Gouverner par les nombres
|Chapitre 12. L’État et la formation des classes sociales. Quelques particularités françaises1
Texte intégral
- 1 Texte publié dans : La nouvelle Revue Socialiste, Nouvelle série n°6 septembre 1989 PP.13-26.
1Un des intérêts des débats actuels suscités par l'anniversaire de la Révolution est de remettre en scène deux interprétations concurrentes de celle-ci, impliquant deux façons de comprendre l'histoire. L'une la décrit comme un épisode décisif de la lutte des classes en France, menant à une victoire de la bourgeoisie sur l'aristocratie. L'autre, en revanche, retient plutôt l'avènement d'un Etat de droit fondé sur la souveraineté du peuple et l'égalité des citoyens. Cette seconde interprétation met l'accent sur l'invention de la démocratie et sur le caractère décisif du bouleversement de la pensée du lien politique intervenu entre avril et septembre 1789, alors que la première insistait plus sur les transformations économiques et sociales de longue durée, dont la Révolution est un moment clé.
2Sans trancher dans ce débat d'historiens, on voudrait attirer ici l'attention sur la façon particulière dont les classes sociales ont été construites et ont évolué en France, en partie comme conséquence de la Révolution, dans sa double dimension, économico-sociale et politique. Cette approche paraît nécessaire pour plusieurs raisons. Elle permet tout d'abord de dépasser une discussion souvent posée en termes métaphysiques sur la pertinence relative des notions de groupe social et d'individu, en mettant l'accent sur le travail politique, lié lui-même à des formes de l'État, spécifiques à chaque pays, à travers lesquelles ces groupes prennent corps, s'organisent et fournissent des représentations.
3Celles-ci sont tout à la fois politiques, cognitives et, plus récemment, statistiques, dans des enquêtes ou des sondages. Par ailleurs, au moment où la construction européenne s'accélère vivement, il est important de percevoir à quel point les divers pays d'Europe présentent non seulement des différences de structures sociales que des enquêtes statistiques pourraient décrire, mais aussi que les modes de représentation du corps social sont très différents, ce qui rend difficiles les comparaisons statistiques directes. C'est en suivant le double mouvement de ce travail de représentation, politique et cognitif, que l'on peut espérer dépasser les sophismes des oppositions entre classes et individus.
QUATRE TRACES DE LA REVOLUTION PARMI D'AUTRES
4Parmi les héritages de la période révolutionnaire, on en retiendra quatre, dont les conséquences longues semblent avoir été décisives pour façonner le corps social français jusqu'à aujourd'hui : le partage des terres agricoles, la mise en place d'un État fortement unifié, l'influence d'un langage civique spécifique sur le mouvement ouvrier qui se développera ultérieurement et, enfin, la création d'écoles d'ingénieurs liées à l'État et distinctes de l'Université.
5Le partage des terres agricoles, sous des formes juridiques variées, a permis que se maintienne pendant environ un siècle et demi une petite paysannerie plus nombreuse que dans d'autres pays européens et une vie rurale dense. La population active, agricole a connu son apogée vers 1850 et n'a décru que lentement après, alors qu'au même moment les campagnes anglaises avaient été vidées, souvent manu militari. A cette vie rurale était associée une économie où prédominaient artisanat, petite industrie et petit commerce. L'industrialisation rapide et l'urbanisation sauvage, si caractéristiques de la Grande-Bretagne du début du xixe siècle et, dans une moindre mesure, de l'Allemagne d'avant 1914, sont alors beaucoup moins marquées en France, ce qui donne à celle-ci les images de « modération », de « juste milieu » et de « progrès raisonnable », revendiquées par la IIIe République radicale, puis dénoncées ensuite pendant la période de forte croissance entre 1950 et 1975.
6L'unification nationale et la mise en place d'un état très centralisé ont eu pour effet, entre autres, de permettre la constitution d'un service public de sens civique élevé, détaché des réseaux clientélistes locaux : corps préfectoral, enseignants, administration fiscale, armée, postes, ingénieurs d'État, etc. Le caractère national de cette fonction publique, construit par les modes de recrutement, de formation, de brassage géographique des affectations, a eu des conséquences essentielles sur ses critères d'appréciation des situations et de décision, conséquences sur lesquelles on ne peut pas porter un jugement unilatéral trop hâtif, tant elles sont diverses et complexes, et tissent notre société de façon singulière et peu comparable avec d'autres pays.
7Le langage civique issu de la révolution a aussi fortement contribué à façonner les particularités du mouvement ouvrier français, avec l'accent mis sur les valeurs d'égalité, sur l'importance du pouvoir d'État et sur la rupture révolutionnaire. De plus, une autre singularité du corps social français a été que les autres groupes sociaux se sont souvent pensés et organisés selon un modèle syndical inspiré de celui du mouvement ouvrier, même quand c'était en apparence pour se distinguer de lui. Cela a entraîné le transfert d'un système de valeurs et de modes d'organisation et de représentation très comparables entre le mouvement ouvrier et les autres groupes. On pourrait, avec cette hypothèse, lire l'histoire des syndicats de cadres, d'enseignants, et même du patronat, et ce sont d'ailleurs ces formes d'organisation qui ont façonné la représentation de la société française en « catégories socio-professionnelles », largement utilisées aujourd'hui par les statisticiens, les sociologues ou les bureaux d'études de marché ou d'opinion publique.
8Enfin la création des écoles d'ingénieurs d'état, commencée sous l'Ancien Régime avec l'école des Ponts, a contribué à développer un trait spécifique de l'État français, le fait que, plus qu'ailleurs, les compétences techniques socialement reconnues lui sont en partie internes, sous la forme des corps d'État, alors que par exemple dans les pays anglo-saxons, les mêmes compétences sont plutôt externes à l'État, sous la forme des « professionnals », terme intraduisible en français. Ce poids relatif du métier d'ingénieur, plus grand, même pour le secteur privé, en France qu'en Angleterre ou en Allemagne, explique en partie l'apparition, à la fin des années trente, autour du noyau des ingénieurs, d'un groupe social des « cadres », terme intraduisible en anglais. Ainsi, on peut suivre les traces de la Révolution sur les structures sociales décrites en termes de classes, définies par des critères professionnels et sociaux, mais politiquement construites selon des formes singulières. Cela permet de sortir de l'alternative entre histoire socio-économique et histoire purement politique, et d'éclairer, par exemple, des particularités françaises de la paysannerie, de la fonction publique, du mouvement ouvrier ou des cadres.
DES ANNEES 1930 AUX ANNEES 1970 : CRISE, CROISSANCE, REGULATION
9La crise, tout à la fois économique et politique, des années trente, puis les secousses profondes de la guerre, de l'Occupation et de la Libération, ont précédé et rendu possibles des bouleversements sociaux déjà maintes fois décrits. Plutôt que d'insister à nouveau sur les trente années de forte croissance de l'après-guerre, on préférera ici faire un tout de la période qui sépare les débuts des deux grandes crises, c'est-à-dire de 1930 à 1975, parce que nombre des formes sociales mises en place après la guerre avaient été imaginées dans les années trente, et aussi parce qu'il sera intéressant de comparer ensuite ces années trente avec les années quatre-vingt, périodes d'incertitude et d'innovation politiques.
10Parmi les changements rapides de cette période 1930-1975, on en rappellera ici cinq des plus importants : la croissance de l'industrie et d'une classe ouvrière en partie nouvelle, la transformation des classes moyennes dont la figure typique passe du petit patron au cadre, la mise en place de l'Etat-providence, l'explosion des scolarisations secondaires et supérieures et, enfin, la modification des rôles féminins et des modèles familiaux.
11La transformation de la classe ouvrière, liée à la croissance et à la concentration industrielle, a commencé dans les années 1920 dans la métallurgie. Les versions françaises du taylorisme ont été associées à des définitions standardisées d'emplois de type nouveau (ouvriers qualifiés, ouvriers spécialisés, manoeuvres) prenant peu à peu la place des « métiers » artisanaux anciens. Le mouvement syndical s'est adapté à cette situation en négociant, à partir de 1936, des conventions collectives de branche, avec un patronat encore faiblement organisé. Les conventions ont contribué à façonner un langage unifié nationalement, fait de grilles indiciaires et d'échelles hiérarchisées d'emplois codifiés, là où, auparavant, prévalaient des usages locaux très variés. Un autre effet de cette situation nouvelle, où convergeaient d'ailleurs en partie les intérêts des employeurs et ceux des salariés, était que, pour la fraction des ouvriers concernés par ces accords, les emplois et les salaires étaient mieux garantis, ce qui assurait à la fois la continuité des productions industrielles de série et, dans une optique macroéconomique, la possibilité d'une consommation ouvrière en croissance régulière, par exemple pour les divers biens d'équipement des ménages. Cependant, pour certains secteurs industriels (textiles, bâtiment...), ces effets ont été beaucoup plus longs à se faire sentir.
12La concentration des entreprises et le développement des institutions publiques ont été aussi associés à des transformations des classes bourgeoises et moyennes. Là où, naguère, dominaient et étaient les plus visibles les figures de notables locaux, patrons d'entreprises familiales, médecins, avocats, vont se développer des formes de « salariat bourgeois », cadres supérieurs, managers... Les artisans, petits commerçants, agriculteurs voient leurs enfants devenir cadres moyens, enseignants, employés ou fonctionnaires. Dans les deux cas, le passage par l'école joue un rôle décisif dans ces reconversions.
13Ces diverses catégories de salariés ont plusieurs points communs. Plus urbaines, plus scolarisées, elles ont des emplois eux aussi mieux garantis et mieux codifiés. Certains de ces groupes se sont fortement féminisés. On peut d'une certaine manière ordonner ces catégories moyennes le long d'un axe transversal à celui qui oppose les classes supérieures aux ouvriers, en utilisant ces divers critères : urbanisation, scolarisation et féminisation. On y trouverait, dans l'ordre, les enseignants, les métiers de la santé et du travail social, les cadres moyens du secteur public, puis ceux des grandes entreprises du privé, ceux des petits entreprises, et enfin les non-salariés, commerçants, artisans. Nombre de comportements sociaux, comme par exemple le partage gauche-droite des votes, sont bien décrits par une telle topographie sociale à plusieurs dimensions.
14Le rôle de l'Etat pour définir et modeler les groupes sociaux est déjà perceptible dans le fait que les conventions collectives définissant les emplois d'ouvriers, d'employés, de techniciens ou de cadres, bien que négociées par les syndicats de salariés et d'employeurs, sont encouragées et garanties par la puissance publique, par exemple en 1946 avec les accords Parodi, ou en 1975 avec les classifications de l'UIMM. Mais ce rôle est encore plus évident avec la mise en place des divers modes de redistribution sociale, dès 1928 (avec la loi sur les assurances sociales) et surtout 1945 (avec la Sécurité sociale).
15Les systèmes de retraites, d'assurances chômage, d'indemnisation des accidents du travail, supposent des définitions de plus en plus codifiées des situations de travail, négociées et gérées paritairement entre les diverses organisations représentatives de la vie professionnelle. Si cette gestion reste souvent locale, les critères de celle-ci sont assez fortement unifiés nationalement. Un trait essentiel des transformations évoquées ci-dessus est de rendre possibles des mises en équivalences nationales, en rendant comparables des statuts sociaux, des modes de protection sociale, des modes de gestion des entreprises et de la main-d'oeuvre. Cette visibilité accrue rend d'ailleurs possible le développement et l'usage général des techniques statistiques de description du monde économique et social : enquêtes par sondages, comptabilité nationale, etc. qui toutes supposent uniformisation et définition standard des variables étudiées.
16La même tendance est à l'oeuvre avec le développement des scolarisations secondaires et supérieures qui, par la médiation des grands diplômes nationaux et des filières scolaires bien définies, permettent de rendre comparables sous ce rapport des personnes et des situations naguère incommensurables, et on voit particulièrement bien dans ce cas l'importance du label étatique. L'attribution à des personnes de tels labels reconnus et transportables a permis que se développe, pendant la période de croissance, une mobilité volontaire, professionnelle ou géographique.
17Enfin un autre aspect essentiel des transformations sociales intervenues pendant la période précédant la crise des années 1970 a été la modification radicale de la place des femmes dans la société et, partant, celle des modèles familiaux. Ce n'est pas, comme on le dit parfois, l'activité professionnelle des femmes qui a augmenté. Elles étaient en effet, au début de ce siècle, aussi nombreuses qu'aujourd'hui à participer à la production, le plus souvent comme aides familiales dans les exploitations agricoles, les petits commerces ou les entreprises artisanales, comme ouvrières du textile ou encore comme domestiques, c'est-à-dire dans des emplois dits « féminins » et par là non comparables à ceux des hommes. La nouveauté est que le développement d'emplois salariés, souvent définis par les niveaux de diplômes, dans des services publics ou des grandes entreprises, a permis à un nombre de plus en plus grand de femmes d'occuper de tels postes, en partie équivalents aux emplois masculins, même si l'inégalité des chances d'accès à ces emplois reste grande dans les niveaux élevés de l'échelle du salariat.
18Les femmes ont bénéficié surtout de la croissance de la scolarisation secondaire et des filières littéraires de l'Université, mais elles sont restées nettement moins nombreuses à accéder aux filières scientifiques, et surtout aux grandes écoles, qui demeurent le coeur du système de reproduction des postes de pouvoir. Néanmoins, ce rapprochement partiel et cette mise en concurrence accrue des jeunes gens et des jeunes filles ont entraîné une plus grande autonomie, économique et sociale, des femmes par rapport aux hommes. Sans pouvoir établir de causalités simples et directes dans des questions aussi complexes, on peut associer à ce qui précède nombre de phénomènes démographiques : baisse de la fécondité, baisse des mariages, augmentation des couples non mariés et des jeunes adultes vivant seuls, hausse rapide des naissances hors mariage et des divorces. Ces évolutions n'ont pas été aussi fortes dans les divers groupes sociaux, et ce sont pour les classes moyennes salariées, par ailleurs les plus féminisées, qu'elles ont été les plus marquantes, au moins dans un premier temps.
19L'ensemble des faits qui précédent est bien connu et décrit par les recensements et les enquêtes par sondages développés depuis les années 1950. Une des conditions de possibilité de telles investigations est justement la construction des formes d'équivalences nationales associées au mode de régulation macroéconomique et macro-social mis en place en France entre les aimées trente et cinquante. Cette régulation est associée en France aux noms de Jean Monnet, de Pierre Mendès-France ou de Claude Gruson, mais sous des formes en partie comparables, elle avait déjà été expérimentée dans l'Allemagne de Bismarck, dans l'Angleterre de Keynes et de Beveridge ou dans l'Amérique de Roosevelt et du New Deal.
LA CRISE DES ANNEES 1970 ET 1980 ET SES EFFETS
20Or c'est précisément ce mode de régulation du monde social, lui-même issu des deux précédentes grandes crises économiques, de 1880 et celle des années 1930, qui va être largement mis en accusation à partir de 1975, quand une nouvelle crise des économies mondiales va surgir. Il est frappant que les analyses et réflexions suscitées par les deux dépressions des années 1930 et des années 1970/1980 sont très différentes. La première a été largement vécue comme une faillite du marché et du capitalisme, et les idées de socialisme et d'économie planifiée étaient discutées bien au-delà des groupes où il était prévisible qu'elles le soient.
21La reconstruction et la modernisation de l'après-guerre ont été menées en puisant largement dans le stock des idées émises à cette époque. En revanche, depuis 1975, la lourdeur et l'inefficacité de cette régulation macro-sociale ont souvent été dénoncées, et, du coup, les schémas d'analyse de la crise et les solutions envisagées divergent beaucoup plus qu'à la fin des années trente, où certains éléments d'accord autour des idées de rationalisation et de planification se dégageaient assez largement. Sans entrer dans un débat aussi général, on essaiera d'apporter ici quelques éléments suggérant la façon dont le corps social a subi ces années difficiles et comment il y a réagi. Pour cela, les méthodes d'observations et de descriptions statistiques macro-sociales mises en place entre les années 1950 et 1970 apportent nombre de résultats, même si, on le verra, leur mise en oeuvre pose des problèmes nouveaux, du fait même de la crise.
22Les conséquences sociales de ces années ne peuvent être résumées simplement. une fraction nombreuse de la population les a subies très durement, en particulier les chômeurs et les jeunes. Mais les mécanismes régulateurs mis en place auparavant ont cependant joué en partie un rôle de parachute, permettant par exemple à la consommation globale de continuer à croître lentement, alors que, dans les années trente, elle avait nettement baissé. L'ambiguïté de ce diagnostic est d'autre part accrue par le fait que chacun de ces agrégats, emploi ou consommation, résultant de conventions liées à la gestion, ne peut être interprété de façon constante si ce mode de gestion lui-même évolue. Le cas est flagrant pour la description de l'emploi et du chômage. Historiquement, ces mesures n'ont été possibles que par la mise en place progressive, depuis la fin, du siècle dernier, d'un droit du travail et d'un statut de salarié clairement défini. Jusqu'aux années 1930, la frontière entre les salariés et les non-salariés était restée floue pour les travailleurs isolés. De même, la notion de chômeur n'a de sens que par rapport au salariat. Elle n'est devenue consistante et bien distincte des diverses formes de pauvreté et de marginalité qu'au fur et à mesure que se mettaient en place des systèmes d'aide bien différenciés.
23Le fait de mesurer un nombre total de chômeurs ou un taux national de chômage par rapport à la population active n'est devenu de grande importance politique qu'à partir des années 1930 aux Etats-Unis, et dans l'après-guerre en France. Ces mesures supposent un important travail de constructions d'équivalences, administratives et cognitives, tant entre situations pensées auparavant comme distinctes, qu'entre secteurs économiques ou régions, pour parvenir à un nombre national global résumant une situation. Pour des mesures comme le chômage ou la population active un tel travail peut difficilement se terminer, et ces conventions permettant de construire des catégories sont irrésistiblement remises en cause.
24Ainsi, une des conséquences de la situation de crise a été que les emplois à statuts garantis par des contrats à durée indéterminée, qui se développaient antérieurement, ont été remplacés par d'autres situations, très variées. Pour les jeunes, de nombreuses positions de transition entre l'école et la vie active ont été imaginées pour éviter autant que possible une inactivité socialement destructive. A l'autre extrémité de la vie active, d'autres mesures ont créé des positions intermédiaires entre l'activité et la retraite. Enfin, les formes de travail précaire se sont multipliées : contrats à durée déterminée, intérim, temps partiel, stage... Ces emplois atypiques ont constitué, sur la période récente, la majorité des embauches de salariés. Ces exemples montrent quels nouveaux problèmes posent les conventions d'équivalences nécessaires à des mesures globales comme le taux de chômage ou le volume des nouveaux emplois.
25Ainsi la situation de crise conduit simultanément à la remise en cause des outils de gestion et des outils de description, puisque ceux-ci sont étroitement liés. Des analyses comparables pourraient être menées pour d'autres outils, mais le cas de l'emploi et du chômage est un des plus frappants. Cependant, ces remarques ne doivent pas conduire vers une sorte de relativisme de la connaissance qui dénierait toute pertinence au système des mesures nationales. Dans la mesure où les formes institutionnelles qui les sous-tendent gardent elles-mêmes une forte consistance, malgré la crise, on peut continuer à utiliser les codages qu'elles engendrent, pour décrire le monde social. C'est bien cela qui permet par exemple d'analyser de façon assez précise les diverses formes d'emploi précaire.
26De même, les évolutions des effectifs des divers groupes socioprofessionnels pourraient faire l'objet d'observations analogues quant à la difficulté de les coder, mais cela n'empêche pas néanmoins de les analyser. De ce point de vue, les infléchissements observés depuis 1975, c'est-à-dire liés à la crise, sont très nets. Le groupe des ouvriers a crû jusqu'à cette date et décroît depuis. La croissance de nombre des cadres a légèrement ralenti, tandis que celle des professions intermédiaires et des employés a ralenti plus nettement. Par ailleurs, le nombre des agriculteurs a continué à décroître mais beaucoup moins vite, tandis que celui des petits patrons et des chefs d'entreprises, qui diminuait avant 1975, augmente à nouveau. Il se confirme ainsi, s'il en était besoin, que c'est la classe ouvrière qui a subi avec le plus de violence le choc de la crise, suivi, dans une moindre mesure, par certaines catégories moyennes salariées.
27Ainsi certaines tendances observées pendant les décennies précédentes, comme la croissance du salariat semble s'inverser. De la même façon, le mouvement de la concentration technique de l'économie, celle des établissements, s'est ralenti. L'emploi dans les petites unités de production a mieux résisté que celui des très grands établissements, et cette tendance peut être rapprochée de celle de l'urbanisation qui, on le verra, a ralenti également, les centres des villes commençant même à se dépeupler au profit de couronnes de plus en plus éloignées dans la campagne.
28Ces différents éléments suggèrent que, même pour ses fractions qui ont en apparence le mieux résisté à la crise, le corps social s'est en quelque sorte figé. Ainsi, si la consommation globale a continué à croître lentement, le taux d'épargne : des ménages a fortement décru, de 18 % en 1970, à 12 % en 1987, et cela au détriment des investissements en logement. De même, le maintien de certaines situations d'emploi s'est payé d'une baisse marquée de la mobilité, professionnelle ou géographique. On pourrait développer ainsi d'autres indicateurs suggérant les façons dont la société a digéré la crise mais, ce faisant, on reste aussi dans une grille de lecture qui est celle de la période précédente. Ne peut-on en chercher d'autres ?
COMMENT PENSER UNE SITUATION NOUVELLE ?
29On a souhaité, en commençant, sortir de l'opposition supposée factice entre les analyses, en termes de classes sociales et de rapports économiques, et les analyses purement politiques en vogue depuis quelques années. La principale critique qui peut être faite aux analyses de classes est que ces dernières sont souvent réifiées. Elles existent alors indépendamment du processus politique et institutionnel par lequel elles se construisent, se durcissent et se mobilisent. Ce sont des classes avec des majuscules. Cependant, à condition de préciser les limites historiques ou géographiques à l'intérieur desquelles elles sont pertinentes, leur analyse est possible et nécessaire. Si en revanche les mécanismes sociaux qui donnent une consistance aux classes et aux catégories d'analyse viennent à se modifier, la vue se brouille.
30Dans le cas le plus extrême de renoncement à l'analyse, on parlera même de « retour à l'individu », alors qu'il est clair que la société continue à être fortement structurée, mais autrement, et de façon plus complexe. En suivant le fil de la construction des classes en relation avec celle de l'Etat, on a vu à quel point les particularités de l'Etat français ont imprimé leurs marques à ces classes, dès lors qu'on leur enlève leurs majuscules. Cela implique que les classes sociales allemandes, anglaises ou américaines sont bien différentes des nôtres : les termes qui les désignent sont même souvent intraduisibles d'une langue dans l'autre.
31Il est clair qu'un certain mode de régulation macrosociale d'inspiration taylorienne et keynésienne est actuellement en crise, et que d'autres se cherchent. On suggérera pour conclure trois directions dans lesquelles ces tentatives sont visibles dès maintenant : nouveaux modes de gestion des entreprises, décentralisation, construction de l'Europe. Dans ces trois cas, l'État sera conduit à avoir un rôle différent de ce qu'il a été depuis un demi-siècle.
32Le modèle de rationalisation et de planification né dans les années 1930 impliquait des formes d'organisation de la production cohérentes entre elles : standardisation des produits et des emplois, permettant des gains de productivité et une bonne prévisibilité à moyen terme de l'activité. Ces impératifs de gestion industrielle pouvaient, grâce à des négociations collectives menées au niveau de branches entières, entrer dans des compromis avec les exigences des organisations représentatives des salariés, au niveau national et avec des garanties de l'État. La participation des syndicats aux instances de planification sous des formes variées selon les pays d'Europe, matérialisait ces lieux de compromis. Les outils d'analyse de la statistique et de la comptabilité nationale étaient cohérents avec ces formes de gestion nationale paritaire.
33Il est fréquent aujourd'hui qu'à ces exigences de stabilité et de prévisibilité, on en oppose d'autres, regroupées sous le terme trop flou de « flexibilité ». Par ce mot, on peut désigner par exemple la nécessité pour une entreprise de s'adapter très vite à des changements rapides des conditions du marché et de saisir ainsi des « opportunités ». Mais on peut aussi faire allusion à des modes de gestion plus anciens, caractéristiques de petites entreprises, où les règles sont peu formalisées et les relations fondées sur la confiance et des réseaux locaux. Même si ces deux façons de voir les choses peuvent avoir en commun de s'opposer aux « rigidités » des organisations trop planifiées et formelles, elles ont cependant des conséquences assez différentes sur les rapports sociaux qu'elles impliquent. De plus, aucune des deux ne signifie un quelconque « retour à l'individu », puisque dans chaque cas des formes précises de liens sociaux sont à l'oeuvre.
34Les combinaisons entre ces modèles d'entreprise peuvent conduire à des configurations variées, bien sûr plus complexes et difficiles à décrire que le modèle univoque auquel, antérieurement, les autres modèles étaient implicitement soumis. C'est là un domaine très vaste où des études empiriques doivent être menées pour mieux comprendre comment les choses se passent.
35L'accélération de la décentralisation, à partir de la loi de 1982, a conduit à d'autres questions nouvelles sur le rôle de l'État. Par le fait qu'elle entre en tension avec une logique d'unification nationale remontant fort loin dans l'histoire, elle soulève au niveau des régions, des départements et des communes, des incertitudes de toutes sortes. Celles-ci pourraient conduire, à terme, à une redéfinition des textures des divers groupes sociaux, dans la mesure où des solidarités de types nouveaux pourraient se dessiner, en donnant à la notion encore floue de « collectivité locale » une épaisseur plus grande par rapport à la collectivité nationale, à travers laquelle les solidarités ont été et sont encore en général pensées. Les procédures de gestion du Revenu minimum d'insertion, actuellement en gestation, constitue un bon exemple de telles imbrications nouvelles, avec le double volet allocation et insertion.
36On pourrait être tenté d'établir une fausse symétrie entre les deux formes de remise en cause de la gestion macro-sociale par l'Etat, que constituent la décentralisation d'une part, et la construction de l'Europe de l'autre. En procédant ainsi, on méconnaîtrait une différence essentielle entre ces deux niveaux. Cette différence provient de ce que, pour un pays donné, des équivalences sont déjà construites de longue date, et que celles-ci sont même particulièrement fortes dans le cas de la France. En revanche, au niveau européen, tout reste à faire, et, pour l'essentiel, ces équivalences n'existent pas encore. Du coup si, pour une collectivité locale, des modèles explicites ou implicites existent déjà, pour l'Europe, en revanche, il faut tout inventer, ou plutôt négocier : on part d'une cacophonie où, le plus souvent, on ne sait pas grand-chose du voisin.
37Ce défi est sans doute un des plus excitants des années à venir, mais on peut avoir le sentiment que l'effort à faire pour penser la diversité sans la nier et l'écraser sous des normes de niveau supérieur est gigantesque. Au marché unique des marchandises et des professions, il faudra sans doute en ajouter un autre, celui des connaissances sur le corps social, en ayant en tête qu'il ne s'agira pas seulement de confronter des PIB par tête ou des taux d'inflation et de chômage, mais aussi et surtout des façons différentes de penser et de nommer les parties de ce corps social. Il ne pourra s'agir de construire une Europe une et indivisible comme les Français ont construit il y a deux siècles une France une et indivisible. Il faudra inventer autre chose en tenant compte du fait que toute connaissance vraie est à la fois le résultat d'une équivalence produite et un savoir réflexif sur la façon dont cette construction a été obtenue.
Notes
1 Texte publié dans : La nouvelle Revue Socialiste, Nouvelle série n°6 septembre 1989 PP.13-26.
© Presses des Mines, 2008