’autres préoccupations. La dénonciation d’une démocratie « vide » ou « sans fondements » permet une critique globale des autorités et des institutions, non seulement nationales, mais également internationales ; lesquelles sont aux commandes de nombre de décisions qui pèsent directement sur les États et la vie quotidienne de leurs citoyens. Face aux politiques d’austérité censées résorber les dettes nationales, mais conduisant, dans les faits, au creusement des écarts de traitement entre les classes populaires et moyennes d’une part et la nomenklatura constituée des élites économico-politiques d’autre part ; face à la difficulté de mise en œuvre d’alternatives concrètes par les partis politiques ou les centrales syndicales et, in fine, des conditions sociales d’existence qui ne cessent de se dégrader, l’heure semble être à l’indignation. Il y a là l’expression d’une critique globalisante visant un changement structurel d’ampleur, cette indignation s’étant incarnée dans les mouvements sociaux dits « de crise », fondés sur l’euphémisation (voire l’abandon) des hiérarchies formelles (délégation limitée, minoration du leadership, etc.), la mise en place de pratiques de collaboration horizontales, la rotation des tâches, etc. Cela constitue autant de modalités pratiques alignées sur un format de démocratie participative visant à défaire les fonctionnements verticaux des partis politiques, des syndicats et des ONG (della Porta, Tarrow, 2005) par ailleurs portées par la volonté d’occuper des places publiques, « rituels de réunion populaire au sein desquels les individus sont fusionnés dans un sujet collectif réuni sous le nom de ‘‘peuple’’ » (Gerbaudo, 2012 : 11). Par-delà les formes organisationnelles et les pratiques logistiques plus souples, les valeurs logées au cœur de ces mouvements sont également davantage ouvertes à la diversité politique et idéologique. De surcroît, elles s’appuient sur les capacités offertes par l’informatique connectée pour organiser, mobiliser, faire circuler l’information, générer un cadre émotionnel et des soutiens (Nunes, 2014).

11Le premier « mouvement de crise » apparaît en Espagne, avec le « mouvement 15-M », qui prend plus particulièrement forme lorsqu’en mai 2011, un jeune espagnol, Fabio Gandara, publie au sein d’un groupe Facebook un texte intitulé « Yo soy un/a joven espanol » (« Je suis une jeune Espagnol/e ») qui, par la suite, est rebaptisé « Juventud sin Futuro » (« Jeunesse sans futur »). Le manifeste fait le tour du Web, appelle à un « nouveau Mai 68 » et invite les jeunes Espagnols à se mobiliser contre la corruption politique, le bipartisme et la nécessité d’une nouvelle justice sociale. Au même moment, un autre citoyen espagnol, Pablo Galega, publie également sur son compte Facebook un manifeste vilipendant la droite et la gauche espagnoles. Ensemble, ils décident de créer le groupe Facebook « La plate-forme de coordination des Groupes pour la mobilisation citoyenne ». En utilisant les possibilités de réticulation ouvertes par les technologies de communication sur réseaux⁵, les jeunes Espagnols lancent alors, via leur groupe Facebook et une chaîne YouTube, le premier appel visant à organiser un rassemblement dans l’espace public. L’information devient rapidement virale et la mobilisation est un succès, modeste mais remarquable. Le 15 mai (date dont le mouvement tire donc son nom en espagnol), 130 000 personnes participent aux manifestations organisées dans près de 60 villes espagnoles, bien que celles-ci n’aient été soutenues par aucun parti politique, ni aucun syndicat. L’appel à l’action est toutefois entendu par un certain nombre d’organisations⁶ qui rejoignent la mobilisation et créent, ensemble, le collectif « Democracia Real Ya :no somos mercancia en manos de politicos y banceros » (« Démocratie réelle maintenant : nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des banquiers »⁷). Le groupe Facebook du collectif voit, en quelques jours, son nombre d’abonnés, atteindre les 10 000 individus. Le mouvement Indignados⁸ est né et va, dès lors, coordonner ses actions, pour une large partie d’entre elles, en ligne, bien que son ancrage dans les campements ait également demandé des compétences spécifiques et porté des nécessités qui trouvent peu de réponses sur Internet, même si d’aucuns considèrent que les formes de coopération typiques des occupations seraient en fait une traduction in situ de pratiques initialement produites en ligne.

12Après cette manifestation inaugurale, un appel à occupation est lancé le 17 mai. Quelques heures plus tard, la place Puerta del Sol se transforme en accampada où des milliers de citoyens espagnols se rejoignent. Les sympathisants du mouvement abonnées à Twitter commencent à créer des hashtags tels que « #Revolution », « #Spanishrevolution », « #Sol » ou encore « #15M » afin de baliser les informations dédiées au mouvement social⁹. Des témoignages écrits, photo ou vidéo sont partagés assez massivement ; les blogs se multiplient, ainsi que les réseaux d’échange entre les divers collectifs à l’origine des occupations où se développent par ailleurs une multitude de commissions prenant en charge, sur place, la vie concrète des accampadas en conformité avec les principes d’une démocratie qui se voudrait la plus participative possible. Une photo circule alors sur les SNS, représentant un Indigné sous lequel apparait la légende « Shh. Restez tranquilles, nous pourrions réveiller les Grecs ». Ce trait d’humour ironique relevant d’une initiative individuelle va pourtant être largement partagé sur Twitter et Facebook, notamment en Grèce, où les sites de réseaux sociaux sont également mobilisés pour lancer, au même moment, les premiers appels à des manifestations pacifiques sur la place Syntagma d’Athènes et à Lefkos Pyrgos en Thessalonique. Dans la capitale grecque, un groupe de manifestants appelle notamment les utilisateurs de leur page Facebook à l’occupation de lieux symboliques comme le Parlement. Le nombre de pages dédiées au mouvement s’étoffe graduellement les jours suivants. Parallèlement, des milliers de courriels transitent sur des listes de diffusion et sont envoyés aux réseaux personnels de contacts, des articles paraissent sur les blogs, et les hashtags « #Greekrevolution », « #AganaktismenoiTwra » font leur apparition, selon une dynamique similaire à celle que l’on constate en Espagne. Fin mai, près de trois millions de personnes se sont rendues sur la place du Parlement à Athènes, ainsi que sur d’autres places publiques des principales villes grecques.

Occupy Wall Street

13De l’autre côté de l’Atlantique, le continent américain n’est pas en reste, le mouvement Occupy Wall Street (OWS – Byrne, 2012) va s’y développer selon des modalités relativement similaires à celles prévalant pour le mouvement des Indignés. L’un de ses principaux animateurs, David Graeber (2012), estime que celles-ci sont issues de la tradition anarchiste, revue à l’ère du numérique. En septembre 2011, le magazine canadien Adbusters lance, sur son site Web et Twitter, un appel à rassemblement au sein du Zucotti Park sis au sud de Manhattan (plus tard renommé « Liberty Square »), qui initie deux mois d’occupation à deux pas de Wall Street et de nombreuses initiatives (une bibliothèque, une revue – Tidal –, un ensemble de commissions, etc.) qui s’efforcent de rompre avec les cadres d’interprétation critiques des injustices, notamment hérités des traditions marxistes. Sans revendications explicites, OWS se présente comme un espace occupé qui « manifeste qu’individu et collectif sont indissociables : l’occupation est l’un des lieux où chacun tente de faire l’expérience que notre bien-être individuel est directement lié à la manière dont nous parvenons à assumer collectivement le fait que nous sommes dépendants » (Haeringer, 2013 : 28). Aussi, participer à OWS semble ne requérir « ni subjectivité préalable, ni représentation collective organisée. C’est un ‘‘je suis là aussi donc nous sommes’’ qui dure le temps de la situation présentielle et de la viralité [des contenus] et ne s’institutionnalise pas » (Bertho, 2013 : 223). Le constat mériterait d’être réinterrogé de près et soumis plus avant à l’épreuve des faits, mais ce qui semble remarquable, à l’instar des révolutions arabes et des autres « mouvements de crise », tient à ce que les principales actions d’Occupy réinvestissent l’espace public tant physique que médiatique en se réappropriant une présence online/offline qui se veut pérenne. L’occupation de ces zones qui étaient jusqu’alors réservées à la circulation, à la marchandise, aux loisirs ou encore à des élites, vise à en faire des lieux de vie ouverts à tous, symboles d’une volonté de récupérer ce qui jusqu’alors était sous le contrôle du capital (Harvey, 2012 ; Combes et al., 2015).

14Occupy ne se résume pas à sa « section » new-yorkaise. Le mouvement se développe dans de nombreuses villes des États-Unis (Oakland, Chicago, etc.) et même, au-delà, au sein de plusieurs grandes métropoles des sociétés capitalistes avancées (Londres, Paris, etc.), avec toutefois des succès fort divers. Quel que soit son espace géographique de développement, il semble donc poser comme principe premier la nécessité de lutter pour le(s) commun(s) (Dardot, Laval, 2014) ; l’urgence est liée à la période de crise du capitalisme ouverte en 2008. Ce commun des places va, ensuite, une fois seulement que le mouvement est devenu une réalité physique concrète, se constituer aussi en ligne, dans ce que d’aucuns décrivent comme une « résonnance » commune, un sujet réseau (Castells, in Castells et al., 2013). Celui-ci s’incarne par exemple, dans le cas de OWS, dans le blog « Nous sommes les 99 % » qui accueille notamment des témoignages et des récits de vie de précaires de tous bords. Graeber juge que ce blog a constitué un élément central de la réflexivité du mouvement, de construction d’une identité populaire (la masse des « 99 % », slogan qui devient un mème Internet¹⁰) – davantage que contre-culturelle – et de « condensation de l’émotion » (colère, indignation, compassion, etc.). Les technologies de l’Internet sont alors utilisées pour captiver l’attention sur les occupations (sense of attraction – Gerbaudo, 2012) et attirer de plus larges franges de participants. Des applications comme Vibe, FourSquare ou Tumblr vont compléter le répertoire des outils numériques jusqu’alors utilisés par les « mouvements de crise », à savoir Facebook et Twitter. Leurs usages combinés entendent permettre de répondre aux nécessités multiples, tactiques et stratégiques, pesant sur le mouvement : informer, coordonner, construire une identité, sensibiliser les publics, maintenir une solidarité entre les internautes et les personnes sur les lieux des occupations, recruter, etc. La panoplie des dispositifs mis en œuvre est censée pouvoir répondre au mieux aux exigences multiples des situations variées rencontrées.

« Si Facebook constitue l’équivalent de ce qu’Indymedia était pour le mouvement altermondialisation, on pourrait dire que Twitter est maintenant analogue à ce que les listes de diffusion étaient pour les militants précédents : une plateforme pour l’organisation et la coordination internes. Ici encore, les différences entre les deux médias sont immédiatement évidentes, non seulement à cause du caractère mobile et synchrone de Twitter, mais aussi parce que le site de micro-blogging a un caractère généraliste plutôt que militant et ne nécessite pas un abonnement spécifique, à l’instar des services de courrier militants comme RiseUp ou Aktivix » (Gerbaudo, 2012 :150).

15Après l’occupation, l’informatique connectée va permettre le maintien de la communauté et faciliter son élargissement, notamment par le lancement de diverses campagnes de mobilisation de grande ampleur, à l’instar de la « Grève de la dette » (strikedebt.org), durant laquelle les TNIC vont effectivement servir à coordonner des assemblées sur le territoire national, diffuser différents éléments d’expertise et proposer des formes de résistance par l’action directe et juridique. Contrairement aux organisations militantes plus « conventionnelles » et aux coalitions qui sont toujours difficiles à reconstruire après les défaites politiques et les effets de dispersion qui s’en suivent, il semble que les individus engagés dans les « connective networks » (Bennett, Segerberg, 2014) soient relativement plus faciles à remobiliser sur des causes identiques, similaires ou connexes.

Gezi Park 

16Évoquons enfin le cas de la Turquie. Le mouvement « Gezi Park » est initié en mai 2013 par une poignée de militants écologistes, avec la volonté de s’opposer publiquement à la décision prise par le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan qui souhaite détruire le parc Gezi dans le but d’y construire un centre commercial. La première occupation du parc, le soir du 27 mai, prend rapidement une ampleur inédite avec le renfort, en peu de temps, de nombreux citoyens, collectivités et autres organisations politiques, pour se transformer progressivement en contestation nationale. Cette mobilisation illustre notamment la montée des revendications urbaines sous la bannière d’un droit à la ville (Lefebvre, 1968) et l’opposition à la privatisation de l’espace urbain¹¹ (Miller, Nicholls, 2013 ; Barnett, 2014 ; Harvey, 2012). Pendant l’occupation qui dure plus de trois semaines, le parc Gezi devient un espace de débat, de protestation, de fête et de vie collective (avec infirmerie, bibliothèque, jardin potager, etc.) où se rassemblent, en plus des écologistes, tous les citoyens mécontents et frustrés par la politique menée par l’AKP¹².

17Cette agrégation massive de manifestants et la mise en place de ces nouvelles formes de vivre-ensemble ont été assurément facilitées par l’usage de l’informatique connectée. Internet a permis la diffusion massive de productions autonomes de matériaux textuels et audiovisuels qui ont été d’une importance capitale pour le mouvement qui a alors pu contourner une censure médiatique à l’échelle nationale, ainsi que la propagande gouvernementale – qualifiant les manifestants de « maraudeurs », de « vandales » ou encore de « pervers » –, laquelle fut largement diffusée par les médias de masse. À titre d’exemple, quand le 31 mai 2013, la police affronte violemment les quelques 10 000 manifestants, la chaîne CNN Türk consacre son temps d’antenne à la retransmission d’un documentaire sur les manchots (Yüksek, 2013). Dès lors, les manifestants vont se servir des ressources du Web 2.0 (Twitter, Facebook, YouTube, blogs, Vine, Ustream) pour s’informer, se coordonner, communiquer avec les hôpitaux, toucher des audiences (inter)nationales et partager l’esprit à la fois inclusif et pacifique du mouvement. On peut notamment lire sur nombre d’espaces numériques dédiés à la lutte : « Les médias de masse n’existent pas, nous sommes tous des journalistes. Enregistre, publie, vérifie, partage. Écrit l’histoire avec des preuves. L’information est le pouvoir » (Yüksek, 2015 : 70). Des médias alternatifs tels que Çapul TV ou 140journos se mobilisent et prennent part aux flux des informations, commentaires, témoignages, etc., liés aux manifestations (Çetin, 2013 ; Öğün, Şener, 2015), en distribuant largement leurs contenus sur une variété toujours plus importante de plateformes numériques (WhatsApp, Facebook, Snapchat, Twitter, etc.). De surcroît, d’autres collectifs se constituent, à l’instar de Videoccupy qui souhaite constituer la mémoire visuelle de la lutte, à un moment où les médias dominants refusent de couvrir l’un des mouvements politiques les plus importants de l’histoire turque contemporaine¹³. À la collation d’une quantité très importante de vidéos sur le mouvement Gezi, Videoccupy crée également un Tumblr, intitulé « J’ai des preuves » (delilim var) où sont documentées visuellement les violences policières et les atteintes patentes aux droits de l’homme ; contenus dont il est espéré qu’ils puissent être utilisés comme preuves dans des procès.

18L’importance prise par les technologies de l’Internet se manifeste exemplairement dans les données statistiques liées à leurs usages durant les manifestations (Çetin, 2013). Alors que le 20 mai 2013, on compte 1,8 million d’utilisateurs actifs sur Twitter, ce chiffre s’élève, moins d’un mois après, à dix millions. Le 29 mai 2013, plus de sept millions de tweets ont été envoyés utilisant les divers hashtags liés au mouvement Gezi. Le lendemain, suite aux violentes interventions des forces de l’ordre, le volume des échanges sur Twitter explose, pour atteindre les dix-huit millions de tweets le surlendemain. Suite à cette activité massive sur les SNS, Recep Tayyip Erdoğan déclare : « Il existe aujourd’hui une nouvelle menace qui s’appelle Twitter. Les meilleurs exemples de mensonges peuvent y être trouvés. Pour moi, les médias sociaux sont la pire menace pour la société » (Constanze, 2013). Force est en effet de constater que le recours massif à Internet tout au long du mouvement a déplacé l’usage des médias numériques qui sont, désormais, aussi utilisés à des fins politiques en Turquie (Doğu et al., 2014).