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    Plan détaillé Texte intégral Méthodologie La multi-activité, un instrument d’exploration méthodologique Les deux faces de la multi-activité des communicants internes et leurs conséquences pratiques Conclusion Auteurs

    Quand travailler, c’est s’organiser

    Ce livre est recensé par

    • Marie Benedetto-Meyer, Travail et emploi, mis en ligne le 28 septembre 2018. URL : https://journals.openedition.org/travailemploi/8056 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.8056
    • Sophie Bernard, Sociologie du travail, mis en ligne le 5 juin 2019. URL : https://journals.openedition.org/sdt/18275 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.18275
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    Table des matières

    Les communicants internes : rechercher ou éviter la multi-activité ?

    Olivia Foli et Gérald Gaglio

    Texte intégral Méthodologie La multi-activité, un instrument d’exploration méthodologique Le rapport embarrassé des communicants internes à la multi-activité Une multi-activité favorisée par des écologies sollicitantes et une morale professionnelle spécifique La multi-activité : un stimulateur de discours sujet à des interprétations clivées Les deux faces de la multi-activité des communicants internes et leurs conséquences pratiques La face heureuse et la face tragique de la multi-activité Endiguer une multi-activité de débordement Conclusion Auteurs

    Texte intégral

    1Les communicants internes, dans les grandes firmes marchandes, sont enclins à faire l’expérience de la multi-activité. Impliqués dans de nombreuses intrigues organisationnelles, ils courent de réunions en réunions. Leur travail est d’autant plus erratique et fluctuant qu’il est dépendant de l’actualité et des volontés de la direction générale. En outre, leur périmètre d’intervention est relativement vaste, ce qui est vecteur de multi-activité : les chargés de communication interne participent à l’écriture des journaux internes, rédigent un plan de communication annuel et des communiqués internes, alimentent les Intranet en « news », organisent des « événements » au sein de la firme, etc.

    2Cet article rend compte d’une enquête qualitative afin d’explorer l’expérience de travail des communicants internes, en particulier les ajustements et les aménagements pratiques qu’ils mettent en œuvre dans un contexte de multi-activité souvent problématique à leurs yeux.

    3Dans la littérature, la multi-activité donne lieu à deux approches complémentaires. L’une se focalise sur la manière dont les individus s’orientent et s’engagent dans l’action, en analysant des moments brefs collectés par captation vidéo. Le matériau empirique se compose de séquences observées à un instant t, voire de discours produits en situation de multi-activité objets d’une analyse conversationnelle. Cette approche conduit à interroger l’articulation entre des activités conduites de manière proximale et à distance, caractéristique de l’usage des TIC (Relieu, 2005). Cette approche permet également d’étudier les basculements entre deux activités (conduire en ville et écrire des courts messages sur Facebook à partir de son mobile, Licoppe & Figeac, 2014) et leur séquençage temporel fin, dans le cadre d’une multi-activité « équipée » en milieu urbain et en contexte de « présence connectée » (Licoppe, Cudicio & Proulx, 2011). Dans cette perspective, la multi-activité se distingue d’un « multitasking » qui consiste à « faire plusieurs choses à la fois » (Kenyon, 2010). La multi-activité implique en effet des préoccupations simultanées et correspond alors aux « situations où une grappe d’activités différentes reste pertinente dans son ensemble. Si pour un observateur extérieur, l’acteur paraît engagé dans une seule activité à la fois, les autres restent quand même en jeu » (Datchary & Licoppe, 2007).

    Méthodologie

    En complément des entretiens, nous avons réalisé une observation non participante de quatre demi-journées, avons assisté à deux comités éditoriaux de journaux internes (dans une institution bancaire et un distributeur d’énergie). Des traces de l’activité de nos enquêtés ont ainsi été récoltées, afin de se saisir de la multiplicité de leurs engagements : « to do lists », feuilles d’agenda (papier ou numérique), documents d’organisation orientant leur action (feuille Excel de partage de tâches pour l’organisation d’un événement, compte rendu d’un comité de direction avec des attendus à décliner en mesures opérationnelles), et produits finaux (collection de magazines, brochures, plaquettes, newsletters, etc.). Le lieu de travail et son agencement, soit l’écologie de l’action, a également retenu notre attention. L’observation de l’espace matériel du travail rend en effet compte des aménagements personnalisés relatifs à la gestion des priorités, à l’arrivée des demandes et des flux d’informations. Par exemple, la disposition des piles de documents dans le bureau ou l’utilisation de post it collés à certains endroits (parfois de couleurs différentes) sont des indices de l’organisation personnelle, donc de la prise en charge de la multi-activité.

    4L’autre approche de la multi-activité s’intéresse aussi à sa dimension praxéologique, sous l’angle d’une capacité à habiter un environnement de travail, mais elle ne s’y limite pas. La multi-activité n’y est pas envisagée à travers une configuration actionnelle exclusive mais du point de vue du vécu de l’acteur, comme un phénomène qui engage la quête d’une continuité de l’expérience dans l’hétérogénéité, au sein d’un « cadre temporel élargi » (Bidet, 2011b). Cette expérience est également considérée comme une ressource pour développer des aptitudes professionnelles spécifiques. Nous nous inscrivons dans cette seconde perspective, tout autant attentive aux situations, à l’activité, qu’à la manière dont les acteurs les ressentent et les éprouvent. Cette perspective a amené à accorder un crédit à la parole des personnes interviewées, quand elles se sont exprimées à notre invitation sur le mot « multi-activité ». Des interruptions survenues au cours des entretiens ont aussi apporté des éléments de compréhension.

    5Dans la première partie de l’article, nous utilisons le terme de multi-activité comme instrument méthodologique d’exploration du travail des communicants internes. Il s’agit de saisir le phénomène de multi-activité en tant que production de discours à son propos et réaction lorsque des interruptions surgissent lors des interviews. Nous verrons ainsi que la multi-activité est à double face dans l’expérience du travail des interviewés. L’une est heureuse, victorieuse, stimulante, s’épanouit dans la variété et le jonglage astucieux. L’autre est tragique, vide le sens du travail, éloigne du sentiment d’accomplissement et de travail bien fait quand la fragmentation l’emporte. Dans une seconde partie, nous préciserons et discuterons cette opposition, puis nous aborderons des comportements d’évitement associés à une multi-activité « de débordement ».

    La multi-activité, un instrument d’exploration méthodologique

    6Dans cette partie, l’accent est mis sur la réception du terme « multi-activité » en marge de l’enquête (2.1), sur les propos que l’emploi du terme a suscités en entretien (2.2), et sur les réactions des enquêtés lorsque des interruptions ouvraient de séquences de multi-activité au cours de ces mêmes entretiens (2.3).

    Le rapport embarrassé des communicants internes à la multi-activité

    7À chaque fois qu’un entretien a été réalisé, nous en avons profité pour tenter d’obtenir un autre contact. Dans cette situation, à la fin d’un entretien avec la responsable des « médias internes » d’une société d’assurance, le critère qu’elle emploie pour décider de nous transmettre (ou pas) les coordonnés de ses collaboratrices, est l’organisation personnelle jugée plus ou moins performante de ses subordonnés. Sollicitant par ailleurs l’autorisation de venir réaliser une journée d’observation dans les locaux, ces demandes se sont heurtées à la crainte qu’il n’y ait « rien à voir », « qu’il ne se passe pas grand-chose ». Il ne semblait pas si évident que les communicants internes aient à faire face en permanence à des situations de multi-activité. Et parler de « sa » multi-activité est plus facile ou moins embarrassant que de la donner à voir concrètement. En outre, être enquêté sur « sa » multi-activité renvoie à ce qui est visible, invisible, montrable, intéressant, etc., soit à une hiérarchie dans la dignité de ses tâches qui reste souvent très secrète et que la venue d’un sociologue amène à questionner. Aussi, quoique le produit de travail des communicants internes (journal interne, brochure…) soit en grande partie tangible, le processus de confection de ces supports de communication passe souvent par de la coordination invisible et un travail de validation assez fastidieux auprès de tiers. Est-ce digne d’être montré ? Lors d’une période calme ou très rythmée ? Montrer son travail est d’autant plus délicat que les communicants internes pâtissent d’une représentation selon laquelle ils/elles « ne font pas grand-chose et papillonnent » (Gisèle, 43 ans, responsable com’interne au sein d’un organisme bancaire). À la figure de la « girouette attentionnelle » (Licoppe, 2008) répond une représentation indigène proche, qui charrie vaine gesticulation, absence de contenu, voire superficialité. En somme, un travail en toc, non productif, une sorte de tourisme professionnel parfois stigmatisé comme un « centre de coût » par les opérationnels. L’épreuve du jugement des partenaires de travail dans l’entreprise est souvent douloureuse pour les communicants internes. Se soumettre à la vue d’un analyste quasi inconnu peut donc les gêner. Ainsi, lors d’une observation réalisée dans les services centraux d’une grande banque, une enquêtée a fixé sciemment un rendez-vous avec sa collaboratrice concernant la mise en place d’un Webzine (journal interne en ligne) la matinée de notre venue, de sorte que nous soyons témoins d’un temps structurant de coopération.

    8Cette figure péjorative du papillonnage engage également une image de soi projetée dans le travail. Lors d’un entretien réalisé avec la responsable de la communication interne de la direction à la recherche d’une grande entreprise de transport, celle-ci exprime le regret de pas réussir à « se poser », d’être constamment en train de « gigoter », sans savoir ce qui est dû à l’organisation dans laquelle elle évolue et à son chahut, à une surcharge de travail chronique ou à un déficit personnel d’organisation. On entrevoit le côté jugé néfaste et repoussant de la multi-activité. Aussi, à l’inverse du cas ci-dessus, quand nous lui demandons s’il est possible de venir réaliser une observation dans son service, elle nous répond, enthousiaste : « Vous venez quand vous voulez… Vous savez j’ai voulu avoir un coach personnel mais je ne l’ai pas obtenu… De vous avoir ici ça sera comme un miroir pour moi pour m’améliorer dans ma gestion du temps ». La situation d’observation est ainsi anticipée comme une évaluation constructive, avec un sociologue assimilé à un coach bienveillant susceptible de l’aider. Durant l’observation, elle s’excusera à plusieurs reprises de son agitation.

    Une multi-activité favorisée par des écologies sollicitantes et une morale professionnelle spécifique

    9Dans la plupart des cas, les enquêtés ont aménagé une écologie adaptée à la situation d’interview, c’est-à-dire calme et préservée des perturbations extérieures. Quelquefois une pancarte indiquant leur indisponibilité est mise sur la face extérieure de leur porte de bureau. Ils éteignent fréquemment leur téléphone mobile et s’éloignent de leur poste informatique, de manière à ne pas être dérangé de façon intempestive. Comme la grande majorité de nos enquêtés évoluent en open space, ou dans un grand bureau partagé, plusieurs ont réservé préalablement une salle de réunion, en trouvent une à notre arrivée ou empruntent le bureau (pouvant se fermer) de leur responsable absent(e).

    10Ces précautions n’ont pas empêché que les entretiens soient jonchés d’interruptions. D’abord, car certains décrochent malgré notre présence leur téléphone fixe lorsqu’il sonne, rappelant l’ordre des priorités en ce lieu. Ensuite, parce qu’ils n’ont pas le loisir de s’isoler trop longtemps, ou simplement parce que le(a) responsable dont ils ont emprunté le bureau revient plus tôt que prévu. Voici une situation rencontrée :

    Lorsque sa chef regagne son bureau, l’enquêtée en charge des « médias internes » d’un constructeur automobile décline, gênée, notre identité. La chef se met devant son ordinateur. Les réponses de l’enquêtée, jusqu’alors prolixe, deviennent brèves, elliptiques, ses phrases sont parfois inachevées. Elle sollicite ensuite sa hiérarchique pour obtenir une précision sur la rotation de la signature de l’« édito » dans le journal interne (l’enquêtée n’est en poste que depuis deux mois). Puis elle exige de couper le micro lorsque le nom du directeur général de la firme est prononcé. L’interruption persistante qui, désormais, reconfigure l’interaction, nuit donc à la dynamique de l’échange et à l’enquête, dans un premier temps. Dans une seconde séquence, à l’image des interruptions « heureuses » où se dénouent des problèmes de travail (Datchary & Licoppe, 2007), la présence et les interventions de la chef deviennent vertueuses, c’est-à-dire utiles à l’enquête. Le micro est rebranché et il est désormais question de la controverse liée à la fabrication d’une partie du dernier modèle de la firme en Turquie. Cette fuite dans la presse ravive les critiques sur les firmes qui délocalisent leur production et les risques de fermetures d’usines associées. Le Ministre français de l’Industrie s’empare du sujet en sermonnant par voie de presse le constructeur, dont le directeur général est reçu à l’Élysée. La réputation de la firme, en externe comme en interne, est potentiellement écornée : il faut « communiquer ». À l’issue de sa rencontre avec le président de la République, le directeur général ordonne ainsi au service de communication interne de tourner prestement une vidéo de lui où il tentera de rassurer les salariés. Cela se passe durant un week-end, et l’enquêtée et sa responsable doivent renoncer au repos et à leur vie de famille. Elles expliquent alors de façon fière et complice les différentes étapes de l’activité : trouver un caméraman, un lieu propice pour la prise de vue, mettre en ligne la vidéo sur l’Intranet, etc.

    11L’interruption envahissante devient un moment instructif pour l’enquête : cet épisode de connivence signale que la proximité avec les milieux dirigeants, la sensation exaltante d’être au cœur de « ce qui compte » dans l’organisation, d’être informé avant le salarié lambda ou de fabriquer soi-même de l’information stratégique, constitue un motif de satisfaction pour les communicants internes. L’omniprésence durant les entretiens de la référence au « DG » (directeur général) et une relation de proximité entretenue avec lui (ou elle) invite à soutenir cette hypothèse. L’épisode de multi-activité relaté fait écho au sens que les communicants trouvent dans leur travail : un lien privilégié avec les (ou le) dirigeant(s), qui peut dériver en une soumission à l’arbitraire ou une dépendance générant de l’inaction. Le travail des communicants est de ce fait suspendu à des événements imprévisibles qui voient leur activité basculer, puis se dérouler, telle une pelote de laine, en une multiplicité d’activités et de préoccupations.

    12Plus généralement, les interruptions, l’injonction ou le questionnement sur la nécessité de se saisir de ces occasions, participent de l’expérience quotidienne des communicants internes, dans des écologies ouvertes où les personnes et les choses sont en libre accès. On peut distinguer :

    • Une interruption de type confirmatoire et de réassurance, lorsqu’une responsable hiérarchique entre dans la pièce de l’entretien sans frapper ni nous saluer pour demander : « As-tu bien envoyé la présentation à X ? ».
    • Une demande d’aide dans un bureau collectif, où l’on sollicite par exemple la dernière version d’un document ou une astuce liée à l’usage d’un logiciel de bureautique.
    • Une question adressée à un collectif. Aux membres du service « communication interne » réunis dans un coin d’un Open Space, on demande : « Savez-vous où est X ? » ; « Quand revient-elle ? » ; « Je peux vous emprunter l’appareil photo du service ? ».
    • Un commentaire ironique ou une plainte exprimée à haute voix lors de la réception d’un e-mail.

    13La frontière entre l’interruption (qui revient à arrêter une tâche pour en commencer une autre) et la sollicitation (qui comprend une demande explicite ou une question) se complexifie. Les individus subissent des bruits, des paroles adressées à un collectif ou à soi-même à voix haute (par exemple la relecture avant envoi d’un e-mail rédigé en anglais). Toute une série d’occurrences sonores arrivent jusqu’aux personnes, sans forcément les concerner directement. Cela peut toutefois les « interrompre », c’est-à-dire ici les perturber dans leur concentration. Plus généralement, les individus sont immergés dans un rythme, stimulant ou épuisant selon les périodes. Nous parlerons d’« écologies sollicitantes » pour caractériser de tels environnements de travail où les communicants internes rencontrés évoluent : les interruptions potentielles sont pléthores et les sollicitations, assez nombreuses. L’environnement matériel, spatial (ouvert ou semi-ouvert) et technique favorise grandement ce phénomène en octroyant un accès aisé aux personnes, même si ce dernier se régule : la mise en évidence du genre des « questions rapides » par messagerie instantanée (Licoppe, Cudicio & Proulx, 2011) montre à cet égard que la question posée à un collègue doit être légitime, au sens où la personne qui sollicite ne peut trouver en principe de réponse par elle-même.

    14Le flux continu, qui caractérise l’activité des communicants internes, ne s’apparente donc pas à une généralisation du « flux tendu » permis par l’utilisation massive des TIC (Durand, 2004). Par exemple, les communicants internes mentionnent des périodes « de creux », quand ils attendent les validations de la première mouture du futur numéro du journal interne, ou à l’approche du comité éditorial qui va donner le coup d’envoi du suivant. Ce flux peut néanmoins entraver le déploiement de l’activité. Nous verrons que l’enjeu pragmatique, dans une multi-activité élargie, consiste alors à contrôler et juguler, autant que possible, ce flux, de manière à garder le fil de son activité, de préserver une continuité et une cohérence expérientielle (Bidet, 2011b).

    15Enfin, un consensus est notable parmi les enquêtés : les interruptions font « partie du métier » ; du moins, la réponse rapide aux sollicitations est fréquemment invoquée comme un impératif catégorique. Autrement dit, la réactivité et la disponibilité sont un ferment de l’identité professionnelle des communicants internes, très tournée vers la notion de service. Ce qui, de l’extérieur, paraît contraignant (des interruptions et des sollicitations abondantes) est pour eux une motivation, voire un principe supérieur de régulation et d’orientation de leur travail. Leur multi-activité est donc à mettre en rapport avec une morale professionnelle édictant un devoir de réponse, rapide, pour faire montre de leur utilité. Cette réactivité tend d’autant plus à témoigner de leur contribution au collectif organisationnel que leur utilité est souvent contestée par leurs partenaires de travail. Fonction « support », la communication interne est réputée ne pas participer pas directement au processus productif. Elle se met à la disposition d’« opérationnels » qui lui reconnaissent rarement une compétence spécifique. On peut même dire que les communicants internes évoluent dans une configuration d’interdépendance asymétrique : prestataires de services internes à une organisation, ils ont besoin des autres pour déclencher leur travail, récolter des informations, alimenter leurs supports par des interviews, etc.

    La multi-activité : un stimulateur de discours sujet à des interprétations clivées

    16Nous avons ensuite introduit le terme de « multi-activité » lors des entretiens, généralement après la description de la journée de la veille et en ces termes : « que vous évoque le terme de multi-activité ? ». L’expression a stimulé la parole : elle a suscité des interprétations riches et a souvent relancé le récit de l’activité. Avec ce terme en tête, l’enquêté(e) n’adopte plus un mode séquentiel de présentation de ses tâches les plus courantes. Il (elle) envisage les entrelacements et les contradictions entre les différents dossiers à traiter. L’usage du terme en entretien a favorisé la description de et la réflexivité sur l’activité. Il peut ainsi compléter une palette comprenant la description de la journée de la veille, le commentaire de l’agenda et le visionnage des derniers e-mails. Et ce, d’autant plus chez des « cadres de bureau » qui se présentent souvent comme ne sachant plus ce qu’ils font tant ils font de choses ou, plus tragiquement, ayant l’impression de ne rien faire tellement leur activité est morcelée (Datchary, 2008).

    17Dans notre recherche, l’emploi de l’expression « multi-activité » a permis, en particulier, de mettre en évidence un double clivage. Premièrement, il existe une rupture assez forte, au plan identitaire, au sein de la population étudiée, entre les chargés de communication, dépositaires d’un périmètre relativement circonscrit d’activité (l’événementiel, la communication en direction des dirigeants, le journal interne, l’Intranet, en particulier) et leur responsable, qui supervise leurs travaux. Les premiers ne se reconnaissent pas dans le terme « multi-activité ». Ils préfèrent celui de « multitâches », au sein d’une même activité, comme si la multi-activité signifiait un océan trop vaste au regard de leurs prérogatives relativement restreintes. L’hésitation entre les deux termes pour cette enquêtée, dont le périmètre se limite désormais au magazine interne pour les salariés (celui pour les adhérents lui ayant été retiré suite à une fusion), en est significative :

    « si je te lance le mot « multi-activité », comment réagis-tu  ?

    Cela me fait penser à polyvalence. C’est quelque chose qui me parle et qui me plaît, en plus. C’est dans la continuité d’être interrompu et de ne pas faire la même chose…Je trouve que dans mes nouvelles fonctions de com’ interne j’ai beaucoup perdu en termes de polyvalence, cela me plaît moyen mais c’est comme cela.

    Il reste beaucoup de choses à faire mais dans un éventail moins large ?

    Oui. Mon public est maintenant unique. Avant c’était un peu plus disparate. J’aime bien, cela permet de ne pas s’endormir sur un sujet, de penser à autre chose. Parfois quand je bloque sur une chose, j’en entame une autre puis je reviens à la première. Aujourd’hui, je ne parle qu’aux salariés, plus aux adhérents » (Olivia, responsable de la communication interne dans une mutuelle, 36 ans).

    18Avec d’autres enquêtés, évoquer la multi-activité entraîne une référence à la répétition, la routine, voire à l’ennui :

    « Vous avez décrit les différentes tâches auxquelles vous vous adonnez. L’expression de multi-activité vous convient-elle pour définir votre travail ?

    Je dirais plutôt multitâches. Multi-activité me semble un terme trop large. En effet, les sujets que nous traitons sont toujours un peu les mêmes. C’est toujours de la communication pour les collaborateurs, cela va toujours dans le même sens.

    Dans la même activité ? C’est donc du multitâches dans la même activité ?

    Oui. Ce sont souvent les mêmes interlocuteurs, les mêmes filiales même si l’on ne parle pas toujours des mêmes choses. Nous parlons de ce que font les filiales, c’est souvent dans le même type d’informations » (Myriam, chargée de communication interne au siège d’un organisme bancaire, 28 ans).

    19Une division du travail à spécialisation forte (un chargé de communication pour le journal interne, un pour l’événementiel, un pour la communication managériale, etc.) est sous-jacente à ces propos, ainsi qu’une standardisation. La créativité s’en trouve amputée. La sensation désagréable d’être exclu d’une multi-activité connotée positivement peut également se traduire par un sentiment de déficit relationnel chez les chargés de communication, par opposition à leur responsable souvent en rendez-vous et disposant, qui plus est, d’informations jugées stratégiques :

    « Nous sommes des exécutants, nous sommes là pour faire ce que l’on nous dit de faire. J’en pâtis d’autant plus que dans mon activité précédente, j’étais pratiquement toujours à l’extérieur ou tout au moins en grande partie. Pour moi ce n’est pas évident de rester toujours scotchée à mon ordinateur.

    Surtout, c’est une partie intéressante, cette partie relationnelle avec les gens que je n’ai pas vraiment. J’ai, avec les gens proches, où des équipes qui me connaissent, qui m’ont identifiée comme étant leur interlocuteur et qui me connaissent, sinon… » (Myriam, 28 ans, chargée de communication interne dans une banque)

    20Les responsables de services de communication interne, en revanche, se reconnaissent volontiers et s’approprient le mot « multi-activité ». Ce terme prend néanmoins, second clivage à signaler, une teneur ambivalente dans leurs propos. D’un côté, la multi-activité évoque la liberté de choix, le plaisir de passer d’un dossier à un autre plusieurs fois par jour, la variété et la richesse des multiples sujets abordés :

    « C’est aussi pour cela que j’aime la multi-activité. Finalement, il y a des choses qui sont plus ou moins attractives, qu’on a envie de faire, etc. J’ai la souplesse de pouvoir prioriser ou de faire un peu comme j’ai envie. Du coup, je vais alterner. S’il faut rédiger quelque chose, il faut s’isoler, je ne serai pas au bureau du coup » (Fleur, 33 ans, responsable des « médias internes » chez un constructeur automobile).

    21D’un autre côté, la multi-activité renvoie au débordement, au travail dans les marges, le soir, le week-end, ainsi qu’au stress, à l’urgence, au sentiment de ne pas « bien » travailler, de n’approfondir aucun sujet, de rester en surface et de céder à la fragmentation. Cet enquêté (Paul, dir’ com interne dans un grand groupe d’aéronautique, 50 ans) se compare dans cette optique à un chirurgien de guerre :

    « Il y a des choses que vous regrettez de ne pas faire ou de ne pas avoir faites ?

    Dans la vie ? (Rire)

    Je pensais au travail mais peut-être dans la vie pour le coup ? (Rire) Pourquoi pas ?

    Oui. Il y a beaucoup de choses. Finalement, dans mon boulot, je trouve qu’il y a beaucoup de choses extrêmement exaltantes et en même temps, on vit une sorte de frustration permanente. Une frustration qui est qu’on a l’impression de ne pas aller jusqu’au bout de tout ce qu’on devrait faire ou de ce qu’on voudrait faire pour des raisons de temps, pour des raisons de priorité. Et on se dit toujours : “si j’avais pu, j’aurais dû me consacrer un peu plus à cela et aller plus au fond de ce sujet ; mais les circonstances font que j’ai dû le survoler parce que je n’avais pas le choix et parce qu’il y avait autre chose qui m’attendait derrière”. Cela, c’est assez frustrant.

    Et qu’est-ce qui crée la frustration ?

    Cette impression d’inachevé ou de pas bien fait. Cette impression qu’on n’arrive pas à faire du travail bien fait. Parce que le travail bien fait, comme un bon artisan, cela prend du temps. C’est peaufiner quelque chose, se dire : “ je suis content de l’avoir fait comme cela parce que je l’ai fait vraiment comme je le sentais”. Très rarement dans ma vie professionnelle, j’ai cette impression. J’ai toujours l’impression qu’au bout d’un moment, j’ai été obligé de bâcler quelque chose parce qu’il fallait que je passe à une autre et qu’on m’attendait sur une autre en même temps. C’est un peu de la chirurgie de guerre. Le chirurgien qui est en “situation normale” entre guillemets, dans un hôpital, fait une opération comme on doit la faire, il la fait bien, il la fait proprement, il a tous ses assistants autour de lui. Le chirurgien de guerre, il est là sous une tente, il doit aller très vite parce qu’il y a des blessés qui arrivent, qui sont en train de crever, et il scie des jambes, il va très vite, il se dit : “tant pis, il faut le sauver, il faut sauver”. Et j’ai un peu l’impression de vivre… (Rire) je fais des comparaisons bizarres… mais je dois faire cela ».

    Les deux faces de la multi-activité des communicants internes et leurs conséquences pratiques

    22Employer comme instrument méthodologique le terme de « multi-activité », de même que les interruptions survenant en entretiens, a permis de caractériser le rapport à la multi-activité des communicants internes. Nous poursuivons ce travail d’exploration en précisant que la multi-activité des communicants internes présente deux faces, à la fois distinctes et connectées (3.1). Cela amènera à examiner une série de comportements visant à endiguer une multi-activité de débordement (3.2).

    La face heureuse et la face tragique de la multi-activité

    23Telle qu’elle est thématisée et interprétée en entretiens, la multi-activité comporterait donc deux faces : une face heureuse, grisante, presque glorieuse, faite de variété et de contrôle, certainement accentuée par la situation d’entretien. Cette face de la multi-activité induit du plaisir, de l’adrénaline, de la liberté de choix, bref, une forme de plénitude au travail. Ces discours évoquent des situations où les individus parviennent à préserver le fil de leur activité ou à atteindre un résultat souhaité. L’autre face de la multi-activité révèle au contraire une dimension subie, sombre, presque tragique, au sens où il est difficile de s’y soustraire. Ici, la multi-activité échappe ou elle menace d’échapper via un sentiment de trop-plein. Elle entraîne alors dans son sillage des désagréments : stress, sentiment d’être dépassé, insatisfaction quant au rendu de son travail.

    24Ces deux pôles peuvent être confrontés aux deux modèles de prise en charge de la fragmentation de l’activité proposés par Christian Licoppe (2008) dans des écologies ouvertes et très équipées en TIC : le modèle de la « girouette attentionnelle » et du « zapping occupationnel », d’une part, celui de la multi-activité, d’autre part. Le premier suppose un cours d’action unique et des interruptions, si bien que l’individu bascule d’une tâche à une autre très fréquemment, tout en ne traitant qu’une seule tâche à la fois. Le second modèle, qui invalide le premier pour l’auteur, est celui de la multi-activité. Ici, l’activité intègre de multiples préoccupations pertinentes qui se trouvent en arrière-plan. Les préoccupations sont distribuées entre les personnes et leurs environnements, si bien qu’elles peuvent se rappeler au souvenir des individus et devenir saillantes, notamment par l’intermédiaire des messageries. Dans ce modèle, l’activité est plurielle, épaisse, et les cours d’action se dédoublent. Les acteurs articulent dans le présent des préoccupations du passé et du futur. Les bascules d’une tâche à une autre sont ainsi intégrées à l’activité elle-même (ibid.). Malgré sa justesse pour étudier des séquences filmées de courte durée, ce modèle de la multi-activité laisse insatisfait, dès lors que l’on desserre l’étau temporel de l’étude. D’abord, il dresse par construction un portrait ordonné, avec des individus qui peu ou prou « s’en tirent », quelle que soit la densité des préoccupations qui les habitent et le nombre des sollicitations qui leur parviennent. Ensuite, il laisse dans l’ombre les efforts des acteurs, dans une perspective diachronique, pour éviter, endiguer, repousser, ou atténuer un trop-plein de préoccupations, de sollicitations, donc aussi de travail. Ce dernier suppose une série d’autres actions, et dans des environnements où les partenaires de travail se trouvent également dans des situations de multi-activité, ce qui engendre une économie de la contribution finement régulée, comme dans l’usage des messageries professionnelles (Licoppe, Cudicio & Proulx, 2011).

    25L’image du débordement et d’un travail éclaté constituent, en pratique, des épouvantails. La seconde représentation de la multi-activité mise en évidence ici, plus angoissante, est ainsi à conserver dans la réflexion : elle participe de l’expérience quotidienne au travail. Nous allons ainsi mettre en lumière les procédés pratiques inventés par les enquêtés pour tenter de préserver une continuité de leur expérience dans de tels environnements (Bidet, 2011b).

    Endiguer une multi-activité de débordement

    26À l’instar de la dispersion (Datchary, 2008), la multi-activité se prend en charge collectivement. Elle renvoie à une coordination et à l’effectuation de tâches qui visent une finalité commune. La multi-activité des uns se trouve ainsi confrontée et enchevêtrée à celle des autres. Elle est saisie dans un commun concernement du « working things out » (Corbin & Strauss, 1993), c’est-à-dire la volonté de « sortir la production » en trouvant des solutions idoines, en dépit des contingences et des aléas. Dans ce cadre, s’observe un travail de projection de sa propre multi-activité et de la crainte qu’elle se transforme en débordement. Cela se traduit par des allégations ou des inférences sur la multi-activité d’autrui et par quatre types de mesures pratiques. Pour les catégoriser, les collecter et les présenter, la notion de « multi-activité », telle que nous la thématisons, servira de point d’entrée. Comme exposé précédemment, nous n’excluons pas la figure du débordement qui peut empêcher la réalisation du travail.

    27La première catégorie de comportements consiste en des aménagements pratiques pour soi. Ici, les actes observés et relatés proviennent de l’angoisse suscitée par une multitude de préoccupations. Il s’agit de réduire le sentiment d’être submergé par un trop-plein de tâches à effectuer, et le risque perçu de ne pas réussir à mener à bien son travail. Cela peut être la crainte d’oublier un rendez-vous, une relance à effectuer ou l’envoi d’un mail. Dès lors, nos enquêtés remplissent leur agenda avec de multiples annotations et emploient des « To-Do Lists » (liste de tâches à accomplir de diverses ampleurs et dans un rayon temporel variable) sous différents formats : des post-it en papier, des notes sur leur mobile ou directement sur le bureau de l’ordinateur. Ces dispositions peuvent paradoxalement générer de la confusion supplémentaire et accentuer la profusion, d’autant plus que ces To-Do Lists incluent souvent l’intendance domestique. Ces listes sont des « reminders », mais il est difficile de statuer sur la régulation de l’activité qu’elles engendrent (ou pas). Pour Caroline Guillot (2014), qui s’est penchée sur ces artefacts cognitifs connexes aux agendas, écrire pour soi facilite le travail d’articulation des activités et participe d’une réflexivité sur son usage du temps. Lors de notre investigation, les enquêtés insistent plutôt sur le fait que ces listes rappellent des tâches qu’ils n’ont pas envie de réaliser, alimentant volontairement une sorte de culpabilité (Caroline Guillot, ibid., parle de « sommation »). Ces inscriptions sont aussi associées à un contentement, parfois en trompe-l’œil, en fin de journée ou de semaine, lorsque de nombreuses micro-tâches ont été barrées mais au détriment d’un travail important nécessitant du temps.

    28Les enquêtés opèrent aussi un travail de sélection et de hiérarchisation en mettant en évidence, dans leur propre flux informationnel, des éléments jugés importants ou prioritaires, en marquant par exemple les e-mails qui leurs sont directement adressés, ou en inscrivant en couleur et en gras sur un cahier les engagements pris à l’issue d’une réunion. Enfin, plusieurs enquêtés racontent comment ils essayent de ménager leur propre rythme en consultant leurs mails le soir et le week-end, afin de ne pas avoir à le faire le matin à leur retour au travail, ou en « gardant du mou » de manière à éventuellement faire face à une injonction (par exemple organiser à la hâte une manifestation en interne). En somme, ces activités sont entreprises pour préparer et cadrer des actions à venir, tout en constituant elles-mêmes des actions.

    29Une deuxième catégorie d’aménagements pratiques consiste à se retirer ou à s’affranchir des écologies sollicitantes afin de se consacrer à une seule activité, qui en outre ne supporte pas les interruptions incessantes. Manifester une indisponibilité relative à l’égard de son environnement immédiat est une visée, notamment dans l’optique de rédiger ou de lire des documents nécessitant une concentration importante. Il peut s’agir de mettre des boules Quiès pour signifier une aversion au bruit, à d’écouter de la musique avec un casque ostentatoire, de s’isoler momentanément dans un bureau fermé, de fermer provisoirement sa boîte mail, de travailler chez soi un après-midi (des interruptions et des sollicitations d’ordre domestique peuvent alors survenir) ou de marquer des plages horaires comme indisponibles sur son agenda électronique partagé. Pour faire la transition avec des modalités d’action plus collectives, des assistantes peuvent par ailleurs faire office de « gate keeper », par exemple en bloquant l’accès du bureau de leur responsable quand il/elle leur demande d’éviter des intrusions perturbatrices.

    30Une troisième catégorie regroupe les initiatives qui tentent de canaliser la concentration d’un collectif co-présent. On perçoit ici la face tragique de la multi-activité, ou plutôt de situations, dominantes dans les écologies visitées, qui dérogent à la norme de l’attention focalisée. En effet, plusieurs enquêtés disent formuler implicitement, en amont du déroulement de réunions en particulier, des conjectures pessimistes sur la concentration de leurs collègues. Ils cherchent alors des parades pour préserver une certaine efficacité, dans la mesure où ils associent l’inefficacité à l’absence d’attention prolongée, focalisée. Un exemple est celui de la confection puis de l’impression d’une liste des sujets potentiels pour le prochain journal interne, distribuée lors d’un comité éditorial au sein d’une firme énergétique. La coordinatrice du journal indiquait craindre que la dimension récréative de la réunion prenne le pas sur les décisions à prendre, que les participants se laissent trop aller à la rêverie, aux plaisanteries, aux apartés entre voisins, à la lecture de leurs e-mails ou à l’envoi de mini-messages écrits. Elle a donc imprimé cette liste et l’a placée devant les participants, afin qu’ils l’aient « sous le nez ». L’enjeu pratique n’est pas simplement d’orchestrer la réunion à l’aide de ce document en forme de liste, mais bien d’essayer de concentrer l’attention des participants pendant une durée relativement longue (deux heures trente). Bref, il ne s’agit pas de canaliser sa propre vigilance attentionnelle, mais celle de ses collègues, avec en toile de fond la réalisation collective d’un travail.

    31La dernière catégorie regroupe des habiletés relatives à la capacité à s’inviter dans le flux de travail de ses partenaires, à s’y rendre pertinent, de manière à ce que les requêtes transmises soient traitées. Compte tenu de la configuration d’interdépendance asymétrique dans laquelle les communicants internes évoluent, ils sont particulièrement soumis à ce défi pratique. Lors des entretiens, des enquêtés nous expliquent ainsi mettre en saillance un dossier en haut d’une pile sur le bureau de leur responsable ou sur une chaise, par convention, ou bien privilégier systématiquement l’appel ou l’envoi de mini-messages, craignant que leurs e-mails ne soient pas traités. Interpeller est un premier stade, le second est de parvenir à faire contribuer des partenaires de travail aux supports de communication interne, ce qui n’est pas aisé. Cette séquence en convainc :

    11/5/2010, 9h25 : Nouvelle interruption de la réunion entre Farah (assistante de com’) et sa responsable, Louise (responsable com’ interne de la direction de la recherche d’un opérateur de transport). Farah s’en va car elle doit « valider » une brève avec une personne de la direction. Il lui avait dit « avant 10h ». Farah avec l’accord de Louise, préfère y aller tout de suite, car elle a peur qu’il « lui pose un lapin » car ce n’est pas « la première préoccupation du bonhomme », qu’il faut « ruser » pour le « choper ». Cette brève concerne le dossier central du prochain journal interne portant sur « l’homologation virtuelle ». Sur ce dossier, il manque des contacts que cette personne doit donner. Il doit aussi écrire une autre brève.

    32Au regard de ces quatre familles d’occurrences, la figure du débordement, épouvantail de la multi-activité, agit comme un repoussoir, un reflet de soi que l’on refuse de voir et qui est fui. Les enquêtés s’efforcent ainsi de juguler la fragmentation de leur activité. Le succès de leurs efforts est inégal (d’où le côté tragique) et la discipline qu’ils requièrent invite parfois au relâchement. La multi-activité fait alors référence à des aspects plus généraux. Une famine temporelle (Perlow, 1999) dans les organisations contemporaines apparaît ainsi en filigrane de ces pratiques, ce qui est paradoxal compte tenu de la diversité toujours plus importante des dispositifs visant à rationaliser le temps (Rosa, 2012 ; Datchary & Gaglio, 2014). L’urgence et l’immédiateté semblent, en outre, les unités temporelles dans lesquelles le travail s’effectue, sans que l’on sache toujours ce qui relève d’une sur-occupation théâtralisée ou d’une surcharge de travail objectivable. Dans ces environnements, gageons toutefois que le temps et l’attention d’autrui deviennent des ressources précieuses car rares : les opérations à réaliser s’empilent et le temps pour les mener à terme se raccourcit. D’où la nécessité d’apprendre à « faire contribuer » ses partenaires de travail à sa propre activité – ce qui devient une compétence à part entière.

    Conclusion

    33Dans cette contribution, le parti pris a été d’opérer un détour en employant la multi-activité comme un instrument d’exploration méthodologique. Nous avons ainsi tiré le fil d’interruptions survenues en entretien et proposé le terme aux enquêtés. Cela a, d’une part, permis de caractériser la multi-activité des communicants internes : elle renvoie à un sens du travail très lié à une proximité entretenue avec les milieux dirigeants, et suppose des écologies sollicitantes où la réactivité tente de signer une contribution au collectif organisationnel. D’autre part, des acceptions indigènes du terme ont été mises en évidence, celles-ci étant clivées selon la position occupée dans le service de communication interne.

    34Surtout, deux faces de la multi-activité des communicants internes ont été présentées et discutées. La première est heureuse, grisante, épanouissante, la seconde est source de tourments, de crainte et de perte de repères. Nous soutenons que cette seconde face n’est pas à écarter s’il l’on envisage la multi-activité comme une expérience (Bidet, 2011b), en ne se limitant pas à des séquences courtes et des lieux restreints. En effet, cette face est fuie par les acteurs, qui refusent de céder à la fragmentation de leur activité et tentent, par conséquent, de l’endiguer par une série de procédés ordinaires mis en évidence par l’enquête. La figure extrême de la « girouette attentionnelle » (Licoppe, 2008), même si elle ne représente qu’un cas limite, pèse en quelque sorte sur l’action car on cherche à l’éviter. Il faut aussi rappeler tout le travail d’ajustement à la multi-activité des autres, avec souvent un pari pessimiste sur leur capacité (et parfois leur bonne volonté) à prendre en charge les sollicitations qu’on leur adresse.

    35Deux conséquences pour l’étude de la multi-activité peuvent être tirées. D’abord, il convient, selon nous, de l’inscrire dans des configurations organisationnelles et professionnelles à spécifier. Ainsi, la dépendance à l’égard des milieux dirigeants, et l’interdépendance asymétrique des communicants internes à l’égard de leurs partenaires de travail dans l’organisation, aident à comprendre leur multi-activité. Ensuite, l’étude de la multi-activité consiste à analyser des personnes investies sur plusieurs fronts, sujettes à des engagements multiples, concurrents, et sommées de les combiner au mieux, en trouvant comment les dimensionner et les rendre commensurables. Dès lors que l’on élargit l’empan temporel de l’analyse au-delà de courtes séquences vidéos, la multi-activité peut ainsi être appréhendée comme l’entrelacement d’une multitude de « dossiers », de « projets » et d’« affaires », de plus ou moins grande ampleur, dans lesquels les professionnels sont concurremment embarqués.

    Auteurs

    Olivia Foli

    Gérald Gaglio

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    • Lamy, Aurélia. Matuszak, Céline. Kergosien, Eric. Grabar, Natalia. Valette, Pierre. (2020) New Territories in Health. DOI: 10.1002/9781119706731.ch8
    • Besenval, Maxime. Bidet, Alexandra. (2021) Digital Transformations in the Challenge of Activity and Work. DOI: 10.1002/9781119808343.ch12
    • (2018) Les nouvelles sociologies du travail. DOI: 10.3917/dbu.ughet.2018.01.0133
    • (2021) Aux bons soins du capitalisme. DOI: 10.3917/scpo.salma.2021.01.0291
    • Pinède, Nathalie. (2020) Industrie du futur : les sciences de l’information et de la communication au cœur de la construction d’une recherche interdisciplinaire. Approches Théoriques en Information-Communication (ATIC), N° 1. DOI: 10.3917/atic.001.0081
    • Molina, Yvette. (2019) Professionnalisations en tension et recompositions des professions sociales en France. Les Politiques Sociales, n° 3-4. DOI: 10.3917/lps.193.0034
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    • Corbillé, Sophie. Foli, Olivia. Tassel, Julien. (2018) Ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes. Communication et organisation. DOI: 10.4000/communicationorganisation.5955
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    • Carayol, Valérie. Laborde, Aurélie. (2019) Les organisations malades du numérique. Communication et organisation. DOI: 10.4000/communicationorganisation.8207

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    Foli, O., & Gaglio, G. (2017). Les communicants internes : rechercher ou éviter la multi-activité ?. In Quand travailler, c’est s’organiser (1‑). Presses des Mines. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3443
    Foli, Olivia, et Gérald Gaglio. « Les communicants internes : rechercher ou éviter la multi-activité ? ». In Quand travailler, c’est s’organiser. Paris: Presses des Mines, 2017. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3443.
    Foli, Olivia, et Gérald Gaglio. « Les communicants internes : rechercher ou éviter la multi-activité ? ». Quand travailler, c’est s’organiser, Presses des Mines, 2017, https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3443.

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    Bidet, A., Datchary, C., & Gaglio, G. (2017). Quand travailler, c’est s’organiser (1‑). Presses des Mines. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431
    Bidet, Alexandra, Caroline Datchary, et Gérald Gaglio. Quand travailler, c’est s’organiser. Paris: Presses des Mines, 2017. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431.
    Bidet, Alexandra, et al. Quand travailler, c’est s’organiser. Presses des Mines, 2017, https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431.
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