Construire la biodiversité
|Partie III. La qualification des biens communs : pratiques et instruments
Chapitre 7. Pourquoi et comment qualifier ?
Texte intégral
UNE ACTIVITE AU CŒUR DE LA COOPERATION
Les enjeux de la qualification
- 1 (Waechter V., 2004).
1Pour qu’un bien commun puisse être produit et utilisé, il doit être qualifié et cette qualification doit répondre aux exigences des utilisateurs. Un ensemble de normes peuvent qualifier les biens. Ainsi pour l’eau, des normes sont conçues pour garantir sa qualité sanitaire (qualification du bien) ainsi que pour décrire et évaluer la qualité des services fournis par les gestionnaires d’eau et d’assainissement (qualification du service)1. Mais, parfois, la qualification ne peut être réduite à un ensemble de normes. De même elle peut être plus ou moins externalisée de l’activité des utilisateurs. La qualification de l’eau, réduite à des normes nécessitant des mesures faites par des instruments spécifiques, est réalisée sans aucune participation des usagers. La nature du rapport des utilisateurs au bien commun joue également dans leur degré de participation à la qualification de celui-ci : sont-ils simplement consommateurs ou participent-ils à sa production ? Ainsi, concernant les races animales, les éleveurs sont à la fois producteurs de la ressource et utilisateurs : leur participation à la qualification est alors indispensable. Il est en effet difficile de traduire les caractéristiques d’une race animale uniquement par des normes quantifiables. Il est nécessaire de faire appel à différents critères, plus ou moins combinés : production, critères morphologiques liés à la production, critères morphologiques liés aux caractéristiques d’appartenance à la race (« le standard »). Ainsi la qualification est indispensable pour déterminer :
- quels animaux font partie ou non de la race (qualification de nature) ;
- quels animaux, au sein de la race, vont être utilisés pour produire la génération suivante (qualification de degré).
- 2 Société d’Ethnozootechnie, 2008, Appréciation et jugement morphologique des animaux, vol 83, pp 1- (...)
2Des critères de qualification homogènes et partagés entre les différents utilisateurs d’une race assurent le maintien de son homogénéité (et donc de son existence) et sont l’une des conditions nécessaires au maintien de la coopération indispensable à la gestion de la race. L’enjeu est donc d’organiser cette qualification afin qu’elle soit reconnue comme légitime par les différents utilisateurs des races. Or, la qualification des animaux fait entrer en jeu l’appréciation de leur morphologie, question intimement liée à la notion de beauté2, intrinsèquement relative et complexe à définir. Plusieurs dispositifs ont été mis en place, dès les débuts des pratiques collectives de sélection, pour organiser cette qualification.
3Comme nous l’avons vu dans la partie I, jusqu’au début du xxe siècle, les éleveurs s’organisaient entre eux pour sélectionner leurs animaux (systèmes de location de reproducteurs communautaires, etc.). La qualification des animaux se faisait au travers de différents instruments et dispositifs (concours, vocabulaire spécifique de la qualification, etc.), permettant d’encadrer l’évaluation visuelle des animaux. Ces évaluations étaient basées sur leurs expériences quotidiennes auprès des animaux, leurs permettant d’évaluer leurs performances, leur morphologie et leur esthétique.
4Puis, du fait des progrès scientifiques en sélection génétique animale, les instruments étudiés dans la partie précédente ont été créés dans l’objectif de rationaliser la qualification des animaux, amenant de nouveaux acteurs à y intervenir. L’Etat a encadré ce processus par la mise en place d’une validation des critères de qualification par une Commission Nationale d’Amélioration Génétique (CNAG), regroupant le Ministère de l’agriculture, les scientifiques et les professionnels des filières d’élevage. Ce projet de rationalisation a modifié l’organisation des activités de qualification en distribuant les compétences entre :
- Les éleveurs, chargés de définir les critères de qualification et d’évaluer la part de ces critères concernant l’appartenance à la race : caractéristiques morphologiques telles que la stature de l’animal ou sa vitesse de traite ;
- Les scientifiques, ingénieurs, techniciens, chargé d’évaluer les critères mesurables par des instruments techniques et scientifiques.
5Chacun des membres de l’action collective pouvant avoir sa propre vision de la race, de nombreuses questions organisationnelles se posent alors, qui amènent plus généralement à s’interroger sur les processus de production de connaissance sur les animaux, les dynamiques d’apprentissage nécessaires à la réalisation de cette activité, et la nature des formes d’organisation permettant de légitimer la qualification collective.
Qu’est-ce que la qualification ?
- 3 (Callon M. et al, 2000), (Eymard-Duvernay F., 1989).
- 4 (Escala T., 2007).
- 5 (Tsoukas H. et Vladimirou E., 2001).
- 6 (Yanow D., 2000).
6Les questions de qualification ont fait l’objet de nombreux travaux dans différents courants théoriques en sciences sociales3. Nous ne développerons pas ici ces travaux mais mettrons en avant la démarche adoptée par ceux-ci, où l’on considère la qualification comme une activité sociale située culturellement, et non comme une définition donnée qui caractériserait un bien indépendamment de la situation4. Cette activité sociale, qui implique la capacité d’exercer un jugement, et donc de « faire des distinctions5 », repose sur le langage, les artefacts, les instruments qui permettent de rendre le monde « connaissable6 ».
7Ce choix de considérer la qualification comme une activité sociale va nous orienter vers les approches centrées sur les connaissances « en pratique ».
8La qualification est une activité ayant plusieurs caractéristiques importantes si l’on s’intéresse à sa gestion :
- Une activité intensive en connaissances : le fondement même de cette activité est de produire des connaissances sur des objets (biens, services) ;
- Une activité instrumentée : cette activité est mise en œuvre par la conception et l’usage d’une multitude d’instruments de natures différentes permettant l’élaboration de connaissances sur les objets à qualifier. Il peut s’agir de normes, de standards ou de dispositifs relationnels permettant l’évaluation des produits ou des services à qualifier, ou encore d’autres formes telles que le langage ;
- Une activité distribuée : les connaissances et les compétences nécessaires pour qualifier les objets sont distribuées parmi une pluralité d’artefacts et une pluralité d’individus.
- 7 (Hutchins E., 1995).
- 8 (Aggeri F., 2008).
9Il existe de fortes relations entre ces trois attributs. De nombreux travaux ont mis en avant le rôle central des instruments dans cette activité. Un courant de sociologie économique et d’anthropologie des marchés s’est développé, notamment autour des travaux de M. Callon, analysant les instruments qui « équipent » la qualification des biens sur les marchés et les effets de cadrage que ceux-ci opèrent sur l’action économique. Des travaux récents font, eux, référence aux approches de la cognition située et distribuée pour étudier les activités de qualification. Les études sur l’activité au sein d’un cockpit, par exemple, ont montré comment l’activité cognitive nécessaire à la réalisation de tout travail ne réside pas seulement dans le cerveau des individus mais dans le système qui inclut des humains, des artefacts et des objets7. Cependant, les situations étudiées sont claires et prédéfinies (ici, le cockpit). Dans notre cas, la situation se construit dans l’activité : participants et objectifs sont souvent peu connus à l’avance. La situation doit être conçue, les lieux, le temps et l’espace ne sont pas donnés8.
10Ces travaux permettent de préciser les enjeux de l’étude de la qualification des animaux : quels sont les types d’instrumentation et de cadrages qui sont conçus ? Comment est organisée la distribution des compétences nécessaires ? En quoi l’analyse du processus de qualification peut-elle aider à expliquer les controverses auxquelles sont confrontées les actions collectives de sélection des races ?
CONNAITRE ET QUALIFIER
- 9 (Procoli A., 2007).
11La qualification des animaux se situe à l’intersection entre l’univers des scientifiques et celui des éleveurs9. Ainsi, elle pourrait être analysée par l’opposition et la combinaison des connaissances qualifiées de « scientifiques » et des connaissances « empiriques » (celles des éleveurs). Mais ces oppositions ne feraient qu’alimenter des débats déjà en cours dénigrant par exemple « les connaissances des éleveurs », ou rejetant « les connaissances scientifiques ». Nous tentons de dépasser ces dichotomies sur les formes de connaissances pour accéder à la véritable nature de l’activité de qualification.
- 10 (Blackler F., 1995), (Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999).
12Dans le champ de l’élevage et de la sélection génétique, la rationalisation des activités de qualification a été basée sur le « mythe rationnel » selon lequel les connaissances sur l’évaluation des animaux devaient être objectivées. Cette position considère que les connaissances peuvent être déconnectées d’un acteur spécifique et d’une situation, et rendues accessibles à tous par le biais du langage écrit ou oral. Ce « mythe rationnel » suit la droite ligne d’une épistémologie où la connaissance est supposée avoir une fonctionnalité propre, être un bien objectif, transposable et gérable10.
13Dans cette perspective, les critères esthétiques utilisés par les éleveurs dans les activités « traditionnelles » de qualification ont été considérés comme inutiles et même nuisibles, comme l’énonçait par exemple un des scientifiques majeurs de la sélection génétique animale en France dans les années 1960 :
- 11 Poly J., Communication at the Rural Economic Society, 15-16th December 1959.
« On n’insistera jamais assez sur les stupidités que constitue l’élimination pour la reproduction de sujets excellents par ailleurs, mais non conformes au standard de la race, pour des péchés aussi graves que la présence de taches mal placées sur la joue, ou en dessous des genoux et des jarrets, de flammes suspectes sur les onglons, les cornes ou les muqueuses11! ».
14Cette vision opposant les connaissances et instruments mobilisés par les éleveurs et les connaissances et instruments des scientifiques se rapproche de la vision, critiquée aujourd’hui, de certains courants du « Knowledge Management » qui consiste en l’utilisation de dichotomies posées comme naturelles mais sans que soient saisis les processus par lesquels les termes entrent en opposition.
15De plus, comme on l’a vu, les récents progrès scientifiques dans la génomique conduisent à l’émergence d’un discours laissant croire à une possible qualification des animaux reposant uniquement sur l’analyse du génome de chaque animal et ne nécessitant plus la participation des éleveurs dans le jugement.
16Notre hypothèse est que la coupure identifiée dans les discours entre les connaissances apportées par les scientifiques et les connaissances des éleveurs empêche de penser les activités de qualification et de les gérer.
- 12 (Blackler F., 1995), (Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999).
17Depuis les années 1990, un champ de recherche critique le fait que la dimension contextuelle, sociale et tacite des connaissances ait longtemps été considérée de plus faible valeur et moins centrale dans les analyses. Cette littérature propose ainsi de s’intéresser non pas tant aux connaissances qu’à leur mode de production et de mobilisation dans l’action12. Elle a conduit à la substitution de la notion de « knowing » à celle de « connaissances » :
« plutôt que de parler de connaissances, avec ses connotations d’abstraction, de progrès, de permanence et de mentalité, il est plus utile de parler du processus de “knowing” […] comme étant quelque chose que les gens font ».
18« Knowing » est alors entendu comme une co-production de l’objet et du sujet de la connaissance.
- 13 (Strati A. ,2007).
19Pour reprendre ces critiques à notre compte, plutôt que d’analyser les savoirs disponibles et mobilisés il semble plus pertinent d’analyser les processus de contextualisation des connaissances. En effet, les connaissances en jeu dans les activités de qualification peuvent être définies comme étant des connaissances « sensibles » : il s’agit d’évaluer visuellement les animaux. Selon A. Strati13 il existe dans les connaissances sensibles une connexion très étroite entre knowing et apprentissage. Nous pouvons donc reprendre l’argument de cet auteur pour pointer l’intérêt de l’étude des activités de qualification pour mieux comprendre les processus d’apprentissage en pratique.
20Cette vision des connaissances dans l’action a notamment été développée dans le courant des « practice-based studies » qui considèrent les connaissances non comme un capital mais comme une activité quotidienne, située historiquement, socialement et culturellement. Conduire les processus d’innovation nécessite alors de ne pas seulement s’intéresser au capital de connaissances que les organisations possèdent mais de mieux identifier les mécanismes de production de connaissance « en pratique » dans l’interaction entre les sujets et les objets : ici les acteurs qualificateurs et les animaux.
- 14 (Blackler F., 1995), (Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999).
- 15 (Nonaka I., 1991).
21Souhaitant dépasser l’opposition entre connaissances comme capital et l’activité de « knowing », certains auteurs ont toutefois mis en avant l’importance de lier les deux dans l’analyse des processus de production de connaissances14. Pour ces auteurs, cette approche permet de se départir des dichotomies opposant deux formes de connaissances (tacite vs explicite, empirique vs scientifique, locale vs universelle, etc.) et de l’idée d’une conversion possible entre ces connaissances15. Selon F. Blackler, l’analyse des relations entre les différentes formes de connaissances dans l’action collective est « au moins aussi importante que n’importe quelle description de leurs différences ». Plusieurs auteurs ont notamment pointé le rôle des instruments et des technologies dans ces relations.
22Nous nous inscrirons dans cette perspective théorique visant à dépasser ces dichotomies, et nous allons ainsi tenter d’analyser les processus d’articulation des différentes formes de connaissances en pratique dans la qualification des animaux.
23Ceci va nous permettre :
- de dépasser les dichotomies pour mettre en avant les dynamiques et les processus de création de connaissance sur les animaux ;
- d’offrir des pistes pour la conception de nouvelles instrumentations permettant de piloter les activités de qualification.
Notes
1 (Waechter V., 2004).
2 Société d’Ethnozootechnie, 2008, Appréciation et jugement morphologique des animaux, vol 83, pp 1-135.
3 (Callon M. et al, 2000), (Eymard-Duvernay F., 1989).
4 (Escala T., 2007).
5 (Tsoukas H. et Vladimirou E., 2001).
6 (Yanow D., 2000).
7 (Hutchins E., 1995).
8 (Aggeri F., 2008).
9 (Procoli A., 2007).
10 (Blackler F., 1995), (Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999).
11 Poly J., Communication at the Rural Economic Society, 15-16th December 1959.
12 (Blackler F., 1995), (Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999).
13 (Strati A. ,2007).
14 (Blackler F., 1995), (Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999).
15 (Nonaka I., 1991).
© Presses des Mines, 2010