Gouverner par les nombres
|Chapitre 9. Démographie, science et société : le cas français1
Texte intégral
- 1 Texte publié dans : Chasteland J.C. et Roussel L. (éds) : Les contours de la démographie au seuil (...)
1Dans leurs écrits visant à affirmer l'identité et la spécificité de la démographie française naissante, les deux pères fondateurs de celle-ci, Alfred Sauvy et Louis Henry, employaient souvent l'expression, surprenante pour qui connaît l'austérité des chercheurs de l'INED, de "science sauvage". Ils voulaient dire que la démographie n'avait pas, en 1945, d'enracinement académique ancien et consacré, à la différence par exemple de l'économie et de la sociologie, et qu'elle était tributaire de l'infrastructure administrative de la statistique officielle, dont la finalité n'était pas, selon eux, principalement scientifique. Ils justifiaient ainsi la création de l'INED, une institution distincte des "services officiels de statistique", originale et typiquement française, ni administration ni centre de recherche universitaire. A peu près au même moment, dans l'effervescence politique et intellectuelle qui suit la Libération de la France, les "services de statistique" sont rassemblés dans un autre "institut", l'INSEE. Même si les échanges entre l'INED et l'INSEE ont toujours été importants, leurs identités sont bien distinctes. Pourtant l'un et l'autre sont souvent cités, et parfois dénoncés, par les sociologues de la science, comme des cas typique, de lieu de production d'une "science d'Etat", dont la France aurait la spécificité.
2Malgré les apparences, les deux expressions de "science sauvage" et de "science d'Etat" désignent la même particularité de la démographie française : une activité ayant des visées à la fois scientifiques et politiques, relativement distincte du monde académique, du moins par comparaison avec ses homologues d'autres pays. Mais cette caractérisation souvent énoncée, comme un simple constat ou de façon critique, méconnaît le fait que, au fil du temps, cette situation a évolué. Dans quelle mesure les cinquante ans de l'INED étaient-ils inscrits dans son "programme génétique" initial (effet de cohorte), et en quoi l'histoire d'un demi-siècle l'a-t-il transformé (effet de période) ? Quelle est la spécificité, scientifique et institutionnelle, de la démographie française ? Comment la situer, d'une part, par rapport à ses homologues étrangères, et, d'autre part, dans ses relations avec des sciences humaines adjacentes ?
- 2 Ce texte est une pérégrination tout à fait non exhaustive à travers l'histoire de la démographie f (...)
3Des chercheurs américains et anglais ont étudié l'histoire de la démographie dans leurs pays. La lecture des travaux de Hodgson (1983, 1988, 1991), Demeny (1988) ou Szreter (1993) est surprenante pour un Français : la dynamique et le financement de la démographie leur semblent liés aux inquiétudes sur la croissance de la population mondiale, et notamment celle des pays du Tiers-monde, et à la mise en place, depuis les années 1950, du "family planning business" dans ces pays (Chasteland, 1994). Dans cette perspective, l'analyse de la "transition démographique" est essentielle et constitue un moteur de la recherche (Chesnais, 1986). En France en revanche, l'impulsion a été différente, liée à des questions spécifiquement françaises, et en particulier celle du niveau de la natalité, inlassablement rappelée, d'Alfred Sauvy à Gérard Calot. En quoi cette différence du contexte d'interrogation a-t-elle influencé le destin de la démographie, en tant que discipline scientifique ?2
UNE SCIENCE SAUVAGE ?
Sauvy, 1946 : Un objectif politique
"Le problème de la population, longtemps négligé, retient de plus en plus l'attention. C'est que les conséquences de l'affaiblissement quantitatif et qualitatif de la population française sont douloureusement ressenties dès maintenant. Sans parler même des deux guerres 1914-1918 et 1939-1945 (qui auraient pu être, sinon évitées, du moins achevées plus rapidement à notre avantage, si le nombre des Français avait été plus élevé), nous voyons la nation subir aujourd'hui des charges particulièrement lourdes, quand elle veut assurer sa sécurité, la cohésion de son empire, aider sa vieillesse et tenir son rôle dans la civilisation moderne. Sans doute, l'opinion française n'a-t-elle pas encore saisi la liaison étroite, directe, entre les difficultés aiguës que nous connaissons actuellement et le mal chronique, indolore à ses débuts, qui nous touche depuis plus d'un demi-siècle...
Il existe donc, pour la première fois en France, un organisme officiel, destiné à agir constamment en faveur du redressement de la population française en quantité et en qualité. L'action de cet organisme s'exerce dans trois directions : maintien et développement de la natalité, lutte contre la mortalité et la maladie, organisation rationnelle de l'immigration...
La nécessité d'études démographiques s'est précisée avec une vigueur croissante. La démographie est une science déshéritée à laquelle a peut-être manqué un parrainage vigoureux à l'époque où des branches voisines, l'économie politique ou l'ethnologie, prenaient leur essor. Peut-être a-t-elle souffert de l'étendue de son domaine, de la variété de ses richesses. Toujours est-il que c'est aujourd'hui une science sauvage, sans chaire, ni maîtres, ni élèves, cultivée seulement par des "amateurs" (dans le meilleur sens du terme) ou bien abordée occasionnellement sous l'un de ses aspects, par des économistes, des statisticiens, des ethnographes". Editorial du premier numéro de Population, 1, 1946.
Henry, 1963 : Une infrastructure originale : la statistique administrative
"Mais pour que ce progrès ne restât pas sans lendemain il fallait que la double observation de l'état et du mouvement de la population fût assurée de manière régulière, et qu'elle fût, au moins au début, exhaustive. Comme il était impossible qu'une observation répondant à ces conditions fût organisée par quelques hommes de science, il était fatal que cette observation devînt une affaire d'Etat et que la démographie échappât, au moins, en partie, aux hommes de science. Avec le progrès décisif réalisé en Suède au milieu du xviiie siècle, s'achevait la période des fondateurs, esprits curieux et hommes de science, et s'ouvrait l'ère des services officiels de statistique. La création de ces services, réalisée dans tous les pays, a eu pour la démographie des conséquences extrêmement importantes.
Science humaine où l'observation statistique joue un rôle primordial, elle s'est trouvée dotée de moyens d'observation puissants mais extérieurs à l'Université ; d'où la coupure qui en a fait une science sauvage, sans équivalent, tributaire de services au moins autant préoccupés d'administration que de science, largement indépendante de l'Université qui ne lui permettait guère de se développer et qui, en France, ne lui offrait pas de chaire. La sociologie et la biométrie qui ont pourtant des points communs avec la démographie ont évolué bien différemment, du fait que leur observation s'est développée autrement, plus lentement mais moins en dehors de l'Université.
Les services de statistique assuraient à la démographie de puissants moyens d'observation ; par contre, l'observation d'utilité immédiate y bénéficiait forcément d'une certaine priorité sur l'observation pour connaître, un certain déséquilibre apparaissait entre une observation un peu trop étendue et une analyse un peu trop restreinte, une certaine indifférence pour l'observation de recherche se manifestait, un goût excessif de l'actuel s'instituait, entraînant une négligence abusive du passé, même statistique. En même temps, l'observation tendait à se figer dans le cadre de l'année et cette tendance se trouvait renforcée par des références à des schémas probabilistes utiles, certes, mais très sommaires". Louis Henry : "Réflexions sur l'observation en démographie" ; Population, 1, 1963.
L'AUTONOMISATION RELATIVE D'UNE ACTIVITE SCIENTIFIQUE
- 3 On évitera ici a dessein le mot "idéologie", souvent employé spontanément à propos de ces question (...)
4La question de la relation, ou de la dépendance de la démographie par rapport à l'Etat et à son administration est souvent discutée, mais selon des points de vue différents. Deux textes des pères fondateurs de l'INED sont ici reproduits. Ils caractérisent les deux faces de la démographie française, c'est-à-dire son projet et sa méthode. Le premier, de 1946, est l'éditorial du premier numéro de Population. Il est certainement de la main de Sauvy. Il énonce, pour l'essentiel un projet politique. La ligne scientifique est encore vague. Le second, de Louis Henry en 1963, examine les conséquences de la dépendance de la démographie par rapport à la "statistique officielle", à travers les contraintes pratiques de l'observation, encore liée pour l'essentiel à l'enregistrement administratif (état-civil et recensement). D'autres auteurs, notamment des sociologues des sciences, insistent sur les fonctions politiques du discours de la démographie, qu'il soit nataliste et populationniste (cas fréquent en France) ou malthusien et anti-nataliste (plus souvent dans les pays anglo-saxons) (R. Lenoir, 1995). Mais ces diverses analyses, qu'elles ne mentionnent que les contraintes techniques, ou qu'elles évoquent des visées politiques, ont paradoxalement en commun de distinguer, de fait, la technique et son usage social, en portant l'attention soit sur l'une soit sur l'autre. Ce faisant, elles méconnaissent la façon dont ces deux faces de l'activité scientifique se construisent mutuellement, y compris en s'autonomisant relativement, au fil de l'histoire3.
- 4 L'expression "visée de vérité" est ici un outil analytique et descriptif, donc problématique, et n (...)
5La notion d'autonomisation relative est essentielle pour sortir de débats récurrents. Cette réunion de deux mots exprime en fait trois idées. Celle d'autonomie reflète le fait qu'une visée de vérité scientifique4, qui a sa logique propre, anime le plus souvent les démographes, quel que soit par ailleurs l'usage de leur travail. Le mot important est ici visée, le statut épistémologique de la "vérité" scientifique étant une autre question. Le suffixe -tion implique un processus historique, souvent contradictoire, et un effort poursuivi, comparable à la "professionnalisation" analysée par la sociologie anglo-saxonne des professions et de la science (Parsons, Merton). Enfin le mot relative implique que, malgré cette visée et cet effort, l'institution et sa production scientifique restent immergées dans des réseaux beaucoup plus vastes, de financements, de trajectoires professionnelles, d'échanges de ressources tant cognitives que sociales. Il n'y a pas la science (pure) et son contexte (impur), mais des circulations permanentes entre des nœuds différents dans des réseaux mouvants, dont chacun utilise selon des modalités variables des arguments étayés par la science, la politique, la morale et bien d'autres choses encore.
6Les deux textes reproduits ici, de Sauvy et d'Henry, illustrent ce qui précède. Chacun des deux construit un morceau de réseau. Les attendus en sont très différents : l'avenir de la nation pour le premier, le progrès de la connaissance pour le second. Mais ils ne sont pas contradictoires. Le travail pour faire tenir tout cela ensemble est mené continûment, au fil des numéros de Population et des interventions de natures très diverses des démographes.
7Sauvy explicite, en 1946, de façon simple et directe, dans un style destiné à frapper l'imagination, les objectifs de la nouvelle institution, liés à des problèmes sociaux et économiques. Henry, en 1963, analyse les obstacles techniques et administratifs auxquels se heurtent les progrès de la science démographique. De même que le mot "économie", le mot "démographie" à deux sens différents (en français, mais non en anglais) : la démographie d'un pays, c'est sa population, en quantité et en "qualité", comme on disait encore en 1950, mais c'est aussi la science pratiquée par les "démographes" dans ce pays. C'est un peu l'histoire des relations entre ces deux sens et de leur disjonction relative qu'il faut étudier. Les deux textes cités mettent bien en scène ces deux dimensions de l'histoire de l'INED. Tous deux insistent sur le caractère atypique d'une science qualifiée par l'un et l'autre de "sauvage", en ce qu'elle est rejetée par le monde universitaire.
8Mais, entre le projet général de Sauvy de 1946 et le texte technique et précis d'Henry en 1963, quelque chose a changé. Des méthodes d'observations et d'analyse ont été progressivement imaginées, testées et codifiées sous une forme transmissible, par Bourgeois-Pichat, Henry, Vincent, Pressat et beaucoup d'autres. Une "école démographique française" est née, dont par exemple les numéros spéciaux de Population publiés en hommage à certains de ces auteurs donnent un panorama spectaculaire.
ROLE DES INGENIEURS, INQUIETUDE NATALISTE : DEUX HISTOIRES ANCIENNES
9Plusieurs spécificités françaises, remontant l'une et l'autre au xviiie siècle, constituent une toile de fond essentielle pour comprendre l'histoire de l'INED et de la démographie en France. La première résulte de la façon dont l'Etat intègre une expertise scientifique et technique, à travers des corps spécialisés d'ingénieurs d'Etat, issus de grandes écoles distinctes de l'Université. Pour l'INED, deux de ces écoles jouent un rôle important : l'Ecole polytechnique (créée en 1794) et l'Ecole nationale de la statistique et de l'administration économique (ENSAE), à l'origine "école d'application" de l'INSEE, créée en 1942. Cette expertise interne à l'Etat entretient avec lui un rapport de type administratif, alors que dans les pays anglo-saxons, la même expertise est plutôt universitaire et ses relations à l'Etat sont contractuelles, souvent à travers la médiation de fondations privées (Szreter, 1993).
10Mais l'INED a été, selon les périodes, plus ou moins proche de ce schéma (qui, en revanche, caractérise l'INSEE, l'office statistique public). Sauvy et ses collègues insistaient beaucoup sur son côté artisanal, antibureaucratique, intellectuellement autonome des tutelles administratives. Pourtant, lui même, ancien membre de la SGF (ancêtre de l'INSEE), était pénétré du sens de l'Etat et de l'intérêt public, et ses motivations étaient autant celles du haut-fonctionnaire à la française (malgré l'originalité de son caractère), que celles du savant érudit à l'anglaise. Beaucoup (mais non la totalité) des principaux chercheurs de l'INED ont été des polytechniciens, formés par ce moule si particulier d'une science d'Etat orientée vers l'action plus que vers la spéculation épistémologique. Après Sauvy, l'INED a nettement évolué vers le modèle du centre de recherche, affirmé notamment dans le nouveau statut de 1986. Cependant la tension entre ces deux modèles, symbolisés, pour simplifier, par l'INSEE et le CNRS, a toujours sous-tendu l'histoire de l'INED, et a été résolue de façon variable selon les conjonctures historiques et selon les personnalité des directeurs successifs.
- 5 Ces caractéristiques de l'enseignement de type polytechnicien sont analysées et discutées en détai (...)
11Plus précisément encore, cette situation originale des ingénieurs d'Etat, tendus entre, d'une part, des fonctions administratives et des positions de pouvoir et d'action, et, d'autre part, une compétence et des activités scientifiques de haut niveau, peut les conduire à mettre en forme et codifier des "méthodologies impeccables", logiques, claires, rigoureuse, bien unifiées et transmissibles. Ces qualités, parfois qualifiées de "cartésiennes", sont souvent reconnues à "l'Ecole démographique française". Or elles sont attribuées, presque dans les mêmes termes, à l'ENSAE, à l'enseignement de l'économétrie par Malinvaud et à celui des statistiques et des probabilités par des professeurs polytechniciens, ou encore à des enseignements assurés dans d'autres écoles associées à Polytechnique, comme celles des mines ou des ponts et chaussées5.
- 6 Voir par exemple, dans le numéro de Population consacré à Pressat, l'avant-propos nuancé de Livi-B (...)
12Cette forme d'esprit suscite, chez les collègues universitaires anglo-saxons de ces ingénieurs-enseignants-chercheurs à la française, des réactions ambivalentes. D'une part, ils louent leur précision et leur clarté logique, mais d'autre part ils déplorent aussi leur faible inclination à la controverse intellectuelle, théorique ou historique, qualifiée de "coupage de cheveux en quatre". De ce point de vue, la méthodologie quantitative revendiquée, formalisée et mise en œuvre par Bourgeois-Pichat, Henry, Pressat et leurs successeurs, offre un riche exemple de terrain où de tels débats entre Français et chercheurs d'autres pays pourraient être ouverts6. Dans quelle mesure les qualités dites "cartésiennes" résultent-telles de cette spécificité de l'expertise scientifique française ? Cette question offre ample matière à recherche en histoire et sociologie comparative des sciences et des techniques.
13Une autre caractéristique de la société française est déterminante pour expliquer les formes prises par sa démographie (en tant que pratique scientifique). La baisse de la fécondité, plus précoce qu'ailleurs (remontant à la première moitié du xviiie siècle selon les travaux d'Henry) a entraîné une baisse du poids relatif de la population française dans celles de l'Europe et du monde. Ce fait a commencé à être souligné par les économistes et les statisticiens français après la défaite française face à la Prusse en 1871 (Charbit, 1981). Depuis lors, sous des formes variées mais de façon ininterrompue, l'insuffisance de la natalité globale des Français a été présentée comme un problème grave pour la France en tant que nation et en tant qu'Etat. En revanche, à la même époque, les intellectuels anglais influents insistaient sur la "qualité de l'espèce", dans une perspective eugéniste, et déploraient la trop forte fécondité des classes pauvres, supposées héréditairement moins "douées". Ces deux orientations presque diamétralement opposées expliquent que les trajectoires des démographies française et anglaise aient été différentes. Le fait que le noyau historique des démographes français se soit principalement attaché à étudier la population dans son ensemble, indépendamment d'autres caractéristiques que le sexe et l'âge, a sans doute contribué à les pousser à développer et raffiner une "démographie pure", bien étayée par de bonnes statistiques administratives. En revanche, leurs homologues anglais étudiaient plutôt la population selon des différenciations d'abord biologico-eugéniques, puis socio-économiques, tandis que les Américains s'intéressaient aux caractéristiques des populations selon leurs origines ethniques, à la suite des vagues d'immigrations successives.
14Ces deux particularités (rôle des ingénieurs, inquiétude nataliste), a priori indépendantes l'une de l'autre, se sont combinées, selon des modalités et dans des proportions qui restent à étudier, pour donner à la démographie française sa physionomie originale.
LA SUCCESSION DES GENERATIONS DE L'INED
- 7 La préhistoire et l'histoire de l'INED sont retracées notamment par Girard (1986) et Dupaquier (19 (...)
15L'INED présente une remarquable continuité institutionnelle, de 1945 à 19957. Son histoire pourrait être retracée à travers la succession de ses directeurs : Sauvy (1945-1962), Bourgeois-Pichat (1962-1971), Calot (1972-1992), Magaud (1992-1995), ou à travers l'évolution des outils, des thématiques et des formes de relations explorées entre la démographie, d'autres sciences humaines et, plus généralement, le débat social du moment. Mais, dans la mémoire des chercheurs de l'INED, elle est surtout marquée par la succession des générations, qui ont cohabité dans un espace concentré et ont connu, de ce fait, de fortes interactions scientifiques et personnelles. Pour un observateur extérieur, cette cohabitation intense et prolongée a produit une sorte de micro-climat intellectuel et humain très spécifique. Des controverses et conflits parfois fort âpres ont opposé ces chercheurs. Pourtant l'observateur ne peut que constater la paradoxale proximité des protagonistes de ces débats, comme si un programme génétique commun les unissait, indépendamment de leurs querelles. Les pages qui suivent visent à identifier ce programme en le contrastant avec les démarches de monde adjacents, proches et pourtant tout autres. Cette originalité provient moins de chacun des éléments rassemblés que de leur combinaison, articulant et faisant tenir ensemble, en un montage a priori improbable, des savoirs et des façons de faire différents, mais aussi en excluant, de fait, certains autres, comme étrangers au paradigme fondateur. Celui-ci se transforme, notamment par autonomisation relative, et s'enrichit. Une perpétuelle tension renaît entre un "noyau central", constitué à partir des années 1950 autour notamment des idées de Henry, et des marges, dont le poids relatif fait l'objet de vifs débats.
16La Fondation Carrel (1941-1945) est-elle une sorte de matrice initiale de ce paradigme fondateur de l'INED ? Ce point est souvent discuté. L'héritage humain est indéniable. Parmi les 25 premiers chercheurs de l'INED, 13 en sont issus, parmi lesquels Bourgeois-Pichat, Girard, Stoetzel, Sutter et Vincent. Pourtant, dans la liste des "départements" de cette Fondation, le mot "démographie" ne figure même pas en tant que tel (au profit de "natalité"). Cette liste est significative de la première combinaison proposée, fort différente de tout ce qu'on pouvait trouver ailleurs : "Biologie de la lignée, natalité, développement de l'enfance, développement de la jeunesse, mutation, biotypologie, psychologie, travail, économie rurale, production, sociologie, économie, finances, droit, assurances". Cet ensemble diffère notablement de ce qu'a été l'INED ensuite. Les mots statistique, démographie, histoire, géographie, territoire, n'y figurent pas. Les sciences du corps occupent une grande place. L'accent est mis sur des "problèmes humains" plutôt que sur la recherche scientifique en elle-même. Alexis Carrel, médecin renommé et auteur du terrifiant best-seller des années 1930, "L'homme, cet inconnu", y définissait, dès 1935, sa conception d'un collectif d'un petit nombre de savants, au service de l'humanité :
"Nous savons que la solution des problèmes humains est lente, qu'elle demande la vie de plusieurs générations de savants. Et qu'il y a besoin d'une institution capable de diriger de façon ininterrompue les recherches d'où dépend l'avenir de notre civilisation. Nous devons donc chercher le moyen de donner à l'humanité une sorte d'âme, de cerveau immortel qui intégrerait ses apports et donnerait un but à sa marche errante. La création d'une telle institution constituerait un événement de grande importante sociale. Ce foyer de pensée serait composé, comme la Cour suprême des Etats-Unis, d'un petit nombre d'hommes" (Carrel, 1935).
17Cette conception de l'intellectuel pourrait être confrontée à celles, que, à la même époque, défendent des sociologues durkheimiens comme Simiand, Halbwachs et Mauss, ou les historiens des Annales comme Bloch et Febvre. Ces traditions sont largement absentes de la Fondation Carrel. Parmi les six membres de celle-ci qui joueront un rôle important à l'INED, deux polytechniciens (Bourgeois-Pichat et Vincent), un normalien sociologue (Stoetzel), un médecin (Sutter), un ingénieur (Daric) et un littéraire (Girard). En 1945, Sauvy (1898-1990), polytechnicien aussi, récupère cette équipe et lui adjoint de nouvelles recrues, en nombre équivalent. Parmi celles-ci, deux polytechniciens (Henry, Lederman), un normalien historien (Chevalier), un statisticien-économiste (Tabah), puis en 1953, un professeur de mathématique (Pressat). Ainsi s'est constitué, autour de Sauvy, le noyau de la première génération des chercheurs de l'INED. Déjà l'accent principal s'est déplacé, des sciences du corps (médecine, biologie) vers des sciences plus formalisées, centrées sur la statistique et les mathématiques.
- 8 On observe, dans ces listes (certes incomplètes) des deux premières générations de l'INED, une fai (...)
18Cette génération fabrique la démographie à la française. "Science sauvage, sans maîtres ni disciples", selon Sauvy et Henry, elle devient, en dix ans, un corps de méthodes formulées et enseignées, dans le cadre de l'Institut de démographie de l'université de Paris (IDUP), créé en 1957. Cet institut constitue le creuset où la première génération, dont la figure emblématique est Henry, forme la seconde, où les polytechniciens occupent encore une bonne place. Là se situe sans doute l'origine de la forte culture commune qui, au delà de leurs éventuels conflits, réunit les membres de cette deuxième génération, notamment8 : J.N. Biraben, C. et Y. Blayo, J.C. Chesnais, P. Clerc, P. Collomb, D. Courgeau, P. Festy, J. Hecht, J. Houdaille, A. Jacquard, H. Le Bras, H. Léridon, C. Lévy, T. Locoh, J. Magaud, A. Monnier, R. Nadot, A. Nizard, P. Paillat, G. Pourcher, L. Roussel, G. Tapinos, Y. Tugault, J. Vallin, E. Zucker-Rouvillois.
19Dans les années 1970, plusieurs évolutions contribuent à modifier le mode de formation des nouvelles recrues de l'INED. L'université souhaite récupérer l'IDUP (devenu IDP) en y affectant des enseignants d'origine universitaire. L'encadrement cesse donc d'être principalement assuré par les démographes de l'INED. L'ENSAE (l'école de l'INSEE) avait à l'origine des points communs avec l'IDUP : les statisticiens, démographes et économistes de l'INSEE (Desabie, Chartier, Croze, Febvay, Calot, Malinvaud) y enseignaient, en fondant ainsi la culture commune de l'INSEE. Mais, à la différence de l'IDUP, elle ne dépend pas de l'université, et, à partir de 1960, se transforme en une grande école d'ingénieurs, formant des "statisticiens-économistes", comparable aux écoles des mines ou des ponts et chaussées, en recrutant notamment (mais non uniquement) nombre de polytechniciens.
20A partir de 1975, la troisième génération des chercheurs de l'INED est recrutée souvent à l'ENSAE, parfois à l'Ecole normale supérieure, mais le passage par une formation principalement démographique comme l'était l'IDUP n'est plus de règle. Il en résulte un paysage intellectuel plus diversifié. La prédominance des polytechniciens reste forte, mais des formations en statistique, en économie et économétrie, en sociologie, en géographie, sont plus fréquentes qu'auparavant. Cette évolution explique en partie la nature des relations entre les membres de ces générations successives, et les controverses qui les traversent, sur l'identité centrale souhaitée pour l'INED. On cherchera maintenant à caractériser l'ossature de ce noyau central, puis ses relations avec cinq domaines connexes des sciences humaines.
L'ANALYSE DEMOGRAPHIQUE : LA QUETE DE LA PURETE
21L'analyse et l'interprétation des séries démographiques étaient une activité parmi d'autres de la Fondation Carrel. Bourgeois-Pichat a identifié, dès 1945, un redressement de la fécondité à partir de 1943, avant la fin de la guerre. Mais, historiquement, ce sont des statisticiens qui ont créé une première tradition française d'intérêt pour ces questions : Louis-Adolphe Bertillon (la mortalité), puis son fils Jacques Bertillon (la natalité), fondateur en 1896 d'une très nataliste "Alliance nationale pour l'accroissement de la population française". De 1896 à 1941, la Statistique générale de la France (SGF, ancêtre de l'INSEE) consacre la plus grande partie de son activité à la démographie, à travers une remarquable série de recensements quinquennaux, et le suivi du "mouvement de la population", grâce à l'état-civil. Lucien March, Michel Huber, Henri Bunle et, dès les années 1920, Alfred Sauvy, suivent les variations de la population, et tout particulièrement celles de la natalité. En 1929, Sauvy fabrique les premières perspectives de population, en dehors toutefois de la SGF. De son côté Adolphe Landry publie en 1934, La révolution démographique, homologue exact de la notion de transition démographique, imaginée indépendamment aux Etats-Unis, par Warren Thompson en 1929, puis Davis et Notestein en 1945.
22Quand il crée l'INED en 1945, Sauvy a déjà travaillé plus de vingt ans à la SGF. Il est donc héritier d'une tradition forte d'établissement et de suivi des sources statistiques de grande qualité que sont les recensements et l'état-civil. A partir de 1945, Sauvy se consacre à des travaux plus généraux et plus politiques, mais l'analyse de plus en plus précise et codifiée de ces séries est alors l'activité principale de Bourgeois-Pichat, de Henry, puis de Pressat. La "situation démographique" devient un exercice central et permanent qui rythme les publications régulières de la revue Population. Les grandes questions méthodologiques sont alors posées et traitées : définition des "indices synthétiques", distinction entre transversal et longitudinal, entre taux et quotients (qui ouvrent la voie aux interprétations probabilistes). Les notions d'intensité et de calendrier d'un phénomène démographique sont précisément définies. Dans les années 1950, la conjoncture extérieure à l'INED est plutôt calme. Les alarmes sur le vieillissement sont, pour un temps, calmées par le baby-boom. Ni les remises en cause des structures familiales, ni les grands débats sur la contraception et l'avortement n'ont vraiment commencé. L'INED, peu sollicité, se consacre à un investissement méthodologique de fond.
23Peu à peu se dégage, notamment sous la plume d'Henry, la notion de fait démographique pur qui, comme dans une analyse chimique, résulte de la séparation rigoureuse des diverses composantes d'un phénomène. Ce fait démographique est intrinsèque au mouvement interne et au vieillissement "naturel" d'une population : il s'agit de "bien séparer, dans chaque phénomène, ce qui est dû aux effectifs et aux structures de ce qui provient des réactions et des comportements des éléments de population". Ou encore : "Avant de rechercher les causes d'un phénomène, il faut d'abord le débarrasser de diverses impuretés. Faute de cette toilette, on risque en effet de ne pas bien le reconnaître et de le confondre avec un autre". Ces phrases d'Henry, citées plus tard par Pressat (1995), résument l'essence du message méthodologique transmis notamment aux étudiants de l'IDUP. Mais, si cette ascèse est indispensable, elle n'est pas, pour ses promoteurs, une fin en soi. Elle est un préalable ("Avant de rechercher les causes d'un phénomène, il faut"....). Ces formulations fermement enseignées reflètent la spécificité de la démographie française. Selon Pressat celle-ci est "fille de la statistique, alors que son homologue anglaise est fille de la sociologie".
24Dans son introduction au volume de Population consacré à Pressat en 1991, Livi-Bacci suggère que cette conception de l'analyse démographique "est très différente de celle qu'en donnait un des pères fondateurs de la démographie moderne, Alfred Lotka". Il cite un texte de celui-ci qui, bien qu'en forçant le trait, soulève une question historique intéressante :
"l'étude de la démographie quantitative peut être entreprise de deux points de vue, par deux méthodes : la méthode empirique et la méthode rationnelle ou formelle. Cette dernière est possible par le fait que, entre les diverses caractéristiques démographiques, il existe certaines relations nécessaires, c'est-à-dire imposées par les lois de la physique et de la logique. Mais la méthode rationnelle est non seulement possible, elle est indispensable si l'on veut obtenir une compréhension satisfaisante du phénomène démographique. Sans doute le procédé idéal est de cultiver les deux méthodes, l'une à côté de l'autre. Selon nos prédilections, les données empiriques seront alors pour nous des illustrations concrètes des principes abstraits qui nous intéressent particulièrement, ou, par contre, ce seront les relations formelles qui nous serviront de guide dans l'examen et l'interprétation des observations de la démographie empiriques" (Lotka, 1937).
- 9 L'opposition ainsi stylisée par Lotka rappelle les débats qui, des années 1920 à 1940, ont opposé (...)
- 10 Sauvy lui-même, s'il ne décourageait par ceux des membres de l'INED qui, tels Lederman ou Le Bras, (...)
25La question soulevée par Lotka et Livi-Bacci est celle du rôle de la modélisation mathématique en démographie9. Des démographes de l'INED, de Bourgeois-Pichat à Bonneuil en passant par Lederman, Le Bras, Léridon et d'autres, ont exploré cette voie, à l'encontre de ce que suggère Livi-Bacci. Henry, Pressat ou Calot l'ont fait, eux aussi, tout en mettant souvent en garde contre les délices de "l'art pour l'art" et du "formalisme pour le formalisme" (Pressat), ce que Calot exprime aussi en disant que Henry "n'avait recours qu'avec une admirable retenue à l'outil mathématique". Ce débat, qui ne peut plus, bien sûr, être posé en termes aussi abrupts que ne le faisait Lotka, est sans doute un des plus récurrents qui ait animé les générations successives de l'INED10.
- 11 Ce débat n'est pas sans précédents historiques. Au début du xixe siècle, les calculs et estimation (...)
26Le caractère incomplet ou lacunaire des sources statistiques peut être une des raisons de recourir à des modélisations plus ou moins mathématiques. Les analyses démographiques de certains pays du Tiers-monde, comme les rétrospectives historiques sur plusieurs siècles pour les Européens, prennent souvent appui sur la formalisation d'un système de contraintes et de relations a priori. Dans le cas de la France du xxe siècle, les sources statistiques sont riches et de bonne qualité. Ceci pourrait justifier une relative réticence à l'usage d'hypothèses hardies pour reconstituer, ailleurs ou dans d'autres temps, des données insuffisantes. On l'a vu notamment avec les réactions suscitées, en France et ailleurs, par la série anglaise 1541-1871 de Wrigley et Schofield : pour certains, des exercices économétriques ne peuvent suffire à boucher des trous définitivement béants (Henry et Blanchet, 1983)11.
27Il est vrai que la diffusion de l'informatique et le développement des méthodes et logiciels statistiques ont considérablement multiplié les possibilités d'analyse et d'interprétation des fichiers, en permettant par exemple (et paradoxalement) de tirer parti d'échantillons limités. Ainsi la régression logistique (modèles de type Logit, Tobit) tourne en principe l'obstacle constitué par les cases vides ou de faibles effectifs dans les analyses multivariées, ce qui ne contraint plus à recourir à des populations très nombreuses pour croiser les effets de plus de deux variables. De même, en analyse longitudinale, les modèles de durée sont plus puissants que les outils de l'analyse démographique classique. Pour l'analyse des séries temporelles, les méthodes de type Box-Jenkins (portant sur une série), puis de type Vecteurs auto-régressifs (combinant plusieurs séries) peuvent renouveler fortement l'histoire quantitative traditionnelle (Grenier, 1995a).
L'ATTENTION AUX METHODES D'OBSERVATION
28La bonne connaissance des sources statistiques et la grande attention portée à leur qualité sont, en France, les conséquences d'une organisation où les démographes sont plus proches, humainement et techniquement, de leurs collègues ingénieurs-statisticiens de l'INSEE, que des universitaires spécialistes de telle ou telle science sociale, comme ce serait le cas dans le monde anglo-saxon. En dehors même des données purement démographiques du recensement et de l'état-civil, l'INED a été associé très tôt, avec Stoetzel et Girard, à la diffusion de la technique des enquêtes par sondages. Les discussions sur les avantages comparés de la méthode aléatoire et de celle des quotas ont plusieurs fois rebondi (Sauvy, 1950), de même que celles sur la meilleure façon de gérer un réseau d'enquêteurs, dans la mesure où ces deux questions sont liées : la méthode aléatoire rend l'enquêteur beaucoup moins libre et implique un plus grand suivi de celui-ci. Pour cette raison, à partir des années 1970, le réseau des enquêteurs de l'INSEE, géré par les Directions régionales de celui-ci, a en partie remplacé un ancien réseau INED travaillant sur des quotas et géré par correspondance depuis Paris. On voit sur cet exemple l'importance de l'infrastructure administrative. La méthode probabiliste implique une gestion concrète des urnes de Bernoulli que seul l'Etat, en tant que producteur et garant des conventions d'équivalence statistique, peut assurer.
29La proximité entre l'INED et l'INSEE a permis la mise en place et le suivi de trois équipements lourds de la démographie française : l'enquête famille, l'enquête longitudinale sur la mortalité, l'échantillon démographique permanent (Desplanques, 1995). La première, associée à tous les recensements depuis 1954 (sauf en 1968) porte sur 1/50 des femmes. La seconde porte sur un échantillon suivi depuis 1954. Ces deux enquêtes ont permis d'étudier les fécondités, nuptialités et mortalités différentielles, selon les classes sociales, en mettant par exemple en évidence la "courbe en U" de la fécondité selon le statut social. La nomenclature socioprofessionnelle a été créée à l'INSEE vers 1950, par un démographe, Jean Porte, et elle y a été plus systématiquement mise en œuvre qu'à l'INED. Celui-ci a plus souvent (mais non toujours) centré ses analyses sur les variables démographiques centrales, le sexe, l'âge, le statut matrimonial, le nombre d'enfants. La mortalité a été étudiée à l'INSEE selon des variables sociologiques (catégories sociales, diplômes), alors qu'à l'INED elle l'a été plutôt selon des critères bio-médicaux (causes médicales de décès).
30La garantie fournie à la démographie par la statistique administrative provient de ce que celle-ci prend appui sur des procédures juridiques : enregistrement officiel des naissances et des décès, des mariages et des divorces. Lorsque, a contrario, les mœurs évoluent, les mariages se raréfiant, les divorces augmentant, et les structures familiales "atypiques" se multipliant, le statisticien et le démographe se trouvent désemparés. Ils ne peuvent plus s'appuyer sur la "durée du mariage" pour raffiner les taux de fécondité. Les "rangs de naissance" n'ont plus le même sens s'il y a des pères différents (même si une telle circonstance avait déjà été envisagée en théorie depuis fort longtemps). Ainsi la sécurité fournie aux démographes français, jusqu'aux années 1960, par la bonne qualité de la statistique administrative est en partie menacée par ces évolutions de la société elle-même.
31Les règles de méthode de la "démographie pure", d'une part, et une sensibilité aiguisée aux conditions de l'enregistrement statistique, d'autre part, constituent les deux composantes de la spécificité technique de l'INED. Mais celle-ci ne peut être séparée de la spécificité de l'objectif constamment visé : l'analyse de la situation démographique de la population française. L'accent mis sur le suivi conjoncturel de la fécondité, considéré, à la différence d'autres pays, comme un enjeu collectif essentiel, explique l'ampleur prise par les études et les débats portant sur l'importance relative des effets de cohorte et de période. L'enjeu n'est pas seulement de calculer "le meilleur indice", mais plus profondément, de qualifier la portée historique des fluctuations, de court ou de long terme, de la fécondité. Celles-ci sont elles liées à des aléas historiques externes aux personnes, ou au contraire à des projets consistants de celles-ci, variables selon les générations, et éventuellement estimables à partir des enquêtes sur "le nombre idéal d'enfants" ? (Ni Bhrolchain, 1992).
32Cette discussion a eu lieu plusieurs fois dans l'histoire de l'INED, notamment au début du baby-boom (1945 à 1947) et à sa fin (1965 à 1967). Vers 1946, l'INED, créé par Sauvy pour stigmatiser les dangers du vieillissement de la population et encourager la natalité, hésite sur l'interprétation à donner aux premiers signes de la hausse de la fécondité. Sauvy (inquiet pour la survie de l'INED) parle d'un rattrapage momentané après les années de guerre, comparable à celui, sans lendemain, de 1920, c'est-à-dire un effet de calendrier. Bourgeois-Pichat, en revanche, penche pour un changement durable de comportement, ce qui sera confirmé pendant vingt ans (M. L. Lévy, 1990). Le débat reprend, en 1967, quand des signes de retournement dans l'autre sens apparaissent. Calot (alors à l'INSEE) et S. Hémery estiment que, l'inflexion étant générale pour toutes les générations, il y a bien un "effet de période" et donc un retournement de tendance, alors que Pressat et les conjoncturistes de l'INED penchent pour "l'effet de calendrier", c'est-à-dire de génération (Girard, 1986). Ce débat allait encore rebondir.
33L'importance des travaux visant à calculer des indices synthétiques de fécondité de plus en plus purifiés d'effets parasites de toutes sortes (Rallu et Toulemon, 1992) résume bien la combinaison spécifique au noyau central de la démographie en France : raffinement de l'analyse des séries temporelles, quintessence statistique de l'élimination des effets de structure, rendue possibles par la richesse et la maîtrise des sources statistiques, en vue de traiter le problème par excellence de l'INED, celui du niveau et des fluctuations de la fécondité. Le résultat (provisoirement) final de cette distillation fractionnée, (1,94), est providentiellement à mi-chemin entre les deux niveaux de 1,8 et 2,1, qui avaient animé, en 1990, un débat public inconcevable ailleurs qu'en France. Cette querelle, aux implications enchevêtrées, portait sur l'importance relative à accorder, dans le commentaire destiné au grand public, à l'indice synthétique de fécondité (1,8, inférieur au "taux de renouvellement des générations") ou à l'indicateur de descendance finale (2,1, égal à ce taux). Les divers points de vue sont présentés par exemple par Le Bras (1991) et Keyfitz (1993).
34Des données bien contrôlées, des méthodes rigoureuses de "purification" des faits démographiques, des rapports réguliers sur la situation démographique de la France, tel est le noyau dur du travail de l'INED. Mais, depuis son origine et selon des modalités variables, cet ensemble central a été articulé avec d'autres sciences humaines, la biologie, la sociologie, l'économie, l'histoire et la géographie. Comment ont évolué ces relations ? Quelles ont été leurs apports et leurs points aveugles ? L'identité de l'institution est autant définie par ce qu'elle inclut que par ce qu'elle exclut.
LE CORPS A SES RAISONS : BIOLOGIE, CONTRACEPTION
35La démographie pure s'attache à formuler des règles pour l'analyse statistique et probabiliste de l'évolution d'une population quelconque, soumise à des événements dont on décrit l'intensité et le calendrier. Le vieillissement est, dans ce cas, le simple glissement d'un temps algébrique. Cet outillage formel peut ensuite être mis au service de questions substantielles, traitées dans des langages divers, celui du corps, celui de la société et de sa culture, celui de la disponibilité des subsistances, celui des aléas du temps historique, ou celui du territoire. Ces langages ne sont pas eux-mêmes chimiquement purs et s'entremêlent. Ainsi les interactions et les glissements entre le premier et le second, celui du corps et celui de la société, ont été centraux dans l'histoire de l'INED. En revanche, celui de la production et des subsistances, qui a été essentiel dans l'histoire longue de la réflexion démographique et dans son usage mondial, l'a moins été à l'INED, où, en revanche, les approches de l'histoire et du territoire ont été substantiellement renouvelées par les outils de la démographie.
36La Fondation Carrel est centrée sur le langage de la médecine, de la biologie, de l'eugénique et de l'anthropologie physique. Elle ignore la sociologie durkheimienne et l'histoire des Annales. Elle commence à explorer, avec Stoetzel et Girard, les voies d'une sociologie empirique alors toute nouvelle. L'économiste Perroux se brouille vite avec Carrel et la quitte. Enfin elle perfectionne un genre existant déjà et promis à un grand avenir : le suivi de la situation démographique, avec Bourgeois-Pichat.
37Elle lègue à l'INED un personnage prolixe et imaginatif, le médecin Jean Sutter (1910-1970). Son influence est grande au cours des 25 premières années de l'INED. Pourtant sa conception eugénique des sciences humaines disparaît dans une trappe entre 1945 et 1960. Cette disparition est reflétée par exemple par l'évolution des langages d'interprétation des enquêtes sur la mobilité sociale et sur les trajectoires des enfants d'âge scolaire, ou encore par le changement radical d'orientation, et la diminution relative, des recherches sur la génétique à l'INED, à partir de 1970. Mais, en même temps, Sutter a très tôt lancé des enquêtes sur la contraception, l'avortement, et les dimensions médicales de la fécondité. Ces enquêtes se révéleront très utiles quand, dans les années 1960 et 1970, ces questions prendront une importance sociale et politique cruciale. Les recherches ultérieures de Léridon prendront appui sur les acquis de cette première période. L'exemple de Sutter montre à quel point ou ne peut raconter l'histoire d'un point de vue simplement hagiographique ou simplement critique.
38Le premier Sutter, celui qui est passé à la trappe, peut être retrouvé en lisant son "Cahier de l'INED", n° 11, sur "L'eugénique" publié en 1950, avec une préface de Sauvy. La démographie "quantitative" doit être complétée par une démographie "qualitative", que constitue précisément l'eugénique. Celle-ci postule l'existence d'une "qualité" des individus, mesurable, héréditaire, qui peut être améliorée par des techniques de sélection et de stérilisation (eugénisme américain, scandinave et allemand), ou par des mesures plus douces de protection des mères et des enfants. Ainsi les stérilisations eugéniques sont critiquées non parce qu'elles sont contraires aux droits de la personne, mais parce qu'elle sont inefficaces (elles éliminent plus d'enfants "sains" que d'enfants "tarés"). Au delà des jugements que l'on peut porter, un demi-siècle plus tard, sur cet écrit aujourd'hui inquiétant mais alors banal et non scandaleux, la question historique intéressante est celle des conditions sociales et culturelles qui rendaient ce discours possible en 1950, oublié dans les années 1960, et enfin redécouvert et insupportable dans les années 1980.
39L'histoire longue des travaux sur la mobilité sociale est un bon révélateur du basculement des rhétoriques d'interprétation qui intervient, somme toute rapidement, entre 1950 et 1960 (Thévenot, 1990 ; Merllié, 1994). En suivant les articles issus de l'enquête sur "la mobilité sociale et la taille de la famille" de Brésard (1950), puis les divers textes de Girard sur les différenciations sociales des trajectoires d'enfants scolarisés, Thévenot montre le glissement du langage, de l'hérédité biologique, des "enfants bien doués", vers celui de l'influence du "milieu social" et de "l'héritage socio-culturel". Le commentaire des matrices croisant les professions des pères et des fils, d'abord inspiré par l'idée de qualité héréditaire développée par Galton et K. Pearson, mute ensuite complètement, et adopte soit le langage de la "mobilité" (Sorokin et ses innombrables successeurs), soit celui de la "reproduction" (Bourdieu et Passeron). Girard invente, à la fin des années 1950, l'expression de "capital culturel", inconcevable dans les perspectives de Carrel ou de Sutter.
40La trajectoire du généticien Jacquard est l'autre face de ce glissement. Polytechnicien, il entre à l'INED en 1964 à l'âge de 40 ans. Sutter, non mathématicien, lui propose d'investir en génétique mathématique. Il acquiert ainsi, puis développe, des formalismes probabilistes complexes déjà explorés, avant lui, par G. Malécot. A la mort de Sutter, en 1970, il se sent son héritier et publie un ouvrage collectif en son honneur, qui dresse un tableau des recherches génétiques de ce temps. Il ignore alors le passé de cette discipline. Dans les années 1970, il le découvre et entreprend de montrer et de convaincre un vaste public que les idées "d'hérédité des dons" sont incompatibles avec le caractère aléatoire et probabiliste de la transmission des gènes entre parents et enfants, formalisée par la génétique moderne. Il défait ainsi le lien qui faisait tenir ensemble, de Galton à Carrel et Sutter, qualité de l'espèce, hérédité biologique, inégalités innées des personnes, échelle d'aptitude et échelle sociale. Dès lors, si la génétique reste une discipline essentielle vouée à un bel avenir, elle ne peut plus avoir la même place à l'INED, où la combinaison spécifique des paradigmes scientifiques et de leurs usages sociaux a changé entre 1950 et 1990.
41Ceci n'empêche pas que des parties entières des programmes de recherche se transmettent, et constituent un fonds commun de l'INED. Ainsi en va-t-il de l'intérêt pour les caractéristiques "naturelles", "biologiques", c'est-à-dire indépendantes d'interférences externes, des événements démographiques comme la fécondation ou la mort. Plusieurs recherches ont visé à faire le partage entre un socle biologique, perçu comme naturel, du cours de la vie humaine, et des perturbations "historiques" de celui-ci, dues à la contraception, à l'avortement, aux maladies, aux épidémies ou aux guerres. La fécondité, supposée naturelle et sans limitations, des huttérites canadiens est étudiée, ainsi que celle des candidats au prix Cognac-Jay, attribué à des familles très nombreuses (Vincent, 1961). Henry, puis Léridon, analysent la fécondabilité, c'est-à-dire la probabilité instantanée de fécondation en l'absence de contraception, selon l'âge de la femme. De son côté, Bourgeois-Pichat postule une mortalité "naturelle", en étudiant les "âges limites" et la durée maximale de vie "biologique".
- 12 Beaucoup d'informations figurent dans Léridon et alii (1987), Léridon (1995) et Zucker-Rouvillois (...)
42Tout au long du demi-siècle de son activité, l'INED a été confronté aux questions soulevées par la planification des naissances, la loi de 1920 interdisant la diffusion des moyens contraceptifs et l'avortement, et les lois votées en 1967 et 1975 abrogeant en grande partie celle de 1920. La façon dont l'INED a réagi à ces évolutions mériterait une analyse historique détaillée12. Ici encore, le Cahier sur l'eugénique de Sutter (1950) est précieux, à la fois par ses informations factuelles, et par ce qu'il montre sur la façon dont cette question était alors pensée, en termes de "néo-malthusianisme". A la différence du monde anglo-saxon, où ces questions étaient posées en référence à la "transition démographique" dans le Tiers-monde, elle l'est en France en fonction des répercussions à craindre sur le niveau de la natalité. On peut cependant distinguer trois périodes assez distinctes dans les réactions de l'INED. De 1945 à 1965 environ, le malthusianisme (en tant que doctrine ou mode de pensée économique) et le néo-malthusianisme (vu comme une propagande pour la contraception) sont inlassablement critiqués. L'éventualité de la légalisation de la contraception et, a fortiori, de l'avortement, est accueillie avec des fortes réticences, non seulement par Sauvy, mais par la majorité des membres de l'INED.
43Cependant, dès les années 1950, Sutter entreprend des enquêtes sur les moyens utilisés de fait pour limiter les naissances, et sur leur connaissance, ainsi que sur l'avortement, notamment dans les hôpitaux qui accueillent les femmes victimes des conditions dramatiques des avortements clandestins. Par ce biais, l'INED acquiert une connaissance et une sensibilité à des faits qui ne peuvent plus être traités seulement en fonction de considérations statistiques, en termes de natalité globale. En conséquence, quand, de 1965 à 1980, ces questions sont largement discutées (1967 : loi Neuwirth sur la contraception ; 1975 loi Veil sur l'avortement ; 1979 : confirmation de la loi Veil), l'INED, en position d'expertise quasi-unique, est consulté et ses avis sont d'un grand poids pour justifier et faire voter ces lois.
- 13 Dans les années 1950, les tableaux de Population présentant les enquêtes sur les pratiques contrac (...)
44Dans chacune de ces circonstances, les questions posées par l'autorité politique sont doubles : 1) Quelles conséquences la nouvelle législation risque-t-elle d'avoir sur la natalité ? 2) Quelles mesures prendre pour contrecarrer ces conséquences éventuelles et favoriser la natalité ? Les réponses de l'INED sont toujours entourées d'une grande prudence méthodologique, et proposent des fourchettes de perspectives. Mais globalement, elles tendent à montrer que ces conséquences seront limitées. En 1966, l'INED (dirigé par Bourgeois-Pichat depuis 1962) fournit un rapport de ce type, mais Sauvy est encore, à titre personnel, très alarmiste. En 1975, Calot, consulté par le Parlement à propos de l'avortement, fournit une réponse suffisamment dédramatisée pour lever les craintes d'une forte fraction de la majorité (de droite) d'alors, et il est soutenu par Sauvy. Le travail d'enquête mené par Sutter et de plus jeunes membres (notamment féminins) de l'INED a fourni une masse de connaissances qui contribuent à étayer les nouvelles législations. En 1971 et 1978, deux enquêtes sont faites par P. Collomb et E. Zucker-Rouvillois, puis par H. Léridon, qui permettent de brosser un large tableau de ces questions (Léridon et alii, 1987). On peut, en comparant les livres de Sauvy et Sutter avec ceux récents de Le Bras, Léridon ou Roussel, mesurer le chemin parcouru. L'idée que la fécondité et la contraception sont des affaires de choix individuels et non plus la conséquence d'un néo-malthusianisme menaçant est définitivement acquise13.
45Pourtant, malgré ces importantes évolutions historiques, le corps, décrit à partir de points de vue différents et variables, reste un des fils conducteurs des travaux de l'INED (à la différence de l'INSEE, plus centré sur l'économie et la société). Confrontés à cette hypothèse, plusieurs membres et anciens membres de l'INED observent que, si le corps y est effectivement très présent, il y est aussi abstrait, aseptisé, comme tenu à distance, sinon refoulé. Cette remarque pourrait être à l'origine d'une recherche sur l'éventail des mises en scène possibles du corps, et sur la place spécifique de la démographie dans cet éventail, compte tenu de la tension, particulière à celle-ci, entre la singularité des corps et la généralité de la statistique. La montée en généralité effectuée par la démographie pourrait être confrontée à celle produite par la médecine, par le droit, par la psychanalyse ou par la philosophie.
LA POPULATION OU LE CORPS SOCIAL : DEMOGRAPHIE ET SOCIOLOGIE
46Les interactions entre le sociologue et le démographe semblent conformes à un schéma habituel des relations humaines, où chacun cherche à englober l'autre et à le mettre à son service. Le sociologue classique, analysant la pyramide des déterminations multiples qui font tenir une société, place sa "morphologie sociale", c'est-à-dire sa démographie, tout à fait à sa base, avant ses structures économiques, ses lois, sa religion, ses coutumes. C'est là le plan type de l'Année sociologique, la revue créée par Durkheim. La démographie est une pièce, certes importante, d'une construction plus vaste, qui englobe tous les facteurs de cohésion ou de conflit du corps social. A l'inverse, le démographe, centré sur le volume et le destin, "quantitatif et qualitatif", de la population, demande au sociologue de l'éclairer sur les "facteurs sociaux" du désir d'enfant, du choix du conjoint, ou du risque de décès.
47La métaphore du "corps social", empruntée par la sociologie à la biologie, s'oppose à la notion de "population" par les questions que chacune suggère. Un corps est fait de membres qui se tiennent. Il est vivant ou mort. Dans une population, des individus entrent et sortent, s'unissent et en fabriquent d'autres. La sociologie dont parle le démographe qui se réfère à la sociologie (Stoetzel, Girard) n'est plus tout à fait la même que celle du sociologue qui voit dans la "morphologie sociale" un niveau parmi d'autres de l'analyse d'une société. De ce point de vue la spécificité de l'histoire de la démographie (aux deux sens du mot, quantité et science) en France semble confirmer cette hypothèse du sociologue classique. C'est parce que la population française diminuait (ou augmentait moins vite que celle d'autres pays) que les démographes, de Jacques Bertillon à Sauvy et Calot, ont cru devoir sonner le tocsin, faisant ainsi du nombre et de la pyramide des âges un souci permanent spécifique à la France. Plus précisément même, le contenu et l'évolution des recherches sociologiques à l'INED peuvent être analysés sociologiquement dans cette perspective.
- 14 Ceci est montré par exemple par l'organisation d'enquêtes dont l'utilité technocratique immédiate (...)
48La création de l'INED relève de cette analyse. Sauvy prend habilement appui sur une morphologie sociale qu'il met lui-même en lumière, pour justifier une institution et la distance intermédiaire qu'il établit entre elle et le pouvoir politique. Le caractère à la fois urgent mais aussi crucial à long terme des problèmes de population implique que l'institution soit bien dotée, mais qu'elle ne soit pas trop proche de l'administration courante et de sa "bureaucratie". Cet équilibre précaire ne peut être assuré qu'en raison de la nature des questions traitées et de leur caractère vital, que l'histoire particulière à la société française a contribué à faire apparaître comme tel. Ainsi est esquissée une explication sociologique de la dynamique de l'autonomisation relative de l'INED, qui ne peut être décrit seulement comme une institution répondant directement à des besoins de l'Etat et de son personnel dirigeant14.
49En revanche, on peut relier trois grands types de recherches sociologiques menées à l'INED à cette configuration historique particulière, et notamment au maintien de la "bonne distance" qu'ont cherché à maintenir les responsables de l'INED, pour en garantir la survie, la dotation en moyens et l'autonomie intellectuelle relative. Ces trois terrains sont ceux des "facteurs sociaux de la fécondité", des trajectoires d'enfants d'âge scolaire, et enfin de l'évolution des formes de la famille.
50Tout au long de son histoire, l'INED a organisé d'innombrables enquêtes sur le "nombre idéal d'enfant" (pour l'enquêté, pour son milieu social, pour la France entière), sur la perception et la connaissance des questions démographiques par la population, sur les raisons d'avoir ou non des enfants ou plus d'enfants, sur la connaissance et la pratique des moyens contraceptifs, et l'attitude à leur sujet (enquêtes CAP : connaissance, attitude, pratique), sur l'opinion sur une libéralisation éventuelle de la loi de 1920, selon le sexe, l'âge, la classe sociale, le diplôme, la pratique religieuse... Inscrites à leur origine dans la suite de l'enquête pionnière d'Indianapolis de 1941, bien connue et souvent citée, ces enquêtes ont fait l'objet d'une énorme quantité d'articles dans Population. Leur contenu et leur mode d'analyse ont beaucoup évolué, glissant progressivement d'un savoir directement relié à l'objectif nataliste et "antimalthusien", vers des études beaucoup plus différenciées et descriptives. Elles ont été largement utilisées lors des débats des années 1960 et 1970, en permettant notamment aux responsables politiques de prendre la mesure de l'évolution, somme toute assez rapide entre 1950 et 1970, du poids et de l'audience relative dans la population des points de vue très différents exprimés, d'une part, par le Mouvement pour le planning familial (qualifié de néo-malthusien), et d'autre part, par l'Eglise catholique ou le Parti communiste (antimalthusiens).
51L'histoire des recherches sur les trajectoires d'enfants d'âge scolaires, associées aux noms de Girard et Bastide, symbolise à elle seule, on l'a vu, le basculement des paradigmes intervenu entre les années 1930 et 1960. Décrivant leur origine lointaine, Girard (1986) évoque Henri Decugis, auteur en 1935 d'un livre sur "Le destin des races blanches", préfacé par André Siegfried (père tutélaire des sciences politiques en France). Girard précise ensuite :
"... Decugis, se situant dans le courant des recherches sur l'eugénique, insiste sur les phénomènes de fécondité différentielle, qui risquent de compromettre l'avenir des peuples les plus civilisés, puisque leurs élites se reproduisent beaucoup moins que les masses. Or, il est l'un des membres d'une commission officielle, créée en 1936 pour étudier les problèmes de l'enfance déficiente, et dont les travaux sont à l'origine de l'enquête nationale sur le niveau intellectuel des enfants d'âge scolaire..." (Girard, 1986).
52Cette enquête, portant sur 100 000 enfants, a été mise au point et organisée par Stoetzel à la Fondation Carrel au premier semestre 1944, puis dépouillée et publiée par l'INED en 1950 et 1954 sous le titre "Le niveau intellectuel des enfants d'âge scolaire". D'autres enquêtes du même type sont menées dans les années 1950, notamment sur les "enfants bien doués", et conduisent au suivi, pendant dix ans, de 1962 et 1972, d'un échantillon de 20 000 élèves sortis de l'enseignement primaire en 1962 (Girard et Bastide, 1973). Les interprétations de ces enquêtes deviennent, au fil du temps, de moins en moins "eugéniques", et de plus en plus "socio-culturelles". Elles fournissent des arguments statistiques à la sociologie de l'éducation de Bourdieu et Passeron qui développent alors l'idée de "reproduction". Malgré leurs orientations et leurs langages certes différents, ces deux sociologies des années 1960 convergent pour mettre l'accent sur les inégalités sociales face à l'école liées à des différences de "capital culturel", expression employée par l'une et par l'autre.
53Le troisième exemple de domaine important de recherches sociologiques à l'INED est celui des transformations rapides des structures familiales, marqué par les travaux de Roussel, Léridon, Héran, Bozon et d'autres. Dans ce cas, le démographe est concerné non seulement en raison des conséquences de ces changements sur les résultats des mesures de ses variables de prédilection, fécondité et nuptialité, mais aussi parce que ses instruments de mesure eux-mêmes en sont menacés. Sans mariages, plus de taux de nuptialité, plus d'âge au mariage ni de durée de mariage, plus de conceptions prénuptiales, ni d'intensité des naissances dans les mois suivant la noce, qui permettaient, dans les années 1950, d'évaluer de façon indirecte la "fécondité naturelle" et la fécondabilité.
- 15 Ce résultat, sur l'incomparabilité de faits relevant de logiques sociales différentes, peut être r (...)
54Toutes ces transformations portent à la fois sur la façon dont les gens vivent et sur la façon dont ils qualifient leur état. Les démographes sociologues créent des expressions qui passent dans l'usage public : cohabitation juvénile, familles monoparentales, familles recomposées. Les mariages deviennent des unions. Le chef de ménage devient la "personne de référence" du ménage. L'évolution rapide des modèles familiaux est visible à l'oeil nu car ces modèles coexistent. Cette simultanéité rend pertinente et actuelle une critique, souvent faite et non moins souvent refoulée, de l'usage de variables statistiques standardisées ahistoriques, asociales ou "anationales". Ainsi, du divorce : Roussel (1980) montre comment celui-ci a quatre significations complètement différentes selon qu'il intervient dans quatre modèles familiaux, qu'il analyse précisément15.
55Ce domaine a aussi l'intérêt de permettre de suivre d'assez près les interactions réciproques entre les trois pôles que constituent : 1) la recherche (INED et secteurs maintenant assez vastes de la sociologie de la famille et du droit de la famille) ; 2) l'Etat, ou plutôt ses diverses administrations, et 3) la société. Les catégories formulées par les chercheurs sont rapidement reprises par les administrations et les commissions officielles, sont inscrites dans des réglementations variées et ainsi durcies. En conséquence elles se prêtent mieux à des mesures statistiques qui, à leur tour, renforcent leur consistance, permettant ainsi de compter l'incomptable : les familles monoparentales, les enfants de familles recomposées, les avortements, ou, dans d'autres registres, les toxicomanes ou les enfants maltraités. Ces périodes de recomposition sociale et institutionnelle sont pleines d'intérêt pour qui a l'intuition que la démographie et la statistique ne mesurent pas des choses qui existent déjà, en dehors d'elles et avant elles, mais qu'elles sont des maillons parmi d'autres, dans de vastes réseaux qui font tenir des choses ensemble. Quand ces réseaux ne bougent pas, on peut croire que les choses existent et perdurent, et construire des séries longues. Mais si les réseaux bougent, comme de nos jours, le démographe et le statisticien doivent changer de casquette et devenir aussi sociologues et historiens de l'instrument de connaissance lui-même.
DE MALTHUS AUX PENSIONS DE RETRAITE : DEMOGRAPHIE ET ECONOMIE
56L'histoire longue de la pensée démographique est dominée par les débats autour des idées de Malthus : comment assurer l'équilibre entre le nombre des hommes et le volume des subsistances ? La même question est présente dans les discussions sur la démographie du Tiers-monde menées depuis au moins la seconde guerre mondiale. Elle a nourri une bonne partie de l'œuvre d'Alfred Sauvy, à propos de Malthus, de l'optimum de population et de l'activité des hommes. L'INED a participé à sa façon aux grands débats sur le Tiers-monde. Sauvy y défendait une position fort différente de celle des experts anglo-saxons. Un Cahier Tiers-monde a été publié en 1956, où Sauvy affirme fortement sa ligne antimalthusienne, tandis que Tabah (qui devait ensuite rejoindre l'ONU) cherche à défendre un point de vue plus nuancé. Mais, peut être en raison de ces différences de perspectives, le rôle de l'INED dans ce débat mondial a subi des éclipses, malgré les créations ultérieures du CICRED (réseau international de centres de démographie) et du CEPED (orienté vers la coopération avec le Tiers-monde).
57La recherche proprement économique ne semble pas avoir constitué un fil conducteur important de l'activité de l'INED depuis 1945, du moins par comparaison avec les recherches sociologiques ou même historiques. Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Au delà de raisons en apparence conjoncturelles, liées par exemple à des incompatibilité de personnes ou à des aléas historiques, on reprendra une hypothèse sur la combinaison fondatrice des recherches de l'INED, son "programme génétique", qui, malgré les transformations essentielles décrites dans les deux parties précédentes, a conservé une forme de permanence depuis son origine.
58Cette hypothèse est que ce qui fait tenir ensemble les diverses composantes de l'INED, c'est le corps, corps physique, corps inscrit dans une société, dans une histoire de longue durée, dans des territoires. Tant que l'économie est pensée en termes malthusiens de subsistance, c'est-à-dire de moyens de survie nécessaires au corps, la démographie est concernée directement. Mais dès lors que l'économie, à la fois en tant que pratique sociale et en tant que science particulière, se déploie autour de l'échange marchand par l'intermédiaire de la monnaie et d'un système de prix, le démographe de l'INED ne reconnaît plus ses objets. Le Franc fait rarement partie des unités comptées dans les tableaux publiés par Population. Ceci est symbolisé par le fait, non anecdotique, que pendant des décennies, Sauvy a réclamé qu'une comptabilité nationale, et notamment des tableaux d'échanges interindustriels (tableaux de Leontief), soient dressés en temps de travail et non en Francs. Les heures de travail résultent directement du corps, et de la mise en relation des besoins et des efforts, alors que les prix du marché, exprimés en Francs, reflètent des mécanismes d'échanges et sont par là moins "réels", moins "naturels", de la même façon qu'il y a une fécondité naturelle et une mortalité naturelle. Le marché est une circonstance, une interférence externe, comme le sont la contraception, la guerre ou l'épidémie venue d'ailleurs.
59Bien sûr le marché n'est pas explicitement rejeté et Sauvy n'est pas marxiste. Mais il situe sa réflexion sur un plan différent de celui des travaux menés, pendant cette période, par les générations successives d'économistes, à l'INSEE ou ailleurs. Dans un premier temps, la comptabilité nationale, à la façon de Claude Gruson, est l'outil d'une macroéconomie keynésienne. Elle se présente comme neutre par rapport au caractère capitaliste ou socialiste de l'économie, mais utilise quand même, de fait, les prix de marché pour ses valorisations. Cependant ces économistes de la première génération de la comptabilité nationale (bien décrits par Fourquet, 1980) et les démographes de la première génération de l'INED se rejoignent sur un point important. Une planification de moyen et long terme, reposant sur des perspectives quantifiées, est nécessaire pour prendre en compte dans les décisions d'aujourd'hui les contraintes déjà inscrites dans la situation présente, ou "tendances lourdes", à commencer par celles de la démographie. La construction des équipements scolaires, les prévisions de population active, ou les charges futures des systèmes de retraite sont, de ce point de vue, les cas les plus typiques, où les travaux de l'INED ont souvent été sollicités. Dans un second temps, à partir des années 1980, les dynamiques microéconomiques marchandes sont analysées et prises en compte de façon beaucoup plus approfondie par les économistes, y compris dans l'orientation des politiques publiques.
- 16 Olivia Ekert a mis en œuvre ces outils pour étudier l'économie de la famille et le coût de l'enfan (...)
60Comment la démographie aurait elle pu se raccorder à ces deux phases successives ? Dans la première, les propositions de Sauvy sur les comptabilités en temps de travail rencontrent peu d'échos. Dans la seconde, on aurait pu imaginer l'importation, pour les questions de démographie, des paradigmes du marché, à la façon des théories du capital humain de Gary Becker : le mariage, la production d'un enfant, le divorce, seraient des décisions relevant d'un calcul rationnel. Une telle importation, qui existe dans le monde anglo-saxon, est peu répandue en France, et notamment à l'INED, dans la mesure où elle ne correspond à aucune de ses traditions, notamment à celle des enquêtes empiriques16. En revanche cette intégration du raisonnement microéconomique, dans des questions qui auparavant étaient pensées autrement, est maintenant largement pratiquée dans un domaine connexe de celui de la démographie, l'économie de la protection sociale et de l'assurance. Mais cela est fait à l'INSEE plutôt qu'à l'INED. Ce courant de recherche, lié à la montée de l'économie de l'assurance, met en œuvre des concepts issus de la microéconomie, comme le hasard moral, l'antisélection, le bonus-malus, impensables dans le cadre de l'économie classique de la redistribution (Blanchet, 1995).
- 17 A ses tout débuts, l'INED a même été parfois perçu comme un "bureau d'étude de la Sécurité Sociale (...)
61Dans ce domaine de la protection sociale, des chercheurs de l'INED ont cependant effectué de longue date des recherches économiques importantes17. La Sécurité sociale a été créée en 1945 par Pierre Laroque, à peu près en même temps que l'INED, l'INSEE et le Commissariat au Plan. Laroque était membre actif du Conseil scientifique de l'INED, et du Haut Comité de la Population, une institution consultative influente tout au long de la période (R. Lenoir, 1995). Le fonctionnement des diverses branches de la Sécurité sociale, à commencer par celle des allocations familiales, a souvent été analysé dans Population (c'est même un des rares domaines où apparaissent des Francs). Plus récemment, l'économie du système des retraites a été étudiée par Blanchet. Une économie de la redistribution, non fondée sur des contrats marchands, trouve plus facilement sa place à l'INED, qu'une "économicisation" à la Becker des comportements démographiques, peu conforme à son histoire et à sa culture.
62Le domaine de la population active et de l'emploi avait été exploré dans les années 1950, notamment par Fourastié (que Sauvy souhaitait pour successeur). Dans les années 1960, il l'a été par un ancien collaborateur de celui-ci, Vimont, qui a poussé à la création, en 1970, d'un organisme distinct de l'INED, le Centre d'étude de l'emploi (CEE). Celui-ci a eu ensuite une tout autre histoire. Du coup, la démographie de la population active a été peu traitée à l'INED à partir des années 1970, et l'a été plutôt à l'INSEE, notamment pour les projections de l'offre et de la demande de travail, dans les travaux de planification.
63L'hypothèse formulée ici, sur les relations et incompatibilités entre le corps et le marché, mériterait d'être approfondie, dans des perspectives juridiques, sociologiques et politiques, et aussi par des comparaisons avec d'autres pays réputés culturellement moins réticents à l'égard de l'économie marchande. En quoi les interactions entre démographie et économie diffèrent elles selon les traditions spécifiques des relations entre l'Etat, la société et le marché ?
CRULAI, PAROISSE NORMANDE : LE TEMPS DE L'HISTORIEN
64Entre les années 1930 et 1950 a été progressivement formulé un modèle standard de l'évolution historique des démographies des divers pays, celui de la "transition démographique" (Chesnais, 1986), décomposant cette histoire en trois phases, séparées par les baisses, décalées dans le temps, de la mortalité, puis de la fécondité. Si les démographes français ont, jusqu'aux années 1980, assez peu participé aux débats doctrinaux sur les causes et les conséquences de ces évolutions, ils ont en revanche apporté des contributions décisives à la mise au point de méthodes empiriques permettant de valider, de contester ou de nuancer ce modèle. Le dépouillement des registres paroissiaux et la constitution de fiches de famille soigneusement standardisées ont permis à Louis Henry de mettre en œuvre les outils de l'analyse démographiques évoqués ci-dessus, sur des périodes de plusieurs siècles. Ce travail, expérimenté sur la paroisse normande de Crulai, a été ensuite codifié et largement diffusé dans un manuel (Fleury et Henry, 1956), et repris dans maintes recherches historiques de par le monde. Ces méthodes sont aujourd'hui toujours utilisées à l'INED par Biraben et Houdaille, qui poursuivent l'exploitation d'un fichier de 400 paroisses suivies depuis le xvie siècle.
- 18 Selon R. Le Mée, cette nouvelle source a suscité cependant, dans les années 1950, de vives résista (...)
- 19 Parlant de l'étude des bibliothèques des bourgeois éclairés du xviiie siècle, Furet déclare : "Il (...)
- 20 Cette critique méconnait le fait que les séries historiques elles-mêmes fournissent des "indices", (...)
65Les innovations d'Henry venaient à point, dans les années 1950, à un moment où les historiens de l'Ecole des Annales mettaient l'accent sur l'histoire économique sérielle, centrée sur l'exploitation des mercuriales de prix et de salaires, disponibles parfois sur quatre ou cinq siècles (Simiand, Labrousse, Braudel). Une nouvelle dimension était ainsi apportée aux vastes fresques brossées par cette histoire quantitative, qui domina le paysage scientifique de l'histoire, entre les années 1930 et 197018. Le succès de l'histoire sérielle devait ensuite diminuer, les séries statistiques étant alors critiquées, selon un schéma classique, comme étant réductrices, et incapables de décrire les significations des variables dont les chroniques sont construites. Ce tournant critique est symbolisé par l'évolution de l'historien François Furet, qui, apôtre de l'histoire quantitative dans les années 1960, la critique vivement vingt ans plus tard19. Cette critique est souvent aussi formulée en faisant référence à un article de l'historien italien Carlo Ginzburg (1980), qui oppose les "sciences galiléennes" (où sont englobées l'histoire quantitative et la modélisation mathématique) et les "sciences de l'indice", qui fondent une "micro-histoire" qui tourne le dos à l'histoire quantitative20.
- 21 Voir par exemple l'étude sur la démographie en URSS d'Alain Blum (1994).
66Dans quelle mesure ce débat, propre au monde des historiens, concerne-t-il aussi celui des démographes ? Dans tous les cas, il est nécessaire de le réinsérer dans une discussion plus générale sur l'usage des méthodes quantitatives en sciences sociales, qui a eu lieu aussi dans le monde des sociologues. Ces derniers sont maintenant pratiquement scindés en plusieurs pôles qui, au moins en France, communiquent peu entre eux. Pour le moment, la démographie historique n'a pas été beaucoup touchée par ce débat. Une des façons de le dépasser serait de travailler sur les techniques mêmes d'enregistrement, de codage, de définition des variables, dans une perspective d'histoire sociale et intellectuelle de ces procédures qui conduisent aux données moulinées ensuite par des logiciels de plus en plus complexes21. Apparaîtrait ainsi le fait que des données chiffrées apparemment équivalentes ont été conçues et produites dans des univers mentaux, cognitifs et politiques, radicalement différents (Brian, 1994).
67De ces critiques récentes de l'usage du chiffre en histoire, une première version pleine d'humeur et de verve avait été formulée plus tôt et de façon isolée par un historien, membre de l'INED de 1945 à 1968, Louis Chevalier. Son ouvrage de 1958, "Classes laborieuses, classes dangereuses", propose une autre façon d'écrire l'histoire d'une population, celle des classes populaires parisiennes du xixe siècle et de leur criminalité, à partir des séries de statistique criminelle, disponibles depuis 1827. La conclusion de ce livre prône une interprétation "biologique" de l'histoire, complètant l'interprétation "socio-économique" alors dominante. Par ce mot "biologie", Chevalier entend en fait la démographie en tant que produit de l'activité et des pulsions vitales, y compris criminelles, des corps, et non pas la génétique à la façon de Sutter ou Jacquard. Ce texte un peu étrange conforte l'hypothèse avancée ci-dessus : le corps, dans ses diverses dimensions, constitue un des fils conducteurs de la démographie et des recherches de l'INED. Vont dans le même sens les recherches historiques sur les épidémies, notamment la peste de 1348, menée par un autre historien de l'INED, Biraben.
- 22 L'étude de cette même articulation des mobilités est aussi renouvelée par l'enquête et les méthode (...)
68Dans la voie plus classique ouverte par Louis Henry, la grande enquête généalogique organisée par J. Dupaquier (alors directeur du Laboratoire de démographie historique de l'École des hautes études en sciences sociales, EHESS), porte sur tous les hommes figurant dans l'état-civil français, depuis 1792, et dont le nom patronymique commence par les lettres TRA. Cette source apportera des informations importantes sur les mobilités professionnelles, sociales et géographiques sur longue période22.
69Les séries démographiques longues construites à partir des travaux de Henry, Biraben et Houdaille peuvent être lues de plusieurs façons. Dans un premier temps, elles l'ont été plutôt en termes de démographie pure, indépendamment d'autres variables, dans la mesure où, par eux-mêmes, les faits reconstruits peuvent être reliés entre eux et être déjà très parlants. La spécificité de l'apport du raisonnement démographique est souvent méconnue par les spécialistes d'autres sciences sociales pour qui la démographie est un sorte de socle incontournable, mais finalement peu utilisé. Mais la tendance à expliquer la démographie essentiellement par la démographie a pu être accentuée aussi par le type de formation reçue par la génération issue de l'IDUP, entre 1957 et les années 1970.
70Une autre tradition existait de longue date chez les statisticiens et les économistes, au moins depuis le début du siècle. Les premiers usages en France des techniques de la corrélation et de la régression portaient sur des mises en relation de variables démographiques et économiques, les mariages et le prix du blé (Bunle, 1911). Le recours à des méthodes économétriques pour analyser les séries démographiques, en les mettant en relation avec des données économiques, sociales ou climatiques (Bonneuil, 1991), a été plus fréquent quand une partie des nouvelles recrues de l'INED a été formée à l'ENSAE, école où l'enseignement de l'économétrie est très poussé. A ce moment les échanges avec des chercheurs d'autres pays très accoutumés à ces techniques sont devenus intenses (Alain Blum, Bonneuil, Blanchet, 1992).
PEUPLEMENT, MIGRATIONS, MOBILITE : DEMOGRAPHIE ET TERRITOIRE
71A son origine, la statistique administrative, qu'elle soit allemande, anglaise, russe ou française, était fortement liée à la description de territoires : principautés ou villes de l'Empire allemand, comtés anglais, zemstvos en Russie, départements en France. Mais, plus qu'ailleurs, le travail d'unification politique et administrative propre à l'État français a produit ses effets sur la statistique. Alors que dans les trois autres pays, les territoires locaux conservent longtemps assez de consistance institutionnelle pour être dotés d'une cellule statistique, aussi petite soit-elle, rien de tel ne subsiste en France, où, jusqu'en 1941, la SGF est centralisée à Paris. La vision du territoire est ainsi homogénéisante et descendante. Les renseignements sont présentés selon des découpages départementaux et urbains, selon des modèles standards permettant les comparaisons et l'établissement de séries longues. D'une certaine façon, l'INSEE, doté pourtant de 21 Directions régionales, a poursuivi cette tradition jacobine, même si, récemment, des pas ont été faits vers une déconcentration de l'appareil statistique.
72Ce rappel historique permet de caractériser l'originalité de l'INED par rapport à cet aspect de la statistique administrative. Il a largement utilisé l'acquis de cette statistique nationale, territorialisée de deux façons, par département et par taille de commune puis d'agglomération. Tout un courant de la recherche démographique a pris appui sur ces sources anciennes pour construire une démographie du territoire, où celui-ci est vu par le haut, découpé, tabulé et cartographié. Des variables y sont successivement présentées, et éventuellement combinées par quelque technique statistique. Les travaux sur l'urbanisation de Tugault, les cartographies de Le Bras ou les typologies de villes de Denise Pumain relèvent de ce genre où le territoire national est premier, mais découpé selon des modalités variées.
73Mais une autre optique est possible, celle de la localité, qui est plutôt le point de vue des habitants et des responsables d'une entité géographique, commune, canton agricole, département. Dans ce regard par le bas, on totalise tout autrement que dans le genre précédent, puisqu'on cherche à caractériser cette localité en rassemblent des informations de toutes sortes. L'INED a aussi suivi cette voie, moins évidente dans le contexte culturel français. Par exemple, un Cahier de l'INED (n° 8) est présenté en 1949 par Sauvy et Chevalier : "Dépeuplement rural et peuplement rationnel", juxtaposant six enquêtes locales sur des très petites régions agricoles. Autres exemples : le travail de Collomb (1984) sur le Lauragais (une partie de l'Aude), "La mort de l'orme séculaire", ou les enquêtes successives (Pourcher, Bonvalet) sur le peuplement de Paris. On parle parfois dans ce cas de "monographie", mais un doute subsiste sur le statut et la portée de tels travaux. Sont ils "représentatifs" ? De quelle nature est la généralisation qu'on en infère, plus ou moins implicitement ? Porte-t-elle sur la méthode (cas de l'enquête-pilote) ou sur les résultats ? La réponse n'est sans doute pas la même pour le Lauragais et pour Paris. Elle dépend aussi des destinataires de ce genre de connaissance : les habitants de la localité posent autrement la question de la généralisation.
74Tout au long de l'histoire de l'INED, le point de rencontre entre le point de vue démographique et le territoire, qu'il soit défini par le haut ou par le bas, a été souvent la notion de peuplement, avec la multiplicité de ses connotations : politiques volontaristes (immigration, entre 1945 et 1970 ; construction de villes nouvelles, aménagement du territoire, après 1960), flux constatés a posteriori et non voulus (migrations, mobilités individuelles), et enfin résultats de ces dynamiques. On retrouve ce mot dans maints intitulés d'enquêtes et d'articles de Population. Beaucoup des questions successivement posées et traitées à l'INED relèvent de ces trois aspects du peuplement. Les études sur le logement, les migrations et la mobilité ont évolué en fonction des questions et des tensions successives soulevées dans la société française, entre 1945 et 1995. Celles-ci peuvent être classées selon trois périodes bien typées, séparées par les dates 1960 et 1975 (Bonvalet et alii, 1994).
75L'après guerre est l'époque de la reconstruction, des débuts de la planification, d'une immigration organisée, de la crise du logement. Un petit groupe de personnes membres ou proches de l'INED, Chevalier, Dessus et George, pose la question d'une "géographie volontariste", fondée sur une analyse démographique des déséquilibres de la répartition de la population entre Paris, les autres villes et la campagne, et suggère ce qui deviendra l'aménagement du territoire. Un des intérêts de ces travaux est de descendre souvent à un niveau géographique fin ou même très fin (exemple du Cahier n° 8 cité ci-dessus), ce que ne fait pas l'INSEE. Il y a là des éléments pour une réflexion sur la pertinence relative des diverses échelles de l'observation. Cela conduit par exemple Chevalier à des études sur les rues de Paris.
76L'INED contribue à éclairer des politiques d'immigration organisée. Les deux premiers numéros de Population contiennent des articles dont les titres suggèrent bien les préoccupations du temps, éloignées de celles d'aujourd'hui : "Évaluation des besoins de l'immigration française" (Sauvy), "Vieillissement de la population, retraites et immigration" (Vincent). En 1946, la reprise de la natalité était encore peu visible, et, à la question du vieillissement, il était proposé de répondre par l'immigration de personnes jeunes.
77Jusqu'à la fin des années 1950, la crise du logement est grave et peu de logements sont construits. L'INED enquête sur les besoins et les souhaits à ce sujet, sur les trajets domicile-travail, sur les hôtels meublés, sur les logements des immigrés et des "faibles" (ainsi étaient alors nommés les "exclus" d'aujourd'hui). Henry publie en 1950 des "perspectives relatives aux besoins en logement" pour l'année 1980, à partir de projections démographiques.
78Vers 1960, les constructions de logement passent de 100 000 à 300 000 par an. L'urbanisation des banlieues par des grands ensemble se développe et accueille les personnes venant des bidonvilles des années 1950. La coexistence de la maison individuelle et de ces nouveaux immeubles en barres conduit à des enquêtes portant sur ces deux types d'habitat. A partir de 1965 sont lancées les villes nouvelles de la région parisienne. De grands flux migratoires interviennent, portant sur des ruraux français et sur des paysans et ouvriers maghrébins. L'INED organise des enquêtes à ce sujet, sur "le peuplement de Paris" (Pourcher, 1964), sur "les difficultés engendrées par l'immigration et la perception des autochtones vis à vis de la population maghrébine" (Girard, 1977). L'évolution à long terme du peuplement des villes nouvelles relève typiquement de l'analyse démographique, puisque l'on peut simuler le vieillissement simultané de l'habitat et des habitants (Le Bras, Chesnais, 1976).
79A cette époque est créée la Direction de l'aménagement du territoire et de l'action régionale (DATAR), qui systématise les réflexions de la génération précédente des "géographes volontaristes". La DATAR est à l'origine de la création "d'observatoires économiques régionaux", qui seront repris par l'INSEE et inaugureront de nouvelles formes de relations entre la production de données statistiques et démographiques et des publics locaux. Mais l'INED, dépourvu d'infrastructure régionale, ne participe pas directement à ce mouvement.
80Le thème de la "mobilité résidentielle", complémentaire des mobilités professionnelle et sociale, apparaît vers ce moment (Tugault, 1973). Il retraduit au niveau des individus ce qui est décrit sous le nom de "migrations" au niveau des territoires. Les mêmes phénomènes sont décrits mais le point de vue se rapproche de celui qui deviendra important à la période suivante, illustré par l'enquête sur la triple biographie, familiale, professionnelle et résidentielle (Courgeau et Lelièvre).
81A partir des années 1970 interviennent à la fois la crise économique et les transformations des structures familiales et des modes de vie. Les études sur le territoire changent alors de texture. Auparavant simple support spatial des mouvements des hommes, sans logique spécifique, le territoire est désormais perçu en termes de réseaux de proximité, de relations familiales et amicales, de parcours quotidiens. Les spécificités de l'enracinement local, absentes des grandes statistiques par sondage des années 1950 à 1970, sont désormais formulées. Ces problématiques du "local" ne se prêtent pas à des généralisations simples, puisque les variables qu'elles produisent ne sont pas préalablement standardisées et codées par des grandes réglementations nationales. Elles peuvent aussi donner lieu à des formalisations mathématiques originales faisant apparaître des emboîtements d'échelles. Relèvent de ce nouveau type d'enquêtes celle sur les "proches et parents", en 1990 (Le Bras, Bonvalet), et celle sur "la population, l'espace de vie et l'environnement", en 1992 (Collomb).
82Les populations les plus victimes de la situation de crise, les moins intégrées, et par là les plus mal enregistrées dans les procédures statistiques "normales", c'est-à-dire les immigrés et les "sans domicile fixe", font l'objet d'enquêtes impliquant des méthodes particulièrement travaillées. Celle intitulée "mobilité géographique et insertion sociale", portant en fait sur les immigrés ou les enfants d'immigrés, est organisée en 1992 avec l'INSEE (Tribalat), et celle sur les SDF est en cours en 1995 (Marpsat).
SCIENCE, ETAT ET EXPERTISE A LA FRANÇAISE
83La question initiale de ce texte, "la démographie française est-elle une science d'État ?", était formulée dans des catégories relevant de la sociologie de la science des années 1950 et 1960. Celle-ci supposait que, au moins virtuellement, pouvait être pensée une science "pure", dont la sociologie étudiait le contexte mais non le contenu. Cette quête de pureté n'était, d'une certaine manière, pas très différente de celle de la démographie pure, séparant analytiquement des "facteurs", ou de celle de Maurice Allais et de son "Traité d'économie pure" (1943). Les courants plus récents de la sociologie des sciences ne cherchent pas à "relativiser" celles-ci en les noyant dans "le social", comme on l'a dit parfois, mais à mettre en relation, symétriquement, leurs divers points d'accrochage, cognitifs, disciplinaires et politiques, ce qui est sans doute la façon la plus exigeante de les prendre au sérieux (Latour, 1989). C'est ce que nous avons essayé de faire ici avec la démographie française.
84Ainsi le "quasi-monopole" de l'INED sur celle-ci, souvent signalé, ne peut être compris indépendamment de l'ancienneté française d'une "expertise d'État", et de la faiblesse relative des universités, notamment provinciales, par rapport aux grandes écoles. La quête de pureté de l'analyse démographique est liée à cette tradition des écoles d'ingénieurs. Elle produit des effets de clarification pédagogique évidents, mais elle tend aussi à éloigner la démographie des autres sciences humaines et à créer une sorte d'isolat scientifique. Pourtant cette tendance est contrebalancée par des connexions, longuement frayées avec des disciplines comme la sociologie, l'histoire et la géographie, et plus ténues avec l'économie. Ces effets de réseaux ne sont pas plus "cognitifs" que "sociaux". Ils ont un caractère contingent et historique. Ils sont différents en Angleterre ou aux États-Unis, et, même en France, ils évoluent profondément entre les années 1940 et 1990.
85Malgré des zigzags liés aux circonstances, la tendance générale à l'autonomisation relative et à la professionnalisation scientifique (au sens anglo-saxon) est indéniable. Dans les années 1940, l'INED est largement orienté vers des applications directes aux problèmes urgents de l'heure. Puis, dans les années 1950, une période de calme relatif conduit à un premier recentrage et à un investissement intense dans les outils de l'analyse démographique, marqué notamment par la création de l'IDUP en 1957. Une sociologie de l'école se développe et se prolonge dans les années 1960. Durant celles-ci, Bourgeois-Pichat, après un séjour très productif à l'ONU, a succédé à Sauvy. Il contribue à ouvrir plus largement l'INED aux questions internationales, et à lui donner un style scientifique plus proche de celui du monde anglo-saxon. Mais des problèmes nouveaux surgissent de la société française elle-même. Vers 1965, le baby-boom prend fin, et les questions de contraception sortent des petits cercles scientifiques (l'INED) et militants (le Mouvement pour le planning familial) pour devenir un enjeu politique largement débattu. Entre 1968 et 1972, une crise institutionnelle, liée à l'apparition d'une deuxième génération de démographes, agite l'INED, dont le statut et l'organisation sont remis en cause.
86Entre 1972 et 1992, un administrateur de l'INSEE, Gérard Calot, dirige l'INED, et un autre ancien membre de l'INSEE, Michel-Louis Lévy, impulse une politique de communication et de vulgarisation en direction de l'opinion publique, à travers le Bulletin Population et Sociétés. Calot est un actif avocat des idées natalistes, en défendant notamment une "politique du troisième enfant". Mais il s'en faut de beaucoup que tous les membres de l'INED partagent cette sensibilité et ces intérêts. Nombre d'entre eux préfèrent se consacrer à leurs recherches sans prendre parti sur ces questions, et peuvent le faire effectivement. C'est aussi pendant cette période qu'est instituée la régulière publication du rapport annuel sur la situation démographique, qui contribue à fixer l'image de l'INED dans la presse, l'opinion et le monde politique. Par ailleurs sont développées les méthodes longitudinales, à travers des enquêtes de type nouveau et les panels mis en place par l'INSEE. La sociologie d'enquêtes explore des terrains liés à la fécondité, à la famille et à l'espace. Mais les bouleversements des comportements familiaux contraignent les démographes à repenser leurs outils.
- 23 Ce type d'analyse a été mis en œuvre de façon détaillée et féconde par Michel Armatte (1995), dans (...)
87Dans les années 1990, une nouvelle crise surgit, à la suite de la controverse sur les taux de fécondité évoquée ci-dessus. Il est encore difficile d'en faire le bilan. La question de l'identité de l'INED est à nouveau discutée, ce qui est un signe de vitalité. Une orientation de type "centre de recherche" pluraliste et ouvert sur l'extérieur est développée par Jacques Magaud, directeur de 1992 à 1995. Entre la démographie pure et la démographie discipline carrefour, les points de vue varient. Sans prendre parti dans ces débats, on peut les mettre en relation avec ce qui s'est passé ailleurs ou dans d'autres temps. La question de la pureté peut être dédoublée en deux modalités, plutôt "syntaxique" ou plutôt "naturalisante". L'analyse des usages des outils statistiques ou mathématiques dans les sciences sociales peut s'appuyer sur une distinction entre trois niveaux, syntaxique (logique interne des formalismes), sémantique (interprétation à des fins de connaissance substantielle) et pragmatique (usages de la connaissance pour l'action)23. Les ingénieurs à la française ont particulièrement travaillé et fait progresser le niveau syntaxique, en démographie comme en statistique ou en économétrie. En revanche, les niveaux sémantique et pragmatique ont été souvent plus approfondis dans le monde anglo-saxon, ou dans des disciplines comme l'histoire, la sociologie de l'action, l'économie des conventions ou les sciences cognitives. Leur réexamen est, un peu partout, en pleine effervescence.
88Mais une autre forme de pureté a aussi été recherchée à l'INED, celle de "la nature", du corps biologique, indépendante des interférences "exogènes" de la société, de l'économie, et des malheurs du monde, épidémiques, guerriers et politiques. Le branchement sur les recherches physiologiques, médicales ou génétiques les plus modernes est une des voies possibles de la démographie, qu'explorent certains membres de l'INED.
- 24 Voir à ce sujet la recherche en cours de Carol Blum (Stony Brook, New York).
89Dans une étude récente sur les origines lointaines des débats sur la population, en nombre et en structure, avant même que n'existe le mot démographie, Philip Kreager (1991) suggère une hypothèse intéressante sur la sémantique et la pragmatique de cette science. L'histoire de la démographie, dit-il, est souvent présentée en suivant le fil de la question explicitée par Malthus vers 1800 mais déjà soulevée auparavant : comment s'établissent et évoluent les équilibres et déséquilibres entre le nombre des hommes et leurs subsistances ? Pourtant ces questions de nombre et de structure avaient été discutées, aux 17e et 18e siècles, par Machiavel ou Hobbes, dans une perspective toute différente, celle du contrat social et politique liant les hommes entre eux et à leur Prince, et non pas à la nature pourvoyeuse des subsistances. Cette hypothèse, alternative à celle d'une histoire des idées économiques de Malthus, pourrait éclairer l'histoire de la démographie en France. Même le "malthusianisme" si souvent stigmatisé par Sauvy porte plus sur la hantise du vieillissement, sur les relations entre les générations et la nature du contrat implicite qui les unit, et sur un projet politique pour la nation française, que sur la question des subsistances, comme c'est le cas pour les démographies anglo-saxonnes étudiant le Tiers-monde. La question du contrat social unissant les Français occupe une place importante dans une démographie dont les thématiques remontent souvent au xviiie siècle, à un moment où la question de la dépopulation hantait déjà les philosophes24. De ce point de vue, la démographie est bien liée à la construction et à la protection d'une société à visée égalitaire par un État actif et expert, typique de la France.
Notes
1 Texte publié dans : Chasteland J.C. et Roussel L. (éds) : Les contours de la démographie au seuil du xxième siècle, INED-PUF, 1997, Paris, pp. 57-93.
2 Ce texte est une pérégrination tout à fait non exhaustive à travers l'histoire de la démographie française et de l'INED. Il doit beaucoup à des entretiens avec une douzaine de membres ou anciens membres de celui-ci, mais je garde bien sûr l'entière responsabilité des hypothèses et points de vue formulés ici.
3 On évitera ici a dessein le mot "idéologie", souvent employé spontanément à propos de ces questions. Ce mot a l'inconvénient majeur de supposer le problème résolu, en enfermant dans le couple réifié "science-idélogie" les relations historiques que précisément on cherche à problématiser. Il ne s'agit bien sûr pas de suggérer que "la science n'est en fait que de l'idéologie", ce qu'a pu faire naguère, plus ou moins implicitement, une sociologie critique purement externaliste. Il faut en revanche prendre au sérieux les deux mots "science" et "Etat", en les dépliant l'un et l'autre, selon leurs modalités concrètes et spécifiques, au lieu de les utiliser comme des entités a priori, dotées de majuscules. C'est en se demandant en quoi consistent, dans un pays et à une époque données, les relations entre la science et l'Etat, que l'on peut comprendre ce que sont de fait à la fois la science et l'Etat, et non ce qu'ils devraient être, dans l'absolu.
4 L'expression "visée de vérité" est ici un outil analytique et descriptif, donc problématique, et non un nouvel avatar d'énoncé normatif de discours de célébration ou de justification.
5 Ces caractéristiques de l'enseignement de type polytechnicien sont analysées et discutées en détail dans un ouvrage collectif très dense publié à l'occasion du bicentenaire de cette Ecole, en 1994 (Belhoste, Dahan-Dalmedico et Picon, 1994).
6 Voir par exemple, dans le numéro de Population consacré à Pressat, l'avant-propos nuancé de Livi-Bacci (1991).
7 La préhistoire et l'histoire de l'INED sont retracées notamment par Girard (1986) et Dupaquier (1988). Le rôle joué entre 1941 et 1945 par la Fondation française pour l'étude des problèmes humains (ou Fondation Carrel) a été étudié par Drouard (1983 et 1992). De nombreux éléments historiques figurent dans le bulletin mensuel Population et Sociétés publié par l'INED. Une étude sociologique inspirée des idées de Bourdieu a été menée par R. Lenoir (1995). Un point de vue critique d'un membre de l'INED est exposé par Le Bras (1991).
8 On observe, dans ces listes (certes incomplètes) des deux premières générations de l'INED, une faible proportion de femmes (environ 13 %), alors que cet institut analyse une activité essentiellement féminine, la fécondité. Les femmes font les enfants, les hommes les comptent.
9 L'opposition ainsi stylisée par Lotka rappelle les débats qui, des années 1920 à 1940, ont opposé "statisticiens économistes", tels que Burns et Mitchell, aux "économètres" comme Tinbergen et Koopmans, sur la priorité logique à donner aux données ou aux modèles théoriques dans l'analyse des fluctuations économiques (Morgan, 1990 ; Desrosières, 2000a ; Armatte, 1995). Il est vrai que les termes du débat ne sont pas tout à fait les mêmes, puisque la principale question des économistes d'alors est l'explication des cycles, ce qui ne semble pas encore le cas pour les démographes (mais le deviendra plus tard pour les démographes historiens : Lee, 1992).
10 Sauvy lui-même, s'il ne décourageait par ceux des membres de l'INED qui, tels Lederman ou Le Bras, étaient attirés par ces exercices, manifestait parfois à leur égard une certaine distance ou ironie. Dans les années 1930, il avait joué à la SGF le même rôle que, au Bureau néerlandais de statistique, Jan Tinbergen (1903-1994). Analysant les séries de la conjoncture économique, Sauvy le faisait par des méthodes simples, empiriques et intuitives, dont son "Histoire économique de la France entre les deux guerres" donne une bonne idée. Au même moment, Tinbergen fabriquait le tout premier modèle macro-économétrique, en 1936. Plus tard, Sauvy ne cachera jamais sa réticence par rapport à l'économétrie. Une comparaison des rôles joués par ces deux personnages serait éclairante, sur deux façons différentes de s'immerger dans le siècle, ce qu'ils ont fait largement l'un et l'autre, en "savants-militants", mais en ne recourant pas à l'argument scientifique de la même façon (Desrosières, 1994).
11 Ce débat n'est pas sans précédents historiques. Au début du xixe siècle, les calculs et estimations indirectes des arithméticiens politiques du siècle précédent sont sévèrement jugés par des statisticiens qui, sous l'influence de Quetelet, veulent mettre en place des systèmes statistiques exhaustifs, et taxent péjorativement les premiers "d'algébristes". Plus récemment, à partir des années 1950, la construction des matrices de la comptabilité nationale à suscité le même type de débats, entre "statisticiens purs" de l'INSEE et macroéconomistes comptables nationaux, prêts à faire "flèche de tout bois" en ajustant des données et en prenant appui sur des contraintes comptables et des régularités économétriques.
12 Beaucoup d'informations figurent dans Léridon et alii (1987), Léridon (1995) et Zucker-Rouvillois (1994).
13 Dans les années 1950, les tableaux de Population présentant les enquêtes sur les pratiques contraceptives répartissaient les femmes en deux catégories, selon qu'elles avaient un "comportement malthusien" ou "non malthusien", glissant ainsi d'une théorie macro-économique (que très peu de femmes ne devaient connaître...) à la caractérisation d'une comportement individuel.
14 Ceci est montré par exemple par l'organisation d'enquêtes dont l'utilité technocratique immédiate n'est pas évidente, comme le choix du conjoint (deux fois, à 25 ans d'intervalle, par Girard puis Héran), ou les réseaux de proximité familiale et amicale (Bonvalet, Le Bras, Collomb).
15 Ce résultat, sur l'incomparabilité de faits relevant de logiques sociales différentes, peut être rapproché, par exemple, d'études déjà anciennes sur l'interprétation des réponses à la question : "Etes vous pour le travail des femmes ?" Les femmes de milieu populaire entendent "travail" et répondent non ; celles de milieu aisé entendent "liberté de la femme" et répondent oui.
16 Olivia Ekert a mis en œuvre ces outils pour étudier l'économie de la famille et le coût de l'enfant. Dans quelle mesure la structure familiale et la présence d'enfants influent elles le niveau et la répartition des consommations ?
17 A ses tout débuts, l'INED a même été parfois perçu comme un "bureau d'étude de la Sécurité Sociale" (tout juste créée par Laroque), en parallèle avec l'Institut national d'hygiène, l'ancêtre de l'INSERM (M. L. Lévy, 1995).
18 Selon R. Le Mée, cette nouvelle source a suscité cependant, dans les années 1950, de vives résistances chez certains historiens, qui, contestant notamment la procédure d'échantillonnage, souhaitaient éloigner des nouveaux arrivants dotés d'un outillage alors non classique.
19 Parlant de l'étude des bibliothèques des bourgeois éclairés du xviiie siècle, Furet déclare : "Il y a ving ans, nous comptions les livres. Aujourd'hui nous les lisons". Cette boutade résume le déclin de l'histoire sérielle.
20 Cette critique méconnait le fait que les séries historiques elles-mêmes fournissent des "indices", au double sens, statistique et "policier" du mot. De plus, elle assimile indument méthode statistique et modélisation mathématique, dont les histoires et les usages sont différents (Desrosières, 2000a ; Grenier, 1995b).
21 Voir par exemple l'étude sur la démographie en URSS d'Alain Blum (1994).
22 L'étude de cette même articulation des mobilités est aussi renouvelée par l'enquête et les méthodes statistiques mises au point, à l'INED, par D. Courgeau et E. Lelièvre, mais leur perspective est plus sociologique et territoriale qu'historique.
23 Ce type d'analyse a été mis en œuvre de façon détaillée et féconde par Michel Armatte (1995), dans son étude de l'histoire de l'usage du modèle linéaire, de l'astronomie du xviiie siècle à l'économétrie du xxe siècle.
24 Voir à ce sujet la recherche en cours de Carol Blum (Stony Brook, New York).
© Presses des Mines, 2008