DIFFERENTES LECTURES D’UN MEME PROCESSUS

1La question des changements sociotechniques et des trajectoires des innovations sur le temps long dans le domaine des sciences du vivant a été largement explorée par les « études des sciences et des techniques » (STS), notamment dans le domaine de la sélection végétale. Les STS ont étudié les évolutions des techno-sciences et leurs conséquences, mettant en avant les liens entre science et politique. Elles ont apporté des réponses à la question de la transformation des rapports de la société au progrès génétique, et ont historicisé celui-ci. Les controverses autour des OGM, l’apparition d’innovations variétales et de mouvements paysans cherchant à développer les semences fermières et à préserver d’anciennes variétés sont autant de phénomènes contemporains qui ont appelé au développement de tels travaux.

2Ce travail d’historicité reste peu développé dans le domaine de la sélection animale. S’il est souvent admis que les races sont des constructions humaines (ou « l’interprétation sociale d’une personnalité biologique au travers des usages et des pratiques1 ») l’émergence des concepts, des pratiques et des dispositifs coopératifs de la sélection génétique a été peu investie2. Les grands principes de l’hérédité, des lois génétiques se rapprochent bien sûr de ce qui a pu être montré en sélection végétale. Cependant, du fait des contraintes biologiques et techniques de la sélection animale et de l’organisation de l’élevage en France, la genèse des pratiques et des dispositifs de sélection animale n’observe pas la même trajectoire qu’en sélection végétale. Les rôles de l’Etat, de la recherche publique, du travail des éleveurs dans la constitution de la sélection génétique animale en tant que champ d’activité économique ont reposé d’un point de vue historique sur une dynamique et sur des arrangements différents de ceux observés dans le cas de la sélection végétale.

3Pour analyser ces changements de nombreux travaux ont mis en avant l’intérêt heuristique de la notion de « régime ». Les travaux des STS cités précédemment ont utilisé la notion de régime pour repérer des régularités dans les modes de construction de savoirs scientifiques et techniques. D. Pestre a par exemple introduit la notion de « régime de production et de régulation des sciences en société » montrant l’historicité des savoirs scientifiques du fait de leur imbrication forte avec l’univers des techniques et celui des pouvoirs économiques et politiques3.

4Plusieurs auteurs4 ont ainsi montré l’impossibilité d’étudier et de comprendre les changements dans la façon dont la science est produite indépendamment des changements qui ont lieu dans la société dans son ensemble. F. Aggeri et A. Hatchuel, en introduisant le concept « d’Ordres Socio-Economiques » (OSE), ont ainsi tenté d’intégrer les transformations socio-économiques dans l’analyse des régimes de production de connaissances.

5Ces approches font tout à fait écho à la démarche adoptée dans ce travail au sens où elles dépassent une vision laissant croire à des trajectoires de la sélection génétique a-historiques, naturelles, comme si elles n’étaient pas elles-mêmes des processus sociaux. Elles montrent également l’insuffisance d’une histoire qui chercherait à analyser la constitution de la sélection génétique en retraçant chronologiquement les grandes étapes de la structuration des dispositifs de sélection, grâce à des marqueurs historiques simples comme la Loi sur l’Elevage (1966) ou sa réforme (2006). Ceci n’est pas l’objectif de ce travail, dans le sens où cette histoire ne permettrait pas d’accéder aux raisons et aux modalités de la coopération et de la division du travail ayant permis le développement des activités de sélection génétique.

6D’autres auteurs, plutôt que de se centrer sur l’évolution des connaissances, ont mis au centre de l’analyse l’évolution des formes institutionnelles et les trajectoires technologiques. Par exemple, l’école de la régulation s’intéresse moins à la construction des savoirs qu’au rôle de « formes institutionnelles » pour comprendre l’évolution de la sphère économique5. Les approches évolutionnistes, quant à elles, ont cherché à identifier le rôle des institutions dans la sélection des technologies au travers de « régimes technologiques ». Cette idée d’un régime technologique commun encadrant les activités de recherche a également été développée par G. Dosi au travers du concept de « paradigme technologique ». Il a notamment montré la relation entre l’histoire des technologies et l’histoire des structures industrielles6.

7Si nous mobilisons ici la notion de « régime », c’est dans une posture non pas de sociologue ou d’économiste mais bien de gestionnaire. En ce sens l’analyse présentée ici ne se focalise pas directement sur la production de connaissances scientifiques ni sur les trajectoires technologiques, bien que ces éléments soient aussi pris en compte dans une certaine mesure, mais sur la dynamique de l’action collective de sélection génétique, c’est-à-dire sur l’analyse des formes de coopération qui ont rendu possible la sélection génétique des animaux d’élevage.

LA CONSTRUCTION DES ACTIVITES DE SELECTION

8Cette posture gestionnaire repose sur plusieurs choix analytiques exposés ci-dessous.

De l’histoire à la généalogie

9L’objectif de cette partie n’est pas d’aboutir à un travail aussi détaillé que certains historiens ont pu le faire à propos de la sélection végétale. Notre objectif est davantage de mettre en exergue quelques éléments historiques permettant d’élaborer une généalogie des actions collectives de sélection génétique. Cette approche généalogique a été proposée et théorisée par M. Foucault et reprise notamment dans le domaine de la gestion en présentant le projet de cette discipline comme l’étude de l’histoire de la transformation conjointe des doctrines et des formes de l’action collective7.

10Le modèle technique et organisationnel des schémas de sélection, et la notion de « race » qui lui est attachée, s’inscrivent dans une longue histoire de pratiques, d’instruments et de théories. Etablir une généalogie de la sélection et des races revient à dénaturaliser ces notions et à s’interroger sur ce qui fait qu’une race devient un patrimoine identifié pour un collectif. Il s’agit d’étudier le processus de rationalisation qui conduit de la sélection des animaux faite par des innovateurs locaux au moment où les races sont devenues un objet d’intervention de l’Etat, puis, avec l’avènement du « référentiel de modernisation » à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale8, un objet de recherche et d’intervention des communautés scientifiques de zootechniciens et de généticiens. Il s’agit ici également de montrer en quoi la construction de la notion de race est liée à l’apparition des pratiques, des concepts et des instruments de la sélection génétique.

11Pour restituer cette généalogie, nous nous intéressons donc aux vagues de rationalisation dans lesquelles se sont engagées les différentes parties prenantes de la sélection génétique (éleveurs, scientifiques, politiques, etc.). En ligne avec la théorie proposée par H. Joas9, le terme de rationalisation n’est pas considéré ici comme un processus tendu vers une finalité déterminée à l’avance (la recherche d’une plus grande efficacité ou efficience), indépendante de l’action. Cette perspective a déjà été largement décriée, tandis que mieux définie elle peut avoir une portée non dogmatique. Ainsi, nous considérons non pas « la » rationalisation mais « les » rationalisations, dans un sens relatif, ancré dans des processus d’action collective, où les critères de performance sont en permanence renouvelés au fur et à mesure que les entreprises ou les organisations se dotent de nouvelles capacités d’action10. Les vagues de rationalisations sont alors autant d’apprentissages collectifs pour lesquels les critères de rationalité et les connaissances associées sont toujours contextualisés11.

12Une posture généalogique propose de ne pas considérer les techniques de la sélection comme « déjà données », applicables à toute situation, et offre la possibilité de se départir d’une conception diffusionniste des innovations. Elle permet ainsi de s’interroger sur la pertinence et la transposabilité de cadres théoriques développés dans des contextes différents de ceux dans lesquels ils ont été historiquement formés12.

Au cœur des dispositifs

13L’étude des vagues de rationalisations de la sélection génétique animale ne peut se contenter de l’analyse des modes de production de connaissances (parfois réduits à l’étude de la production de connaissances scientifiques), ou des types d’organisation de l’activité de sélection (intervention de l’Etat ou non, controverses entre types d’acteurs…). Notre problématique étant centrée sur les dispositifs coopératifs, nous ne focalisons donc pas notre analyse sur la seule construction des savoirs en « sciences génétiques », sur l’histoire et le rôle de la recherche publique dans la constitution de ces savoirs. Nous avons avant tout essayé de comprendre comment les différentes parties prenantes actuelles de la sélection génétique animale sont apparues sur la scène, et les motifs qui les ont conduites à s’engager. Ainsi, dans notre analyse, les modes de production de connaissances scientifiques ne sont qu’une dimension parmi d’autres, au même titre que les marchés, l’action publique ou l’évolution des modes de coopération entre les acteurs. Nous analysons donc plutôt les vagues de rationalisations de la sélection génétique animale au travers des deux axes définis par la théorie de l’action collective proposée par A. Hatchuel : l’évolution conjointe des savoirs et des relations13. Comment se sont constituées les formes de coopérations actuelles ? Comment se sont constitués les savoirs qui ont permis de sélectionner les animaux ? En quoi les formes de coopération ont-elles influé sur la constitution des savoirs et inversement ?

Les pratiques et les instruments

14Pour définir les régimes de sélection génétique nous avons fait le choix de regarder plus particulièrement l’évolution des pratiques de sélection génétique et le rôle des instruments dans l’évolution des pratiques. Ce choix découle des travaux de recherche en gestion d’inspiration foucaldienne, déjà cités, qui se sont intéressés aux processus de rationalisation, et de certains développements des approches néo-institutionnalistes (ou plutôt de leurs critiques) qui indiquent l’intérêt de l’étude des pratiques et des instruments. Des auteurs tels que H. Hasselbladh et J. Kallinikos14 ont ainsi montré que les institutions ne sont pas uniquement des idées qui se diffusent de façon déconnectée de toute dimension matérielle : elles sont objectivées et développées au travers d’artefacts et d’objets matériels solides et durables. A cette aune, l’institutionnalisation ne peut donc se résumer à la diffusion de croyances et de pratiques mais doit prendre en compte le rôle des instruments dans ce processus.

15Très souvent les travaux mobilisant la notion de régime établissent ceux-ci à un niveau « macro » des phénomènes sociaux et des changements institutionnels (régimes d’accumulation, régimes de production de connaissances, etc.). B. Théret15 propose pour sa part quatre niveaux de régulation :

• le niveau micro des règles multiples de conduite des acteurs individuels ;
• le niveau intermédiaire de la formation de systèmes de règles ;
• le niveau macro des régimes ;
• le niveau sociétal du mode d’articulation de différents régimes.

16L’approche que nous développons ici a pour objectif de dépasser l’opposition entre micro et macro, en considérant qu’il n’y a pas de « grand acteur » qui déterminerait le cours des choses : les régimes ne sont pas plus ici un niveau macro qu’un niveau micro d’analyse. Pour cela nous avons mobilisé des travaux s’inspirant des théories de Foucault reposant sur l’idée que les capacités, les pouvoirs sont distribués et s’incarnent dans l’ensemble des dispositifs et des instrumentations, à tous les niveaux de l’action collective.

Le cas et l’Histoire

17L’approche par les régimes permet de penser à la fois la succession d’équilibres institutionnels dans le temps, et les tensions contemporaines entre différents équilibres coexistants. Cependant, cette notion reste moins bien armée sur le terrain de la dynamique. Les cas empiriques développés dans la littérature laissent une place très variée à la dimension historique de l’analyse des régimes. Nous avons cherché pour notre part à dépasser la seule définition de grands régimes se succédant dans le temps en analysant les facteurs qui déclenchent ou favorisent le passage d’un régime à l’autre, les facteurs de stabilisation, et leurs modes de coexistence.

18Pour cela nous avons d’abord recueilli et analysé des données historiques sur le cas des races ovines laitières des Pyrénées-Atlantiques. Ces données ont été recueillies au travers d’entretiens et de recherches documentaires. Dans les Pyrénées-Atlantiques, s’il existe peu d’éléments historiques écrits pour reconstituer la nature des pratiques de gestion et de sélection des races avant 1960, des éléments localisés nous ont néanmoins permis de commencer à repérer la succession et le chevauchement de différents régimes. Nous analysons ensuite la portée générale des régimes repérés dans les Pyrénées-Atlantiques à la lumière de l’histoire de la sélection génétique animale sur d’autres races, et de celle de l’organisation de la sélection génétique nationale. Cette mise en parallèle nous permet de construire un travail à la fois historique et comparatif, nécessaire à la compréhension de l’émergence de différents ordres institutionnels.

DES REGIMES DE SELECTION GENETIQUE

19Nous avons identifié quatre régimes thématiques16 constituant une grille d’analyse des régimes globaux du champ de la sélection génétique :

• un « régime de connaissances »,
• un « régime de coopération »,
• un « régime de marché »
• un « régime de gouvernementalité ».

20Ces régimes thématiques ne sont pas indépendants les uns des autres : des modifications dans l’un ouvrent des possibilités et entraînent des changements dans les autres.

Régimes de connaissances

21Ces régimes peuvent être définis comme la construction des objets et des sujets de l’action, des classifications, des modes de raisonnement, des critères de vérité et des positions d’autorité ayant cours. Suivant l’approche qui a pu être mobilisée autour de l’histoire de la comptabilité17 l’articulation des différentes dimensions des régimes peut montrer les liens entre une histoire des disciplines scientifiques en génétique, et une histoire des pratiques de sélection dans les filières d’élevage. Ainsi l’étude de la dimension « connaissances » ne se limite pas à la sphère scientifique. Elle comprend également l’analyse, au travers des pratiques des éleveurs, de l’apparition et de l’évolution des logiques de planification, d’anticipation, d’investissement, qui ont accompagné et permis le processus de rationalisation des activités de sélection génétique. Ainsi, l’évolution des modes de connaissances sur les animaux a eu une influence forte sur le rapport au temps (élément clé de la sélection génétique) des éleveurs. Celui-ci change en fonction des moyens possibles pour prévoir la performance des animaux.

Régimes de coopération

22Comment les acteurs intéressés en sont-ils arrivés à coopérer pour améliorer les performances génétiques des animaux ? Cette question est souvent occultée dans les travaux qui s’intéressent à l’organisation de la sélection génétique, où la dimension collective est considérée comme donnée. Les actions collectives reposent sur des régimes de coopération qui varient dans le temps. Nous appellerons régimes de coopération les configurations institutionnelles de l’action collective qui assurent la (re)production des biens communs18. Il s’agit alors d’identifier la nature des relations entre les multiples acteurs engagés dans les actions collectives de sélection génétique : entre éleveurs, entreprises de sélection et organismes de recherche pour le régime de sélection actuel, entre différents statuts d’éleveurs pour des régimes antérieurs… Est-ce qu’il s’agit de relations « communautaires », basées sur des rapports de pouvoirs « traditionnels », tacites, ou bien s’agit-il de coopération basée sur des contrats explicites ? Quelle est la nature des prescriptions (fortes ou faibles) entre les acteurs ?

Régimes de marché

23Les processus de rationalisation des activités de sélection génétique, la conception de dispositifs de production et de gestion des ressources génétiques, ont participé à l’émergence de différentes formes de marchés : marché d’animaux reproducteurs, marché de l’insémination artificielle. Là encore notre perspective d’analyse par les instruments doit nous permettre d’identifier comment ceux-ci ont contribué à mettre en place de nouveaux réseaux et services marchands, à modifier la forme des marchés et comment inversement l’évolution des marchés, par exemple du fait de l’industrialisation, a nécessité la conception de nouveaux instruments d’enregistrement et de contrôle, jouant alors sur le « régime de connaissances ». Pour étudier ces régimes de marché, nous nous inspirons notamment de la démarche adoptée par les travaux en sociologie économique sur la constitution des marchés, principalement à propos de l’étude du rôle des dispositifs techniques dans la formation des comportements économiques19. Il s’agira d’analyser l’invention du marché des reproducteurs « sélectionnés », des semences, l’apparition et l’évolution de moyens de qualification.

Régimes de gouvernementalité

24La notion de gouvernementalité proposée par Foucault permet d’introduire la dimension « savoirs » dans l’analyse des formes de gouvernement, c’est-à-dire la façon dont les gouvernements encadrent la production de connaissances nécessaires pour pouvoir gouverner un domaine particulier, procèdent à l’objectivation de ce dernier par des instruments de mesure et de contrôle. Elle permet également d’accéder au caractère distribué du pouvoir par la rationalisation et la technicisation des domaines concernés : l’instrumentation devient une activité centrale dans l’art de gouverner20. Cette notion permet d’identifier l’interrelation entre la sphère politique et la sphère scientifique et de voir en quoi le politique a participé au changement des pratiques de sélection génétique, en gouvernant conjointement les populations animales et les populations humaines. Comme a pu le montrer F. Aggeri21 à propos du domaine de l’environnement, une analyse en termes de gouvernementalité permet d’introduire une vision interactive, non déterministe et poly-centrée de l’action collective. Elle est ainsi pertinente pour traiter d’objets de gouvernements qui se situent à la jonction de différentes formes de gouvernement, tels que la santé, l’environnement ou, dans le cas présent, les ressources génétiques.