1Les différents terrains que nous avons arpentés depuis la théorie de la reconnaissance nous ont permis de souligner, après d’autres, mais depuis une perspective critique singulière, combien les objets techniques pouvaient participer de pratiques sociales liées à des expériences morales négatives ou, au contraire, au rehaussement de l’estime de soi, à la confirmation ou à l’infirmation de qualités personnelles, à la formation des identités sociales et subjectives de soi ou encore à l’assise de pathologies sociales allant à l’encontre d’un idéal pratique de réalisation de soi. Nous avons ainsi établi que si les phénomènes de reconnaissance et de mépris dépendent de dynamiques intersubjectives, i.e. de la possibilité ou de l’impossibilité de se voir confirmer sa valeur par autrui, ces manifestations idiosyncrasiques peuvent également s’éprouver via des artefacts et des pratiques sociotechniques, par l’usage de dispositifs qui, d’une part, sont chargés d’histoire et de culture et, d’autre part, sont des objets de communication qui supportent une intersubjectivité pratique. Nous avons observé que la mise à l’épreuve de l’image normative que chacun a de soi-même concernant notamment l’estime de soi (i.e. l’estimation de la valeur de chacun) peut passer par une confrontation avec des dispositifs techniques dont les programmes d’action, les contenus et les individus qu’ils médiatisent sont socialement ancrés. La pratique de l’informatique connectée ne saurait alors se concevoir comme la simple manipulation d’un artefact technique. Elle relève aussi d’une médiation essentielle conduisant à effectuer une variété d’expériences socioculturelles et morales pouvant déboucher sur une réassurance de soi ou, au contraire, une mésestime sociale.

2Comme l’ont montré Boltanski et Thévenot dans Les économies de la grandeur (Boltanski, Thévenot, 1991), les horizons normatifs de la critique s’incarnent dans des mondes d’objets. Ces auteurs ont en effet soutenu que la justification publique tenait autant à la convocation de principes généraux d’équivalence, qu’à l’édification de dispositifs permettant d’ordonnancer les personnes sur une échelle de grandeurs. Les objets participent ainsi au maintien et à la cristallisation de rapports sociaux, et proposent des prescriptions quant aux comportements souhaitables ou nécessaires (Granjon, 2001). Il n’y a d’action et de justification efficientes qu’à partir du moment où les grandeurs convoquées s’appuient également sur des dispositifs matériels qui posent une équivalence entre les personnes et les choses. De même, il est évident que les actions en reconnaissance peuvent s’appuyer sur des objets et des dispositifs qui en établissent les preuves et la nature : un objet offert par un ami cher témoignera de son attachement affectif, une carte d’électeur délivrée par un État confirmera son titulaire dans un statut de membre d’une communauté politique, un diplôme remis à un étudiant certifiera pour partie sa valeur sociale, etc. Les objets inscrivent les diverses formes de reconnaissance dans une matérialité qui en symbolise et en signifie l’efficience. D’une part, la reconnaissance peut s’objectiver et se stabiliser dans des objets ou dans des dispositifs plus complexes et, d’autre part, la confrontation à des objets ou dispositifs peut aussi s’appréhender comme des épreuves de reconnaissance. Ce constat vaut tout particulièrement pour ce qui concerne l’informatique connectée, dans la mesure où elle inscrit ses utilisateurs dans des médiations avec des objets à partir desquelles se constituent des rapports à soi et à autrui.

3Force est de constater que cette perspective sociotechnique (Denouël, Granjon, 2011) est peu présente dans la philosophie sociale d’Honneth, tout comme dans la sociologie bourdieusienne ou dans le dispositionnalisme de Lahire, et ce, bien que certains de leurs développements respectifs tendent à souligner la nécessité d’une telle perspective. La raison sociologique s’est toujours montrée pour le moins « prudente » quant à la nécessité de devoir penser la matérialité du social. Quant à la Théorie critique, elle s’est par trop souvent contentée d’aborder cette question sous l’angle de l’abstraite et toute puissante rationalité instrumentale conduisant à une société totalement administrée chez Adorno, à un « homme unidimensionnel » chez Marcuse ou à une technicisation du monde vécu chez Habermas. C’est sans doute la sociologie des usages (Jouët, 2000, 2011) qui s’est confrontée le plus directement à cette question de l’objectivation du social dans et via les instances techniques, allant jusqu’à en faire l’essence de ses travaux. Dans un premier temps, cet intérêt pour la dimension technique n’a toutefois pas été sans entraîner quelques « dégâts collatéraux » puisqu’il s’est construit au prix d’un double défaut d’attention portée à la fois aux cadrages opérants des macrostructures et aux expériences potentiellement négatives des utilisateurs. L’intérêt fut en effet dirigé de manière privilégiée sur les actions individuelles ainsi que sur les cadres des interactions situées homme-machine, réduisant par là même « l’effet du milieu à l’effet de l’action directe s’effectuant dans une interaction » (Bourdieu, 1982 : 42). La faiblesse analytique qui consiste à considérer le social comme une scène où « tout se réinventerait à chaque interaction entre des acteurs et dans des contextes singuliers » (Lahire, 2002 : 107 – Bourdieu parle à cet égard, d’illusion occasionnaliste) va paradoxalement contribuer à souligner ce que la médiation technique impose de singulier dans les situations d’ajustement pratiques qu’elle médiatise. La sociologie des usages va alors montrer que la matérialité des objets et les scripts qui en sont constitutifs supportent l’existence d’interrelations qui in-forment et trans-forment les dispositifs techniques et les individus qui en font usage : « Les valeurs de rationalité et de performance de la technique imprègnent les usages fonctionnels mais aussi ludiques des TIC » (Jouët, 2000, 496). Le principe de double médiation va notamment insister sur le fait que quand nous considérons l’édification du social il est utile de s’attacher aux équipements techniques et, inversement, il semble peu crédible d’analyser les objets techniques sans avoir à s’intéresser aux dispositions, compétences et appétences qui cadrent leurs usages. Ce qui apparaît dans un premier temps comme l’évidence des manipulations (usages), se donne à lire, in fine, comme la co-spécification des dispositifs techniques et des formes d’organisation sociale (pratiques sociales). La médiation sociotechnique « est à la fois technique car l’outil utilisé structure la pratique, mais la médiation est aussi sociale car les mobiles, les formes d’usage et le sens accordé à la pratique se ressourcent dans le corps social » (Jouët, 1997 : 293).

4Dans une perspective critique, il s’agit d’appréhender les dispositifs techniques comme étant, tout comme les sujets, dépositaires d’une histoire qui sous sa forme objectivée (une inscription) joue un rôle à part entière dans le jeu des univers sociaux au sein desquels ces dispositifs se voient mobilisés par ceux qui les utilisent. S’il faut installer les supports techniques au centre de l’analyse et réhabiliter le facteur technique en dépassant l’opposition classique entre sujet-acteur et objet-agi, il s’avère également nécessaire de le considérer dans ses dimensions habilitantes autant que contraignantes. L’objectif est alors de prêter quelque attention à la part prescriptive des supports matériels dans la configuration des interactions sociales et d’envisager la façon dont les dispositifs techniques sont susceptibles de participer au maintien ou au déplacement des conduites sociales, que ce soit dans le sens d’une réalisation ou dans celui d’une limitation de l’individu qui en fait usage. À cette aune, il est donc important de considérer la manière dont ces dispositifs interfèrent avec les identités individuelles ou collectives, la formation des sujets et les processus de subjectivation qui, comme nous l’avons vu, peuvent aussi bien relever de phénomènes d’autoréalisation et de reconnaissance de singularités subjectives que de pathologies sociales et de phénomènes de réification et d’amoindrissement de soi. Il faut d’ailleurs souligner que les pratiques sanctionnées par la félicité ou l’échec, un gain d’autonomie ou au contraire sa restriction, ne tiennent jamais aux dispositifs techniques eux-mêmes, mais bien aux rapports et aux sens pratiques qui en cadrent la saisie et les usages.

5Une approche critique des usages sociaux de la technique doit donc ne jamais perdre de vue la dialectique entre les conduites microsociales (e.g. les usages) et les orientations macrosociales, les expériences personnelles et les structures collectives (la classe, le groupe affinitaire, les institutions, etc.), entre l’action des sujets et le système social, l’histoire-faite-corps et l’histoire-faite-chose, les dispositions et les (hors-)champs, les épreuves personnelles de milieu et les enjeux collectifs de structure sociale. La sociologie des usages a trop longtemps entretenu quelque proximité avec un fonctionnalisme qui s’est surtout intéressé à la diversité des usages et aux tactiques de détournement des programmes d’action inscrits dans les dispositifs techniques, considérés comme autant de signes révélateurs d’arts de faire (de Certeau, 1980) d’où se dégage la figure tutélaire d’un « usager actif », inventif, émancipé, investi et accompli. Les recherches menées sur les technologies informatiques et télématiques qui comportent, de fait, selon Pierre Chambat, « une dimension d’injonction à l’implication personnelle et à l’expression par chacun de ses choix et préférences » (Chambat, 1995 : 75), ont tout particulièrement contribué à asseoir cette vision de l’activité, de l’autonomie et de la responsabilité individuelle, au détriment de l’étude, en contexte résidentiel (pour ce qui est de la sphère professionnelle, le constat est nettement plus nuancé), des usages possiblement dépréciatifs et des expériences déstabilisantes.

6Le rejet salvateur du dualisme cartésien issu du cogito, ergo sum, repris et actualisé dans une série d’oppositions conceptuelles et de grands partages mettant en regard la nature et la culture, l’esprit et la matière, l’idéel et le matériel, le social et la technique s’est cependant couplé à une dénégation (de principe) de l’idée même de rapports de domination, comme si la médiation technique ne pouvait être qu’un élément pacificateur et un catalyseur de bien-être. S’il fut sans doute précieux de proposer une construction de l’utilisateur qui ne soit pas simplement celle d’un agent irrémédiablement soumis à des déterminismes sociaux, économiques et techniques, on peut toutefois douter du bien-fondé à remplacer ce réductionnisme par la vision enchantée d’un acteur autonome, abstrait, replié sur lui-même dans l’action individuelle et qui s’approprierait des technologies nécessairement habilitantes. En effet, les usages sociaux de l’informatique connectée à des fins d’émancipation « ne se construisent pas dans un vacuum, mais s’insèrent dans les rapports sociaux de pouvoir qui traversent les structures sociales » (Jouët, 2000, 509). C’est ainsi que nous avons souligné combien les phénomènes d’inégalités numériques sont en premier lieu la conséquence d’inégalités sociales privant certains utilisateurs de capacités à saisir les prises positives de l’informatique connectée, capacités entendues comme sens pratiques. Ces inégalités ne sont pas seulement liées à des défauts d’équipement ou de connexion qu’il suffirait de prendre en charge, mais bien à des incapacités solidement ancrées, incorporées, qui sont l’expression d’inégalités sociales fondamentales. Les usages sociaux de l’informatique connectée développés par les populations défavorisées, même dans leur éventuelle compléxité, témoignent de la persistance d’un ordre social qui préempte les gains d’autonomie susceptibles d’en être tirés. Les usages sociaux de l’informatique connectée doivent ainsi être mis en regard des conditions sociales d’existence qui cadrent la quotidienneté de leurs utilisateurs et des manières par lesquelles les cadres de socialisation exercent une pression sur ce présent et cette quotidienneté. Ils doivent être empiriquement saisis en prenant en compte les structures structurées (systèmes de dispositions) prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire comme principe de leur génération et de leur structuration : « Il faut donc reprendre l’analyse de la présence au monde, mais en l’historicisant, c’est-à-dire en posant la question de la construction sociale des structures ou des schèmes que l’agent met en œuvre pour construire le monde » (Bourdieu, 1997 : 175).

7Enfin, une perspective critique des usages sociaux de la technique doit considérer avec attention la coproduction de l’« objectif » (le social objectivé) et du « subjectif » (le social subjectivé), des rapports sociaux et des rapports de sens parce qu’« une théorisation critique en sociologie ne peut pas ne pas prendre en charge cet ancrage des pratiques dans un univers social symbolique pré-constitué et dans des schémas récurrents de comportements » (Vincent, 2000 : 95). Il faut donc chercher à interroger systématiquement le sens que les usages de la technique prennent pour ses utilisateurs et tenter de montrer ce que cela dévoile de leur existence sociale. Comme l’affirment Chambat et Jouët : « La technique dans sa construction sociale revêt plusieurs figures. Elle est à la fois un outil destiné à une utilisation rationnelle et performante, un dispositif assujetti à des normes sociales et un signe social porteur de valeurs » (Chambat, Jouët, 1996 : 210). La sociologie des usages met notamment en exergue l’existence d’univers symboliques qui accompagnent les phases d’adoption et de stabilisation de l’utilisation des TIC qui sont toujours l’objet d’investissements subjectifs de la part des utilisateurs. Philippe Mallein et Yves Toussaint ont par exemple insisté sur le fait que l’intégration des technologies à la quotidienneté des individus, « dépend moins de leurs qualités techniques ‘‘intrinsèques’’, de leurs performances et leur sophistication que des significations d’usage construites par les usagers ». Et d’ajouter : « face à un nouveau dispositif technologique, d’une manière plus ou moins explicite et consciente, les usagers effectuent une sorte de procès en légitimité de son usage. De l’issue de ce procès dépendront les conditions de l’intégration sociale de la nouvelle technologie de l’information et de la communication » (Mallein, Toussaint, 1994 : 318). La restitution de l’expérience subjective des acteurs est un élément important de compréhension de l’implicite et d’objectivation du sens commun, mais comprendre le rapport à la technique et le considérer comme un rapport social à part entière ne peut se satisfaire seulement d’une herméneutique des subjectivités.

8Comme l’expose Vincent, la construction sociale de la réalité « ne peut se faire sans de nombreuses interférences du symbolique cristallisé dans les dispositifs et agencements abstraits du capital. […] Il n’y a pas de rapports aux autres et au monde matériel qui ne soient médiatisés par des relations d’appréciation/dépréciation » (Vincent, 2000 : 95). Ces médiations symboliques permettent par exemple de récupérer les idéaux émancipateurs et de les convertir en idéologie, travaillant alors à fonder en raison un ensemble d’inégalités produites par l’ordre social. Nous avons par exemple montré que la société de l’information opère comme une idéologie, notamment via les discours qui sont tenus sur la fracture numérique. Les engagements qui sont pris sont ceux de la garantie d’une meilleure insertion dans la société, d’une montée en compétence ou encore d’un gain d’indépendance, mais les conditions d’accomplissement de ces promesses d’autoréalisation (reconnaissance des savoir-faire acquis, de la valeur sociale des personnes, etc.) ne sont bien évidemment pas assurées. Et lorsque certains des attendus pratiques sont de facto réalisés par des sujets, les gains obtenus ne sont pas nécessairement toujours au rendez-vous tant ils se retrouvent intégrés « dans le profil institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction sociale, [perdent] leur finalité interne et [deviennent] un principe de légitimation du système » (Honneth, 2008b : 311).

9L’une des forces des mythologies liées à la fracture numérique est bien de fournir et de faire prendre pour universels, ou à tout le moins inévitables, des référents normatifs qui dictent ce que doivent être aujourd’hui les critères de la réalisation de soi et de la félicité sociale, en travestissant le fait qu’il s’agit-là des conditions indispensables à la justification de l’ordre social et à la légitimation des formes de domination. Les derniers avatars de l’idéologie de la communication visent ainsi la production de « connivences naturelles » via l’acquisition de dispositions motivationnelles conduisant « les sujets sociaux à endosser de leur plein gré des tâches nouvelles ou à opter pour des pratiques qu’ils n’eussent jamais effectuées » (Voirol, 2008 : 28). Les assignations fréquentes et répétées à devenir un technophile entrepreneur de sa propre existence, ne soumettent pas mécaniquement les individus aux influences toutes puissantes d’une idéologie propagandiste et manipulatoire, mais participent néanmoins, avec d’autres rapports sociaux, à façonner les perceptions et les conduites ainsi qu’à les conformer à des attentes comportementales. Cela tient d’abord à la dynamisation de la consommation, mais aussi au rapport que l’on entretient à soi, afin qu’il y ait adéquation avec les pré-requis de la société de l’information. Nombre de discours et de mesures visant la fracture numérique n’ont alors pas d’autre vocation que d’essayer d’ajuster au mieux l’existence des personnes aux impératifs capitalistes les plus récents. À cet égard, creuser la compréhension des relations dialectiques qui mettent en lien le changement social et la transformation des représentations de cette évolution ne saurait être qu’un des impératifs de la critique.