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    Plan détaillé Texte intégral L’activité d’ordonnancement Un environnement de travail très organisé autour de la multi-activité De l’importance des trajectoires individuelles Perspectives méthodologiques et théoriques Auteur

    Quand travailler, c’est s’organiser

    Ce livre est recensé par

    • Marie Benedetto-Meyer, Travail et emploi, mis en ligne le 28 septembre 2018. URL : https://journals.openedition.org/travailemploi/8056 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.8056
    • Sophie Bernard, Sociologie du travail, mis en ligne le 5 juin 2019. URL : https://journals.openedition.org/sdt/18275 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.18275
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    Table des matières

    Individu, collectif, organisation : les trois échelles de prise en charge de la multi-activité au travail

    Caroline Datchary

    Texte intégral L’activité d’ordonnancement Le dispositif socio-technique Un véritable travail d’articulation Un environnement de travail très organisé autour de la multi-activité Variations entre équipes De l’importance des trajectoires individuelles Perspectives méthodologiques et théoriques Auteur

    Texte intégral

    1De nombreux travaux font désormais état de la fragmentation de l’activité au travail et/ou de la manière d’y faire face, sous des vocables divers : « multi-activité » (Atifi, Gauducheau & Marcoccia, 2009 ; Datchary & Licoppe, 2007 ; Gaglio & Foli, 2011 ; Laflaquière, 2011 ; Licoppe & Relieu, 2004), « situations de dispersion » (Datchary, 2004, 2011), « travail d’articulation » (Grosjean & Lacoste, 1999 ; Strauss, 1992), « travail d’organisation » (Lalande & de Terssac, 2002), « interruption » (Belloti, Ducheneaut, Howard & Smith, 2003 ; Dabbish & Krajut, 2004 ; Gonzalez & Mark, 2004 ; Lahlou, Kirsh, Rebotier, Reeves & Remy, 2002 ; Monk, 2004 ; Schwarz, Nardi & Whittaker, 1999). La plupart, sinon la quasi totalité de ces travaux, reposent sur des études de terrain effectuées sur une situation professionnelle spécifique. Ceci est logique dans la mesure où mettre en évidence le caractère fondamentalement pluriel de l’activité de travail et sa prise en charge nécessite un grain d’enregistrement de la situation très fin. La focale pourra ainsi être mise, par exemple, sur des dispositifs techniques particuliers – comme ceux de messagerie (Licoppe, 2009), des activités spécifiques – comme la rédaction de messages électroniques (Atifi, Gauducheau & Marcoccia, 2011), ou encore des gestes et/ou des séquences verbales (Datchary & Licoppe, 2007 ; Licoppe & Relieu, 2004), avec dans ces derniers cas, le recours à l’enregistrement vidéo de l’activité. Ces apports sont non seulement féconds, mais essentiels : ils ont contribué à faire émerger cette question dans différents champs scientifiques, notamment en sociologie du travail et en sociologie du numérique, et cela constitue déjà un apport majeur.

    2Pour ma part, j’ai privilégié une entrée par les situations de « dispersion », définies comme des situations où les personnes sont amenées à reconfigurer fréquemment leur activité face à un environnement de travail en perpétuelle évolution. Depuis 2001, j’ai réalisé à cet effet des enquêtes qualitatives dans des univers professionnels contrastés (professeur des écoles, syndicaliste permanent, traders, managers, conducteurs de travaux dans l’assainissement, salariés d’agence d’événementiel, ordonnanceurs, journalistes). Adopter une perspective résolument comparatiste (Datchary, 2005, 2011) requiert de multiplier les focales et permet d’insister tour à tour sur des éléments différents de la situation en fonction de la saillance de différentes variables, comme la nature du collectif de travail, l’équipement technologique, l’écologie de l’environnement de travail, le rythme de l’activité, le degré de mobilité ou encore la plus ou moins grande exposition au client. Analyser l’influence de ces différentes variables conduit à discuter des travaux appartenant à diverses traditions de recherche. Mais, sous des grilles d’analyse et des concepts spécifiques, les phénomènes étudiés ne sont finalement pas si distincts.

    3Se pose ici la question de la montée en généralité. Le parti pris de mes recherches a été celui de « l’ethnographie combinatoire » (Dodier & Baszanger, 1997), dont le processus de totalisation se distingue de « l’ethnographie intégrative qui, dans le fil de la tradition anthropologique, construit des collectifs d’appartenance pour des individus » et de « l’ethnographie narrative qui, en réaction à la précédente, offre aux lecteurs, pour chaque terrain, un récit à la première personne des événements de l’enquête » (ibid.). L’ethnographie combinatoire, quant à elle, « en circulant simultanément sur différents terrains, réunit une jurisprudence de cas propre à identifier les différentes formes d’action dans lesquelles les personnes peuvent s’engager, ainsi que leurs combinaisons possibles » (ibid.). Par delà les cas propres à un chercheur, les travaux réalisés par d’autres doivent contribuer à étayer cette jurisprudence. Dès lors, l’objectif n’est plus tant de discuter les vertus spécifiques à chaque modèle, mais bien de travailler à articuler ces travaux entre eux. Ce chapitre vise donc à proposer un cadre unifié d’analyse de la prise en charge de la multi-activité, qui amène à utiliser les termes d’articulation, de dispersion ou encore de multi-activité de manière indifférenciée.

    4Pour présenter ce cadre, un terrain particulier va être mobilisé : il s’agit de l’ordonnancement dans l’assainissement. Suite à la mise en place par une grande compagnie d’exploitation de l’eau (que nous appellerons Aquadistri) d’un nouveau dispositif socio-technique d’ordonnancement, la gestion de la relation client et des alertes concernant la qualité de l’eau, ainsi que la réalisation des plannings des agents d’intervention ont été centralisés. Au cœur de ce dispositif, se trouvent des équipes d’agents, les ordonnanceurs, dont la fonction consiste justement à assurer un travail d’articulation entre des univers hétérogènes dans un contexte de perpétuelles modifications. Si ce terrain, de par la nature même de l’activité, apparaît comme particulièrement fécond pour étudier les situations de multi-activité, comme nous le verrons dans la première partie de ce chapitre, sa convocation tient avant tout à la « productivité heuristique de la surprise » (Genard & Roca i Escoda, 2013) provoquée par la coexistence de trois versions d’engagement dans le travail très contrastées pour une même activité réalisée au sein d’une même écologie. En effet, pour assister les ordonnanceurs dans leurs tâches, l’organisation a procédé à plusieurs aménagements, qui seront présentés dans la seconde partie. Cette caractéristique rapproche cette situation de travail de celle des traders et l’éloigne des autres situations que j’ai pu analyser, où la gestion de la multi-activité n’est pas du tout prise en compte à un niveau centralisé, mais laissée au contraire à la charge des collectifs de travail, voire même au niveau individuel des salariés. Dès lors, on aurait pu être tenté de s’en tenir à cette première distinction pour cadrer l’analyse de la multi-activité au travail. Mais nous verrons que c’est en menant l’analyse conjointement aux trois niveaux de l’organisation, du collectif de travail et du salarié, que nous pouvons opérer des rapprochements féconds avec des situations de travail différentes. Cet article propose donc la distinction entre ces trois échelles d’analyse comme piste pour opérer une montée en généralité, tant pour appréhender la prise en charge de la multi-activité sur de nouveaux terrains que comme clef de relecture de la littérature déjà existante sur le sujet.

    L’activité d’ordonnancement

    Le dispositif socio-technique

    5Avant la mise en place de ce dispositif, les clients d’Aquadistri (qu’il s’agisse de particuliers ou de collectivités locales) devaient, pour toute demande relative au service des eaux, s’adresser directement à l’agence locale dont ils dépendaient. Si la situation l’exigeait, l’intervention d’un agent technique était planifiée. Désormais, les clients doivent appeler un centre d’appel. Lors de cet appel, un opérateur téléphonique va créer dans un logiciel une intervention, qu’un ordonnanceur va attribuer à un ouvrier précis, à une date précise. Cet ouvrier recevra sur son téléphone mobile la demande d’intervention, qu’il devra accepter ou refuser, puis acquitter une fois l’intervention réalisée.

    6Pour étudier de près ce nouveau système, nous avons réalisé en 2010, avec une collègue anthropologue spécialisée dans le travail, Agnès Jeanjean, une enquête dans une antenne régionale d’Aquadistri. Le nouveau système d’ordonnancement y avait été implanté depuis un peu plus d’un an. Cette antenne a la charge d’un territoire étendu sur trois départements, qui regroupe 450 communes. Outre le service d’ordonnancement, sont regroupés, dans les bâtiments principaux de cette antenne, le laboratoire d’analyse, la plateforme téléphonique qui gère les appels des clients du territoire, ainsi que différents services administratifs, à l’instar de celui de cartographie. Les services techniques sont, quant à eux, ventilés dans les différentes agences locales qui émaillent tout le territoire. Pendant une semaine, nous avons procédé à des observations et des entretiens informels avec différents salariés de cette antenne régionale (essentiellement des ordonnanceurs et des agents d’intervention).

    7Les ordonnanceurs ont la charge de programmer les différentes interventions, comme par exemple l’ouverture, la fermeture ou les relevés de compteurs, les travaux d’entretien du réseau, la réparation de fuite ou encore des contrôles de niveaux. Ce sont eux qui déterminent quel agent procédera à quelle intervention et qui décident du moment de cette intervention. Ils sont donc en charge de la gestion des plannings de tous les agents. Pour ce faire, ils doivent prendre en compte les temps de trajet, le matériel nécessaire, la nature de l’intervention, avec ses contraintes spécifiques, mais aussi la répartition du temps de travail entre les agents d’une équipe et dans la journée de chaque agent.

    8Ces interventions peuvent être créées suite à la demande d’un client, via la plateforme téléphonique ou via les chargés de relation clientèle, car les agences restent un lieu d’accueil physique des clients. Dans ce cas, le chargé de clientèle ou l’agent de la plateforme créera une intervention dans le logiciel, mais celle-ci restera en suspens tant que l’ordonnanceur ne l’aura pas validée (c’est-à-dire tant qu’il n’aura pas complété les informations manquantes éventuelles et vérifié que l’intervention a été attribuée au planning d’un agent). Certaines de ces demandes nécessitent des interventions rapides, comme dans le cas de grosses fuites d’eau ; d’autres sont moins urgentes ou plus délicates à programmer. Dans tous les cas, le respect d’un engagement vis-à-vis du client conduira à traiter cette demande en priorité dans un délai de quelques jours.

    9Toutes les interventions ne sont pas réalisées suite à la demande d’un client. Parfois, elles sont créées à l’initiative d’un agent sur le terrain, relayé ou non par son chef d’intervention. D’autres relèvent de l’entretien courant du réseau (relevé de compteur, curage des réseaux, interventions liées au réseau d’assainissement, etc.). Dans ces cas-là, l’ordonnanceur programme lui-même ce qu’il appelle des routines.

    10Quel que soit le circuit initial, toute intervention passera donc entre les mains d’un ordonnanceur et sera traitée via un logiciel spécifique. Ce traitement se poursuivra après l’intervention puisque, une fois celle-ci réalisée et acquittée par un agent, elle sera validée par les ordonnanceurs qui devront vérifier les éventuels commentaires afin de faire remonter les informations du terrain.

    11Les ordonnanceurs doivent également surveiller les alarmes automatisées des stations d’épuration. Ceci se fait sur une interface distincte, mais l’acquittement d’une alarme débouche souvent sur la création d’une intervention. Dans certains cas, ils sont aussi amenés à désactiver ces alarmes (notamment lors de fortes intempéries) ou à supprimer des interventions créées par la plateforme téléphonique. Ainsi, lorsqu’il y a une coupure d’eau non programmée pour réaliser des travaux, les appels pour manque d’eau se multiplient sans qu’il y ait besoin d’intervenir ensuite. Il leur revient alors de transmettre les informations à la plateforme téléphonique.

    12Enfin, le déploiement du système n’étant pas complètement achevé au moment de l’enquête, il revient aux ordonnanceurs de faire remonter auprès de leurs supérieurs les erreurs de paramétrage.

    13Les travailleurs doivent donc mener de front ces multiples activités aux exigences temporelles différentes. À leur charge de reconfigurer en permanence leur activité pour, sinon réduire, du moins assumer cette hétérogénéité notamment temporelle. Ainsi, s’ils se mettent à programmer des routines, cette tâche devra être laissée en suspens dès que le rythme des urgences ou des alarmes viendra à s’accélérer.

    Un véritable travail d’articulation

    14Par delà cette série de tâches, la fonction même d’ordonnanceur se situe à la croisée de deux mondes : celui du centre d’appel et celui des interventions sur le terrain. Ces deux mondes ne lui sont pas accessibles directement et ne communiquent pas entre eux. Passer d’un univers à l’autre exige un travail d’articulation. Cela a été montré, par exemple, dans le cas d’un collectif de travail dans l’événementiel transplanté dans un autre espace (Datchary, 2008) ou dans celui d’un journaliste reporter qui enquête dans d’autres univers (Park, 2008). D’autres travaux ont aussi montré l’importance d’un travail d’articulation quand il existe une asymétrie de contexte spatial et informationnel, comme dans les centres d’appel (Licoppe & Relieu, 2004) ou lors d’entretiens via des bornes visiophoniques (Velkovska & Zouinar, 2007). Mais ici, point de communication vers un autre monde, ou de passage d’un monde à l’autre : il s’agit de faire communiquer deux environnements depuis un troisième. On est plus proche du travail d’articulation auxquels sont soumis les membres d’un « collectif de soin éclaté » (Grosjean & Lacoste, 1999). Dans chacun de ces mondes, les territoires, les régimes d’engagement, les liens entre les personnes, les objets, et bien d’autres choses encore, diffèrent. Il convient donc d’opérer un réel travail de « traduction » (Akrich, Callon & Latour, 2006) pour combler les hiatus immanquables entre le monde sous la main des ordonnanceurs (qui tient pour beaucoup à l’écran et au téléphone des ordonnanceurs) et celui distant sur lequel on agit (celui de l’agent d’intervention). La découpe du réel diffère suivant les points où l’on se trouve (Dodier, 1995). Les engagements vis-à-vis de la personne âgée anonyme qui téléphone ne sont pas les mêmes que ceux avec la tante de son ami, l’encastrement social des activités économiques venant alors peser de tout son poids (Granovetter, 1985). Dès lors, comme certains agents nous l’ont expliqué, certaines interventions échappent inévitablement au formatage du dispositif sociotechnique. Certains agents d’intervention ne sont pas seulement salariés d’Aquadistri, mais aussi membre du conseil municipal, pompier volontaire, amis ou voisins, et doivent donc arbitrer entre des engagements parfois contradictoires relevant de logiques marchande, domestique, voire même civique (Boltanski & Thévenot, 1991).

    15Ce premier niveau d’articulation se double d’un travail d’« organizing » (Weick, Sutcliffe & Obstfeld, 2005). La fonction des ordonnanceurs consistant à articuler les temporalités et les activités hétérogènes des clients, des agents et des autres intervenants dans la chaîne, ils réalisent un travail d’articulation (Strauss, 1992). Pour ce faire, ils doivent composer avec les spécificités de tous les acteurs participant à la chaîne d’intervention. Ainsi, l’un d’entre eux, commentant les modifications qu’il est en train de réaliser sur une intervention mal saisie par un agent de la plateforme, nous dit : « la planification de la plateforme est forcément imparfaite avec 450 communes à gérer. On ne peut pas les encombrer avec ça. Ils ont deux minutes trente pour traiter un appel, donc c’est notre boulot d’ordonnanceur de faire ces modifications ».

    16Il ne s’agit pas pour autant d’encadrer le travail des agents : le supérieur hiérarchique des agents reste le chef d’intervention. Ni de les assister comme le ferait du personnel support à l’instar de secrétaires. Pas plus que l’ordonnanceur n’est le supérieur de l’agent, l’agent n’est le supérieur de l’ordonnanceur. Dans le premier cas, la position hiérarchique rend le temps d’autrui moins contraignant, et les arrangements personnels face aux situations de dispersion, comme un paramétrage plus fin de sa disponibilité aux sollicitations, en sont grandement facilités. Dans le cas inverse, le travail d’organisation vise à soulager quelqu’un de plus affairé, qui garde en fin de compte la main sur son emploi du temps.

    17Il est intéressant de noter que la multi-activité est thématisée comme telle par les enquêtés. Par exemple, ils se parlent souvent à eux-mêmes à voix haute : « qu’est ce que j’étais en train de faire ? À faire cinquante choses à la fois, je ne sais plus ce que je faisais… Ah ! C’est ça ! ». Ou ils passent en revue les différents onglets des différentes applications ouvertes en même temps : « mais qu’est ce que je fais ? Je ne sais plus ce que je fais ». La multi-activité n’est ni dissimulée ni vécue comme un manque de professionnalisme. Les modifications en cascade, y compris quand elles sont le fait de l’incomplétude d’une information saisie en amont ou de manquements au planning par les agents en aval, ne sont pas remises en cause : « le planning c’est fait pour ça : c’est fait pour être modifié ». Ils sont au service des autres salariés, y compris lorsque, comme Pénélope, ils doivent en permanence défaire et refaire l’ouvrage (ici en l’occurrence le planning). La multi-activité étant au cœur de leur métier, elle n’est pas vécue comme un « dommage collatéral » de son activité, comme dans le cas des managers (Datchary & Licoppe, 2007). Et, dans la mesure où elle constitue le quotidien de leur activité, les salariés ne l’investissent pas non plus comme un « mauvais moment à passer », comme c’est le cas quand elle est liée à un événement particulier (Datchary, 2008).

    18La multi-activité est donc un donné de la situation, que les salariés ne remettent pas en question. Quand ils ne tiennent plus, ils prennent de courtes pauses avant de s’y replonger, comme j’ai pu aussi l’observer chez les managers ou les traders : « je vais faire une pause car je sens que je commence à partir dans tous les sens ». Mais si cela permet à ces derniers de reprendre de la hauteur, afin de mieux hiérarchiser leurs priorités, se retirer brièvement du flux d’information n’a que peu d’incidence pour les ordonnanceurs, sinon reposer leurs yeux.

    Un environnement de travail très organisé autour de la multi-activité

    19L’analyse de l’environnement écologique et technique du travail des ordonnanceurs nous montre combien leur multi-activité est prise en compte à un niveau organisationnel. Le territoire est divisé en trois parties. Pour chacune d’entre elles, trois ordonnanceurs font équipe. Une équipe, que nous appellerons « bêta », a la charge de la plus grande ville du territoire (dans laquelle se situe d’ailleurs cette antenne régionale). Les deux autres équipes, « alpha » et « gamma », s’occupent de deux territoires distincts, composés à la fois de communes très rurales et de communautés urbaines plus denses. Dans un openspace au volume sonore relativement élevé, ils sont alignés sur trois rangées de trois postes, tournés vers le même grand écran sur lequel sont retransmises des alertes. La localisation et l’aménagement du service d’ordonnancement cadrent de fait la disponibilité des ordonnanceurs les uns vis-à-vis des autres et vis-à-vis des autres salariés.

    20Le choix de l’openspace signe évidemment la volonté organisationnelle d’une forte coordination au sein de chaque équipe, mais aussi entre les trois équipes. Cette coordination en continu fait peser sur tout un chacun des exigences en matière de disponibilité aux sollicitations d’autrui : il faut répondre souvent à des questions de collègues. La stabilité de leur collectif est un atout pour prendre en charge la dispersion (Datchary, 2008) : le salarié bloqué sait vers quel collègue plus expérimenté sur le logiciel se tourner ; et, entre collègues directs, des automatismes sont mis en place comme autant d’investissements de forme (Thévenot, 1985) ou de « méthodologies de travail », pour reprendre les termes d’un enquêté.

    21L’immersion dans un tel environnement de travail influence également l’économie de l’attention (Kessous, Mellet & Zouinar, 2010) des travailleurs. En effet, à moins d’un travail d’inhibition coûteux, qui constitue en lui-même une activité supplémentaire, un tel environnement va mobiliser l’attention périphérique des salariés. Comme équipement d’un « état de parole ouvert » (Goffman, 1987; Joseph, 1992), cet aménagement peut s’avérer économique, du point de vue la prise en charge de la multi-activité, comme j’ai pu le montrer par ailleurs (Datchary, 2008). En ce sens, la situation des ordonnanceurs de l’équipe bêta est à rapprocher de celle des traders. D’abord, dans de telles écologies, le partage d’un contexte informationnel se fait à moindre frais et permet de limiter les procédures de diffusion d’une information, par exemple par une simple annonce à la cantonade. Par ailleurs, ce type d’écologie allège, voire économise, les « coûts d’entrée et de sortie » de l’interaction, en épargnant notamment les formules de politesse. Enfin, il permet de minimiser les coûts de l’interruption en plaçant celle-ci au bon moment grâce à une connaissance très fine de l’activité de ses collègues. L’analyse du travail de journalistes, de salariés d’agence d’événementiel ou des ordonnanceurs de l’équipe alpha, révèle que cette configuration spatiale peut faciliter et accélérer la communication d’informations cruciales, mais aussi parfois rendre plus ardues, voire entraver, certaines activités individuelles.

    22La disponibilité, tant physique que via les différents outils communicationnels, est également largement cadrée à un niveau organisationnel. La distance géographique pouvant excéder la centaine de kilomètres, les ordonnanceurs ne sont pas disponibles physiquement pour les agents techniques. Hormis ceux de l’équipe bêta, puisque l’antenne régionale est située dans la grande ville dont ils s’occupent. Il arrive que certains agents viennent saluer les ordonnanceurs, à l’occasion par exemple d’un passage dans les locaux administratifs pour faire signer un papier, mais dans la mesure où les services techniques se situent à un autre endroit de la ville, cela reste relativement peu fréquent. L’accessibilité physique du centre d’appel est encore plus limitée. S’il se situe juste au dessus de l’openspace des ordonnanceurs, ces derniers ne s’y rendent jamais. Pour les besoins de l’enquête, nous sommes parvenus à y pénétrer, mais pour une durée brève, moyennant diverses autorisations et une recommandation de grande discrétion. Par ses choix de localisation et d’aménagements spatiaux, l’organisation paramètre, de fait, la disponibilité des travailleurs aux sollicitations physiques.

    23Concernant les sollicitations à distance, un paramétrage est également fait : les numéros des téléphones fixes des ordonnanceurs étant cachés, les agents n’ont pas la possibilité de les rappeler ni de les joindre directement au téléphone. Cet usage « vertical » du téléphone se confirme avec l’échelon précédent de la chaîne d’intervention : si les téléopérateurs ont la possibilité d’appeler les ordonnanceurs, la réciproque n’est pas vraie : pour les contacter, ces derniers ne disposent que de la messagerie électronique.

    24L’équipement technique doit également être pris en compte pour analyser le cadrage organisationnel de la multi-activité. Chaque poste est équipé de deux ou trois écrans, d’un téléphone fixe et d’un téléphone mobile. Les deux logiciels principalement utilisés par les ordonnanceurs sont ceux qui leur permettent de gérer les interventions et les alarmes. Ces logiciels procèdent à un horodatage de leur activité. Le délai, entre le moment auquel une alerte ou une intervention est tombée et celui où elle est prise en compte et acquittée par l’ordonnanceur, est systématiquement calculé. Quand une alarme sonne, elle est redoublée par l’envoi automatique d’un message électronique. L’ordonnanceur dispose de dix minutes pour l’acquitter. À défaut, le siège l’appelle sur son téléphone fixe, puis contacte le chef d’intervention concerné. Ces dispositifs permettent un contrôle du temps très précis et, en automatisant la captage de l’attention, participent à ce que Christian Licoppe nomme une « pragmatique de la notification » (Licoppe, 2009). Pour reprendre ses termes, ces outils de notification « sont le siège d’une tension entre concentration et dispersion, entre pilotage ’interne’ de l’activité individuelle (sur le mode du plan) et pilotage ’externe’ (par des agencements socio-techniques) ». Dans ce cas précis, l’urgence légitime un cadrage de plus en plus serré du rythme de l’activité de l’ordonnanceur, au détriment de sa propre initiative.

    25Outre ces deux principaux logiciels, l’équipement numérique des ordonnanceurs comprend des logiciels de cartographie et de gestion de la relation client, une messagerie électronique professionnelle personnelle et collective, ainsi qu’internet. Les interventions peuvent arriver directement dans le logiciel, mais aussi via le téléphone ou les mails. L’ordonnanceur doit donc distribuer son attention sur plusieurs foyers, qui ne sont pas présents de manière concomitante à l’écran. Il lui faut donc jongler avec l’affichage. Mais les différents logiciels ont la particularité de constituer une solution intégrée, au sens où ils sont pensés pour fonctionner ensemble. Via les différents dispositifs techniques mis en place, l’organisation équipe donc l’ordonnanceur pour l’aider à prendre en charge la multi-activité au quotidien. À cet égard, cette situation de travail se rapproche de ce que j’ai pu observer chez les traders, mais elle s’oppose frontalement à de nombreux autres cas, où les chaînes techniques (Denis, 2003), loin d’être intégrées, demandent aux salariés une multi-activité supplémentaire, comme nous avons pu le montrer notamment dans le cas du manager (Datchary & Licoppe, 2007).

    26À travers ses choix en matière d’aménagement écologique, de paramétrage de la disponibilité et d’équipements technologiques, l’organisation équipe, voire facilite, le travail d’articulation opéré par les ordonnanceurs.

    Variations entre équipes

    27Si l’organisation participe à soutenir la prise en charge par les salariés de leur multi-activité, le cadrage de cette prise en charge reste très lâche. En effet, quelques heures d’observation suffisent pour réaliser que, d’une équipe à l’autre, la situation varie fortement. Les ordonnanceurs de l’équipe bêta s’interpellent fréquemment pour échanger autour de leurs activités ; ces échanges, et ceux qu’ils peuvent avoir avec d’autres collègues au téléphone, mêlent souvent des considérations professionnelles et personnelles. Les ordonnanceurs de l’équipe alpha sont plus silencieux et accomplissent leur activité de manière plus individuelle ; les échanges sont donc plus rares, mais aussi plus courts et souvent strictement fonctionnels. La très grande majorité des interruptions proviennent d’informations provenant du téléphone, de la messagerie électronique et des logiciels. Les reconfigurations d’activité occasionnées, donc la prise en charge de la multi-activité, se fait surtout à un niveau individuel, contrairement à ce qui se passe dans l’équipe bêta.

    28La première différence réside ainsi dans une organisation différente des équipes pour le même métier. L’équipe alpha a divisé son secteur en trois unités géographiques plus petites ; si bien que, par défaut, chacun sait qui doit prendre en charge l’intervention tombant dans le réservoir commun. Les échanges entre collègues sont peu fréquents et toujours liés à une difficulté particulière ou lorsqu’un agent ne sait pas faire une opération spécifique. Dans l’équipe bêta, la division du travail repose davantage sur la nature des interventions (routines, urgences, alarmes). En général, deux agents s’occupent de prendre en charge le réservoir des interventions et des alarmes, pendant qu’un troisième s’occupe des routines (et les abandonnera en cas d’accélération du rythme des urgences ou à la demande d’un collègue). Cette manière de procéder implique d’être attentif en permanence à ce que font ses collègues, ce qui constitue une source de multi-activité, dans la mesure où l’attention périphérique vient se greffer sur l’activité en cours. Elle implique aussi un travail d’articulation interne à l’équipe, pour éviter de se saisir simultanément de la même annonce ou de délaisser collectivement les interventions semblant les plus complexes à réaliser. Prenons l’exemple de la coordination qui a eu lieu autour d’une intervention dans un lieu inhabituel (« à chaque fois que l’on tombe un œil », pour reprendre une expression utilisée sur le moment). Cette intervention n’étant pas paramétrée par défaut, le logiciel ne présélectionne pas les agents susceptibles de la réaliser. Son traitement requiert donc de récolter des informations (sur une carte, mais aussi au téléphone auprès du chef d’intervention) et, surtout, de proposer ensuite un paramétrage. Après qu’elle soit restée un long moment dans le réservoir commun des interventions, un ordonnanceur se décide à la traiter, mais est contraint, devant les difficultés, de demander de l’aide à un collègue, qui l’avait vue mais voulait y revenir plus tard. Le premier ordonnanceur a alors insisté pour qu’ils la traitent dès maintenant : « sinon on va se la refiler les uns, les autres ». C’est un peu comme si, contrairement à l’équipe alpha où la division du travail d’articulation est largement stabilisée, il y avait besoin dans l’équipe bêta d’un travail d’articulation « au carré » pour se distribuer collectivement le travail d’articulation inhérent à la fonction d’ordonnanceur.

    29J’ai déjà eu l’occasion de discuter les relations entre division fonctionnelle des activités et multi-activité dans le cadre d’un terrain sur une agence d’événementiel (Datchary, 2008). Dans un premier temps, le travail des salariés de cette agence se réalisait dans un bureau paysager avec une division des tâches bien marquée. L’approche de l’événement, qui a encore accru la pression temporelle, et l’éclatement du collectif de travail dans un parc des expositions de plusieurs centaines de mètres, ont contribué à la subversion complète de la division fonctionnelle des tâches. Dans tout collectif de travail, il existe une interdépendance, mais la nature de celle-ci diffère suivant la répartition du travail. Quand il existe une division fonctionnelle du travail, la solidarité qui lie les salariés entre eux peut être qualifiée d’organique, pour transposer les analyses d’Emile Durkheim du niveau de la société à celui de l’organisation (Durkheim, 1893). Mais quand cette division est subvertie, la solidarité devient mécanique. C’est parce que les salariés sont confrontés à une même réalité de travail qu’ils s’épaulent les uns les autres. Ainsi, cet épisode est typique du fonctionnement de l’équipe bêta quand le rythme des urgences s’emballe : alors qu’un ordonnanceur lance à la cantonade qu’il est en train de « se faire déborder », un collègue lui demande : « qu’est ce que je peux faire pour te soulager ? ». D’ailleurs, on peut se demander s’il n’y a pas une forme de solidarité mécanique qui se joue dans la confrontation à des situations de dispersion : faisant lui-même l’expérience de cette exposition, le salarié viendrait davantage en aide à son collègue débordé.

    30La division fonctionnelle du travail n’épuise pas l’explication des différences entre les deux équipes ; la nature des territoires en jeu y contribue également. Les interventions de l’équipe bêta sont toutes localisées dans une ville de 150 000 habitants, tandis que celles de l’équipe alpha, se répartissent sur différentes communes d’un territoire rural où les distances peuvent atteindre 50 km. Dans ce dernier cas, la mobilité des agents étant moins aisée, les agents sont davantage polyvalents, que ce soit au niveau des différentes interventions ou de la relation clientèle. Ils sont plus interchangeables que les agents gérés par l’équipe bêta, relativement spécialisés. Et ces spécialisations s’ajoutent à la liste des paramètres à prendre en compte pour chaque intervention. Par ailleurs, étant donnée leur polyvalence, les agents d’alpha peuvent assurer du travail d’articulation eux-mêmes et soulager ainsi les ordonnanceurs.

    31Autre particularité du territoire bêta, le dispositif y a été déployé un an avant qu’il le soit dans le territoire alpha, laissant ainsi le temps à certaines habitudes de se mettre en place. Des agents ont, par exemple, le réflexe d’appeler quand ils partent sur une urgence ou une intervention qui n’est pas passée par le centre d’appel ; cela permet à l’ordonnanceur de régulariser rapidement et de ne pas les charger d’autres interventions.

    De l’importance des trajectoires individuelles

    32Les trajectoires individuelles permettent aussi de comprendre la diversité des formes de prise en charge de la multi-activité par les collectifs. L’exemple de Fabienne l’illustre.

    33Alors que le territoire dont elle a la charge est distant de plus d’une centaine de kilomètres, Fabienne, l’une des ordonnanceurs de l’équipe alpha, semble « habiter » totalement son territoire (Breviglieri, 2004). Ainsi, alors qu’elle est plongée depuis une vingtaine de minutes dans une activité demandant une forte concentration (réalisation d’un plan de charge), un collègue lui demande quel agent peut réaliser l’intervention urgente qui vient de s’afficher. Elle lui répond sans regarder son écran : « et bien untel doit avoir fini son intervention à X, du coup il peut s’arrêter à Y en redescendant ». Cette réponse est assez « vertigineuse » sachant l’éloignement du territoire et la longue coupure de Fabienne à l’égard du flux d’informations.

    34Les autres ordonnanceurs de son équipe ont une connaissance qui se rapproche davantage de ceux de l’équipe bêta : elle est relativement lacunaire et passe souvent par la médiation de cartes. Mais là encore, il existe des différences. Les ordonnanceurs de l’équipe bêta, quand ils ne connaissent pas une rue, font une recherche sur leur ordinateur via Mappy® pour la localiser. Les deux ordonnanceurs de l’équipe alpha ont, quant à eux, construit leur propre carte augmentée d’informations nécessaires à leur travail, comme la répartition des contrats ou le nom des agents. Ceci a été possible grâce aux compétences avancées de l’un d’entre eux dans l’usage du logiciel de cartographie, ce qui nous conduit à aborder la question de la médiation technique.

    35Fabienne, outre son expérience du dispositif (elle a participé au lancement du projet pilote sur le territoire alpha), présente comme caractéristique essentielle d’être informaticienne de formation. Son paramétrage du logiciel est bien plus fin et abouti que celui de l’équipe bêta, ce qui vient minimiser les besoins d’une articulation toujours recommencée en situation. Par exemple, dans les plannings, certaines zones sont « blanchies ». Ce code, établi à son initiative, indique des zones prioritaires pour les prises de rendez-vous. Il permet aux chargés de clientèle et aux téléopérateurs de savoir où placer les interventions. Cet investissement de forme (Thévenot, 1985) permet de réaliser de meilleurs arbitrages en situation, donc d’économiser le travail d’articulation ultérieur qui, on l’a vu, alimente la multi-activité. Dans l’équipe bêta, en l’absence d’un tel code, les interventions sont placées de manière arbitraire, ce qui conduit quasi systématiquement les ordonnanceurs à les déplacer. Le préformatage réalisé par Fabienne ne s’arrête pas là : les tournées pour les routines comme pour la relève de compteurs sont préprogrammées. Si une intervention plus urgente le justifie, il suffit donc aux ordonnanceurs d’alpha de les déplacer alors que ceux de l’équipe bêta les reprogramment régulièrement. Les différences de compétences en informatique et d’habitude du logiciel ne sont pas seules en cause : tous les ordonnanceurs en conviennent, ce paramétrage n’est pas transférable tel quel sur le territoire de bêta. La réalité de chaque territoire est irréductible, en matière de distances géographiques et de profils d’agents, comme nous l’avons vu. Par ailleurs, l’outil a été implanté plus récemment sur le territoire bêta et la résistance des équipes y est plus grande. Les ordonnanceurs de l’équipe bêta prennent ainsi souvent en compte le degré de résistance de certains agents dans la programmation de leur journée. Sans être leurs supérieurs hiérarchiques, donc sans réels moyens de pression, les ordonnanceurs de l’équipe bêta ont besoin de la coopération des techniciens de leur territoire. Ces derniers étant réticents, travailler le « relationnel » dans les conversations, en mêlant attachements professionnels et personnels, permet aux ordonnanceurs d’établir des relations de confiance réciproques, comme j’ai pu le montrer dans le cas des conducteurs de travaux dans l’assainissement (Datchary, 2011). Ceci est un moyen d’assurer une certaine « liquidité relationnelle » qui prévient les risques de défection et qui est d’autant plus facile à établir ici que presque tous les ordonnanceurs de l’équipe bêta étaient auparavant des agents d’intervention sur le terrain.

    36Les propriétés singulières de la trajectoire de Fabienne, tout comme des autres ordonnanceurs, expliquent non seulement ses propres réactions face à la multi-activité, mais conditionnent également très largement les différences entre les deux équipes, dans la mesure où elle occupe une place centrale dans l’équipe alpha.

    Perspectives méthodologiques et théoriques

    37Si la multi-activité a beaucoup été analysée dans la littérature dans la perspective d’un ordre situé et local (Bidet, 2011b), la prise en charge de la multi-activité déborde les mécanismes d’ajustement in situ ; elle repose aussi sur une infrastructure socio-technique, ainsi qu’organisationnelle. La prise en compte de ce niveau organisationnel apporte sans conteste à l’analyse de la multi-activité, mais s’y cantonner conduit aussi à isoler artificiellement les manifestations de la multi-activité de leurs prises en charge effectives. On ne saurait distinguer a priori une multi-activité naturelle à certaines situations de travail, d’une multi-activité engendrée par les formes locales de l’effectuation de ce travail, comme l’a montré le décalage patent entre les façons de faire de l’équipe alpha et bêta. Ainsi, l’hétérogénéité des conversations des ordonnanceurs de l’équipe bêta, qui, analysée rapidement, pourrait être interprétée comme une manifestation de dispersion « réductible », peut également être interprétée comme une prise en charge de la dispersion dans un contexte de coopération caractérisé par une forte incertitude.

    38Pour étudier la multi-activité, il convient donc de prêter simultanément attention à ce que l’organisation met, ou pas, en place pour faciliter la prise en charge des sollicitations multiples, au mode de fonctionnement d’un collectif de travail, ainsi qu’aux trajectoires professionnelles des personnes. Cette analyse doit être soucieuse de l’écologie de l’activité, tant au niveau immédiat de l’action qu’à celui de l’ancrage dans un territoire. Tenir ensemble ces trois échelles d’analyse permet de documenter très finement la multi-activité tout en saisissant sa généralité. De telles articulations ont été faites sur d’autres objets de recherche, notamment l’apprentissage au travail, comme le fait Frédérique Chave ici. Yrjo Engeström a proposé une nouvelle version de la théorie de l’activité, qui combine le niveau micro des interactions et celui macro des organisations (Engestrom, 2000). Pour saisir l’apprentissage et les savoirs au travail, Silvia Gherardi et Davide Nicoloni ont, quant à eux, contribué à développer une approche en « practice based studies », qui reprend les apports des théories situées en les confrontant aux contextes historiques, culturels et sociaux (Nicolini, Gherardi & Yanow, 2003).

    39Tenir ensemble ces trois niveaux offre aussi une grille de lecture plus transversale de la littérature consacrée au sujet. En effet, nous avons vu qu’au prisme de chacun de ces niveaux, les rapprochements se faisaient entre des situations de travail différentes, démultipliant donc les perspectives de comparaison, qui sont un rouage essentiel de la montée en généralité dans les approches ethnographiques. La multi-activité étant désormais construite comme un véritable objet de sociologie du travail, il convient de sortir du mouvement consistant à collectionner les études situées pour montrer la valeur heuristique de cet objet et proposer des analyses transversales. Cette entrée aurait également le mérite d’interroger la spécificité de la question de la multi-activité au travail par rapport à d’autres sphères d’activité, comme les pratiques culturelles des adolescents (Azam, Chaulet & Rouch, 2010 ; Figeac, 2009), ou politiques.

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    Caroline Datchary

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    Ce livre est cité par

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    • Besenval, Maxime. Bidet, Alexandra. (2021) Digital Transformations in the Challenge of Activity and Work. DOI: 10.1002/9781119808343.ch12
    • (2018) Les nouvelles sociologies du travail. DOI: 10.3917/dbu.ughet.2018.01.0133
    • (2021) Aux bons soins du capitalisme. DOI: 10.3917/scpo.salma.2021.01.0291
    • Pinède, Nathalie. (2020) Industrie du futur : les sciences de l’information et de la communication au cœur de la construction d’une recherche interdisciplinaire. Approches Théoriques en Information-Communication (ATIC), N° 1. DOI: 10.3917/atic.001.0081
    • Molina, Yvette. (2019) Professionnalisations en tension et recompositions des professions sociales en France. Les Politiques Sociales, n° 3-4. DOI: 10.3917/lps.193.0034
    • Bernier, Amélie. Monchatre, Sylvie. (2018) Introduction. Lien social et Politiques. DOI: 10.7202/1056301ar
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    • Corbillé, Sophie. Foli, Olivia. Tassel, Julien. (2018) Ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes. Communication et organisation. DOI: 10.4000/communicationorganisation.5955
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    • Forner-Ordioni, Elsa. (2020) « L’imagination au pouvoir ! » Appropriation, matérialité et performance de la thérapie par réalité virtuelle en santé mentale. Anthropologie et Santé. DOI: 10.4000/anthropologiesante.5399
    • Carayol, Valérie. Laborde, Aurélie. (2019) Les organisations malades du numérique. Communication et organisation. DOI: 10.4000/communicationorganisation.8207

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    • Benedetto-Meyer, Marie. Boboc, Anca. (2021) Sociologie du numérique au travail. DOI: 10.3917/arco.bened.2021.01.0213

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    Datchary, Caroline. « Individu, collectif, organisation : les trois échelles de prise en charge de la multi-activité au travail ». In Quand travailler, c’est s’organiser. Paris: Presses des Mines, 2017. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3439.
    Datchary, Caroline. « Individu, collectif, organisation : les trois échelles de prise en charge de la multi-activité au travail ». Quand travailler, c’est s’organiser, Presses des Mines, 2017, https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3439.

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    Bidet, A., Datchary, C., & Gaglio, G. (2017). Quand travailler, c’est s’organiser (1‑). Presses des Mines. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431
    Bidet, Alexandra, Caroline Datchary, et Gérald Gaglio. Quand travailler, c’est s’organiser. Paris: Presses des Mines, 2017. https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431.
    Bidet, Alexandra, et al. Quand travailler, c’est s’organiser. Presses des Mines, 2017, https://doi.org/10.4000/books.pressesmines.3431.
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