• Contenu principal
  • Menu
OpenEdition Books
  • Accueil
  • Catalogue de 15381 livres
  • Éditeurs
  • Auteurs
  • Facebook
  • X
  • Partager
    • Facebook

    • X

    • Accueil
    • Catalogue de 15381 livres
    • Éditeurs
    • Auteurs
  • Ressources numériques en sciences humaines et sociales

    • OpenEdition
  • Nos plateformes

    • OpenEdition Books
    • OpenEdition Journals
    • Hypothèses
    • Calenda
  • Bibliothèques

    • OpenEdition Freemium
  • Suivez-nous

  • Newsletter
OpenEdition Search

Redirection vers OpenEdition Search.

À quel endroit ?
  • Presses des Mines
  • ›
  • Sciences sociales
  • ›
  • Quand travailler, c’est s’organiser
  • ›
  • Partie 2 – Face à la multi-activité. Un ...
  • ›
  • Multi-activité et moments à soi : quand ...
  • Presses des Mines
  • Presses des Mines
    Presses des Mines
    Informations sur la couverture
    Table des matières
    Liens vers le livre
    Informations sur la couverture
    Table des matières
    Formats de lecture

    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Enquêter sur les moments pour soi : terrain et méthodes Les écologies du travail saisies à partir des temps pour soi Cacher l’autodiscipline Conclusion Auteur

    Quand travailler, c’est s’organiser

    Ce livre est recensé par

    • Marie Benedetto-Meyer, Travail et emploi, mis en ligne le 28 septembre 2018. URL : https://journals.openedition.org/travailemploi/8056 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.8056
    • Sophie Bernard, Sociologie du travail, mis en ligne le 5 juin 2019. URL : https://journals.openedition.org/sdt/18275 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.18275
    Précédent Suivant
    Table des matières

    Multi-activité et moments à soi : quand les salariés doivent organiser eux-mêmes leur temps

    Manuel Boutet

    Texte intégral Enquêter sur les moments pour soi : terrain et méthodes Les écologies du travail saisies à partir des temps pour soi Les pauses et la perruque à l’ère numérique Mettre en rythme ses concernements : le rendez-vous avec soi-même Mettre en série ses engagements : l’interruption auto-programmée Cacher l’autodiscipline Conclusion Auteur

    Texte intégral

    1La multi-activité est examinée ici comme un genre d’expérience nouveau propre à certains environnements de travail contemporains (Bidet, 2011b). À partir d’une enquête sur la façon dont les salariés organisent leurs pauses, l’analyse est centrée sur la position du travailleur et son expérience – une orientation classique de la sociologie du travail française depuis les travaux sur l’automation (Naville, 1963) et « l’intensification » du travail (Hatzfeld, 2004). Pour étudier la façon dont les travailleurs séquencent leur journée, l’entrée est ici la « pause », dont la psychologie du travail a montré les liens avec l’activité productive (Clot, 2003). Ces moments rythment en effet la journée de travail et structurent l’expérience qu’en ont les travailleurs (Boutet, 2004). L’importance de cette dimension temporelle s’observe dans les usages les plus courants, qu’il s’agisse de la cigarette, – que l’on attend – ou du café, – qui permet de tenir. Pourtant, elle est rarement observée, et encore moins souvent décrite, aussi bien du fait de la délicatesse des enquêteurs que de la pudeur des enquêtés (Hatzfeld, 2002). Surtout, l’attention a été détournée de ces moments au profit de « grandes questions », le salariat notamment (Bidet, 2007) : pour l’enquête sur le travail, ces moments étaient avant tout tournés vers d’autres espaces ; et l’enquête culturelle n’y voyait que des moments dispersés, qui ne font qu’esquisser des activités développées ailleurs (Boutet, 2004).

    2De même, l’étude que nous allons présenter ne porte ni sur le jeu, ni sur le travail à proprement parler. J’y interroge les participants d’un jeu sur internet : des travailleurs et des travailleuses plutôt jeunes et technophiles, connectés à internet sur leur lieu de travail, travaillant sur écran, et largement responsables de l’organisation de leur temps. Ils sont développeurs, chercheurs, bibliothécaires, banquiers, etc. Si j’étudiais le travail, il me faudrait approfondir bien davantage que je ne vais le faire les contextes et les trajectoires, les métiers et les organisations. Si j’étudiais le jeu, comme je l’ai fait dans ma thèse, il me faudrait présenter plus précisément que je ne vais le faire ici les dimensions collectives de cette pratique, notamment l’espace social en ligne que construisent les participants (Boutet, 2008). Or aucun de ces deux cadrages ne permet de saisir une dimension importante, qui se situe à l’intersection des deux activités.

    3En privilégiant l’activité de jeu, on manque une caractéristique des jeux qui se sont développés sur internet ces dernières années : contrairement aux « jeux vidéo » antérieurs, immersifs, interactifs et réalistes (au sens cinématographique du terme), ce sont des jeux où l’on prend rapidement quelques décisions, qui engagent à revenir voir leurs effets dans le jeu quelques heures plus tard. Ils proposent comme une série de petits « rendez-vous » à ne pas manquer (Boutet, 2011).

    4En privilégiant l’activité de travail, on manque toute la dimension des « moments à soi ». Un focus spécifique est en effet nécessaire pour repérer et décrire les différentes manières, non pas de travailler, mais d’organiser l’expérience au travail. Notre approche relève ainsi d’une sociologie pragmatiste. Cette dernière, en prenant pour unité d’analyse « un organisme dans son environnement » (Dewey, 2011), invite à réintroduire dans l’analyse sociologique, en sus des dimensions relationnelles et normatives, le rapport au monde, y compris dans ses dimensions productives, transformatrices et créatives (Joas, 1999). Dans les contextes de travail, cela amène à prendre en compte la réflexivité professionnelle (Schön, 1983) et la dynamique des activités (Bidet, 2011a). Étudier l’expérience au travail, à partir des moments à soi que les salariés se ménagent sur leur lieu de travail, relève ainsi d’une approche écologique et processuelle des organisations (Simpson, 2009 ; Langley, 2013).

    5Étudier les moments à soi à travers la pratique au travail d’un « jeu de rendez-vous » va nous amener à développer un propos en trois temps. D’abord, nous présenterons notre terrain et notre méthode d’enquête. Ensuite, nous rappellerons que l’organisation du travail, comme activité « officielle et publique », a produit historiquement un certain cadre : « le travail ». Cette façon de cadrer la pluralité interne aux situations de travail a laissé échapper deux types distincts de débordements : « la pause » (officielle ou transgressive) et « la perruque » (clandestine et éventuellement tolérée). Enfin, nous verrons que l’on peut repérer aujourd’hui l’émergence d’une « multiplicité », qui correspond à une difficulté nouvelle à discriminer les « débordements » hors travail. À la limite, les pauses comme la perruque disparaissent au profit d’une multiplicité d’activités, où l’on peine à distinguer « travail » et « hors travail », et qu’il est de la responsabilité des salariés de gérer. Les moments à soi sont donc pris dans cette « mise en équivalence » dont Christian Licoppe (2008) a montré qu’elle était au principe de la multi-activité. Dans un tel contexte, la discipline du lieu de travail tend à perdre toute utilité pratique : elle ne fournit plus aux travailleurs de critères applicables pour gérer leur activité. Contrairement, par contraste aux phénomènes de surcharge, de répétitivité et d’ennui, ou d’intensification du travail, il ne s’agit pas ici d’avoir « trop » à faire – ce qui pourrait signifier que les tâches à réaliser, une fois mises bout à bout, excèdent la durée de la journée – mais bien d’avoir trop à faire « à la fois ». Quoique l’on puisse en même temps avoir « trop » à faire et trop « à la fois », l’un et l’autre peuvent aussi être rencontrés séparément, d’où selon nous l’intérêt d’examiner pour lui-même le second phénomène.

    Enquêter sur les moments pour soi : terrain et méthodes

    6L’usage d’un jeu sur internet comme entrée empirique s’inscrit dans la lignée des travaux qui ont montré que le jeu est une activité située (Rufat, Coavoux, Ter Minassian & Boutet, 2013). Usant de méthodes tant qualitatives que quantitatives, notre enquête Ludespace a montré qu’en 2012, en France, 60 % des adultes ont joué sur écran au cours de l’année précédente. Les pratiques se différencient principalement selon l’âge et le genre – et ces différences concernent ce à quoi l’on joue plus encore que l’intensité de la pratique. Enfin, les manières de jouer varient beaucoup selon les lieux investis (chez soi, sa famille, ses voisins, ses amis, ou encore dans les transports ou au travail).

    7Pour préciser le caractère situé du jeu au travail, il faut souligner deux traits, qui se retrouvent dans tous les entretiens : l’activité de jeu est distincte et ajustée. Le premier trait signifie qu’il n’y a aucune confusion, le jeu n’est pas du travail. Il ne l’est ni du point de vue de l’organisation, ni de celui des salariés : ce n’est pas du travail, et si cela en était, cela ne les intéresserait pas à ce moment-là. Ainsi, ils parlent rarement de leur travail avec leurs partenaires de jeu et, justement, disent certains, parce qu’il s’agit à ce moment-là de « faire une coupure ». Le second trait signifie que l’activité de jeu est finement ajustée à l’activité de travail, et il est même apparu au cours de notre enquête que le jeu va plutôt de pair avec un engagement fort dans le travail, par opposition à d’autres manières de prendre sa pause. Parce que le jeu prend un temps limité, il ne « déborde » pas, contrairement aux conversations avec les collègues autour d’un café.

    8Pour investiguer ce terrain, il convient de lever un certain nombre de difficultés qu’il y a à mener une telle enquête au sein d’un environnement de travail. J’ai choisi de recruter les enquêtés sur Internet et de les interroger à l’extérieur de leur lieu de travail. Après de premiers entretiens exploratoires, et devant la difficulté à les comparer entre eux, j’ai choisi de me concentrer sur un seul jeu. Ainsi, le dispositif de jeu ne variant pas, les variations de la pratique pouvaient être plus facilement attribuées aux goûts des pratiquants et aux écologies de la pratique. Enfin, pour des raisons à la fois pratiques et théoriques, j’ai choisi d’effectuer une « revisite » du jeu sur Internet que j’avais analysé dans ma thèse – ce jeu intitulé « Mountyhall » propose de jouer un personnage dans un monde à explorer, et des obstacles à surmonter seul ou en équipe.

    9Je savais en effet pouvoir y trouver des salariés jouant depuis leur lieu de travail, sans avoir encore exploré cette dimension de la pratique. Cette « revisite » me permettait aussi de profiter de la réputation dont je bénéficiais au sein de cette communauté après plusieurs années d’ethnographie ; cela a facilité les contacts sur ce sujet délicat. Enfin, ayant déjà construit l’analyse de la pratique en ligne « ordinaire », il m’était plus facile de repérer les variations des manières de jouer liées au contexte de travail. D’ailleurs, ce sont ces spécificités qui m’ont frappé d’emblée, tant les pratiques de jeu au travail se sont avérées différer de celles observées auparavant. Pour qualifier cette différence, je propose de parler d’« autodiscipline ». Précisons pourquoi.

    10D’abord, il est apparu, au fil des entretiens, que la population de l’enquête était composée de salariés investis dans leur travail. Cela a permis d’exclure, dans ce cadre précis, des hypothèses pouvant avoir un rôle important dans d’autres contextes – le désœuvrement, l’ennui, la résistance, etc. – pour se concentrer sur la manière dont le jeu est mobilisé pour faire face à la nécessité et la responsabilité d’organiser son temps.

     

    Image

    Figure 1. La discrétion du jeu au travail. Les techniques mobilisées pour jouer sont identiques à celles du travail.

    11Ensuite, l’adaptation du jeu au contexte du travail est bien marquée par le fait que, lorsqu’ils changent de poste ou de rythme de travail, les joueurs changent aussi souvent de jeu ou de manière de jouer ou arrêtent de jouer. De même, j’ai rapidement noté la différence entre les manières de jouer les plus répandues à Mountyhall, que j’avais étudiées auparavant, construites autour d’aventures vécues en commun au sein d’un groupe, autrement dit, de récits et d’identités, et la manière de jouer au travail, que je découvrais là, davantage centrée sur de petits moments en commun et le seul partage de rythmes. Certains enquêtés parlent bien encore d’« aventures » vécues dans le jeu, mais en évoquant les périodes de vacances ou les week-ends, non le jeu au travail.

    12Enfin, cette adaptation au contexte du travail se marque aussi par les techniques utilisées. L’affichage à l’écran n’est pas animé, mais constitué principalement de texte. Les outils communicationnels utilisés varient suivant les contextes : l’internet, les mails, la messagerie instantanée et, parfois, le téléphone. L’écologie informationnelle mise en œuvre pour le jeu est ainsi moulée sur celle du travail, suivant ses rythmes et ses formats spécifiques pour chacun.

    13Suivre les façons dont l’activité de jeu s’adapte aux milieux variés de travail est une manière d’observer comment le jeu et l’expérience au travail s’articulent. Sans chercher à définir ce qu’est l’« expérience » en général, nous pisterons la recherche de « continuité », qui la caractérise selon Dewey (Bidet, 2011b). Cela permet de considérer ensemble des phénomènes de natures différentes, mais ayant en commun de faire courir au salarié le risque d’une rupture de continuité, donc d’une fragmentation de son activité. Ainsi, l’interpellation par des collègues, en co-présence comme médiatisée, mais aussi l’irruption intempestive de pensées personnelles, associées à d’autres rôles que celui de salarié. Sommations (Licoppe, Tuncer) et pensées partagent cette caractéristique d’être des éléments engageants, dont le salarié peut anticiper l’irruption, sans pouvoir totalement en prévoir le moment. Ainsi, les unes et les autres comptent au nombre des « préoccupations » qu’il doit pouvoir gérer. Or, alors que le problème de la suspension des préoccupations provenant, pour chaque salarié, de ses autres rôles sociaux, a été pris en charge historiquement par la rationalisation matérielle et normative des espaces de travail, ce problème ressurgit aujourd’hui avec la numérisation, qui rend à nouveau ces espaces poreux aux préoccupations personnelles des salariés (Amsellem, 2013 ; Le Douarin, 2007). Ce qui change est alors le caractère de plus en plus personnel de l’effort sur soi : il revient de plus en plus au salarié lui-même, pour performer son rôle, de trouver les moyens de circonscrire ce qui, par ailleurs, le concerne et le préoccupe, ou même de suspendre transitoirement ses autres rôles sociaux, par ailleurs incontournables (Bidet & Boutet, 2013).

    14Étudier les jeux « de rendez-vous » au travail conduit ainsi à mettre en évidence une nouvelle manière de gérer son temps pour le salarié, consistant à prendre rendez-vous avec lui-même ou, plus précisément, avec certaines de ses préoccupations, à travers une médiation, ici celle du jeu. Je propose d’analyser ce type de dispositif en termes d’autodiscipline car, en trouvant des moments pour ses préoccupations personnelles, le salarié peut ensuite les mettre plus facilement au second plan pour se consacrer à son travail.

    15Je vais mettre cela en évidence en repérant des manières contrastées de gérer l’organisation de son temps de travail. Mon objet d’étude étant l’expérience du travail et les processus qui la structurent, je ne chercherai ni à étudier la répartition générale d’une pratique minoritaire, ni à faire un inventaire des manières de s’occuper pendant sa pause. Il s’agit bien plutôt de décrire, suivant la perspective d’Erving Goffman, les « cadres de l’expérience » (1991) personnelle que les salariés font du temps au travail.

    16De ce point de vue, l’espace de travail apparaît comme plus organisé et plus discipliné que la vie ordinaire : il est conçu comme un espace « focalisé » autour d’une activité officielle. S’il peut exister des activités périphériques, elles devront donc passer par des « canaux » parallèles. Il existe naturellement une tension entre ce modèle écologique goffmanien et sa transposition au travail, car le travail ne se déroule pas nécessairement sous le regard des autres, qui peuvent être absents, absorbés ailleurs ou inattentifs. Y compris en « open space », où l’accomplissement du travail en public garantit que la perception collective du « travail » et du « hors travail » s’applique à chacun, même là où cette perception de sens commun relève d’une franche ignorance du travail ou de l’expertise engagée.

    Les écologies du travail saisies à partir des temps pour soi

    17Les vingt-deux entretiens réalisés permettent de repérer des façons d’organiser et de faire sens de son expérience, autrement dit des « cadres » (framing) selon l’expression d’Erving Goffman (ibid.). Parce qu’il s’agit ici de travail, et plus précisément de la manière dont les salariés organisent leur relative présence ou absence à leur travail, nous pouvons parler de « disciplines ». Les sections suivantes vont mettre en évidence un éventail de formes, allant de la discipline à l’auto-discipline. Et nous verrons que l’on peut y voir une évolution des organisations productives contemporaines. Au-delà de la variabilité des arrangements individuels, nous soulignerons surtout la singularité de chaque arrangement, qui fait de la façon d’organiser son temps une question difficile à aborder entre collègues.

    Les pauses et la perruque à l’ère numérique

    18Il existe évidemment des situations de travail où cadrer ce qui est « travail » ne pose pas de problème particulier. On pense ici aux situations où le travail est imposé par les circonstances : par exemple, lorsqu’il s’agit d’accueillir le public, des clients, ou en déplacement pour un rendez-vous professionnel. Dans ces cas, comme pour le travail sur une chaîne de montage, l’environnement détermine ou façonne largement le travail et ses rythmes.

    19Il existe également des situations où cadrer ce qui est « hors travail » ne pose pas de problème particulier. Ce sont toutes les situations où le travail est routinier, et où le salarié prend des pauses pour éviter la lassitude ou échapper à l’ennui. Ce cas correspond le mieux à l’idée d’Yves Clot selon laquelle les pauses permettent aux salariés de réaliser des « gestes empêchés », c’est-à-dire un aspect de soi que le travailleur ne peut pas exprimer dans son travail : par exemple, jouer aux mots de croisés après avoir travaillé à la chaîne ou, à l’opposé, jouer au ping-pong après avoir surveillé des machines (Vatin, 1987 ; Clot, 2003).

    20Toutefois, cadrer « travail » et « hors travail » n’est pas toujours aussi simple. Une première régulation, sans doute la plus classique, consiste à distinguer une activité officielle, le travail, et ses distractions. Stéphane, ingénieur en informatique, joue à Mountyhall depuis des années. Ses activités liées au jeu couvrent tout le spectre possible : jouer son personnage, lire les forums, participer à un groupe de joueurs (une « guilde »), et jusqu’à mettre ses compétences d’informaticien au service de la communauté. Sous ce dernier aspect, il a déjà pendant sa thèse contribué en dilettante à la programmation d’outils pour les joueurs (Boutet, 2010). Désormais salarié, il participe bénévolement à l’équipe de gestion du jeu. Or, s’il est sans conteste attaché au jeu, cet engagement n’entre sur le lieu de travail que plié aux normes de ce lieu.

    21Stéphane ne joue son personnage qu’en début et en fin de journée, avant et après le départ de la plupart de ses collègues. Éventuellement, il peut lui arriver, s’il a un moment libre avant le repas de midi, de le consacrer au jeu. Ce n’est pas le cas des pauses pendant la journée, qu’il passe à la machine à café, dans la salle fumeurs et la cafétéria, toutes « loin des écrans et de toute tentation de jouer ». Il est rarissime pour lui, précise-t-il, d’aller chercher un café et de faire sa pause devant son écran.

    22Il ajoute : « le seul truc auquel j’arrive à consacrer assez régulièrement du temps, c’est les lectures de forum ». Les forums sont un espace d’échange entre joueurs, qui y parlent de l’actualité de leur communauté : récits d’aventures, échanges commerciaux entre personnages, annonces des modifications de règles, ou encore suggestions d’améliorations du jeu. Le jeu entre là sur le lieu de travail comme une préoccupation plutôt que comme une occupation. Il fait, au plus, l’objet de « communications parallèles » sur les forums. Ainsi, l’expérience de Stéphane est organisée selon une séparation stricte entre l’activité officielle, celle du travail, et ce qu’Erving Goffman appelle le « canal de distraction ».

    23Une seule activité en rapport avec le jeu est menée à son poste : la programmation. Ce sont en effet ses outils professionnels qu’il utilise alors, ce qui rend cette occupation parfaitement indiscernable pour ses collègues, qui le voient simplement travailler, tandis qu’il se change les idées sur d’autres problèmes que ceux que lui offrent ses projets professionnels. La programmation pour le jeu peut s’insérer sans solution de continuité dans le cours de son travail, sans changement de registre, parfaitement intégrée au rythme de son activité, et occasionnant des perturbations minimales.

    24La journée de travail de Stéphane est organisée d’une façon similaire à la « vie d’usine » ; elle rejoint la place qu’y occupent les pauses, telle que la décrit par exemple Robert Linhart dans L’établi (Linhart, 1978) :

    « Lorsque (R. Linhart) constate qu’à l’impression de grand vacarme de ses débuts, s’est substituée une ’intelligibilité’ de cet univers, c’est dans ces activités des pauses qu’il en trouve l’origine. Il précise la façon dont elles structurent sa journée : l’attente du casse-croûte du matin, celle de la cantine, puis du casse-croûte de l’après-midi, et enfin de cinq heures du soir (p.50). Plutôt qu’un horaire de travail et ses libertés, la journée de travail a pour les ouvriers le sens d’une trame temporelle faite de tout ce qui leur donne prise sur leur environnement » (Boutet, 2004, p.12).

    25Cette façon d’appréhender le travail permet au salarié de cadrer deux « lignes d’intérêt actives » (Dewey, 2011), parfaitement dissemblables dans ce cadre : l’une est « sociale », l’autre « professionnelle ». D’un côté, les « distractions » sont prises en charge par les pauses et leurs sociabilités. De l’autre, les « curiosités » sont admises si elles revêtent les apparences du travail – ainsi la « perruque » chez les ouvriers et, plus largement, les « zones grises morales » décrites par Michel Anteby, qui désignent des activités simplement tolérées au sein de l’organisation mais contribuant à tisser les solidarités au sein du collectif de travail (Anteby, 2008).

    26Lorsque Stéphane met ses compétences de programmeur au service de la communauté des joueurs, il mobilise ses compétences et ses goûts professionnels. Cette activité partage des traits avec la « perruque » des ouvriers d’usine : avoir une vue d’un projet dans son ensemble (Friedmann, 1964), s’essayer à des problèmes nouveaux (De Banville, 2001), entretenir ses sociabilités amicales (Weber, 2009 ; Anteby, 2008). Ces pratiques, quoique périphériques par rapport au travail, rappellent que l’engagement dans le travail n’est pas seulement l’obéissance à une hiérarchie, ni l’accomplissement d’une mission professionnelle, mais relève aussi d’un souci de bien faire et d’un usage de soi qui amènent les salariés à développer, non seulement des routines, mais aussi des curiosités (Bidet, 2011a).

    27On peut ainsi comprendre que ce qui apparaît, suivant cette manière de cadrer le travail, comme deux familles d’intérêts bien distinctes, les « distractions » et les « curiosités », se manifeste en fait de façons très similaires pour la personne – comme des parts d’elle-même, des préoccupations, qui risquent tout autant de déborder l’activité officielle et d’interférer avec elle. Autrement dit, la distinction officielle entre « travail » et « hors travail » aide aussi le travailleur à trier parmi ses préoccupations en y distinguant, d’un côté, ce qui relève de ses cercles sociaux (famille, amis, etc.) et, de l’autre, ce qui relève d’un goût pour certains aspects de son travail (son « vrai boulot » (Bidet, 2011a)). Que ces repères lui soient enlevés, qu’on lui donne par exemple la responsabilité d’organiser son temps (une liberté certes, mais toujours sous condition de performance), et il devra alors trouver une manière alternative de faire des choix, c’est-à-dire de cadrer ces éléments – notamment, de traiter de son point de vue – donc ensemble – des préoccupations qui, de l’extérieur, relèveront toujours de registres variés et différents du travail.

    Mettre en rythme ses concernements : le rendez-vous avec soi-même

    28Un trait remarquable du jeu au travail ressort de nos entretiens : son caractère routinier. Dans d’autres contextes, le jeu est au contraire associé à l’action et à l’incertitude ; ici, il apparaît plus prévisible que le travail. Luc, enseignant-chercheur en biologie dans une école vétérinaire, décrit de façon saisissante la façon dont l’activité de jeu au travail tend à devenir une routine :

    « Ce que je fais… grosso modo mon navigateur internet est ouvert, et tous les quarts d’heure, quand je lève la tête, je regarde s’il s’est passé quelque chose sur le forum et dans le jeu. Voilà ! Je pense que ça doit me perturber un peu dans mon travail, et en même temps, si je regardais les oiseaux dehors, ça serait la même chose, enfin c’est l’idée que j’en ai. »

    « Des fois, je suis en train de réfléchir, je suis en train d’écrire un truc, je suis en train… je vais lever les yeux, je vais voir qu’il faut que je fasse quelque chose (dans le jeu), je vais le faire, et puis je vais rabaisser les yeux. C’est presque… comme je disais tout à l’heure, comme de regarder les oiseaux dans le ciel, c’est pas… je ne me concentre pas pour le faire ! »

    29Dans le contexte du travail, le jeu tend ainsi à se vider de son sens ; et il n’en offre que mieux une trame à un certain nombre de préoccupations personnelles. Le cas de François, chef de projet sur une application de trading, l’illustre bien.

    30Ce « boulot quand même assez prenant » l’amène à manger un sandwich sur place à midi, et quelques minutes de jeu sont alors dans la journée ses seuls moments à lui. Ceux-ci semblent d’ailleurs relever davantage de l’autodiscipline que du débordement :

    « C’est une habitude. C’est à dire qu’y a un sens en général. Bien sûr chaque jour quand je joue, l’instant où je joue je le fais par habitude. Plus que par… par jeu… […] je joue parce que je joue. Parce que je garde le contact, parce que j’avance, parce que je progresse… ».

    31L’activité est si bien dénuée d’ici et maintenant : « Je ne sais même pas si j’appellerais ça ludique. Disons qu’au boulot en fait, comme je joue rapidement… c’est pas vraiment un jeu », que son sens tient tout entier dans le souvenir d’un ailleurs : le souvenir de ses années d’études et les amis de l’époque, avec lesquels le jeu permet de maintenir le contact.

    32D’ailleurs, François a arrêté toutes les manières de jouer qui lui demandaient des moments de connexion précis ; notamment, il n’attaque plus que des cibles faciles. Car, quoiqu’il soit responsable de l’organisation de son temps, il n’est jamais à l’abri d’une urgence :

    « à chaque fois que j’ai essayé (des actions difficiles) en fait ça a foiré. À chaque fois que j’ai essayé, y’a un chef qui est venu me dire : ah là là, il faut faire un truc là, et j’ai été pris une heure, et puis voilà j’ai rien pu faire et j’ai raté mon tour ».

    33Ainsi, en pratique, le jeu lui offre une structure temporelle qui le contraint à prendre des moments pour lui-même :

    « Alors quand je joue le soir, je fais attention à l’heure à laquelle mon prochain tour va commencer. Et donc le matin, quand j’arrive au boulot en fait, je sais à peu près l’heure de ma date limite d’action… j’y fais attention parce que, par exemple, si je sais que ma date limite d’action est à 9h30 un truc comme ça, et comme j’arrive au boulot avant neuf heures, huit heures et demi neuf heures, dans ce cas-là j’y pense parce qu’il faut que je joue tôt… Sinon je vais y jouer dans la matinée, et je regarderai l’heure suivante pour voir si… mais y’a pas vraiment d’heure non, de moment particulier… ça va être soit tôt parce que je suis obligé, soit dans la matinée parce que sinon je vais rater ma date limite d’action ».

    34La différence avec le cas de Stéphane est frappante : dans un temps de travail saturé, le temps personnel ne trouve plus ici d’espace que par l’intermédiaire de la sollicitation occasionnelle du jeu. Cette mise en rythme du concernement permet à la fois de ménager une place au temps personnel et de l’encadrer. Du point de vue de la multi-activité, il s’agit clairement d’une manière d’éviter que le temps personnel interfère avec le travail. En effet, passant par la médiation d’un jeu, les préoccupations personnelles – ici, penser à ses amis – se voient affectées d’une priorité faible (« ce n’est qu’un jeu ») ; en même temps, le temps personnel est bien préservé, puisque la règle du jeu de « rendez-vous » impose d’y penser au moins une fois dans la matinée.

    35Trier entre ses pensées, ou entre ses préoccupations personnelles et professionnelles, est une question importante pour les professions intellectuelles, et peut-être plus pressante encore pour les professions créatives, dans la mesure où elles font plus encore appel aux goûts du travailleur. En sus du temps pour soi, il faut donc également ménager un temps pour sa curiosité. Or celle-ci porte, par définition, sur quelque chose d’inconnu, dont le potentiel reste à tester ou à découvrir. On ne peut donc pas déterminer a priori avec assurance si une curiosité relève ou non du travail.

    Mettre en série ses engagements : l’interruption auto-programmée

    36Pour pouvoir jouer, François a dû contourner le filtrage d’internet mis en place par son employeur. Il ne l’avait pas fait initialement pour le jeu, mais pour pouvoir accéder aux blogs sur lesquels il trouve les informations techniques les plus à jour dans son domaine. Les plateformes des blogs étaient bloquées par défaut, alors qu’il avait besoin d’accéder à certains d’entre eux pour son travail ; il a donc trouvé le moyen de contourner le filtrage. Cela rappelle que les prescriptions officielles épuisent rarement l’ensemble des exigences productives (c’est-à-dire des choses à faire pour que le travail soit fait), du « travail réel ». Ici, la formalisation apportée par l’informatique ne fait que systématiser cet écart. La nécessité d’entretenir son expertise, essentielle au travail de François, n’a pas été prise en compte, sans doute parce qu’il ne s’agit pas d’une activité opérationnelle.

    37Une autre dimension tient à la nature peu formalisable des curiosités. Ce n’est pas un hasard si, à la pointe de l’expertise, où toute prise de position est marquée par une forte incertitude, la forme choisie par les techniciens est le « blog ». Ce format s’écarte des normes du discours d’autorité, et son écriture à la première personne met en avant la subjectivité de son auteur. Ainsi, l’entretien de l’expertise peut prendre des formes plus personnelles encore, et qui restent difficiles à catégoriser, comme l’illustre le cas de Thomas.

    38Thomas est développeur web, spécialiste de Ruby On Rails (un langage de programmation spécialisé), et représente comme il le dit lui-même un cas limite d’aménagement ad hoc de ses moyens de communication :

    « Moi je suis peut-être un cas à part, car c’est vraiment nerdz de chez nerdz, c’est le serveur à disposition… c’est IRC allumé en permanence… y’a cinq canaux sur lesquels je suis quoi qu’il arrive. J’utilise une passerelle IRC vers la messagerie instantanée ».

    39En permanence à l’écran, il dispose d’un outil de messagerie instantanée qui lui permet de communiquer avec plusieurs groupes de personnes – un coup d’œil lui permettant de repérer les nouveaux messages :

    « En bas y’a des petits boutons, un par canal (CHAN) ouvert, avec le numéro des fenêtres et qui référence leur statut, à savoir si quelqu’un a parlé, si quelqu’un m’a parlé. Par la couleur, ça s’affiche en rouge si quelqu’un m’a parlé à moi, ça s’affiche en blanc si quelqu’un a parlé, si y’a juste un événement qui s’est passé, y’a quelqu’un qui a quitté ou s’est connecté, c’est juste légèrement gris, un truc discret ».

    40Cet outil lui permet de traiter à un même niveau, comme une série d’événements à considérer au fur et à mesure, des communications ludiques et professionnelles :

    « ça n’a pas un usage uniquement ludique. C’est 50 % ludique, mais… l’usage principal d’IRC c’est un usage professionnel. Je garde contact avec les anciens de ma promo, qui sont réunis sur un canal (CHAN), ce qui fait que lorsque j’ai une question technique pointue qui pose problème, je peux leur poser la question en direct… et donc je profite de l’expertise de dizaines de mecs super blindés qui sont à ma disposition ».

    41On observe ici un chevauchement entre entretien de la compétence professionnelle et entretien des amitiés. Ce chevauchement explique assez bien le choix de mettre tous les messages au même format – une même messagerie, de manière à les recevoir en série et à décider au cas par cas, et au fur et à mesure de leur arrivée, comment les traiter. Les messages des partenaires du jeu sont ainsi traités comme « une tâche parmi d’autres », dans le cours même du travail. Un arrangement similaire, plus simple techniquement, consiste pour certains joueurs à se faire envoyer les notifications du jeu par mail dans leur boîte professionnelle. Le cas reste rare ; le plus souvent, les salariés enquêtés choisissent les moments où ils vont en ligne pour jouer ou, s’ils se font envoyer des notifications, ils préfèrent les recevoir dans une boîte privée – le choix du moment de la consulter restant là aussi à leur initiative. Néanmoins, ce type d’organisation peut aussi être rapproché de pratiques peu étudiées, mais répandues, comme le fait de s’envoyer des mails à soi-même.

    42Il s’agit en effet ici de programmer ses propres interruptions comme, plus haut, il s’agissait de prendre rendez-vous avec soi-même. Dans ces situations de multi-activité, la multiplicité des activités et des sollicitations est gérée à travers leur mise en série, faute d’une manière simple de les catégoriser a priori. Parmi les préoccupations personnelles, les curiosités représentent sans doute la frange la plus difficile à catégoriser a priori. Elles montrent l’existence de continuités et de chevauchements entre les engagements personnels et professionnels ; elles amènent les travailleurs à mettre en place des dispositifs idiosyncrasiques et situés d’aménagement de leur temps – dont ici l’usage surprenant de la médiation du jeu.

    43Nous pouvons ainsi éclairer la logique dont procède cette organisation, notamment l’incertitude a priori sur ce qui relève ou non du travail. Mais cette logique n’en reste pas moins particulière à chacun et, à ce titre, difficilement partageable. Les enquêtés nous ont dit ne pas en parler avec leurs collègues. Est-ce là une extension du domaine de ce qui n’est ni autorisé ni interdit ? Outre la difficulté à en parler, on constate aussi l’absence de compromis collectif. Ainsi tout se passe comme si ces arrangements n’étaient pas discutables ; peut-être tolérés, ils sont hors de la morale commune, renvoyés aux marges, au-delà même des « zones grises morales » repérées par Michel Anteby (2008).

    Cacher l’autodiscipline

    44Dans les récits de nos enquêtés, les mondes du travail apparaissent peuplés, mais les moments à soi sont solitaires. Ils ne sont pas partagés, sinon parfois lorsqu’un collègue est aussi un ami. À analyser de plus près nos entretiens, il ne serait même « pas convenable » qu’il en soit autrement. Ainsi, se découvrent des mondes du travail aux temps individualisés.

    45Dans ces contextes de travail, où la multi-activité s’observe jusque dans la gestion des temps à soi – sous la forme du rendez-vous avec soi ou de l’interruption auto-programmée, il n’existe pas de mots partagés pour décrire le travail. D’un côté, le vieux schème mécaniste perdure : l’idée du travail comme quantité, grandeur mesurable, reste au cœur du discours des entreprises, qui vendent des solutions de « filtrage d’internet », suivant l’argument selon lequel chaque heure où le salarié ne surfe plus est une heure productive gagnée. D’un autre côté, l’organisation du travail par dossiers, clients, projets, etc., amène à définir minutieusement le travail, mais par segments. Autrement dit, le travail est défini pour chaque projet, chaque client, chaque dossier, mais le travailleur doit encore décider comment traiter les chevauchements, établir les priorités relatives. Lui seul connaît la palette singulière des activités qui lui incombent et qui relèvent de dossiers, clients ou projets distincts. Dans ce contexte, la morale du lieu de travail, qui établit une séparation nette, a priori, ontologique pourrait-on dire, entre « travail » et « hors travail », peut se dissiper. Fabien, ingénieur agronome et chef d’équipe, décrit ainsi la façon dont la vieille morale du travail est venue, de façon inattendue, interférer avec son travail.

    46Pour Fabien, le jeu fait partie, au quotidien, de sa manière d’organiser son temps, qui est de sa responsabilité, ainsi d’ailleurs que l’organisation de l’équipe qu’il dirige. Ceci s’inscrit sur le fond d’une gestion par objectifs, autour de laquelle est organisé son rapport à sa supérieure hiérarchique : il atteint ses objectifs. Or ce petit arrangement local s’est heurté au cadrage classique du travail à l’occasion d’une visite de son n+3.

    « L’écran était en visuel depuis la porte. […] Pour moi c’est pas du tout… Si je le fais, c’est que j’estime que j’ai le droit de le faire, et que je ne transgresse pas. Donc je joue, je fais mon truc vite fait.

    Ce jour là, il y a un responsable (de niveau hiérarchique) trois qui arrive à ce moment-là, et il me demande : “Qu’est-ce que tu fais ?”. Je lui dis : “Ben je suis en train de jouer à un truc sur Internet”. Donc il serre la main à tout le monde, et il revient vers moi et alors là, il me dit : “Quoi qu’est-ce que tu fais ?”. Et alors je pensais qu’il s’intéressait vraiment au truc (je suis très naïf, j’ai un fonctionnement très naïf) et je lui dis : “Si tu veux tout savoir, c’est un jeu de trolls où on tue des monstres.” Et alors là il y a deux autres personnes plus inquiètes à ce moment-là dans le bureau. Il me dit encore : “Ah bon, mais qu’est-ce que tu fais ?”. Je me dis, il veut encore plus de détails, je lui dis : “Ben en fait, j’ai une guilde, et c’est un jeu en tour par tour, et tout”. Et là je sens qu’il change un peu de ton de voix et je sais plus ce qu’il me dit, quelque chose comme : “Et tu crois que c’est normal ?”. Là je m’aperçois un peu du truc… Ben je lui dis : “Ben oui”. Et du coup, il est devenu un peu blanc, il ne savait pas trop quoi (faire), et il s’est barré.

    Après, j’en discute avec les autres, qui ont vu la scène de l’extérieur. Et ils me disent : “c’était un truc de fou, que tu lui dises, et après quand il te demandait “Qu’est-ce que tu fais ?”, que tu continues à lui donner des détails”. Et ils me disent : “il était en train de devenir vert, tu sentais qu’il bouillait”.

    Du coup, je suis allé voir ma responsable à moi. Pour lui dire que je ne voulais pas qu’il pense que je m’étais foutu de sa gueule, je n’avais vraiment pas compris. Elle m’a dit, elle a compris. Elle me connaît. Elle m’a dit : “essaie juste de faire ton truc sans qu’il te revoie” ».

    47Cette difficulté à décrire des situations de travail qui mettent en échec les morales disponibles pour distinguer entre « travail » et « hors travail » – que ce soit en termes d’effort, d’obéissance, de prise d’initiative ou de poursuite d’un projet – semble caractéristique de la multi-activité. On retrouve cette difficulté dans la littérature. Par exemple, quand une secrétaire dont le travail administratif repose en général sur des règles, se trouve, parce qu’elle reçoit plusieurs requêtes de personnes distantes, devoir « prendre elle-même la responsabilité » de les hiérarchiser. Ou encore quand, dans une agence d’événementiel, qui fonctionne en équipe sur la base d’une spécialisation des fonctions, il est attendu de chacun en cas de coup de feu qu’il se fasse polyvalent afin de décharger les autres (Datchary, 2008). La revendication de la multi-activité comme compétence pose problème pour la même raison – on l’a observé dans l’événementiel (Datchary, 2008), la communication interne (Foli & Gaglio) et le journalisme (Canu & Datchary, 2010). Comment, en effet, valoriser la capacité à gérer des chevauchements entre affaires, projets ou clients, quand ils relèvent d’univers normatifs différents, qu’il n’y a pas toujours de principe pour les hiérarchiser, et que chaque décision semble relever davantage d’un arbitraire personnel, apparemment discrétionnaire, que d’un professionnalisme (faute de norme partagée sur laquelle le fonder) ?

    Conclusion

    48Interroger des salariés sur leur pratique de jeu sur internet au travail permet d’explorer l’expérience du travail, en particulier de sa temporalité. Les manières de ménager de petits moments pour soi sont apparues liées au travail, et même, finalement, moins dépendantes des goûts des personnes que de l’écologie matérielle et morale des lieux. Suivant cette entrée, nous avons décrit la manière dont la figure de la « pause » cède du terrain, voire même disparaît, lorsque les moments à soi sont absorbés par une nouvelle discipline, une autodiscipline.

    49Après avoir repéré des « formes élémentaires des temps pour soi », nous avons cherché à compléter les analyses classiques, qui partent plutôt des effets du travail sur les salariés : la fatigue, qui appelle « le relâchement », l’ennui, qui appelle « la distraction », etc. Entrer dans l’expérience des salariés met en évidence des préoccupations venant de leurs autres engagements, et que les lectures modernes de l’organisation oublient généralement. La distinction normative entre « travail » et « hors travail », opérée par les règles de l’organisation, fournit en effet de longue date les appuis nécessaires à la gestion de ces engagements. Or il serait trop rapide de parler de préoccupations « externes » au travail, car certaines témoignent d’engagements qui lui sont essentiels : quelle serait en effet la force d’incitation « extrinsèque » de la rémunération sans une famille à entretenir et des amis à voir ? Et la force d’incitation « intrinsèque » du travail sans l’intérêt qu’y trouve le travailleur (Dewey, 2011 ; Caillé, 2012) ? La prise en compte de ces deux lignes d’intérêt actives, que j’ai appelées « sociale » et « professionnelle », permet de mettre en évidence deux types de débordements auxquels les salariés doivent aujourd’hui faire face : d’une part, le concernement, entendu comme cet attachement diffus à ce à quoi l’on tient mais qui est absent (y répond bien « l’actualité » – celle des journaux (Granjon & Le Foulgoc, 2010) comme celle du jeu) et le rapport rythmique que l’on peut entretenir avec lui ; d’autre part, l’engagement, entendu comme une forme bien ciblée d’attachement à ce que l’on juge essentiel de faire, à laquelle répond bien « le rendez-vous » et le dispositif des rappels dans lesquels il peut être inséré.

    50Entrer par les « temps pour soi » confirme que la multi-activité n’est pas un manque de temps à proprement parler. Lorsque le temps manque à nos enquêtés, ils ne jouent pas. Et, si le temps leur manquait, ils pourraient plus facilement justifier d’être « débordés ». La multi-activité n’est donc pas un manque de temps, mais de repères conventionnels. C’est ce qui fait la différence entre multi-activité et « multitâche » : s’il est assez courant d’avoir plusieurs choses à faire à la fois, il est rare, en revanche, que l’organisation du travail ne fournisse aucune solution (même mauvaise) à ce problème.

    51Les travailleurs ne sont pas des « girouettes attentionnelles », dont l’attention et le travail en cours seraient troublés par la moindre sollicitation. Néanmoins, des problèmes nouveaux apparaissent lorsque le découpage entre l’« activité officielle » et les « canaux secondaires » ne permet plus de faire face à l’hétérogénéité de l’activité. Le salarié se trouve alors responsable de son travail et de lui-même : il doit forger des critères et des repères pour faire face à tout ce qui le pousse à agir – enfants comme clients, attachements comme curiosités.

    52Entrer par les écologies du travail conduit à faire l’hypothèse d’une tendance à la disparition des « pauses » en tant que forme particulière. Non que le travailleur cesse d’être une personne pour devenir un robot ; au contraire, l’autonomie dans la gestion des temps et des priorités est si bien raffinée qu’elle devient une forme de discipline – d’autodiscipline – capable de traiter le temps pris pour soi comme une tâche parmi d’autres. Et si elle se laissait saisir ainsi, la multi-activité pourrait devenir le nouveau régime du salariat contemporain ; mais s’oppose à sa généralisation la difficulté à partager ces situations. La multi-activité semble en effet encore échapper aux manières les plus légitimes de décrire le travail (Bidet, 2015 ; Bidet & Vatin, 2016). Elle figure un angle aveugle, un espace sans vocabulaire conventionnel ni justifications établies, avec la conséquence paradoxale que les formes d’autodiscipline des salariés apparaissent, dans les rares cas où elles sont publicisées, comme en contradiction avec les principes de la discipline du lieu de travail, dont elles partagent pourtant les fins.

    53Force est de constater, en effet, que cette autodiscipline est encore peu partageable. Elle enfreint, en effet, presque automatiquement la distinction entre travail et hors-travail. Les arbitrages mis en place par les travailleurs sont souvent activement combattus, à l’exemple du « filtrage d’Internet », basé sur la vision surannée d’un « temps de travail » plein et continu, ou d’un travail mesurable en temps (Vatin, 2008a). Aussi, le coût est-il élevé de cette autonomie du travailleur promue par les techniques personnelles comme par le mode projet. Car une part croissante de la régulation des activités de travail se trouve non seulement déléguée tacitement aux travailleurs, mais reléguée au-delà même des « zones grises ». Cette régulation est laissée à l’inventivité des bricolages individuels, au coup par coup, au risque de devoir se justifier sans cesse, quand elle n’est pas même soigneusement cachée. La multi-activité pose en effet directement une question subversive : qui gouverne le travail ?

    Auteur

    Manuel Boutet

    Précédent Suivant
    Table des matières

    Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

    Voir plus de livres
    Chroniques d’un amateur de sciences

    Chroniques d’un amateur de sciences

    Bruno Latour

    2006

    Le Design : l’objet dans l’usage

    Le Design : l’objet dans l’usage

    La relation objet-usage-usager dans le travail de trois agences

    Sophie Dubuisson et Antoine Hennion

    1996

    La nature a-t-elle un prix ?

    La nature a-t-elle un prix ?

    Critique de l’évaluation monétaire des biens non-marchands

    Martin Angel

    1998

    Reconnaissance et usages d’Internet

    Reconnaissance et usages d’Internet

    Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée

    Fabien Granjon

    2012

    Sur la piste environnementale

    Sur la piste environnementale

    Menaces sanitaires et mobilisations profanes

    Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (éd.)

    2010

    Gouverner par les nombres

    Gouverner par les nombres

    L’argument statistique II

    Alain Desrosières

    2008

    Petit dans le marché

    Petit dans le marché

    Une sociologie de la Très Petite Entreprise

    Alexandre Mallard

    2011

    Communiquer à l’ère numérique

    Communiquer à l’ère numérique

    Regards croisés sur la sociologie des usages

    Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.)

    2011

    Frédéric Le Play

    Frédéric Le Play

    Parcours, audience, héritage

    Antoine Savoye et Fabien Cardoni (dir.)

    2007

    Valoriser la science

    Valoriser la science

    Les partenariats des start-up technologiques

    Liliana Doganova

    2012

    Le vin et l’environnement

    Le vin et l’environnement

    Faire compter la différence

    Geneviève Teil, Sandrine Barrey, Pierre Floux et al.

    2011

    Des environnements à risques

    Des environnements à risques

    Se mobiliser contre le cancer

    Marcel Calvez et Sarah Leduc

    2011

    Voir plus de livres
    1 / 12
    Chroniques d’un amateur de sciences

    Chroniques d’un amateur de sciences

    Bruno Latour

    2006

    Le Design : l’objet dans l’usage

    Le Design : l’objet dans l’usage

    La relation objet-usage-usager dans le travail de trois agences

    Sophie Dubuisson et Antoine Hennion

    1996

    La nature a-t-elle un prix ?

    La nature a-t-elle un prix ?

    Critique de l’évaluation monétaire des biens non-marchands

    Martin Angel

    1998

    Reconnaissance et usages d’Internet

    Reconnaissance et usages d’Internet

    Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée

    Fabien Granjon

    2012

    Sur la piste environnementale

    Sur la piste environnementale

    Menaces sanitaires et mobilisations profanes

    Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (éd.)

    2010

    Gouverner par les nombres

    Gouverner par les nombres

    L’argument statistique II

    Alain Desrosières

    2008

    Petit dans le marché

    Petit dans le marché

    Une sociologie de la Très Petite Entreprise

    Alexandre Mallard

    2011

    Communiquer à l’ère numérique

    Communiquer à l’ère numérique

    Regards croisés sur la sociologie des usages

    Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.)

    2011

    Frédéric Le Play

    Frédéric Le Play

    Parcours, audience, héritage

    Antoine Savoye et Fabien Cardoni (dir.)

    2007

    Valoriser la science

    Valoriser la science

    Les partenariats des start-up technologiques

    Liliana Doganova

    2012

    Le vin et l’environnement

    Le vin et l’environnement

    Faire compter la différence

    Geneviève Teil, Sandrine Barrey, Pierre Floux et al.

    2011

    Des environnements à risques

    Des environnements à risques

    Se mobiliser contre le cancer

    Marcel Calvez et Sarah Leduc

    2011

    Accès ouvert

    Accès ouvert freemium

    ePub

    PDF

    PDF du chapitre

    Suggérer l’acquisition à votre bibliothèque

    Acheter

    Édition imprimée

    Presses des Mines
    • amazon.fr
    • decitre.fr
    • mollat.com
    • leslibraires.fr
    • placedeslibraires.fr
    ePub / PDF

    Quand travailler, c’est s’organiser

    X Facebook Email

    Quand travailler, c’est s’organiser

    Ce livre est cité par

    • Lamy, Aurélia. Matuszak, Céline. Kergosien, Eric. Grabar, Natalia. Valette, Pierre. (2020) New Territories in Health. DOI: 10.1002/9781119706731.ch8
    • Besenval, Maxime. Bidet, Alexandra. (2021) Digital Transformations in the Challenge of Activity and Work. DOI: 10.1002/9781119808343.ch12
    • (2018) Les nouvelles sociologies du travail. DOI: 10.3917/dbu.ughet.2018.01.0133
    • (2021) Aux bons soins du capitalisme. DOI: 10.3917/scpo.salma.2021.01.0291
    • Pinède, Nathalie. (2020) Industrie du futur : les sciences de l’information et de la communication au cœur de la construction d’une recherche interdisciplinaire. Approches Théoriques en Information-Communication (ATIC), N° 1. DOI: 10.3917/atic.001.0081
    • Molina, Yvette. (2019) Professionnalisations en tension et recompositions des professions sociales en France. Les Politiques Sociales, n° 3-4. DOI: 10.3917/lps.193.0034
    • Bernier, Amélie. Monchatre, Sylvie. (2018) Introduction. Lien social et Politiques. DOI: 10.7202/1056301ar
    • Molina, Yvette. (2021) Le travail social au croisement de la formation, de l’intervention sociale et de la gestion. Enjeux contemporains et perspectives. Reflets: Revue d’intervention sociale et communautaire, 27. DOI: 10.7202/1084636ar
    • Corbillé, Sophie. Foli, Olivia. Tassel, Julien. (2018) Ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes. Communication et organisation. DOI: 10.4000/communicationorganisation.5955
    • Bonneau, Claudine. Enel, Lucie. (2019) Caractériser le méta-travail des nomades numériques : un préalable à l’identification des compétences requises. Lien social et Politiques. DOI: 10.7202/1056308ar
    • Forner-Ordioni, Elsa. (2020) « L’imagination au pouvoir ! » Appropriation, matérialité et performance de la thérapie par réalité virtuelle en santé mentale. Anthropologie et Santé. DOI: 10.4000/anthropologiesante.5399
    • Carayol, Valérie. Laborde, Aurélie. (2019) Les organisations malades du numérique. Communication et organisation. DOI: 10.4000/communicationorganisation.8207

    Quand travailler, c’est s’organiser

    Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks

    Acheter ce livre aux formats PDF et ePub

    Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org

    Quand travailler, c’est s’organiser

    Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.

    Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org

    Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.

    Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.

    La syntaxe de l’email est incorrecte.

    Référence numérique du chapitre

    Format

    Boutet, M. (2017). Multi-activité et moments à soi : quand les salariés doivent organiser eux-mêmes leur temps. In Quand travailler, c’est s’organiser (1‑). Presses des Mines. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3445
    Boutet, Manuel. « Multi-activité et moments à soi : quand les salariés doivent organiser eux-mêmes leur temps ». In Quand travailler, c’est s’organiser. Paris: Presses des Mines, 2017. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3445.
    Boutet, Manuel. « Multi-activité et moments à soi : quand les salariés doivent organiser eux-mêmes leur temps ». Quand travailler, c’est s’organiser, Presses des Mines, 2017, https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3445.

    Référence numérique du livre

    Format

    Bidet, A., Datchary, C., & Gaglio, G. (2017). Quand travailler, c’est s’organiser (1‑). Presses des Mines. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431
    Bidet, Alexandra, Caroline Datchary, et Gérald Gaglio. Quand travailler, c’est s’organiser. Paris: Presses des Mines, 2017. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431.
    Bidet, Alexandra, et al. Quand travailler, c’est s’organiser. Presses des Mines, 2017, https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431.
    Compatible avec Zotero Zotero

    1 / 3

    Presses des Mines

    Presses des Mines

    • Plan du site
    • Se connecter

    Suivez-nous

    • Flux RSS

    URL : http://www.pressesdesmines.com

    Email : presses@mines-paristech.fr

    Adresse :

    60, Boulevard Saint-Michel

    75272

    Paris

    France

    OpenEdition
    • Candidater à OpenEdition Books
    • Connaître le programme OpenEdition Freemium
    • Commander des livres
    • S’abonner à la lettre d’OpenEdition
    • CGU d’OpenEdition Books
    • Accessibilité : partiellement conforme
    • Données personnelles
    • Gestion des cookies
    • Système de signalement