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Construire la biodiversité

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Julie Labatut

Conclusion. Gérer des biens communs, du stock au processus

Texte intégral

1Cette partie dresse le bilan d’une démarche de recherche-intervention réalisée dans le cas particulier de la production et de la gestion de biodiversité domestique. Mais y sont également présentés les principaux apports théoriques que ce travail a mis en valeur pour comprendre les processus de conception des biens communs et les formes d’actions collectives qui y sont associées.

DIAGNOSTIC ET PISTES MANAGERIALES

Recherche et intervention

2L’objectif de cet ouvrage était d’offrir des points de vue différents sur une problématique de gestion, en espérant que ces derniers présentent de nouvelles perspectives d’innovation et non des « solutions toutes faites ». Le but du chercheur intervenant n’est pas d’apporter des connaissances de l’extérieur mais plutôt de

  • 1 (David A., 2001).

« favoriser une meilleure adéquation entre la connaissance des faits et les rapports qu’ils rendent possibles entre les hommes1 ».

3Le seul fait de permettre aux acteurs engagés dans la gestion des ressources génétiques de changer de regard par rapport à la problématique à laquelle ils sont quotidiennement confrontés est déjà un résultat de l’intervention. Par les retours que nous avons pu avoir lors des échanges avec ces acteurs nous pensons avoir, dans une certaine mesure, atteint cet objectif, et cela pour deux types de partenaires engagés dans le dispositif d’intervention : les praticiens, responsables au quotidien de la sélection des races sur le terrain (éleveurs, gestionnaires des schémas de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques), et les scientifiques et accompagnateurs de ces actions collectives au sein du dispositif de recherche et développement encadrant les schémas de sélection génétique (INRA/SAGA, Institut de l’Elevage).

4Comme a pu le montrer J.C. Moisdon, le chercheur intervenant n’est pas

« en situation d’extériorité, mais entre dans l’arène, et contribue à la transformation de l’objet qu’il analyse ».

5Observateurs et observés ont alors participé à une co-construction de représentations de la réalité, permettant l’apparition de nouveaux objets de gestion, dans notre cas par exemple le marché des reproducteurs. Un tel dispositif est particulièrement fertile pour créer de nouvelles connaissances :

  • 2 (David A., 2001).

« les relations nouvelles que crée le dispositif d’intervention ont pour objet de créer une nouvelle dynamique de connaissance et la confrontation entre les savoirs de l’intervenant et ceux des acteurs concernés2 ».

6Un tel mode de production de connaissances implique que le chercheur intervenant se plonge dans les questions techniques, ce qui se révèle d’autant plus complexe lorsque ces acteurs sont des scientifiques et qu’il faut investir les concepts d’une discipline. Pour réaliser ce travail; nous avons du acquérir une compétence minimale s’est fait à la fois dans la discipline scientifique de génétique animale (formation en génétique, lecture de publications, interactions quasi-quotidienne avec les scientifiques autour des concepts qu’ils mobilisent), et dans les pratiques effectives de sélection des races et de gestion du troupeau (compréhension des pratiques des éleveurs, participation aux tâches de la sélection telles que l’insémination artificielle et le contrôle laitier).

7La méthode que nous avons employée dans ce travail de recherche est qualitative. Elle en comporte donc les avantages et les limites. Les limites d’une part : le lecteur à la recherche de représentativité statistique des phénomènes observés et analysés ici pourra être frustré. Aucun élément quantitatif n’a été fourni pour mesurer la proportion des « débordements » observés : représentativité du marché parallèle des reproducteurs, importance des systèmes d’élevages privilégiant d’autres formes de valorisation que l’augmentation des performances à l’animal, etc. Nous avons privilégié la compréhension des phénomènes de crise observés, plutôt que leur quantification. Celle-ci, mal employée, aurait pu conduire à ne s’intéresser qu’aux phénomènes ayant une forte représentativité, et à évacuer ceux qui ne représentent parfois qu’une minorité de la population.

8Or, justement, cette minorité nous semble essentielle à considérer et son existence est suffisamment significative pour que nous ayons pu la rencontrer sans orienter spécifiquement notre démarche. En effet, les « déviants » peuvent indiquer des évolutions à venir, être porteurs d’innovation, ou encore cristalliser des controverses dont l’importance est plus grande que leur nombre, mais qu’il est important, en termes de légitimité de l’action majoritaire, de prendre en compte. Etudier leurs rationalités, sans préjugés, ne peut donc être que bénéfique pour un meilleur accompagnement de l’action.

9Dans une telle posture de recherche, l’une des questions essentielles est celle de la validation des connaissances produites. Nous reconnaissons plutôt ici cette validité par le retour des experts avec lesquels ces connaissances ont été co-construites :

  • les connaissances produites sont valides si, à « dire d’expert », le nouveau point de vue qu’elles permettent est considéré comme pertinent. Dans notre cas, « à dire d’expert », notre travail semble avoir offert une meilleure connaissance de la nature des tensions et des crises de la coopération dans les Pyrénées-Atlantiques, ainsi que de la multitude et de la complexité de leurs causes. Cette validation s’est faite à la fois dans l’interaction quasi-quotidienne avec les chercheurs généticiens et accompagnateurs des schémas de sélection, et dans les diverses présentations orales réalisées auprès des professionnels.
  • la validité des connaissances est confirmée par leur intégration dans les pratiques des acteurs. Ainsi, nous avons pu observer, tout au long de notre travail, des changements des pratiques et des discours des chercheurs et accompagnateurs de la sélection génétique jusqu’à, pour certains, se démarquer d’une vision descendante de la production et de la diffusion des connaissances scientifiques et techniques. Ces changements sont d’autant plus intéressants que ces acteurs n’ont jamais eu un rôle uniquement technique dans la sélection génétique : ils ont toujours également eu un rôle stratégique et organisationnel pour lequel nous pensons que notre recherche est d’une aide certaine. Elle participe notamment au passage de la question « comment faire passer le message ? » (de la nécessité d’utiliser l’insémination artificielle, de respecter les bonnes pratiques techniques, etc.) à « comment favoriser la coopération au sein des dispositifs, entre chercheurs et praticiens, entre éleveurs et dispositif technique3 ? ».

10Ainsi, notre objectif était d’offrir de nouveaux points de vue sur la problématique de la coopération. Pour cela il était important de considérer différents niveaux des crises de la coopération : ainsi il n’y a pas « une » solution aux crises mais la combinaison d’une multitude de solutions variées à concevoir.

Comment favoriser les capacités d’innovation territoriale ?

11Après les débuts des actions collectives de sélection, au sein du régime intensif de sélection, où objectifs et moyens de les atteindre étaient clairs, et où les animaux devaient être sélectionnés pour accroître leur productivité individuelle, aujourd’hui l’identité des races locales semble questionnée : doit-on sélectionner des races locales compétitives par rapport aux races plus spécialisées ? Doit-on sélectionner des races qui véhiculent et soutiennent l’image et la culture d’un territoire ? Où se situe la valeur créée par la filière ? Ainsi, il semble aujourd’hui que les fins connues ne soient plus suffisamment légitimes et les moyens pour les atteindre non plus. Le « dominant design » en œuvre semble ne pas suffire pour redéfinir les objets de l’action collective. Selon le modèle du « dominant design »:

  • la valeur des produits, le « business model » et la nature de la performance sont stabilisés : performance évaluée à l’animal, « business model » basé sur la rentabilité de l’insémination artificielle ;
  • les compétences nécessaires à leur conception sont structurées en métiers et le processus de conception peut être divisé entre organisations et grands métiers de ces organisations : les scientifiques conçoivent et proposent les méthodes et les instruments de sélection, la profession choisit.

12Dans le contexte étudié de tensions entre libéralisation et territorialisation, les critères de performance et d’évaluation ne sont pas connus et doivent être conçus. Or réviser les critères d’évaluation implique à la fois de concevoir de nouvelles dimensions de la performance, mais également de remettre en question les performances existantes, ce qui peut s’avérer très délicat, notamment lorsque le « dominant design » est fort. Il semble donc nécessaire de régénérer les capacités d’innovation, c’est-à-dire les

  • 4 (Elmquist M. et Segrestin B., 2008).

« capacités collectives pour recréer de façon permanente et simultanée de nouvelles sources de valeurs (produits, concepts, brevets, valeurs environnementales, etc.) et des compétences (connaissances, savoir-faire, professions, etc.)4 ».

13Pour cela, il est nécessaire de se départir d’une vision de l’action collective et de sa trajectoire fondée sur les théories de la décision et d’adopter plutôt une perspective proposée par la théorie de la conception. Celle-ci permet, dans un contexte d’identité instable des objets, de considérer que les alternatives possibles à un « dominant design » ne préexistent pas mais doivent être créées. En quoi les théories de la conception pourraient-elles aider à accompagner les processus de conception de biens communs ? Nous ouvrons ici quelques pistes de réflexion autour de cette question, en mobilisant une approche déjà formalisée de la conception innovante et en en proposant des possibilités d’applications.

14La théorie de la conception proposée par P. Le Masson, B. Weil et A. Hatchuel est formalisée au travers du modèle dit « C-K », distinguant deux espaces en expansion, qui co-évoluent durant le processus de conception : l’espace C des Concepts (ce qui n’existe pas encore) et l’espace K des connaissances (K pour Knowledge, ce qui est déjà connu ou qui doit être exploré). Ce cadre d’analyse peut alors être utilisé pour organiser des activités collectives favorisant la création de capacités d’innovation au travers de la mise en place d’ateliers de conception innovante.

15Ces ateliers ont deux objectifs :

  • Renouveler les critères de performance pour alimenter les stratégies existantes et générer un ensemble de concepts innovants à développer ;
  • Identifier des ressources et compétences « manquantes » pour cela, afin d’enrichir les programmes de recherche en cours et d’identifier les connaissances à explorer.

16Au travers de ces objectifs il ne s’agit pas de définir une nouvelle stratégie, ni des spécifications pour des produits à venir, ni des questions précises pour les actions de recherche, mais de créer un nouvel espace stratégique, dans lequel plusieurs alternatives deviennent explicites. Dans le cas étudié ici, il s’agit de définir ce qui est considéré comme commun et ce qui est différencié, à l’échelle d’un territoire lui aussi à définir. La sélection génétique propose des combinaisons, offre à la fois des contraintes et des libertés : une part de la génétique des races est commune et plutôt stable, tandis qu’une autre peut être conçue et évolutive. C’est sur cette part qu’il y a liberté et possibilité de conception, c’est ce qui doit être discuté. Pour cela, il semble nécessaire de renouveler les formes de couplage du politique et du scientifique afin de changer de logique de conception et de passer du bien commun standard au « bien commun conçu ».

  • 5 (Le Masson P. et al, 2006).

17Les ateliers de conception utilisent la méthode « K-C-P », déjà expérimentée dans différentes grandes entreprises (transport, automobile…)5. Elle repose sur la succession et l’organisation de trois types d’ateliers : un atelier de partage des connaissances (K), un atelier d’exploration conceptuelle (C), un atelier pour structurer des propositions (P).

18La première phase (K) a pour objet une mutualisation intensive des connaissances : les différents participants se retrouvent pour échanger leurs connaissances sur des thèmes prédéfinis. Il est alors possible de demander à des experts d’intervenir : l’objectif est de faire un « état de l’art » des connaissances existantes. L’important durant cette phase est de limiter les risques de leadership d’un participant ou d’un expert par rapport aux autres : éviter toute forme de dictature intellectuelle, d’interventions critiques et non constructives. Dans le cas des Pyrénées-Atlantiques, éleveurs, généticiens, experts d’autres dispositifs de gestion de races locales (Aubrac, Alpes du Nord, Roquefort, Corse) pourraient intervenir en veillant à ce que leurs connaissances respectives soient considérées de la même façon. L’important est de mélanger les différents métiers. Cette phase de mutualisation des connaissances est d’autant plus importante dans une filière éclatée comme celle des Pyrénées-Atlantiques. Si le thème de la rusticité-interaction génotype / milieu est choisi, cette phase permettrait de faire émerger les différentes conceptions de cette question.

19La deuxième phase (C) a pour objet de faire émerger les concepts à retenir et de travailler à la définition des connaissances nécessaires et à la faisabilité de ces concepts innovants. Il s’agit d’encourager les participants à faire des détours par rapport à leurs raisonnements habituels, à ce qu’ils ont l’habitude de faire dans leur activité. Dans notre cas, il s’agirait par exemple d’imaginer d’autres critères de performances que la productivité à l’animal. D’où l’importance du raisonnement en C : si on ne travaille que sur les connaissances, les tensions entre les différentes logiques de sélection peuvent continuer à apparaître. Il faut plutôt montrer que les alternatives qui émergeraient lors de ces ateliers ne sont pas mutuellement exclusives. Deux concepts principaux ont émergé des premiers échanges autour de cette démarche dans les Pyrénées-Atlantiques, qui semblent appeler à un travail plus approfondi :

  • la conception d’une (ou plusieurs) brebis Manech Tête Noire « innovante(s) », le schéma de sélection Manech Tête Noire étant à la limite de la rupture ;
  • la conception de brebis reconnues pour leur « rusticité », la rusticité étant une valeur difficile à définir, comprenant de multiples acceptions selon les usagers, et nécessitant un renouvellement des critères d’évaluation.

20La troisième phase (P) est la synthèse des phases précédentes. Les participants doivent alors réfléchir à :

  • de nouvelles mesures de performance ;
  • des ébauches de solution ;
  • des compétences à mettre en œuvre.

21Jusqu’à présent, cette méthode a été mise en place au sein d’organisations clairement définies, hiérarchiques, pour lesquelles il est facile d’identifier les responsables de la gestion stratégique de l’organisation. Dans le cas d’une filière agricole et d’un bien commun territorial, l’organisation d’ateliers de conception innovante pose la question de la capacité des acteurs d’organisations différentes (Centre de sélection, AOC, interprofession, collectivités territoriales) à se mobiliser pour une telle démarche (temps notamment). Mais cette démarche permettrait de favoriser la coopération et pourrait être un support de réflexion pour les premières activités du nouvel Organisme de Sélection.

22Les dimensions identitaires, aujourd’hui plutôt niées par le raisonnement de conception car considérées comme spécifiques au territoire (tandis que nous avons montré le contraire), mériteraient sans doute d’y être intégrées. En effet, les spécificités culturelles pourraient ouvrir des voies jusque là peu explorées. La revendication identitaire va-t-elle empêcher l’action collective ou peut-on en tirer parti ? L’identité locale (Basque ou Béarnaise) s’est construite aussi sur des rationalisations : il est alors nécessaire de s’interroger sur les modes de couplage possibles entre rationalisations liées à l’identité culturelle et rationalisations liées à la sélection des races.

23Face à la diversité des logiques locales de sélection il nous semble important de mettre plutôt l’accent sur l’enjeu de gérer une diversité qu’espérer une intégration totale des oppositions. Plusieurs types de diversité peuvent être imaginés : inter-races ou intra-race.

24Concernant la diversité inter-races, la stratégie de l’Organisme de Sélection est, pour l’instant, de ne pas différencier les trois races sélectionnées : les mêmes critères de sélection leur sont appliqués, même si récemment en proportions différentes, et aucune stratégie de communication ne vise à tirer parti de leurs spécificités. Pourtant, nous pourrions imaginer la distinction de ces trois races, par exemple par l’intégration de critères différents. Or, aujourd’hui, l’intégration de nouveaux critères est raisonnée davantage en termes de capacité à produire rapidement du progrès génétique et à supporter financièrement le schéma de sélection. Ainsi, par exemple, le nouveau critère de la résistance au parasitisme sera d’abord mis en place sur la Manech Tête Rousse car, non seulement elle est la race la plus concernée par ce problème présent dans les pâtures de faible altitude, mais aussi parce qu’elle représente la population la plus importante, et donc celle pour laquelle le progrès pourrait être le plus rapide et les risques de ralentissement sur les autres critères les moins grands. Une stratégie de différenciation viserait au contraire à tirer parti des spécificités des territoires et des systèmes d’élevage auxquels chaque race peut être plus ou moins associée. Il s’agirait par exemple de rechercher des critères traduisant l’aptitude des Manech Têtes Noires à produire en estive. De même le critère de prise en compte des taux butyreux et protéiques du lait pourrait être d’abord introduit dans le schéma de sélection de la Basco-béarnaise, affichant alors sa spécificité de race fromagère. De même, en intra-race, pourrait être explorée la possibilité de proposer des groupes de béliers ayant des valeurs d’index orientées soit vers le quantitatif, soit vers le qualitatif, voire vers le standard, laissant à l’éleveur une possibilité de choix.

25Ces éléments s’inscrivent dans la question plus large de construction des liens entre les races et les territoires, l’un des enjeux possibles du maintien de cette biodiversité construite. Valoriser les différences existantes en termes de systèmes d’élevages, plutôt que de les lisser, pourrait déjà participer à cette stratégie de différenciation. Pour l’instant, le lien entre les races et le territoire n’est explicite qu’au travers du cahier des charges de l’AOC dans lequel les races locales sont obligatoires. Or, une stratégie de différenciation affirmerait ce lien au niveau des orientations mêmes de la sélection génétique.

LES MULTIPLES NIVEAUX DE LA GESTION DES BIENS COMMUNS

26Nous avons développé un cadre d’analyse permettant d’étudier les dispositifs coopératifs de production de biens communs, en nous focalisant sur les processus de rationalisations afin d’éviter les écueils de postures uniquement utilitaristes ou naturalistes. Analyser ces processus nous a conduit à développer une approche par les « régimes », notion-clé pour aborder la question des changements et développer une vision dynamique des actions collectives. Mais, contrairement à des approches telles que la théorie de l’Acteur Réseau ou la sociologie des sciences, notre approche reste limitée quant à la prise en compte des phénomènes d’intéressement des acteurs dans les processus d’innovation, à l’étude de la construction de réseaux, de la position sociale et institutionnelle construite par ces acteurs, des mouvements sociaux.

27Nous avons identifié des régimes de sélection génétique nous permettant, selon une approche généalogique, de caractériser les différentes formes de rationalisation de la sélection qui ont pu apparaître dans le domaine de l’élevage. Ces régimes ont été définis selon quatre registres :

  • Les connaissances,
  • La coopération,
  • Le marché,
  • La gouvernementalité.

28Le modèle que nous proposons fournit une grille d’interprétation pour les observations empiriques ainsi que pour le pilotage de l’action publique. Il permet d’identifier les formes locales de gestion des biens communs, d’analyser les difficultés rencontrées dans la gestion des ressources (difficultés d’institutionnalisation d’un régime, tensions entre différents régimes, etc.), d’identifier les problématiques particulières de ces formes de coopération. Cette grille de lecture nous semble par exemple pouvoir s’avérer utile dans le cadre d’actions de développement de la gestion et de la sélection de races locales pour mieux comprendre et analyser les formes préexistantes de sélection. Cette démarche permet d’éviter une posture tournée vers le transfert de technologie et une logique descendante de l’innovation. C’est alors la transition d’un régime à un autre qu’il s’agit de piloter. Les quatre régimes historiques identifiés pour la sélection animale (régime communautaire, régime entrepreneurial, régime intensif, régime découplé) doivent être maintenant testés sur d’autres cas, par exemple la sélection végétale, mais aussi dans d’autres types d’activité coopérative, et plus largement d’autres formes de biens communs (quels seraient par exemple les régimes historiques de la gestion de l’eau ?).

29L’évolution de cette grille de lecture a reposé sur une démarche généalogique visant à reconstituer la construction conjointe des savoirs et des objets de la sélection animale. Cette démarche généalogique nous semble un élément essentiel à retenir dans l’analyse d’objets aussi complexes que ceux ayant trait aux biens communs (environnement, santé, culture, informations, ressources naturelles, etc.), pour lesquels :

  • la définition des objets à gérer est fortement contextuelle, historiquement et géographiquement située ;
  • les processus de rationalisation comportent des enjeux publics qui se construisent dans le temps et ne peuvent être prédéfinis.

30Différents registres de l’action collective, qui représentent autant de lieux possibles de crises de la coopération, ont été identifiés :

  • Les modes de production,
  • Les modes de qualification,
  • Les modes d’échanges.

31Dans une perspective managériale, il nous semble important d’analyser conjointement ces trois registres d’action collective car c’est leur articulation qui permet de comprendre la complexité des enjeux de la coopération.

32Après avoir détaillé l’origine et les fondements des approches instrumentales nous avons appliqué cette perspective analytique aux différents registres de l’action collective étudiée. Nous avons choisi d’investir deux voies d’exploration que l’on peut voir actuellement émerger au sein des travaux sur l’instrumentation dans les organisations :

  • d’une part, une approche historique qui étudie la transformation des objets et des techniques managériales dans le cadre de nouvelles rationalisations de l’action collective ;
  • d’autre part, une approche de l’action située qui analyse les transformations conjointes des activités et des instrumentations.

33Nous avons pour cela combiné l’apport théorique des travaux sur les techniques managériales, définissant leurs trois dimensions (substrat technique, philosophie gestionnaire, vision simplifiée de l’organisation) et l’apport théorique des travaux s’intéressant davantage aux effets inattendus de l’instrumentation scientifique, inspirés par certains philosophes des sciences.

34L’articulation de ces deux courants nous a permis de mieux comprendre les modes d’intervention de l’instrumentation scientifique dans l’action. Tandis que l’instrumentation scientifique reste souvent considérée comme neutre par ses concepteurs, nous avons montré en quoi les hypothèses sur lesquelles elle est conçue résultent de choix qui sont loin d’être neutres. Ces résultats restent donc à intégrer dans la réflexion sur la conception même de ces instruments.

35Nous avons alors pu mettre en avant la transformation d’instruments scientifiques en instruments de gestion, révélant un nouveau type de conséquences inattendues de ces instruments. Les modalités de cette transformation et son observation sur d’autres cas restent à approfondir.

36Notre approche utilise une définition large de l’instrumentation. Ce parti pris s’est révélé particulièrement fécond pour accéder à des phénomènes qui restent souvent dans l’ombre, comme les « cadrages », nécessaires à toute action collective, même lorsque celle-ci ne semble faire appel qu’à des savoir-faire empiriques. Ainsi cette définition large permet de dépasser les dichotomies sur les types de connaissances (tacites vs explicites, scientifiques vs empiriques, stockées vs en pratique), en montrant par exemple que des connaissances qualifiées de « tacites » ou « d’empiriques » peuvent aussi être instrumentées.

37L’entrée par les instruments permet aussi un regard original sur des phénomènes qui, si l’on s’en tient aux seuls discours, sont parfois difficiles à analyser (non pas que les pratiques discursives n’aient pas d’intérêt – on peut au contraire considérer qu’elles ont une dimension performative – mais elles ne constituent que la face émergée de l’action managériale). À cet égard, la notion de technique managériale permet un élargissement utile de l’objet d’analyse au triptyque objets de gestion/instruments/savoirs, au-delà de ce qu’une vision étroite limitée à l’analyse des effets des instruments de gestion pourrait laisser penser.

38Si les instruments permettent de faire émerger la face cachée du fonctionnement du système de production des biens communs (objectif de production et qualification), leur étude a été également stimulante pour comprendre le fonctionnement du régime de marché de ces biens. D’une part, malgré les apparences, il n’y a pas de marché autorégulateur, mais tout un ensemble de dispositifs et d’instruments permettant de le réguler et qui le structurent fortement. D’autre part, le marché est un pur produit artefactuel résultant d’un processus de rationalisation qui pourrait être différent et conduire vers d’autres formes d’instrumentation des échanges de biens communs.

39La gestion des biens communs dans des cas complexes d’interactions entre des systèmes écologiques et sociaux, où différents groupes sont investis dans la gestion de ces biens pour différents types d’usages, reste peu étudiée. Les analyses portant sur des groupes d’individus homogènes gouvernant une ressource commune dédiée à un seul usage sont les plus fréquentes. Cet ouvrage offre au contraire une analyse de la complexité de la gestion des biens communs dans « le monde réel » en proposant une analyse à de multiples niveaux des processus de conception et de gestion de ces biens, ici les ressources génétiques, leurs multiples usages et usagers. Cependant de nombreuses perspectives sont ouvertes et de nombreuses pistes de recherche restent à approfondir. Des questionnements émergent des profonds changements actuels déjà pointés dans cet ouvrage, aussi bien en termes d’innovations scientifiques (génomique, sélection assistée par marqueurs, clonage, etc.) qu’en termes politiques (réforme de la Loi sur l’Elevage en France, mouvement de libéralisation). Ceux-ci peuvent avoir des conséquences ambivalentes. Ils représentent en effet autant d’opportunités que de menaces pour la gestion des ressources génétiques et notamment les races locales.

40Les outils de la génomique peuvent à l’avenir offrir de nombreuses possibilités de sélection de nouveaux critères, ou d’augmentation de l’efficacité de la sélection tout en limitant les coûts. Mais comment assurer la participation des éleveurs et l’adéquation entre les progrès offerts par ces technologies et les attentes concrètes des usagers des ressources ? Comment gérer la possibilité pour des industries venant de secteurs différents (sélection végétale, pharmaceutiques) d’investir le marché du progrès génétique et de concurrencer les schémas coopératifs de sélection avec des moyens financiers beaucoup plus importants tout en assurant le maintien d’une biodiversité domestique où la rationalité économique ne peut être le seul moteur ? Quelles conséquences cette possibilité « d’éclatement » du marché et de captation privée des efforts collectifs de sélection peut-elle avoir sur les ressources elles-mêmes et sur leurs usagers ?

41De même, une analyse des effets des politiques publiques, et notamment des récentes réformes en sélection animale (Loi sur l’Elevage), sur l’évolution des régimes de coopération est une piste de recherche à approfondir. Quelles vont être les conséquences, à long terme, de la suppression du monopole de zone des entreprises de sélection et de la libéralisation du marché du progrès génétique ? Les coopératives d’inséminations bovines fusionnent déjà pour accroître leurs capacités de réponse à cette libéralisation, conduisant finalement à une situation de quasi-monopole. En quoi ces évolutions peuvent-elles affecter les dispositifs de gestion des races locales, souvent beaucoup moins armés face à la concurrence nationale et internationale et reposant en partie sur des financements publics ?

  • 6 (Ostrom et Hess, 2007) ; (Andersson et Ostrom, 2008) ; (van Laerhoven et Ostrom, 2007).
  • 7 (Schlager et Ostrom, 1992).
  • 8 Comment gérer les inévitables trade-offs entre atteindre des niveaux élevés de performance et se p (...)

42Ainsi les deux changements actuels principaux identifiés (libéralisation de la sélection génétique animale et développement des outils de la génomique) nous amènent à mettre l’accent sur deux perspectives de recherche au cœur de la question de la gestion des biens communs : celle de leur gouvernance et celle des régimes de droits de propriété auxquels ils sont rattachés. Ces questions sont inter-reliées, comme les célèbres travaux de Elineor Ostrom6 ont pu le montrer. En effet, les systèmes de droits de propriété définis par Schlager et Ostrom7, incluant droits d’accès, de retrait, de gestion, d’exclusion et d’aliénation, font partie de la conception institutionnelle nécessaire à la gouvernance des ressources génétiques. Comme nous l’avons montré, le maintien des races locales et de leurs systèmes de gestion face aux incertitudes actuelles entraîne un accroissement du nombre et des types d’acteurs impliqués dans leur gestion (collectivités territoriales par exemple, notamment face au désengagement de l’Etat). Cet élargissement de la gouvernance des biens communs amène à s’interroger sur la difficulté à concevoir et faire vivre des arrangements institutionnels robustes pour cette gouvernance8. Cela implique d’étudier aussi bien les acteurs et leurs relations que les instruments permettant concrètement d’organiser cette gouvernance, comme nous avons pu le voir tout au long de cette étude.

  • 9 Cf travaux déjà cités autour du Droit d’Obtention Animal.

43Mais la gouvernance des ressources génétiques animales interroge également l’absence de droits de propriété collective au niveau législatif pour celles-ci. Imaginer la conception de telles formes de droits de propriété collective9, et leurs conséquences sur le maintien de ces ressources est aujourd’hui nécessaire.

Notes

1 (David A., 2001).

2 (David A., 2001).

3 (Darré J.P. et al, 1993).

4 (Elmquist M. et Segrestin B., 2008).

5 (Le Masson P. et al, 2006).

6 (Ostrom et Hess, 2007) ; (Andersson et Ostrom, 2008) ; (van Laerhoven et Ostrom, 2007).

7 (Schlager et Ostrom, 1992).

8 Comment gérer les inévitables trade-offs entre atteindre des niveaux élevés de performance et se préparer pour une diversité de troubles et bouleversements futurs par rapport aux modèles théoriques ? (Janssen et Anderies, 2007).

9 Cf travaux déjà cités autour du Droit d’Obtention Animal.

© Presses des Mines, 2010

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