Introduction

Alexandra Bidet, Caroline Datchary et Gérald Gaglio


Texte intégral

« La transformation numérique crée chez les salariés un sentiment de sollicitation permanente, d’accélération soutenue des interactions. […] Un travailleur en réunion peut être amené à répondre à un SMS, prendre une décision par courrier, tout en écoutant ce qui est dit et en réfléchissant à la suite de la réunion ».

Rapport établi par Bruno Mettling, DRH d’Orange, pour le Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, Transformation numérique et vie au travail, septembre 2015.

« Je me répète la phrase de Rousseau dans la Deuxième promenade : “Un accident imprévu vient rompre le fil de mes idées et leur donner pour
quelque temps un autre cours”. J’aime le continûment discontinu ».

Laurent Jenny, Le lieu et le moment, Editions Verdier, 2015, p. 36.

1La tertiarisation et la numérisation de l’économie ont transformé nos environnements. Les espaces de vie et de travail sont de plus en plus riches en écrans, en dispositifs numériques variés, dont les messages et les notifications nous suivent en tous lieux. Ces médiations nous incitent à faire « autre chose » ou « plusieurs choses à la fois ». Elles font surgir des sollicitations ou des préoccupations multiples, nous invitant à être en même temps ici et ailleurs, ou ici de plusieurs façons à la fois, pour explorer d’autres liens, intérêts ou associations.

2Largement partagée, cette expérience est une source de tensions pratiques, de perplexités, et même d’interrogations sur l’avenir de notre espèce. Les médias s’en font très souvent l’écho :

« Faire plusieurs choses à la fois nous rend idiots » ;

« Comment faire une seule chose à la fois ? » ;

« Pourquoi les femmes sont-elles plus douées pour faire plusieurs choses à la fois ? » ;

« Les hommes aussi peuvent faire plusieurs choses à la fois » ;

« Le mythe des femmes multitâches s’effondre » ;

« Is multitasking a myth ? » ;

« On ne peut pas faire plus de deux choses à la fois » ;

« Pour en finir avec le multitasking, débranchez ! » ;

« Ces branchés qui débranchent » ;

« Concentrez-vous ! ».

3Notre ouvrage est le premier à documenter cette expérience en langue française : la multi-activité. À partir d’un programme d’enquête collectif, il réinscrit ces phénomènes dans le contexte des mutations du travail : aujourd’hui, travailler, c’est s’organiser. Il montre l’intérêt des sciences sociales pour rendre cette expérience intelligible et discutable. Car ce n’est pas à l’échelle individuelle, ou du cerveau, que l’on comprend le mieux nos manières d’organiser nos présences et nos environnements, mais en suivant l’évolution des formes d’existence, d’association et d’organisation.

4Les situations étudiées dans cet ouvrage ont pour trame l’activité professionnelle. Dans le monde du travail, les modes classiques de planification tendent en effet à céder le pas à une exigence de réactivité, s’appuyant sur les outils numériques et sur une communication permanente entre salariés (Zarifian, 1996). Au niveau le plus bas des organisations, les équipes de travail doivent souvent improviser des compromis et des arbitrages pour prendre en charge les aléas qui surviennent sans cesse, et gérer des situations toujours singulières dans un contexte de « déstandardisation » du travail (Beck, 2001). Le rôle accru accordé aux compétences communicationnelles des travailleurs accompagne des environnements de travail plus riches en outils d’information et de communication (Proulx, 2007) et en « technologies de la représentation », multipliant les interfaces et les médiations électroniques (Knorr-Cetina, 1997 ; Bidet, 2008). Ces technologies, largement ubiquitaires (Wajcman & Rose, 2011), conduisent les travailleurs, déjà confrontés à une pluralité croissante de sollicitations et d’interactions à distance, à suspendre, actualiser ou reconfigurer plus fréquemment leurs activités (Datchary, 2004). Cette tendance rencontre celle à l’entrelacement des projets et l’essor du travail collaboratif (Boltanski & Chiapello, 1999) ou « en nœud » (Engeström, 2008). Les solutions pratiques doivent souvent être trouvées sur le moment et avec les moyens disponibles sur les lieux, eux-mêmes de plus en plus variables (Crague, 2003) et difficilement réductibles à l’espace-temps défini par le contrat de travail (Bidet & Schoeni, 2011). Tout en constituant des environnements très équipés, les organisations contemporaines se rapprochent ainsi des formes de travail qui avaient servi, au début du XXe siècle, de repoussoir à l’organisation scientifique du travail : le chantier et l’urgence.

5La littérature académique, en sciences cognitives notamment, souligne abondamment les risques de surcharge cognitive, d’interruption et de moindre efficacité (Gonzalez & Mark, 2004 ; O’Conaill & Frohlich, 1995 ; Reder & Schwab, 1990 ; Sproull, 1984). Par contraste, notre ouvrage examine les ressources dont disposent les travailleurs pour mener leurs activités dans des contextes qui, tout en démultipliant les prises informationnelles et les injonctions à agir, doivent néanmoins rester intelligibles et praticables aux acteurs. Nous explorons les façons variées dont ils se confrontent à ces contextes d’activité. Peut-on distinguer empiriquement une fragmentation délétère de l’activité de travail d’une multi-activité où les différentes préoccupations, quoique traitées comme concurrentes, restent dans une même grappe d’activités (Datchary & Licoppe, 2007) ?

6La multi-activité est un angle aveugle de la sociologie du travail et des organisations, qui prête peu attention à l’hétérogénéité croissante du contenu du travail. Quant à la psychologie et aux sciences cognitives, elles réduisent cette pluralité à l’inventaire de tâches formelles, explorées en laboratoire ou sur une base déclarative, et centrent leur analyse du « multi-tasking » (Kenyon, 2010) sur l’individu. Faute de prendre en compte les activités concrètes et leur écologie, les sciences cognitives et la psychologie font des hypothèses fortes : les TIC seraient les principaux responsables des phénomènes de déficit attentionnel, de surcharge cognitive et d’interruption ; et ceux-ci expliqueraient l’émergence de nouveaux styles cognitifs (Hayles, 2008). Or leur modèle de la « girouette attentionnelle » s’avère, dans sa prétention à la généralité, peu réaliste au regard des observations empiriques. L’ethnométhodologie et l’analyse de conversation, les premières, ont réinscrit la multi-activité dans les interactions sociales ordinaires et souligné son observabilité (Haddington, Keisanen, Mondada & Nevile, 2014). Elle apparaît ainsi comme un effort pour articuler en situation des préoccupations ou des sollicitations concurrentes, donc un travail d’articulation (Strauss, 1992).

7Cet ouvrage se propose de caractériser finement les contextes propices au développement de la multi-activité et de documenter les compétences qui lui sont associées, en dépassant le clivage entre une vision irénique de la créativité d’un travailleur « flexible », et une lecture critique en termes d’intensification du travail. Ce dernier prisme reste en effet tributaire d’une ère mécaniste de l’industrie, où le travail était saisi comme une grandeur mesurable, une simple quantité de force. Il s’agit ainsi de forger les catégories qui manquent pour décrire et comprendre les compétences propres aux écologies informationnelles complexes de l’ère numérique. En associant les acquis de la sociologie du travail et des organisations, de la linguistique, de l’anthropologie et de l’ergonomie, nous multiplions les méthodes soucieuses de rendre ces compétences visibles, observables : analyse de traces numériques de l’activité, de corpus de messages et de documents numériques, entretiens en situation de travail, observation dans la durée, etc. L’exigence méthodologique forte, consistant à étudier l’activité à partir de données naturelles, c’est-à-dire de traces effectives, audio, vidéo ou scripturales, peut conduire à observer moment par moment les accomplissements pratiques, afin de repérer combien et comment la multi-activité est produite collaborativement en situation (Licoppe & Tuncer). D’autres contributions s’attachent plutôt à documenter l’expérience des personnes, en explorant les choix et les stratégies qu’elles ont élaborés au fil des tensions et des épreuves rencontrées. Le parti pris d’une entrée à dominante ethnographique, qui documente l’activité à partir de données naturelles et de ses traces effectives, permet ainsi d’associer à des approches focalisées sur une échelle temporelle très courte des méthodes plus classiques saisissant une temporalité élargie. Ainsi se cumulent les acquis croisés de l’ergonomie, du CSCW et de l’ethnométhodologie (enregistrements audio, vidéo ou informatique de situations de communications médiatisées, captures d’écran), et ceux de la sociologie du travail et des organisations (observation ethnographique dans la durée, entretiens semi-directifs). Les apports de la linguistique sont aussi mobilisés pour l’analyse de corpus documentaires et de corpus de messages de type messagerie instantanée ou électronique (Atifi, Gauducheau et Marcoccia). Sur le plan méthodologique, une avancée notable consiste à rendre observable la transformation d’un engagement en préoccupation, et à montrer le rôle d’un séquencement routinier de l’activité dans la production de bascules du regard (Licoppe & Figeac, 2014), et plus largement, de points de transition d’une activité focale à une autre (Licoppe & Tuncer).

8Sur le plan empirique, la diversité des activités et des environnements professionnels considérés permet de faire varier trois paramètres essentiels : le degré d’implantation des outils d’information et de communication, le degré de maîtrise du travailleur sur son environnement, et le degré d’incertitude affectant l’objet de travail, qui peut être en effet plus ou moins circonscrit ou, au contraire, exploratoire et épistémique (Knorr-Cetina, 1997). La variable hiérarchique intervient aussi pour distinguer les situations où prévalent des rapports entre pairs de celles marquées par un rapport hiérarchique. Dans les premières, on observe la genèse de nouvelles normes de communication, notamment de formes originales de politesse, où l’invitation à répondre connaît par exemple une graduation (Atifi, Gauducheau & Marcoccia) ; dans les secondes, se développe plutôt une politique de la communication, où les priorités (notamment de réponse aux mails) se construisent en fonction du statut de l’interlocuteur.

9L’ouvrage propose ainsi un inventaire des sources et des appuis de la multi-activité. Plusieurs contributions soulignent le caractère produit, dans l’interaction, et non seulement subi, des interruptions au sein de telles écologies (Foli & Gaglio ; Licoppe & Tuncer). D’autres montrent le rôle d’entretien du lien social que peuvent avoir des formes pourtant minimes de communication dans de grandes organisations éclatées (Licoppe & Tuncer), le fait que la réponse immédiate aux sollicitations puisse devenir une forme majeure de contribution au collectif et un principe régulateur de l’activité (Foli & Gaglio), ou encore le développement de sociabilités plus rythmiques qu’affinitaires, où l’on communique, ou partage, son style d’engagement sans avoir à en discuter le sens (Boutet). S’observent ainsi deux tendances. D’une part, l’aspect protocolaire de la communication (adresse, politesse, etc.) ressemble davantage à ce qui s’observe en situation d’urgence. Comme dans le cas de la « question rapide », ce nouveau genre communicationnel (Licoppe & al., 2010, 2011) dans lequel l’adresse se fait sans formule de politesse ni présentation de soi, celui qui prend l’initiative de l’échange manifeste le souci de minimiser l’effort d’attention demandé au destinataire et de prendre en compte ses autres activités. Plus largement, les usages du mail, et les stratégies discursives utilisées, montrent que l’on suppose une situation de forte sollicitation et de contrainte temporelle du destinataire, soit un contexte partagé de multi-activité (Atifi, Gauducheau & Marcoccia). D’autre part, l’aspect informationnel se rapproche de la figure du chantier : on cherche moins à partager un cadre commun, dans une dynamique de rapprochement des perspectives, qu’à se suffire d’un objet commun « flou », qui autorise une asymétrie des perspectives et des rythmes opposés (Chave).

10En prenant en compte les écologies et les dispositifs techniques, au-delà des seuls individus, et en privilégiant les activités telles qu’elles sont menées sur les tâches formelles, l’ouvrage met en évidence plusieurs formes de gestion de la multi-activité (Bidet). Ce faisant, il pointe un relâchement de la norme de l’attention focalisée, ou d’un engagement plein dans l’action et l’interaction, au profit de nouvelles normes en matière de communication, et d’une distribution plus étendue du travail d’articulation (Strauss, 1992).

11Ce faisant, en utilisant comme porte d’entrée la multi-activité, la question de l’organisation est aussi remise sur le métier. Pas au plan des structures formelles ou des jeux d’acteurs produisant un « système d’action concret » (Crozier & Friedberg, 1977), mais au plan d’un organizing (Hutchins, 1991 ; Weick, Sutcliffe, & Obstfeld, 2005 ; Czarniawska, 2008), soit l’action de s’organiser pour mener à bien son travail (Ughetto, 2011), malgré les obstacles et les difficultés d’ajustement. Cet organizing, outre l’image d’une organisation sans cesse en « train de se faire » (et de se défaire, Cooren, Taylor & Van Every, 2006), exprime le travail supplémentaire, au regard des attributions prescrites, que les opérateurs doivent en permanence mettre en œuvre afin de répondre aux imprévus et « pour que les efforts de l’équipe soient finalement plus que l’assemblage chaotique de fragments épars de travail » (Grosjean & Lacoste, 1999, p. 191). Il ne s’agit pas simplement d’opposer classiquement prescrit et réel, tâche et activité. Un « méta-travail » (Bidet, 2011a) fait d’ajustement aux autres, de gestion des interfaces, des aléas, de la disponibilité et de l’engagement (les siens et ceux des autres) se développe au cœur du travail contemporain. En ce sens, la thématique de la multi-activité signale que travailler, c’est de plus en plus s’organiser et organiser.

12Sur le plan théorique, plusieurs apports de l’ouvrage peuvent être distingués dans cette introduction : la distinction faite entre des formes ordinaires de multi-activité, inhérentes à tout cours d’action, et une multi-activité qui fait véritablement épreuve pour les personnes (Foli & Gaglio) ; le réinvestissement de la notions de travail d’organisation ou d’articulation, associée à un travail sur soi (Bidet ; Boutet) ; l’élaboration d’une approche non mentaliste de la préoccupation (Licoppe & Tuncer) ; la conceptualisation de la notion de « présence sociale » et la critique de la notion d’interruption (Salembier & Zouinar) ; l’introduction des notions de multi-activité contextuelle, anticipée ou inférée (Foli & Gaglio ; Atifi, Gauducheau & Marcoccia) ; la thématisation de l’indifférence pratique comme une forme sociale de gestion de la multi-activité (Bidet ; Chave).

13Sur le plan applicatif, on met en question l’intérêt de concevoir des systèmes de gestion des interruptions sensibles au contexte, qui déterminent de manière automatique un « état » d’une personne (par exemple sa disponibilité) sur la seule base de relations simples, univoques et intangibles entre une donnée issue d’un capteur et une conclusion unique (Salembier & Zouinar) ; dans le domaine de la messagerie électronique, on insiste sur l’importance de réorienter les innovations, en matière de fonctionnalités, du destinataire (sa boite de réception) vers l’émetteur des messages, en équipant et mobilisant sa capacité à contextualiser les messages qu’il rédige (Lewkowicz & Laflaquière).

Présentation de l’ouvrage

14Le préambule d’Albert Piette a soulevé un paradoxe : la multi-activité est à la fois un trait anthropologique et une thématique récente des sciences sociales, introduite notamment par l’étude du travail.

15La première partie du livre traite des différents niveaux ou prismes d’analyse de la multi-activité au travail. Dans le premier chapitre, Alexandra Bidet réinscrit cette thématique dans l’actuel contexte de généralisation du travail d’organisation, qui amène, de plus en plus, les salariés à devoir organiser eux-mêmes leur activité. Distinguant les principales formes prises par ce travail d’organisation à l’ère numérique, elle propose une cartographie des manières de s’y affronter, observées et analysées dans les différents chapitres ethnographiques du livre. Dans le deuxième chapitre, Caroline Datchary prolonge son propos en illustrant, à partir d’une enquête dans le secteur de l’assainissement, l’intérêt de distinguer trois échelles de prise en charge de la multi-activité. Dans le troisième chapitre, ce sont plutôt trois facettes simultanées de la multi-activité comme processus individuel, organisationnel et situationnel qui sont analysées par Frédérique Chave sur le terrain des urgences pédiatriques.

16Les deux parties suivantes s’intéressent plus spécifiquement aux rôles des personnes et des dispositifs numériques dans les situations de multi-activité. La deuxième partie examine ainsi, du point de vue des acteurs, les efforts, les tensions, les contraintes, mais aussi les ressources et les éventuelles félicités associées à ces contextes ou moments de multi-activité. Le premier point de vue adopté dans cette partie est celui de l’expérience. Olivia Foli et Gérald Gaglio prennent l’exemple des communicants internes en entreprise pour suggérer le caractère extrêmement ambivalent du rapport des professionnels à la multi-activité, à la fois recherchée et évitée. Manuel Boutet montre ensuite que cette perspective amène à redécrire la rythmicité du travail, ici largement élaborée par les salariés et ponctuée de moments à soi. Le point de vue adopté par Christian Licoppe et Sylvaine Tuncer est différent, plus extérieur, centré sur l’observation naturaliste des accomplissements en situation. Il permet de décrire finement les moments où la suspension d’une activité, pour prendre un appel par exemple, passe par la production conjointe d’un épisode de multi-activité.

17La troisième partie du livre aborde la multi-activité depuis les dispositifs numériques, souvent incriminés aujourd’hui. Elle les saisit à travers les usages qui en sont faits, tout en posant la question de la possible « reconception » de ces médiations. Pascal Salembier et Moustafa Zouinar ouvrent cette partie par la synthèse d’un vaste champ de recherches sur les rapports entre les usages des TIC et les interruptions. Ils explorent le lien, controversé, de ces outils avec la production d’interruptions, les effets de celles-ci sur l’attention et le rôle des systèmes d’aide. Myriam Lewkowicz et Julien Laflaquière prolongent cette interrogation sur l’utilité des systèmes d’aide en envisageant les usages de la messagerie électronique dans un contexte de multi-activité. Leur point de vue est original : prêter attention à l’activité de l’expéditeur de messages pour élaborer des pistes de reconception de la messagerie électronique. Ces pistes s’appuient aussi sur l’investigation que présentent, dans le chapitre suivant, Hassan Atifi, Nadia Gauducheau et Michel Marcoccia. Prenant le point de vue du récipiendaire de messages électroniques, ils décrivent les façons variées dont la multi-activité tend à façonner l’écriture de nos courriels professionnels, via une quête éperdue du courriel efficace, le courriel qui fait faire !


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