La multi-activité, un phénomène anthropologique
Texte intégral
1Le multi-actif, il n’est pas impossible en philosophie de l’interpréter comme symptôme de la dispersion, du divertissement, de l’agitation, voire de la médiocrité et de la déchéance. Face à l’éventail actuel des êtres vivants, c’est une autre interrogation qui interpelle l’anthropologue : quel autre être que l’humain peut être multi-actif ? Chez les singes, le cortex préfrontal, capital dans la gestion de l’attention et des distractions, occupe le dixième de la surface totale du cortex, alors que chez les hommes, il en occupe un tiers. Des lésions du cortex préfrontal génèrent d’ailleurs un contrôle diminué de l’attention et une certaine agitation à la suite de perceptions sans pertinence pour l’action en cours. Le contrôle du cortex préfrontal du singe est-il capable de réguler toutes les perceptions et stimuli de l’environnement ? N’est-il pas, un peu comme chez les humains anxieux, plus facilement distrait par des stimuli ne concernant pas l’action en cours et le faisant quitter celle-ci ? Les humains sont aussi des spécialistes des pensées vagabondes : imaginer des situations, penser au passé et au futur lorsqu’ils font d’autres choses. Cela indiquerait, selon Jean-Philippe Lachaux (2011), une compétition entre la partie du cerveau mobilisée par l’activité principale et une possible activation du « réseau par défaut » situé en particulier à la jonction temporo-pariétale, une sorte de zone de repos moins active lorsqu’une tâche est en cours. C’est elle qui serait la source de ces pensées vagabondes.
2La conscience périphérique, chère à la phénoménologie, du chimpanzé par exemple, est moins forte que chez les hommes, et moins capable d’associer des éléments non pertinents et contradictoires par rapport à son thème principal d’attention. Ceci l’obligerait à une attention de contrôle plus volontaire vers ce qui surgit. Non ou moins capable d’intégrer des perceptions secondaires à son attention principale, le grand singe est encore plus en difficulté lorsqu’il s’agit de gérer deux actions d’équivalente pertinence, comme l’ont montré diverses expérimentations. Certes, ne soyons pas trop dichotomiques, mais à l’évidence, la multi-activité nous conduit au cœur de la différence anthropologique. Il est d’autant plus étonnant de constater que ce thème est vraiment présent en sciences sociales depuis peu. Force est de reconnaître le mérite des sciences du travail d’être depuis plusieurs décennies à la pointe des innovations ou des nuances paradigmatiques dans les sciences sociales.
3Si l’être humain est particulièrement performant dans la multi-activité, c’est sans aucun doute à cause de son équipement cérébral, mais c’est aussi par ce qu’il est capable d’être minimal, se reposant et acceptant de se reposer sur d’autres humains, des objets, des appuis et des supports divers. L’homme est multi-actif parce qu’il peut gérer les distractions, mais aussi parce qu’il est capable d’économiser son exigence, son attention, ses modes d’engagement dans les activités. Il a bien appris à accepter l’imperfection de ses actes, leur non-verification, le non-contrôle et la non-évaluation de toutes les informations. L’homme est ainsi un expert de la routine et des habitudes. Tout autant qu’il peut permettre que se glissent des actes et des pensées sur le mode mineur, tout autant il détient cette aptitude à être minimal, ou si l’on préfère à ne pas être maximal. Ainsi, la plupart des actions humaines se déploient en situation en exigeant « un minimum » et pas plus, pour ceux qui y participent et les accomplissent : le comportement minimal d’insertion, comme je l’ai appelé. Il correspond non seulement à une modalité minimale de s’engager dans ce qu’il faut faire, mais aussi à l’ensemble minimal d’actions attendues dans une situation, laissant la possibilité de la simultanéité d’autres que celles-ci, avec une hiérarchie d’importance, ou aussi avec une possible équivalence de leurs pertinences.
4Multi-actif ? Ne faudrait-il pas mieux dire, ou tout autant dire « multi-passif » ? Multi-absent, multi-minimal ? Car c’est donc parce qu’il se repose, est capable de se poser, de se re-poser sur d’autres humains et sur des objets, que l’individu humain est d’autant plus prompt à la multi-activité. Et que chaque acte simultané, je dis bien chaque acte, se re-pose sur un ensemble de supports permettant ce dégagement dans l’acte lui-même et la simultanéité d’autres actes. Ce que désigne la notion de reposité n’est pas sans rapport avec ce mode d’être mélangeant tout à la fois l’action de poser, voire de poser à nouveau (re-poser) des appuis (sous les formes diverses de personnes, d’objets, d’institutions, et de règles, de repères divers) et le repos qui consiste à se poser ou à se reposer sur d’autres déjà là. Face à l’importance des analyses qui visent à comprendre l’action, la rupture, le choc, l’événement, il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’un moment de présence, quel qu’il soit, n’est pas sans un nombre d’appuis, déjà là et sur lesquels la personne peut se poser.
5J’insiste sur cette double dimension, au cœur de la multi-activité : c’est sur la base de ces appuis et de la possibilité de s’y poser que l’être humain développe une capacité à se reposer sous la forme de la confiance, du relâchement ou d’une certaine passivité, parallèlement, simultanément à un travail d’évaluation, de décryptage, d’intrigue, de concentration, de vigilance, de tension, de désir, d’émotion. Bref poser ou re-poser (poser à nouveau), cela veut dire 1) évaluer, juger, discuter, raisonner ; 2) changer, modifier, désobéir ; 3) se raidir, ne pas accepter, ne pas continuer ; 4) se concentrer, être vigilant. Se (re)poser, cela veut dire 1) être dans la parcimonie cognitive (des habitudes, routines, etc.) ; 2) obéir, ne pas changer ; 3) accepter les contradictions, continuer dans les contradictions, ne pas les voir ; 4) se laisser distraire légèrement. La multi-activité est typiquement l’expression de ces modes mélangés. Selon des degrés et des proportions différentes, chaque acte du moment multi-actif est ainsi inséré à la fois dans l’action, l’engagement, l’émotion, la réflexion, la concentration, la fatigue, la surcharge et en même temps une confiance, une habitude, une routine, une fluidité, un détachement. J’imaginerais, pour atteindre une description précise de ce que cela fait d’être multi-actif, des intensitométries comparées des actes accomplis simultanément et successivement, à l’aide d’observations et d’entretiens d’explicitation sur les vécus.
6Ainsi la passivité partielle de chaque acte permet un deuxième, voire un troisième acte. Comme si le vide inhérent à un acte permettait un autre acte, voire un troisième. La « coprésence » avec d’autres individus et objets sur lesquels chacun peut s’appuyer est parallèle à une « comprésence » interne, un feuilletage, une stratification, celle des diverses couches qui constituent le volume d’être à l’instant t et aux instants qui suivent. Ce volume multi-actif, multi-passif, est en effet épais, fait des expériences passées, des habitudes ancrées, des traits de caractère, des émotions, des compétences à l’action, à l’engagement, à l’attention, au détachement. Tout cela faisant un style, une singularité, une manière d’exister. Une manière que chacun aurait d’être multi-actif. Et à chacun de percevoir, de ne pas percevoir, de tolérer la multi-action d’un autre, d’y être indifférent ou au contraire d’en être interpellé sous différents modes. Cette comprésence dans un volume, dont la « multi-activité » est un excellent laboratoire, est différente de la succession des actions dans le basculement des situations ; elle est différente aussi de la gestion de valeurs ou de grandeurs négociées, en compromis dans une même situation.
7Ce n’est donc pas une mince affaire théorique et méthodologique que de comprendre ce volume, décrire ce jeu subtil de pertinence, de non-pertinence, de double, voire triple pertinence, cet entremêlement du mode majeur et du mode mineur, des modes majeurs et mineurs simultanés, de ce qui est attendu, des marges, du pertinent, du non-pertinent, de ce qui est collectif, de ce qui est particulier, privé, intime. Tout cela est bien dans ledit volume, activé et en veilleuse. Comment décrire, comprendre, analyser un multi-actif, sans donc se focaliser sur l’individu lui-même, sans l’affronter directement, sans aller jusqu’au bout de ce regard radical et continu sur la personne ? Dans cette perspective, j’aime beaucoup cette réflexion d’Aristote qui déplace la focale de l’acte, du rapport ou de l’expérience vers celui qui les accomplit et les éprouve : « On pourrait ainsi se demander si « se promener, « se bien porter », « être assis » sont des êtres ou ne sont pas des êtres ; et de même dans n’importe quel autre cas analogue ; car aucun de ces états n’a par lui-même naturellement une existence propre, ni ne peut être séparé de la substance, mais s’il y a là quelque être, c’est bien plutôt ce qui se promène qui est un être, ce qui est assis, ce qui se porte bien. Et ces choses semblent plus des êtres parce qu’il y a, sous chacune d’elles, un sujet réel et déterminé : ce sujet c’est la substance et l’individu, qui est ce qui apparaît sous la catégorie en question, car le bon ou l’assis ne sont jamais dits sans un sujet. »
8Alors que les sciences humaines sont nées et ont acquis leur légitimité par une mise entre parenthèses des hommes et de leur existence, au profit de différentes thématiques, la culture, la structure, mais aussi l’action, l’activité, et aussi les relations, il me semble que la complexité des modes de présence des hommes en multi-activité, en plus de son enjeu anthropologique, exige une focalisation sur l’unité empirique que constitue l’individu humain. Comment rendre compte de la multi-activité avec la seule batterie conceptuelle de l’interactionnisme, qui préfère se centrer sur le « entre » des individus ? Des théories de la cognition distribuée et de l’ethnométhodologie ? Comment observer et décrire la multi-activité autrement qu’à partir d’images filmées sans doute, mais surtout d’une observation d’une présence humaine à la fois ? Je dirais que le multi-actif a besoin d’un observateur à plein temps, qui l’observe et le suit dans ses basculements multi-actifs. Car la pluralité dans la situation va devenir aussi la pluralité dans le basculement vers un autre instant tout aussi « multi ». Tel est le multi-actif lui-même – pourquoi ne pas dire le multiprésent –, plus que ses relations et ses interactions, qui ne sont que des propriétés, des caractéristiques dans l’épaisseur du volume. Comprendre ce volume exige « la » bonne échelle d’observation et d’écriture : trop de micro tue le micro, dirais-je, et pas assez également.
9Il me vient ainsi un doute sur le découpage théorique de l’individu en tant que rationnel, déterminé, corporel, cognitif ou encore agissant, interagissant. Je ne dirais pas qu’il est tout cela à la fois, mais qu’il est plus qu’une de ces dimensions à la fois, en tout cas actif et passif, en étant présence et absence, ici puis ailleurs, maintenant et après, donc en existant. Face à la multi-activité comme révélateur anthropologique, il y a un bien un risque empirique et théorique de se limiter à un seul « en tant que », nécessairement partiel et probablement manquant la nature même de ce qu’est la multi-activité, le risque que chaque « en tant que » fasse comme s’il était le tout du volume. D’où l’enjeu d’introduire de l’« épaisseur » à partir de la surface du volume, l’épaisseur de l’existence, avec laquelle chacun se rapporte à la situation, à ce qui est collectivement attendu, à ce qu’il partage avec d’autres (qui ne sont pas là), aussi à travers ce qu’il ne partage avec aucun, par ses propres compétences internes, ses réserves en attente d’actualisation, son style d’exister émanant des trajectoires de vie. Le multi-actif, multi-passif, est multi-présent, et aussi multi-absent.
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