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Reconnaissance et usages d’Internet

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Fabien Granjon

Chapitre 2. Domination, reconnaissance et (non-)usages populaires de l’informatique connectée

Texte intégral

1À l’occasion du présent chapitre, nous souhaitons commencer par ouvrir une discussion depuis la sociologie bourdieusienne de la domination et envisager l’intérêt que nous pouvons avoir à saisir les différentes modalités de reconnaissance (confiance en soi, respect de soi, estime de soi) en lien avec une pluralité des formes de domination sociale et en relation avec des sphères sociales variées. Il s’agit d’abord de rappeler que la reconnaissance et son éventuel déni sont des phénomènes sociaux qui épousent des atours variés, mais directement en lien avec les rapports sociaux au sein desquels ils prennent forme. Les inégalités sociales engendrent des inégalités sous l’angle de la reconnaissance, lesquelles viennent cadrer et affaiblir les possibilités de développer un sentiment de respect de soi. Mais cette dépendance générale à l’égard des conditions sociales d’existence ne doit toutefois pas nous faire perdre de vue que reconnaissance et mépris prennent également forme sur fond d’une forte différenciation des univers sociaux et dépendent donc des parcours singuliers des sujets en leur sein, et notamment de ceux qui les conduisent à adhérer à certaines règles du jeu social dont ils pensent qu’elles sont, de fait, les conditions de possibilité afin d’accéder à la reconnaissance.

2Dans la section II, nous abordons des cas empiriques mettant en exergue cette tension entre reconnaissance et domination en nous intéressant, en premier lieu, aux phénomènes de non-usage (de l’informatique connectée) au sein des classes populaires. Fidèles aux postulats qui nous ont conduit à considérer, dans le précédent chapitre, la fracture numérique comme un ensemble d’écarts de pratiques constitutifs d’inégalités sociales, nos investigations portent à la fois sur les non-utilisateurs (have-nots – qui ne se sont jamais investis dans la pratique de l’informatique connectée), sur les abandonnistes (drop-outs – qui, après avoir essayé Internet, se sont in fine dégagés de cet engagement), mais aussi sur les individus qui, s’ils disposent des éléments matériels (ordinateur et connexion) leur permettant un accès au réseau des réseaux, ne développent pour autant que de faibles usages en termes de fréquence, de durée et/ou de répertoire d’usages (low-users). Dans un second temps, nous abordons la manière dont les usages plus avancés de l’informatique connectée au sein des classes populaires se différencient sensiblement selon que nous sommes face à des sujets dont les trajectoires personnelles leur ont ou non permis de disposer d’un capital culturel conséquent. L’un et l’autre de ces phénomènes sont ici approchés à l’aune de ce qu’ils révèlent du désir de reconnaissance des (non-)utilisateurs et de la manière dont ces derniers trouvent plus ou moins facilement à actualiser cette aspiration à l’estime de soi par le recours à l’informatique connectée.

SECTION I

1- RECONNAISSANCE ET DOMINATION

3Une des questions centrales que pose la théorie de la reconnaissance, affirme Alain Caillé, est « de savoir si le concept même de reconnaissance est bien celui qui subsume, et sans reste, amour, respect et estime de soi » (Caillé, 2007b : 196). Si l’on accorde quelque crédit, par exemple, à la théorie des champs de Bourdieu, la réponse semble plutôt négative. La dignité, en tant qu’elle est « la confirmation par autrui de l’idée qu’un individu se fait de sa propre valeur » (Fœssel, 2008 : 66), s’édifie sans doute possible sur les trois sphères de la reconnaissance honnéthienne, mais il apparaît tout aussi évident qu’il existe des espaces spécifiques qui ne sont d’ailleurs pas seulement des champs, nous y reviendrons, et qui peuvent être d’efficients pourvoyeurs d’interactions de reconnaissance. Les besoins et les affects sont à l’évidence largement pris en charge dans le cadre des relations familiales, amoureuses et amicales, la responsabilité morale étant assurée par des garants institutionnels. Quant aux capacités et aux qualités personnelles, on conçoit aisément qu’elles soient en lien avec des sphères d’activité hétérogènes et pas seulement liées au travail. Considéré depuis une instance plus politique, ce questionnement a également quelque intérêt. En effet, si la reconnaissance est l’une des matrices normatives qui structure et unifie les rapports sociaux qui sont par ailleurs intriqués aux structures objectives du capitalisme, la lutte pour la reconnaissance passe entre autres choses par un dévoilement de l’idéologie de la reconnaissance (cf. chapitre précédent). Si l’on prend en revanche au sérieux l’idée d’une pluralité structurelle des formes de domination et des déficits de reconnaissance, alors cette fois, l’objectif à atteindre semble davantage demander une convergence des luttes pour la reconnaissance, coopération qui pourrait être alors à nouveau envisagée depuis une critique de l’économie politique non essentialiste et qui ne soit pas non plus seulement liée à un volontarisme éthique :

« Dire que le capital est le grand sujet de l’époque, dont la fausse totalité (la totalité abstraite) pèse de tout son poids dans tous les domaines de la vie sociale, peut apparaître comme une simple formule magique. On peut pourtant revenir à la notion de surdétermination utilisée par Louis Althusser (et Dieu sait que je n’ai pas été althussérien). Elle évite les notions peu dialectiques de reflet ou de simple causalité mécanique entre structures. Nous aurions ainsi affaire à différentes contradictions surdéterminées par la logique du capital » (Bensaïd, 2001b : 35).

4Le concept de dignité offre une possibilité pour désigner ce qui constitue le sujet comme tel, au-delà même des positions qu’il occupe dans la hiérarchie sociale. Mais encore faut-il pouvoir saisir la manière dont cette dignité est mise en jeu dans des situations concrètes et depuis des identités complexes. La convocation de la théorie des champs pourrait, dans un premier temps, nous amener à prendre la pleine mesure des processus de différenciation du monde social et de ses enjeux, qui sont également des phénomènes de différenciation des identités sociales, des modes de connaissance du monde social et donc forcément aussi des modalités de reconnaissance qui leur sont liées, dans la mesure où « à chaque champ correspond un point de vue fondamental sur le monde qui crée sont objet propre et qui trouve en lui-même le principe de compréhension et d’explication convenant à cet objet » (Bourdieu, 1997 : 119). Elle peut ainsi nous permettre de mieux envisager la pluralité des modes de reconnaissance (sans en postuler une équivalente importance) et des formes de déni de dignité qui s’y greffent, notamment en ce qui concerne l’estime sociale de soi. Prenant l’exemple de la sphère professionnelle, Gérard Mauger insiste par exemple sur le fait qu’« en dehors du salaire, le travail en lui-même procure, en effet, des profits symboliques intrinsèques [dont de reconnaissance] […]. De même, l’effort fait pour s’approprier son travail, quel qu’il soit, ne peut manquer d’y attacher le travailleur qui, par son investissement, concourt à sa propre exploitation. Mais ces profits symboliques dépendent à la fois des conditions de travail [situations] et des dispositions des travailleurs » (Mauger, 2001 : 49).

5Au regard de la reconnaissance, que nous apporterait la prise en compte de l’existence d’une pluralité des champs ? Sans doute de montrer que les structures sociales ne se réduisent pas à l’État, à la sphère domestique, ou même à celle du travail. Ces divers espaces se composent de champs et de sous-champs qui les différencient et offrent des conditions variées de mise en œuvre du lien social dont on imagine qu’elles spécifient aussi les formes de reconnaissance qui peuvent y être développées. Honneth convient qu’il est difficile de contrôler depuis la réalité phénoménale les pratiques positives de reconnaissance qui se donnent plus facilement à lire quand elles s’expriment négativement dans l’humiliation. En étant attentive aux statuts, aux positions, aux règles du jeu, aux intérêts spécifiques, aux formes de capitaux, la théorie des champs offre un appareillage conceptuel permettant de se saisir assez finement des rapports de domination et des phénomènes de (non-)reconnaissance qui lui sont attenants. Ces derniers peuvent d’ailleurs être dialectiquement liés aux premiers, dans la mesure où ceux qui occupent les positions dominantes dans le champ sont souvent les évaluateurs qui décernent la reconnaissance, mais leur propre reconnaissance peut aussi avoir partie liée aux sanctions négatives et aux dévaluations qu’ils peuvent attribuer en tant que ces opérations sont des formes d’affirmation de leur supériorité et de leur capital symbolique. Bourdieu précise à ce sujet :

« Toute espèce de capital (économique, culturel, social) tend (à des degrés différents) à fonctionner comme capital symbolique (en sorte qu’il vaudrait peut-être mieux parler, en toute rigueur, d’effets symboliques du capital) lorsqu’il obtient une reconnaissance explicite ou pratique, celle d’un habitus structuré selon les mêmes structures que l’espace où il est engendré. Autrement dit, le capital symbolique […] n’est pas une espèce particulière de capital mais ce que devient toute espèce de capital lorsqu’elle est méconnue en tant que capital, c’est-à-dire en tant que force, pouvoir ou capacité d’exploitation (actuelle ou potentielle), donc reconnue comme légitime. Plus précisément, le capital existe et agit comme capital symbolique […] dans la relation à un habitus prédisposé à le percevoir comme signe et comme signe d’importance, c’est-à-dire à le connaître et à le reconnaître en fonction de structures cognitives aptes et inclinées à lui accorder la reconnaissance parce que accordées à ce qu’il est. Produit de la transfiguration d’un rapport de force en rapport de sens, le capital symbolique arrache à l’insignifiance, comme absence d’importance et de sens » (Bourdieu, 1997 : 285).

6Alain Caillé conçoit justement le concept de capital symbolique, comme une théorie de l’accumulation d’un capital de reconnaissance « où l’on voit comment la connaissance est indissociable de la reconnaissance, comment s’entrecroisent et s’interpénètrent étroitement les catégories de pensée, les formes de classification qui permettent de penser et de connaître le monde, et celles qui le valorisent, les catégories cognitives et les catégories axiologiques. La reconnaissance qui connaît et celle qui norme » (Caillé, 2007b : 191). Le directeur de la revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) concède ainsi quelque vertu à la sociologie bourdieusienne qui montrerait bien comment les rapports sociaux définissent aussi des régimes symboliques et des marques de valorisation/légitimation des choses, des personnes et de leurs manières de faire. Bourdieu aurait toutefois commis une erreur en « élargissant l’acception des luttes d’intérêt aux rapports symboliques en rapportant les motifs de conflit aux motifs instrumentaux de la distinction plutôt que de procéder à une analyse des sentiments moraux à l’origine des luttes symboliques » (Voirol, 2007 : 256). Il est vrai que, loin de tout économisme symbolique, la théorie honnéthienne fait de la reconnaissance une valeur, mais aussi une modalité, attachée à cette valeur, celle de la confirmation de l’existence d’un sujet par d’autres sujets (Le Blanc, 2008). Si la notion de capital symbolique a le réel avantage de permettre de désigner des formes sociales de distinction (reconnaissance) propres à des règles particulières qui sont celles d’un champ donné, elle autorise également à qualifier celles qui ressortissent plus spécifiquement à des rapports de domination et peuvent prendre forme sur fond de mépris. Car de toutes les distributions, précise Bourdieu, « l’une des plus inégales et, sans doute, la plus cruelle est la répartition du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre » (Bourdieu, 1997 : 284). La notion de capital symbolique permet ainsi de concevoir l’existence de hiérarchies dans les dignités et indignités et des modes de reconnaissance exercés « sous domination », lesquels, pour autant qu’ils soient des phénomènes de valorisation, n’en sont pas moins l’expression de rapports de force et de rapports de sens qui leur sont indexés.

7Accepter d’être reconnu par telle instance ou tel sujet, c’est leur reconnaître a minima la légitimité de cette reconnaissance et, par là-même, naturaliser leur position et la hiérarchie dont elle dépend. En ce sens, l’acte de reconnaissance, comme l’éventuelle demande en amont, doivent être envisagés dans leur relation à l’ensemble des effets symboliques dont ils participent, et notamment ceux de la reproduction des positions dominantes dans tel ou tel champ ou, plus largement, au sein de l’espace social. Pour le dire autrement, le concept de capital symbolique invite à envisager les phénomènes de reconnaissance comme des boucles symboliques récursives permettant, certes, d’accéder à des modalités variées de la dignité par le reconnu, mais aussi comme des opérations conjointes de légitimation du reconnaissant et de son éventuelle domination. Peu souligné dans les commentaires portant sur la théorie honnéthienne, le fait est que l’intersubjectivité de la reconnaissance relève aussi d’une interdépendance potentiellement confirmatrice d’asymétries sociales :

« Le capital symbolique assure des formes de domination qui impliquent la dépendance [relative] à l’égard de ceux qu’il permet de dominer : il [existe] dans et par l’estime, la reconnaissance, la croyance, le crédit, la confiance des autres, et il ne peut se perpétuer qu’aussi longtemps qu’il parvient à obtenir la croyance en son existence » (Bourdieu, 1997 : 200).

8L’infériorisation d’autrui peut ouvrir le dominant à des formes de reconnaissance particulières (e.g. par la démonstration de son autorité, de sa capacité à imposer, etc.). En ce cas, « le statut social supérieur […] constitutif du sentiment que l’individu a de sa propre valeur […] est menacé par le fait que les membres d’un groupe marginal [e.g. des subordonnés], en réalité méprisé, revendiquent non seulement une égalité sociale, mais aussi une égalité humaine » (Elias, 1991b : 152, cité in Haroche, 2005 : 96). Mais au-delà même du fait de pouvoir montrer l’existence de luttes spécifiques pour la reconnaissance, la théorie des champs autorise également à considérer ces luttes comme des rapports pratiques que les sujets entretiennent avec les règles du jeu du champ où elles s’inscrivent. Par cela même, ils contribuent par leurs luttes à maintenir la structure et l’existence du champ considéré. Se battre pour être reconnu dans certaines des formes de son « utilité sociale » contribue très certainement, en d’assez nombreuses occasions, à asseoir les formes de domination qui cadrent le principe même de cet investissement (une coïncidence réalisée de l’être et du devoir-être, pour paraphraser Bourdieu). Autrement dit, se faire reconnaître sous certaines de ses caractéristiques ou compétences ne relève pas nécessairement d’une pratique exempte de toute ambiguïté au regard d’autres modes de subordination qui peuvent s’exercer dans le même mouvement, que cela soit volontaire ou non. Dans la théorie des champs, il y a bien cette idée selon laquelle :

« À travers les jeux sociaux qu’il propose, le monde social procure aux agents bien plus et autres choses que les enjeux apparents, les fins manifestes de l’action : la chasse compte autant, sinon plus que la prise et il y a un profit de l’action qui excède les profits explicitement poursuivis […] et qui consiste dans le fait de sortir de l’indifférence [reconnaissance], et de s’affirmer comme agent agissant [estime sociale], pris au jeu, occupé, habitant du monde habité par le monde, projeté vers des fins et doté, objectivement, donc subjectivement, d’une mission sociale [i.e. dans le cadre de structures sociales spécifiques] » (Bourdieu, 1982 : 49).

9Une telle approche permet donc d’envisager le répertoire des formes de reconnaissance et de mépris, de considérer les rapports dialectiques qu’elles entretiennent entre elles (renforcement, équilibrage, etc.) et de repérer leur importance respective dans l’image et l’estime de soi construites par les sujets. Dans une perspective de mobilisation de la lutte pour la reconnaissance, ce dernier point nous semble important et pourrait expliquer, pour partie, pourquoi les dénis de reconnaissance ne déclenchent pas mécaniquement des combats pour recouvrer certaines formes de dignité. La pénibilité d’une humiliation peut être rendue supportable si, par ailleurs, il est des domaines de pratiques susceptibles d’apporter quelques modalités de reconnaissance et, par là, de relativiser l’amoindrissement du sujet en d’autres champs.

10La théorie des champs permet donc d’injecter dans les processus de reconnaissance un rapport dialectique entre les structures sociales structurées (les champs) qui constituent des histoires-faites-choses et des sujets porteurs d’identités singulières, lesquels peuvent être en quête de reconnaissance. Il faut enfin noter que si l’analyse en termes de champs contribue sans doute à considérer la reconnaissance comme un concept analysant « sans reste » la dignité, elle ne peut cependant remplir à elle seule cette mission. Pour le dire avec les mots de Bernard Lahire, la théorie des champs n’épuise pas la réalité de la différenciation sociale, la pluralité des mondes sociaux car « tout contexte pertinent d’activité [et de reconnaissance] n’est pas un champ » (Lahire, 2001b : 32). Le hors-champ est bien évidemment couvert par les différentes sphères de la reconnaissance identifiées par Honneth et particulièrement celle de l’amour, mais il est aussi des univers sociaux faiblement structurés qui portent « des activités dans lesquelles nous nous inscrivons uniquement de manière temporaire […] [et] qui ne sont pas assignables à des champs sociaux particuliers, parce que ces activités ne sont pas systématiquement organisées sous la forme d’espaces de positions et de luttes entre les différents agents occupant ces positions » (Lahire, 2001b : 35). En effet, il nous semble que certaines pratiques sociales qui relèvent en fait de domaines d’interaction, échappent à la fois au cadre de la théorie des champs, mais aussi à celle de la reconnaissance. Etant pourtant possiblement porteuses de formes reconnaissance, elles entrent néanmoins assez mal au sein de l’une ou l’autre des catégories de la modélisation tripartite proposée par Honneth. Si une partie de ces activités est éventuellement indexable à la sphère de la solidarité ou envisageable comme relevant d’un champ particulier, modulo quelques contorsions analytiques, il en est d’autres qui restent orphelines de tout classement car, fondamentalement, l’« espace social » auquel elles se réfèrent est un espace très largement intériorisé, subjectivé, incorporé.

De la violence symbolique

11Ne peut-on pas, là aussi, convoquer certains apports conceptuels de la sociologie de la domination dans sa version bourdieusienne ? Le mépris semble en effet, à première vue, entretenir quelque accointance analytique avec le concept de violence symbolique. En quoi ce dernier serait-il en mesure de nous aider à penser s’agissant des phénomènes de déni de reconnaissance ? Reprenons avec Estelle Ferrarese les discussions que nous avons entamées sur ce point supra :

« En transformant autrui en instance, nous dit la politologue, c’est-à-dire en octroyant une légitimité à son acte de reconnaissance ou de déni de reconnaissance à venir, je lui reconnais le droit de m’infliger ou non un tort qui me placera dans l’impossibilité de nourrir un respect de moi-même. C’est en ce sens qu’un acte de reconnaissance implique toujours l’existence d’un pouvoir. Immanent à son champ d’apparition, celui-ci ne s’explique pas dans les termes d’un agir stratégique. Mais il naît du fait que celui à qui est adressée une demande de reconnaissance peut toujours refuser d’y répondre. Émettre une prétention à la reconnaissance implique d’accepter que l’autre use de cette possibilité » (Ferrarese, 2008 : 97).

12Réaffirmant ce que nous avions déjà remarqué, cette assertion nous invite à creuser la question de l’illusio que Bourdieu définit comme « l’adhésion immédiate à la nécessité d’un champ » (Bourdieu, 1997 : 122). Celle-ci peut être liée, comme le suggère finement Philippe Corcuff, à une quête du sens de soi et à l’impossibilité d’échapper aux « jeux de distinction entre les personnes et les groupes dans la quête d’une reconnaissance par les autres ». Citant le Bourdieu des Méditations pascaliennes, l’auteur poursuit : « nous sommes au cœur de ‘‘la question de la légitimité d’une existence du droit d’un individu à se sentir justifié d’exister comme il existe’’. […] ‘‘C’est la société, et elle seule, qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d’exister’’« (Corcuff, 2003 : 111). On reconnaît là les postulats intersubjectifs et normatifs qui sont au fondement de la théorie de la reconnaissance, mais ce que suggère l’illusio, en accord avec la théorie des champs, c’est que cette nécessité pour le sujet d’être reconnu et à laquelle s’attache le risque du mépris, passe par un investissement dans des manières d’être occupé par le monde via une adhésion à des jeux sociaux auxquels il a intérêt à croire, dans la mesure où c’est à travers eux qu’il peut espérer obtenir gain de reconnaissance : « la violence symbolique impose une coercition qui s’institue par l’intermédiaire de la reconnaissance extorquée que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui sont la forme incorporée de la relation de domination » (Bourdieu, 1990 : 10). Cela pousse le sujet à s’interroger sur le fait que l’autoréalisation (partielle) semble passer paradoxalement par une méconnaissance de la réalité sociale (notamment des règles des champs) et de sa vérité objective. Surtout, elle tend à tirer les phénomènes de reconnaissance vers des horizons relativement éloignés de ce que pourrait être une « vie bonne », voyant en eux un travail « toujours recommencé, des individus et des groupes pour acquérir la reconnaissance des autres, dans la concurrence perpétuelle avec eux ; reconnaissance supposée, au final, largement vaine et illusoire » (Corcuff, 2003 : 113).

13La notion de violence symbolique reçoit, de ce fait, peu d’intérêt de la part des tenants de la théorie de la reconnaissance, puisqu’elle cherche surtout à attirer l’attention sur les aspects potentiellement négatifs de la reconnaissance alors qu’au sein de la théorie éponyme, elle est évidemment le pôle positif de l’action sociale. Une critique de ce concept tirant une fois encore la sociologie critique vers un « pessimisme de l’intelligence » (qui étouffe aussi parfois l’optimisme de la volonté !) dont elle a fait maintes fois son carburant, insiste également sur la pente utilitariste du registre lexical de la théorie des champs (intérêts, marché, capitaux, concurrence, etc.), laquelle tendrait à donner à la sociologie bourdieusienne des inflexions économicistes. Les usages d’analogies formelles sont à l’évidence risqués dans la mesure où celles-ci tendent à faire de la manière dont sont exprimées les idées, le fondement conceptuel et/ou moral de ce qu’elles expriment.

14C’est à partir d’une critique de cette teneur qu’Olivier Voirol (2004) porte le fer contre cette notion de violence symbolique, parce qu’elle ne considèrerait, à ses yeux, les processus de constitution et de reproduction de la valeur symbolique que depuis une réduction de type utilitariste ne permettant pas franchement de rendre compte des motivations des luttes symboliques et de rendre justice aux justifications que les acteurs développent. Ce que conduit à permettre l’approche bourdieusienne, c’est à recadrer reconnaissance et mépris à l’aune d’un négativisme qui les conçoit possiblement comme participant d’une efficacité visant l’acceptation des formes de domination susceptible de contribuer à la perpétuation de l’ordre établi. La violence symbolique se définit donc comme l’incorporation par les sujets de schèmes perceptifs opérant une naturalisation des rapports sociaux, de sorte que leurs actions s’accordent avec leur connaissance, ou, pour être plus juste, avec leur méconnaissance des principes de la domination dont l’efficacité repose sur la reconnaissance que le dominé accorde au dominant. Pour Voirol, cette vision désenchantée des luttes symboliques se rapproche trop de la dynamique de l’intérêt et il lui reproche en conséquence sa logique de l’action et du conflit « qui repose sur la maximisation de l’utilité et cela même si elle n’est pas pleinement consciente et transparente à l’acteur » (Voirol, 2004 : 424). Le dissensus vient ici du caractère normatif de la théorie de la reconnaissance qui intègre donc à la théorie même un principe d’émancipation, alors qu’au sein de la sociologie de la domination, cette dimension normative n’est pas positivement définie. La question de l’émancipation n’est pas à proprement parler intégrée à la construction théorique que propose Bourdieu. L’éthique relative reste largement implicite à la critique de l’ordre social qu’il conduit, mais elle n’est évidemment pas absente, sauf que le système de valeur sous-jacent est « externalisé » (non intégré sous forme de postulat normatif). Or la critique de Voirol fait comme si les concepts d’illusio ou de violence symbolique étaient issus d’une théorie normative des luttes symboliques, d’où l’accusation d’utilitarisme :

« La théorie de la violence symbolique finit par sous-estimer l’originalité des luttes symboliques et par effacer de son cadre d’analyse la dimension normative et morale-pratique de ces dernières – faite d’attentes et de formulations légitimatrices. Une telle sous-estimation conduit également, par voie de conséquence, à une autre sous-estimation : celle de la dimension dynamique du rapport social. Une conception de la pratique sociale centrée non seulement sur les activités de reproduction de l’institué, mais aussi sur les moments instituants serait à même de rendre compte de la production de normes nouvelles se combinant à la reproduction sociale du consensus extorqué » (Voirol, 2004 : 427-428).

15Par ailleurs, les moments instituants que Voirol évoque sont évidemment ceux qui tiennent aux mobilisations des dominés menées sur des bases de luttes pour la reconnaissance. Pour la sociologie bourdieusienne, la reconnaissance et ses pendants négatifs ne sont pas les clés de l’émancipation et ne sont donc pas envisagés comme des dynamiques spécialement mobilisatrices. La théorie de la domination telle qu’elle est développée par le sociologue français fait plutôt jouer ce rôle à la connaissance des causes qui déterminent nos conduites : « ainsi, Bourdieu hérite de la philosophie des Lumières le pari sur les possibilités d’orienter, par le recours à la raison, une émancipation individuelle et collective » (Corcuff, 2003 : 117). C’est la sociologie qui, chez lui :

« Offre un moyen, peut-être le seul, de contribuer, ne fût-ce que par la conscience des déterminations, à la construction autrement abandonnée aux forces du monde de quelque chose comme sujet. […] [Car] c’est en élevant le degré de nécessité perçue et en donnant une meilleure connaissance des lois du monde social que la science sociale donne plus de liberté. Tout progrès dans la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible » (Bourdieu, 1980 : 118-44).

16Cette vision de la sociologie est à bien des égards contestable (mais conforme à la Théorie critique en ce que l’affranchissement passe par la raison), notamment, comme le signale Voirol, parce qu’elle néglige les motivations pratico-morales des sujets à la base de la formulation de revendications et, plus particulièrement, celles qui sont relatives à la reconnaissance. Ne peut-on pas en effet concevoir qu’il puisse exister des moments de rupture des rapports de méconnaissance et que ceux-ci ne soient pas le fait du sociologue ? Pour Voirol :

« Le conflit correspond à ce moment où l’implicite de la pratique est soumis à un travail réflexif, se dissout en tant qu’impensé, pour être soumis à un processus de rationalisation opérant la mise à jour de ses fondements normatifs. La pratique échappe alors à l’impensé et se révèle comme pratique, laissant entrevoir son caractère normativement situé, voire arbitraire. Le surgissement du conflit sert ainsi de révélateur à la normativité constitutive des règles de la pratique mettant à jour les règles des systèmes symboliques et des modes de distribution de la considération et de la consécration, liées au capital symbolique. […] L’insistance marquée, dans la sociologie de Bourdieu, sur le sens pratique, l’expérience première du monde social, la méconnaissance, l’indicible et les mécanismes inconscients d’adhésion aux structures symboliques dominantes tend à sous-estimer les situations de rupture avec la violence symbolique et les moments instituants. […] La lutte se déploie ainsi dans la rupture du rapport de méconnaissance et la révélation du caractère arbitraire de la domination ; elle implique la formulation d’attentes, l’affirmation positive des groupes dominés contre les stigmates et les dénigrements auxquels ils sont soumis, la mise en valeur publique de systèmes de valeurs et de formes de rapport à soi dénigrées aspirant à un surcroît de considération. […] Mais cette redéfinition collective de la distribution du prestige social ne s’opère pas selon le modèle du marché, elle suppose la prise en compte des processus échappant à la métaphore économiste de la formation de la valeur symbolique ; elle impose une conception de la reconnaissance articulée sur le modèle de la délibération publique : car le reconnu est aussi, sans l’être toujours, le discuté » (Voirol, 2004 : 428-429).

17Il est clair que chez Bourdieu, les processus de mobilisation ne sont pas nécessairement issus de conduites pleinement délibérées, notamment du fait du poids des habitus. Ce que le sociologue défend, c’est que les formes d’ajustement social relèvent la plupart du temps d’une connaissance pratique. L’individu est en ce sens porteur d’un pouvoir à agir et à classer, mais encore faut-il rappeler que « cette capacité à construire la réalité sociale [est] elle-même socialement construite [et n’est pas] le fait d’un sujet transcendantal, mais celle d’un corps socialisé investissant dans la pratique des principes organisateurs socialement construits et acquis au cours d’une expérience sociale située et datée » (Bourdieu, 1997 : 164). La dynamique sociale ne tient fondamentalement, ni de la prise de conscience, ni du modèle du marché et encore moins d’une éthique de la discussion. Elle dépend plus sûrement de séries causales liées aux contradictions des champs au sein desquels les individus s’insèrent, contradictions qui peuvent être génératrices de conflictualité et produire des crises identitaires, parfois sociales dans la mesure où certaines d’entre elles peuvent initialiser un progrès dans la connaissance de la nécessité :

« Alors que la méconnaissance de la nécessité enferme une forme de reconnaissance de la nécessité, et sans doute la plus absolue, la plus totale, puisqu’elle s’ignore comme telle, la connaissance de la nécessité n’implique pas du tout la nécessité de cette reconnaissance » (Bourdieu, 1980 : 44).

18Les moments de crise peuvent même, selon Bourdieu, se trouver au principe-même d’une disposition à la lucidité et de la remise en cause du monde tel qu’il va, conduisant au refus de l’allant de soi. Dans La Distinction, Bourdieu commente par exemple l’évolution du système scolaire en ces termes :

« Alors que l’ancien système tendait à produire des identités sociales bien découpées, laissant peu de place à l’onirisme social [i.e. la perspective d’une trajectoire sociale ascendante], mais aussi confortables et sécurisantes dans le renoncement même qu’elles exigeaient sans concession [c’est nous qui soulignons], l’espèce d’instabilité structurale de la représentation de l’identité sociale et des aspirations qui s’y trouvent légitimement incluses tend à renvoyer les agents, par un mouvement qui n’a rien de personnel [c’est nous qui soulignons de nouveau], du terrain de la crise et de la critique sociales au terrain de la critique et de la crise personnelles » (Bourdieu, 1979 : 176).

19Il n’est pas le lieu de discuter plus avant de ces deux conceptions de la lutte sociale qui pourtant appelleraient, l’une comme l’autre, de nombreux commentaires. Cette précision vaut surtout ici pour comprendre que depuis la perspective de la domination, le mépris qui s’exerce objectivement sur le sujet n’est pas forcément un acte le conduisant à faire une expérience morale de l’injustice et de l’offense, mais peut être aussi appréhendé par le sujet méprisé comme une interaction « normale », en tant que celle-ci est configurée par sa méconnaissance de l’acte effectif de domination qui s’exerce à son encontre. Cette pointe critique construite depuis la sociologie de la domination bourdieusienne a, nous semble-t-il, été partiellement prise en considération par Honneth via la conceptualisation d’une idéologie de la reconnaissance (cf. chapitre précédent). Toutefois, vu au travers du prisme de la violence symbolique, l’aiguillon du mépris perd de son efficace mobilisatrice car il est atténué par l’intériorisation des processus de domination qui sont à l’origine du déni de reconnaissance :

« Il n’est pas de pire dépossession, de pire privation, peut-être, que celle des vaincus dans la lutte symbolique pour la reconnaissance, pour l’accès à un être social socialement reconnu, c’est-à-dire, en un mot, à l’humanité. Cette lutte […] est une concurrence pour un pouvoir qui ne peut être obtenu que d’autres concurrents pour le même pouvoir, un pouvoir sur les autres qui tient son existence des autres, de leur regard, de leur perception et leur appréciation […], donc un pouvoir sur un désir de pouvoir et sur l’objet de ce désir. Bien qu’il soit le produit d’actes subjectifs de donation de sens (n’impliquant pas nécessairement la conscience et la représentation), ce pouvoir symbolique, charme, séduction, charisme, apparaît comme doté d’une réalité objective, comme déterminant les regards qui le produisent (à la façon de la fides telle que l’a décrite Benveniste ou du charisme tel que l’analyse Max Weber, victime lui-même des effets de la fétichisation et de la transcendance née de l’agrégation des regards et surtout de la concordance des structures sociales et des structures incorporées) » (Bourdieu, 1997 : 284-285).

20Ce que soulignent à leur manière les notions d’illusio ou de violence symbolique, c’est le risque pour la théorie de la reconnaissance, même si elle accorde une forte importance aux phénomènes de mépris, de faire l’impasse sur des registres de l’exploitation, de la domination et des inégalités qui, s’ils entretiennent un rapport très étroit avec la reconnaissance et ses dénis, ont pour autant leur autonomie. Jean-Philippe Deranty suggère à cet égard que le conflit ne relève pas d’un élément central dans la pensée honnéthienne de la reconnaissance, se contentant d’être un phénomène transitoire de médiation :

« La typologie des formes de déni de reconnaissance permet certes de dégager une grammaire adéquate des conflits sociaux. Mais, plus en deçà, la facticité même de la domination sociale et sa nécessité structurelle ne sont pas analysées. La domination au bout du compte est soit un phénomène transitoire qui sera dépassé dans le telos de la reconnaissance, soit une pathologie affectant une société déterminée. Jamais elle n’entre en tant que moment irréductible dans le modèle de l’intersubjectivité » (Deranty, 2003 : 192).

SECTION II

1- (NON-)USAGE DE L’INFORMATIQUE CONNECTÉE AU SEIN DES CLASSES POPULAIRES

21Nous suggérions au chapitre précédent que les inégalités numériques ne sauraient se résumer aux phénomènes d’« e-exclusion » et sont également présentes dans des usages plus stabilisés et plus élaborés sur le plan des manipulations. Ce que nous qualifions d’« inégalités numériques » ne concerne en effet pas tant des régimes de manipulations besogneuses de l’informatique connectée, que des dissemblances effectives touchant à la conversion en accomplissement de « bien-être » des possibilités d’action offertes par l’informatique connectée. Nous souhaitons, ici, arpenter le terrain du non-usage à partir d’un questionnement centré sur la reconnaissance et ses dénis, tout comme, dans un second temps, celui qui portera sur les usages plus avancés de l’informatique connectée des classes populaires pour lesquelles le fait de disposer d’un ordinateur et d’une connexion Internet n’est pas, loin s’en faut, synonyme d’une conversion des opportunités ouvertes par ces ressources technologiques en avantages pratiques concrets. On considère en effet, encore trop souvent, que les usages des TIC sont révélateurs de la part d’autonomie et de liberté dont dispose chaque individu pour s’affranchir des rapports de domination qui traversent les structures sociales auxquelles il participe. Or, ce que nous voulons souligner c’est, au contraire, combien les usages de l’informatique connectée s’insèrent « dans des rapports sociaux qui constituent la matrice de leur production » (Jouët, 2000 : 507). À l’heure de la valorisation béate d’un « individualisme expressiviste », appréhendé comme nouvelle forme de résistance, et des discours idéologiques faisant de l’usage des TIC la panacée conduisant nécessairement à l’émancipation sociale, politique et culturelle, il est en effet indispensable de réaffirmer que l’appropriation et l’utilisation des dispositifs techniques sont toujours le fait d’individus historiquement et personnellement situés et sont donc cadrés par les identités, appartenances, perceptions et autres dispositions dont ces acteurs sociaux sont les dépositaires. Ces singularités, à la fois individuelles et collectives, structurent leur relation au monde et cadrent leurs envies, leurs manières de penser, ainsi que leurs capacités pratiques à faire usage des TIC :

« Ce que la science doit établir, c’est cette objectivité de l’objet qui s’établit dans le rapport entre un objet défini dans les possibilités et les impossibilités qu’il offre et qui ne se livrent que dans l’univers des usages sociaux (parmi lesquels, s’il s’agit d’un objet technique, l’usage en vue ou en fonction duquel le producteur l’a conçu) et les dispositions d’un agent ou d’une classe d’agents, c’est-à-dire les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui en constitueront l’utilité objective dans un usage pratique » (Bourdieu, 1979 : 111).

Classes populaires et « dominés aux études longues »

22Prendre pour terrain d’enquête les classes populaires, c’est postuler l’existence de régimes d’inégalités différenciant la distribution et l’utilisation sociale d’une gamme de capitaux (économiques, sociaux, etc.) dont disposent potentiellement les sujets sociaux. C’est considérer que la société se divise en classes sociales, c’est-à-dire en groupes d’individus qui partagent des positions similaires dans l’organisation sociale du travail et des rapports sociaux, et conséquemment d’assez communes conditions matérielles d’existence. Le principe de rapports sociaux qui définissent une structure et des positions sociales auxquelles peuvent être rattachés des attitudes, des comportements et des ressentis qui se forgent depuis des expériences liées aux appartenances de classe, constitue l’arrière-fond à partir duquel se construit, pour l’essentiel, l’ensemble des phénomènes de différenciation sociale. S’il faut souligner la prédominance des rapports sociaux de production dans la structuration de l’espace social qui se présente comme un « ensemble ouvert de champs relativement autonomes, c’est-à-dire plus ou moins fortement et directement subordonnés, dans leur fonctionnement et leurs transformations, au champ de production économique » (Bourdieu, 1984 : 10), cela n’implique pas pour autant une réduction du monde social au seul champ économique. Le choix de fonder notre travail sur une analyse de type « classiste » se couple, ici, à la volonté de considérer des types différenciés d’expérience des rapports de classe et de prêter ainsi attention aux différents univers sociaux qui « médiatisent l’appartenance des individus aux classes sociales et leur implication dans les rapports de classe fondamentaux » (Briand, Chapoulie, 1985 : 51). Derrière l’homogénéité sociale « de condition », il s’agit également de traquer l’hétérogénéité « de position » des pratiques individuelles, des manières d’être et de faire, et d’envisager leur variabilité, notamment au regard du capital culturel dont disposent les sujets sociaux.

23À un niveau individuel, si les dispositions des acteurs sont toujours le produit des grandes conditions sociales d’existence auxquelles ceux-ci ont été soumis, elles sont aussi le fruit d’expériences singulières qui tendent à se diversifier. Des positions assez proches dans la distribution et la hiérarchisation sociales (i.e. un assujettissement à un même rapport social de production lié à une culture historiquement située du monde du travail productif) sont de moins en moins synonymes d’une incorporation identique de ces contraintes objectives. D’un sujet à l’autre, ces contraintes s’actualisent au sein de dispositions, de sens pratiques et de capacités d’initiatives possiblement différenciés, qui ne sauraient être résumés à la seule existence d’une culture de classe ou d’un habitus de classe, lesquels seraient très largement partagés. Cette dynamique interne de l’expérience biographique où s’affrontent destins prescrits et destins singuliers, domination sociale (dans l’ordre de la production, du savoir et du pouvoir) et construction d’espaces sociaux d’autonomie individuelle, témoigne de « processus d’appropriation de ces conditions d’existence, en tant que s’y constituent et s’y exercent les capacités et la subjectivité des individus, s’agissant notamment tant de leur capacité à gérer leur destin personnel que leur perception de cette capacité » (Terrail, 1990 : 21).

24L’une de ces évolutions majeures est sans doute celle qui tend à différencier, au sein de chaque classe, la structuration des formes de capital et à y dessiner, notamment, une fraction à dominante plutôt culturelle et une autre à dominante plutôt économique. Si Bourdieu (1974) défendait l’idée d’une faible différenciation relevant de cet ordre pour ce qui concerne les classes populaires, les évolutions récentes concernant les conditions matérielles d’existence et de travail, ainsi que l’acquisition rendue plus facile de certains capitaux (notamment l’élévation du niveau de certification scolaire) tendraient cependant à initier de tels processus de fractionnement au sein des groupes les plus socialement défavorisés. La frange la plus dominée des classes populaires se définit sans aucun doute négativement par un manque assez généralisé de capital et une dépossession étendue. Mais la fraction la moins dominée tendrait, quant à elle, à se différencier notamment par le volume et surtout la structure de ses capitaux. Comme au sein des classes moyennes ou supérieures, il serait ainsi possible de distinguer, à l’intérieur des classes populaires, une fraction à dominante « culturelle », caractérisée par l’appropriation plus élevée de capitaux scolaires, concourant notamment à une plus grande réflexivité et multipliant aussi les perspectives de découverte de soi.

25Les modalités de recueil des données ont été organisées autour d’une double approche, à la fois quantitative et qualitative, visant la complémentarité des focales. Nous avons emprunté conjointement au modèle de la mesurabilité statistique et à celui de la démarche socio-ethnographique, couplant ainsi des capacités descriptives de nature différente pour rendre compte de la variété des pratiques. La preuve statistique nous a permis d’avancer certains résultats généraux donnant toute leur force explicative aux données structurelles, résultats que nous avons pu mettre en regard de données qualitatives rendant compte, pour leur part, du sens social d’usages précisément contextualisés. La partie quantitative est entièrement issue d’un dispositif d’enquête prenant centralement appui sur le suivi longitudinal (d’avril 2005 à décembre 2006) d’une cohorte de près de 2000 foyers représentatifs des ménages français métropolitains. Au sein de cette cohorte, l’ensemble des individus âgés de plus de onze ans (soit 5058 personnes) a participé à une série d’enquêtes articulant différentes méthodologies visant l’examen de leurs sociabilités, ainsi que leurs activités de communication et de loisir : questionnaires, observations, données de trafic, etc. (Réseaux, 2007). Les matériaux qui ont été ici utilisés se composent, d’une part, des réponses apportées à certains des questionnaires qui leur ont été soumis durant ces dix-huit mois d’enquête et, d’autre part, de l’utilisation des traces d’usages enregistrées par une sonde implémentée sur les ordinateurs personnels des enquêtés. Les données apportées par cette dernière contiennent à la fois des informations globales sur les échanges sur réseaux (Web et mail) et des données sur les usages des différentes applications utilisées par les panélistes.

Classes et fractions de classe
Notre indicateur classes sociales a été construit en prenant en compte la catégorie socioprofessionnelle des enquêtés, celle de leur conjoint, de leur père, ainsi que leur niveau de revenus. L’ensemble de ces variables nous a permis de construire un indicateur solidifié de l’appartenance individuelle aux classes populaires, que l’on a ainsi distinguées du reste des autres groupes de l’espace social (classes moyennes et supérieures regroupées). La fraction diplômée des classes populaires a par ailleurs été déterminée en fonction du niveau de certification scolaire des enquêtés, ainsi que de ceux du chef de famille et de son conjoint. Le niveau de diplôme a par ailleurs été envisagé en fonction de l’âge des bénéficiaires (moins de 55 ans/55 ans et plus). Nous avons ainsi procédé à un rapprochement empirico-théorique entre les concepts de classe et de fraction de classe, qui fondent une analyse en termes de rapport social, et l’outil descriptif que constitue la strate et le niveau de diplôme, objets empiriques qui portent la perspective d’une intégration différentielle à l’espace social. Nous avions, dans un premier temps, fait le choix de nommer les différentes fractions des classes populaires, « cultivée » et « non-cultivée ». Nous avons finalement préféré employer les épithètes « diplômée » et « non-diplômée » afin d’éviter une catégorisation stigmatisante donnant à penser que certains sujets sociaux seraient complètement dépourvus de toute forme de ressource culturelle. Si la construction statistique de ces différentes fractions de classe prend, de fait, comme variable centrale le niveau de diplôme, elle entend néanmoins décrire autre chose qu’un simple niveau de certification scolaire. Il s’agit bien, ici, d’une tentative pour approcher, à gros traits il est vrai, une dotation en capital culturel dont le volume tient certes au capital scolaire des egos, mais également à celui des alters (parents, conjoints) prenant part à leur socialisation culturelle.

26La partie qualitative de cette recherche avait pour objectif d’examiner avec précision ce que les pratiques de l’informatique connectée devaient aux conduites individuelles et au caractère collectif de l’existence des usagers. Pour ce qui concerne les « non-utilisateurs », le matériau d’enquête recueilli s’appuie sur la réalisation de vingt-quatre entretiens semi-directifs approfondis. Ils ont été conduits au domicile de « non-utilisateurs » (9 femmes et 15 hommes ayant entre 22 ans et 48 ans) occupant majoritairement des positions professionnelles relevant des PCS inférieures (employés et ouvriers). Un quart d’entre eux est toutefois titulaire d’un niveau de certification scolaire supérieur au baccalauréat et quatre d’entre eux ont une trajectoire sociale ascendante au regard des conditions sociales d’existence de leurs parents. Les entretiens ainsi réalisés présentent une double particularité : la première est qu’ils rendent compte d’expériences de « non-utilisateurs » populaires qui n’ont aucune valeur de représentativité statistique, et la seconde porte sur la spécificité des répondants qui ont été capables de tenir un discours construit quant à la justification de leurs (non-)pratiques de l’informatique connectée, passées et/ou présentes. Si les argumentations mobilisées sont variables, elles témoignent toutefois d’une réflexion préalable concernant la question des TIC et révèlent des capacités réflexives bien antérieures à la situation d’enquête. Nous n’avons bien évidemment pu obtenir de données auprès de certains publics populaires qui, pensant ne rien pouvoir dire au sujet de pratiques qu’ils n’ont pas, refusaient alors systématiquement le principe d’un entretien.

27S’agissant des individus plus engagés dans la pratique de l’informatique connectée, nous avons intégré une méthodologie de suivi des usages à l’analyse des modes de vie différenciés des enquêtés. Pour ce faire, le recueil des données a été organisé autour de différents types d’entretien. En premier lieu, nous avons procédé à la réalisation, pour chacun des enquêtés, de deux entretiens semi-directifs permettant de mettre au jour un ensemble de variables compréhensives pour l’examen de leurs pratiques de l’ordinateur et d’Internet. Ces deux moments nous ont permis de cerner au plus près les conditions matérielles de vie des individus recrutés et de considérer la manière dont leurs usages s’insèrent, font sens et participent des univers sociaux particuliers qui sont les leurs. Ils nous ont ainsi ouvert à la pluralité des expériences, des activités, des représentations qui font et fondent la singularité, la complexité, autant que la banalité de la quotidienneté des enquêtés et cadrent l’ajustement de leurs usages à cette quotidienneté. Ces deux entretiens semi-directifs ont par ailleurs été complétés par la réalisation d’un troisième et dernier entretien, filmé, qui nous a permis de garder trace de la façon dont les enquêtés font usage de leurs équipements et ainsi d’évaluer leur niveau d’acculturation technique et leur degré de maîtrise des logiciels et des outils Internet. La proximité immédiate avec l’ordinateur a également permis de passer en revue ses différentes mémoires internes. La page de démarrage, le classement des dossiers, les signets, les historiques des surfs, les carnets d’adresses, les derniers courriels reçus et envoyés, les éventuelles réalisations personnelles (contributions à des forums et/ou sites Web, pages personnelles, blogs, etc.) ou encore les stocks de musique et/ou de vidéo ont donné lieu à des commentaires de la part de chaque répondant. L’ensemble des données ainsi rassemblées a alors rendu possible la construction de schèmes d’explication réservant une place conséquente aux logiques sociales qui prévalent au développement des pratiques de l’informatique connectée.

L’échantillon d’internautes populaires

28Notre échantillon est constitué de trente-neuf individus (hommes et femmes) ayant des profils pouvant apparaître, en première approximation, comme assez contrastés au regard de leur âge (de 15 à 55 ans), de leur situation professionnelle (chômeur indemnisé, bénéficiaire du RMI, CDD, temps partiel imposé, fonctionnaire d’État à temps complet), du métier qu’ils occupent ou entendent occuper (lycéenne, vendeuse, ouvrier boulanger, institutrice, etc.), de leur niveau de certification scolaire (sans diplôme, baccalauréat, diplômes de l’enseignement supérieur, etc.), de leur situation familiale (vivant encore chez leurs parents, célibataires avec ou sans enfant, marié(e)s avec ou sans enfant, etc.), de leur style de vie (hédonisme, rigorisme social, valorisation du réseau des amis ou du cercle familial, sorties extérieures fréquentes ou centration sur l’espace domestique), de leur niveau de conscience politique et de leurs engagements militants (membres d’un parti, d’un syndicat, ne possédant pas de carte d’électeur, etc.) ou encore de leur niveau de revenus. Mais cette hétérogénéité morphologique ne doit pas faire oublier qu’ils appartiennent à une même classe sociale qui constitue une très large part de la population active française, c’est-à-dire, pour le dire assez vite au risque de « l’illusion de la transparence », de faire partie des classes populaires.

29Les membres de notre échantillon partagent de facto des conditions sociales d’existence relativement identiques. Ils sont tous d’extraction populaire, avec des parents et/ou des grands-parents ouvriers ou salariés, attachés à la « valeur famille », ayant souvent vécu des situations de déqualification et de plus ou moins grande précarité (exil, chômage de longue durée, chômage des deux parents, métiers physiquement éprouvants, etc.). Majoritairement, nos enquêtés ont par ailleurs des situations professionnelles précaires (temps partiel imposé, CDD, chômage, minima sociaux) qui correspondent aux échelons les moins élevés de la nomenclature des PCS de l’Insee. De revenus globalement assez modestes, ils ne disposent pas tous d’un capital scolaire très important, mais certains bénéficient cependant d’un diplôme de l’enseignement supérieur qu’ils appréhendent sur un mode déceptif puisqu’ils n’ont pu, à quelques exceptions près, le faire valoir ni pu traduire ce capital scolaire en un débouché professionnel répondant pleinement à leurs attentes. Peu d’entre eux ont bénéficié d’une évolution de carrière favorable et donc d’une mobilité sociale, qu’elle soit intra ou intergénérationnelle. Comme le rappellent Alain Bihr et Roland Pfefferkorn :

« La catégorie sociale d’origine détermine aussi le rendement du capital scolaire sur le marché du travail. Car, sur ce marché, les diplômes n’ont pas la même valeur selon la catégorie sociale d’origine de leur titulaire. […] Tout semble se passer comme si, notamment pour l’accès aux fonctions de direction, l’origine sociale était plus importante en définitive que le titre scolaire. […] Mais cette “loi” joue aussi en cas de mobilité sociale descendante : à diplôme égal, les fils des catégories dominantes et moyennes qui déchoient sur le plan scolaire se retrouveront plus souvent dans des professions intermédiaires ou d’employés et moins souvent ouvriers que les fils d’ouvriers » (Bihr, Pfefferkorn, 2008 : 97-98).

30De facto, certains de nos enquêtés ont eu à subir des trajectoires sociales descendantes. Au surplus, la plupart d’entre eux ont également été confrontés à des conditions de vie momentanément et même parfois plus durablement difficiles (échecs scolaires répétés, rejet familial, alcoolisme, toxicomanie, chômage, etc.) avec, pour certains d’entre eux, des ruptures biographiques importantes (divorce, ruptures, violences conjugales, tentative de suicide, accident conduisant à un handicap physique, vie dans la rue sans domicile fixe) débouchant parfois sur une réelle invalidation sociale.

31Selon les critères d’appartenance de classe que nous avons retenus, 51 % des Français de plus de onze ans peuvent être rattachés aux classes populaires. Les femmes y sont plus représentées qu’au sein des autres groupes sociaux (55 % vs. 47 %) et les plus de 65 ans y sont moins nombreux (9 % vs. 19 %). 72 % de ces foyers populaires disposent de moins de 3 000 euros mensuels pour vivre. Concernant le niveau de certification scolaire, les classes populaires se distinguent par une proportion plus forte d’individus n’ayant fréquenté que l’école primaire (23 % vs. 18 %), disposant d’un diplôme professionnel de type CAP ou BEP (25 % vs. 13 %), ainsi qu’une part moindre de diplômés de l’enseignement supérieur (10 % vs. 35 %). La fraction diplômée (FD) des classes populaires représente 9 % de la population totale, soit 18 % des classes populaires (les fractions diplômées des autres groupes sociaux représentent, elles, 26 % de la population totale, soit 53 % des classes moyennes et supérieures). 53 % des individus qui la composent disposent d’un diplôme sanctionnant au moins deux années d’études dans l’enseignement supérieur. C’est, par ailleurs, au sein de ce groupe social que l’on retrouve 86 % des personnes ayant fréquenté l’enseignement supérieur, mais qui, toutefois, en sont sorties sans diplôme (7 % de la population au total). La proportion de femmes au sein de la fraction diplômée est particulièrement élevée (62 % vs. 48 % au sein des fractions diplômées des classes moyennes et supérieures) et les 25-34 ans y sont aussi les plus représentés (23 % vs. 12 % au sein de la fraction non-diplômée – FND).

2- DU « NON-USAGE »

32Nous désignons respectivement par « non-usage » et « non-utilisateurs » (avec des guillemets), l’ensemble des pratiques et des individus dont la caractéristique, au regard du domaine qui nous intéresse ici, est de relever d’une « in-capacité » matérielle et/ou d’une « in-capabilité » pratique à tirer bénéfice des potentialités économiques, sociales et/ou culturelles pouvant potentiellement être offertes par un usage de l’informatique connectée. Dans cette perspective, essayer de comprendre le « non-usage » et ses significations, c’est chercher à saisir le rapport qu’entretiennent les « non-utilisateurs » à l’informatique connectée, ou autrement dit, à appréhender les sens pratiques qu’ils mobilisent en tant qu’ils sont les produits intériorisés de conditions sociales particulières. À l’instar des éléments relevés par Bourdieu quant aux usages rares et rudimentaires de la photographie, le « non-usage » de l’informatique connectée, tel que nous l’envisageons est bien à considérer comme une (non-)pratique qui comprend une « référence tacite au système des possibilités et des impossibilités objectives qui définit et [la situation sociale des « non-utilisateurs »] et les conduites compatibles ou incompatibles avec le donné objectif auquel ils se sentent mesurés » (Bourdieu, 1965 : 35).

« Non-usage » et reconnaissance

33À l’instar de ce que nous avons suggéré au sein du chapitre précédent, l’un des cadres d’orientation définissant les qualités singulières auxquelles doivent se raccrocher les individus afin d’être reconnus pour leur participation à l’accomplissement des objectifs de la société contemporaine est sans doute aujourd’hui, celui qui met en avant les valeurs de la société de l’information. Rappelons-le, cette dernière se présente comme une politique générale souhaitant améliorer les capacités d’action, aider à la réalisation de soi et à l’enrichissement de l’existence des individus, mais, de fait, ce qu’elle vise, est moins l’encouragement d’une aptitude à conduire ses propres projets, qu’une mise en capacité pratique à contribuer aux processus de production et de croissance économique. Le rapport à soi qu’elle valorise est avant toute autre chose celui qui permet une inclusion conforme de l’individu dans le système. La logique est alors d’éviter l’exclusion (ladite fracture numérique), mais sans pour autant avoir comme horizon normatif la reconnaissance sociale et la réalisation personnelle. La mythologie de la société de l’information est une des formes qu’emprunte l’idéologie de la reconnaissance dans la mesure où elle produit des représentations conformes aux attentes du système en termes de comportements (vis-à-vis de soi) à adopter. Les valeurs qui y sont mises en avant sont a priori bien des ingrédients essentiels de la réalisation de soi et de l’autonomie personnelle, mais le capitalisme contemporain en contraint paradoxalement les potentiels émancipatoires en en dévoyant le caractère éthique (une liberté réflexive), l’objectif d’autonomie personnelle étant remplacé par des prescriptions visant à servir et à justifier l’ordre social. L’expérience de l’estime sociale qui est censée être effectuée (quasi directement) par l’insertion des individus dans cette société technologisée ne garantit évidemment pas l’exercice d’un type de relation pratique à soi-même relevant de la reconnaissance. Si l’usage des TIC assure une mise en conformité avec les attendus de la société de l’information, il ne certifie ni le respect, ni la confiance, ni l’estime de soi. Au contraire même, dans sa confrontation aux univers techniques, sociaux et culturels de l’informatique connectée, l’idée éventuellement positive que peut se faire l’individu de lui-même n’est pas assurée ex ante. Dans certains cas d’usage, tout comme dans ceux du « non-usage », la relation pratique à soi-même peut s’avérer fortement bousculée et le (non-)utilisateur faire alors l’expérience de l’abaissement de soi. Les (non-)utilisateurs jugent alors négativement leur valeur sociale à l’aune de l’horizon idéologique de la société de l’information dont une des particularités est précisément de considérer l’estime sociale comme une affaire individuelle et non collective.

34Quand ils sont interrogés en profondeur sur les motifs de leur non-investissement technologique, les « non-utilisateurs » expriment tous un embarras quant aux bénéfices personnels dont on essaie de les convaincre qu’ils accompagneront nécessairement leurs usages de l’informatique connectée. Cette gêne épouse essentiellement trois formes. La première d’entre-elles est liée à une mise en doute de la validité des promesses qui sont évoquées via les nombreux discours d’accompagnement promotionnels de la nouvelle modernité technologique, du fait de leur identification à des propos commerciaux dont on sait bien que l’objectif est d’amener le « client » à procéder à un acte d’achat :

« C’est difficile d’échapper à la pub pour les ordinateurs ou Internet. Des pubs pour ça, vous en avez tous les jours dans votre boîte aux lettres, tous les jours sans exception. Vous sortez, vous voyez que ça partout quoi… Enfin c’est l’impression que ça me donne. C’est du bourrage de crâne en fin de compte. Moi j’ai cette impression quand même qu’on essaie de me forcer à acheter. On voit bien qu’ils vendent ça comme des paquets de nouilles ou des conserves, c’est devenu un rayon dans les grandes surfaces et on se dit qu’ils essaient de vous vendre des appareils dont on n’a pas besoin » (assistante puéricultrice, 30 ans – FND).

35Mais la critique du monde marchand qui justifie, ici, de ne pas s’investir dans l’usage de l’informatique connectée, s’accompagne également souvent d’une appréhension des phénomènes de marginalisation de ce fait encourus :

« C’est comme Bastien qui demande des marques. On lui a expliqué que c’était ridicule et cher, mais on a conscience avec son père qu’à l’école si t’as pas un minimum de marques tu es le vilain petit canard. Alors des fois on cède sur des chaussures ou un jean, mais ça reste ponctuel. J’ai envie de dire que c’est un peu comme ça pour Internet. On fait de la résistance, mais on se dit aussi qu’on se prive d’une chose qui va devenir banale comme la télé et Bastien réclame aussi. Donc il y a un moment où on va céder de bonne grâce, c’est à peu près sûr » (infirmière en milieu hospitalier, 41 ans – FD).

36Ce dernier cas est particulièrement intéressant dans la mesure où il met au jour une tension qui naît d’une position de refus explicite de participer à un système social dont on dénonce les travers, en l’occurrence la surconsommation, et, dans le même mouvement, de la prise de conscience que ce positionnement peut avoir un coût négatif, voire présenter un risque social. Si ce premier type de situation montre que l’ajustement critique spontané aux prescriptions de la mythologie de la société de l’information, n’a rien d’automatique, il authentifie également combien il peut être difficile de maintenir une prise de position n’allant pas dans le sens de ce qui semble être le cours « normal » du développement sociétal.

37La deuxième forme de trouble est plutôt liée à une projection de soi en situation d’usage. Une part des « non-utilisateurs » interrogés exprime ainsi le fait qu’ils ne considèrent pas l’informatique connectée comme quelque chose qui leur soit destinée ou qui puisse leur convenir (un « utile » impensable) :

« Non, ça ne me tente pas… vraiment. On pourrait se l’acheter, ça oui, mais on n’a pas envie de se lancer là-dedans. Nous, on n’a jamais eu d’ordinateur avant. Ça doit forcément être un peu compliqué à se servir et on n’a pas besoin d’une source de problèmes supplémentaire. On a déjà bien assez à faire avec tout le reste. Ça nous donne pas envie d’essayer et de se casser la tête. C’est pas trop pour nous, c’est plus pour les jeunes qu’ont du temps et qui sont habitués à se servir des ordinateurs parce qu’ils en ont eu à l’école, dès l’école primaire » (chauffeur-routier, 44 ans – FND).

38Affirmer ici « ce n’est pas pour nous », revient à dire : « nous ne sommes pas ceux pour qui cet objet ou cette activité existe comme possibilité objective ; par suite, cet objet ou cette activité n’existerait pour nous comme possibilité ‘‘raisonnable’’ que si nous étions autres, si nous étions placés dans des conditions d’existence différentes ». Et d’ajouter : « Mais dire ‘‘ce n’est pas pour nous’’ c’est dire plus que ‘‘C’est trop cher’’ (pour nous) : expression de la nécessité intériorisée, cette formule est, si l’on peut dire, à l’indicatif-impératif puisqu’elle exprime à la fois une impossibilité et un interdit ; elle est rappel de l’ordre et rappel à l’ordre » (Bourdieu, 1965 : 35). De fait, ce qui est énoncé par une partie des « non-utilisateurs », c’est la volonté d’éviter les « ennuis techniques », « d’avoir un virus qui bousille tout », « d’appeler tout le temps le service après-vente » ou « d’être bloqué et plus savoir quoi faire ». Mais derrière ces argumentaires récurrents qui insistent essentiellement sur un manque de savoir-faire technique qui rendrait la pratique difficile, se cache en fait la crainte d’avoir à faire l’expérience de l’échec et de la mésestime de soi. Le « non-usage » est, de ce point de vue, comme une sorte de protection vis-à-vis de formes d’humiliation dont on pressent qu’elles pourraient surgir de la mobilisation d’outils techniques dont, de fait, les sujets enquêtés n’ont pas la maîtrise.

39La troisième forme de perturbation est quelque peu différente, dans la mesure où elle s’incarne moins dans l’inquiétude de ne pas être à la hauteur ou dans la dénonciation anxiogène du leurre qu’il y aurait à accorder un plein crédit aux discours médiatico-publicitaires, que dans la déploration de ne pouvoir (e.g. pour des raisons financières) participer à la société de l’information et d’y « prendre sa chance » : « On a été obligé de faire des choix. Nous avons des crédits à rembourser et moi je suis en invalidité prolongée… Les dépenses ça reste très restreint et Internet, même si on en a envie, ça passe forcément après » (femme au foyer, 43 ans – FND). Ici, les « non-utilisateurs » ont intégré les dispositions motivationnelles qui assurent une certaine efficacité aux discours tenus sur la société de l’information dans la mesure où les promesses qui les accompagnent sont appréhendées comme crédibles : « Ça me fait envie. Avec Internet, j’aurais la possibilité d’être mieux informée et comprendre ce qui se passe ailleurs. J’aurais accès à des choses que je ne peux pas faire autrement, comme d’aller dans tous les musées du monde » (femme au foyer, 43 ans – FND). La conviction emportée est alors liée à l’amalgame qui est effectué entre le fait de s’équiper et la possibilité d’en tirer de suite quelque avantage concret. Dans cet exemple, Internet est considéré par l’enquêtée comme le sésame qui lui permettrait d’effectuer une mise à niveau culturelle et de pallier un déficit de capital scolaire dont visiblement elle souffre. Elle envisage donc Internet comme une opportunité pour réévaluer positivement le rapport qu’elle entretient à sa propre personne. L’idée qu’elle se fait des avantages qu’elle pense tirer de l’usage de l’informatique connectée lui « ouvre la perspective psychique d’une estime de soi rehaussée » (Honneth, 2006 : 267). Ce qui n’est évidemment pas saisi, c’est que ces potentialités sont indexées à la réalité des dispositions et sens pratiques des utilisateurs et se trouver en capacité de pouvoir faire l’expérience positive d’un accomplissement de soi par l’usage des TIC n’a évidemment rien d’évident ni d’automatique.

40Il existe par ailleurs une déclinaison volontariste de cette option chez une part des « non-utilisateurs » qui ne souhaitent pas, pour leur part, s’inscrire dans cette dynamique sociotechnique au motif qu’elle contribuerait à intensifier la destruction d’une culture du lien social à laquelle ils semblent se raccrocher afin de fonder de manière privilégiée leur rapport aux autres dans un monde qui, aujourd’hui, laisserait de moins en moins de place au plaisir du face-à-face, à l’entraide, à la convivialité, etc. :

« [Internet ?] Pour quoi faire ? Moi j’ai besoin de toucher les gens, de leur serrer la main franchement, d’aller boire un coup avec eux. C’est déjà pas simple parce que les gens ont tendance à se replier sur eux, à être de plus en plus renfermés et à ne penser qu’à leurs petits intérêts. Avant, dans le quartier ou au boulot ça se parlait, ça discutait. Maintenant… On est des êtres humains, on a besoin de chaleur humaine. Alors l’ordinateur et tout le toutim, moi je me vois mal m’en servir pour contacter les gens, donner des nouvelles et tout ça. Je me dis que c’est pas avec ça qu’on va avancer et qu’on sera mieux, au contraire. Si on va tous là-dedans, on sera tous dans son coin à être encore plus égoïste » (ouvrier spécialisé dans l’industrie automobile, 48 ans – FND).

41L’argument n’est pas nouveau. Concernant les usages de l’informatique et de la télématique de première génération, Josiane Jouët notait déjà que :

« Les discours des usagers témoignent de l’écartèlement des référents entre d’une part, l’adhésion aux valeurs de l’idéologie technicienne et, d’autre part de la persistance des valeurs traditionnelles de l’humanisme occidental. […] Les valeurs fondatrices de la société moderne leur semblent menacées par la déshumanisation produite par l’asservissement à l’efficacité technique, l’isolement des individus repliés derrière leurs appareils domestiques… » (Jouët, 1997 : 306-307).

42Ce renoncement (forcé ou volontaire) est à l’évidence mâtiné d’une appréhension déterministe de la technique, l’informatique connectée étant considérée comme une instance autonome susceptible de provoquer quelques effets positifs ou négatifs assez directs sur la vie de leurs utilisateurs. Mais au-delà de ce travers, les regrets quant au fait de ne pas pouvoir s’approprier les technologies de l’informatique connectée, tout comme les condamnations du désir de trop s’y investir se construisent sur une autre base commune qui est celle d’un constat partagé d’une société où se réduisent les occasions de félicité et de bien-être social. Les « non-utilisateurs par obligation » adhérent idéologiquement à la mythologie de la société de l’information, mais reprochent au monde tel qu’il va de ne pas leur garantir leur intégration, tandis que les « non-utilisateurs critiques » déplorent cet attachement idéologique qu’ils jugent fallacieux, tout en désapprouvant l’évolution des conditions sociales d’existence et des subjectivités qui leur sont rattachées. L’une et l’autre de ces perspectives expriment ainsi une vision désenchantée des modalités de vie qui ne favorisent ni l’accomplissement positif de sa personne, ni l’expression de la valeur sociale de chacun. Cette inquiétude quant à la possibilité de maintenir une estime de soi valorisante au sein de la société contemporaine et de relier ce désarroi à un (non-)investissement dans l’usage des TIC est une propriété perceptive que l’on retrouve aussi chez les « non-utilisateurs » qui ont (faibles utilisateurs), ou ont eu un temps (abandonnistes) un rapport pratique aux technologies d’Internet. En ce sens, le « non-usage » est aussi un positionnement pratico-moral visant à éviter de nouvelles expériences de mésestime sociale, même si l’on peut considérer que ce n’est finalement pas tant aux usages de l’informatique connectée qu’ils se confrontent qu’aux représentations qu’ils ont intériorisées de ce à quoi devrait ou aurait dû leur servir Internet et qu’ils n’arrivent pas à actualiser.

43Qu’ils aient ou non entretenu un rapport pratique à l’informatique connectée, les « non-utilisateurs » que nous avons rencontrés se caractérisent par la mise en lien qu’ils effectuent, d’une manière ou d’une autre, entre la/leur (non-)pratique d’Internet et les expériences virtuelles ou effectives de mésestime de soi qui s’y rapportent. Il est intéressant de noter que ces processus de dépréciation n’empêchent pas les verbalisations « révoltées » qui témoignent de leur réflexivité critique. Cette souffrance élémentaire est, in fine, assez facilement mise en mots et s’accompagne d’une argumentation qui en appelle à des principes évidents de justice sociale dont les TIC sont, pour le coup, complètement absentes. Le jugement critique naît, ici, de l’incapacité patente de la société de l’information à pourvoir aux conditions matérielles de réalisation effective des qualités qu’elle promettait à ceux qui se sont lancés dans l’usage de l’informatique connectée. Quand les expériences pratiques censées contribuer à la reconnaissance de l’utilisateur affectent finalement négativement le rapport à soi, émerge alors la possibilité d’une désadhésion aux schémas idéologiques dans la mesure où « entre la promesse évaluative et la réalisation matérielle se creuse un abîme dont la caractéristique est l’impossibilité de mettre en accord les présupposés institutionnels de la reconnaissance avec l’ordre social dominant » (Honneth, 2006 : 272). La promesse non réalisée d’un gain de reconnaissance sociale via l’usage de l’informatique connectée peut par exemple conduire à l’élaboration d’expressions permettant une réappropriation positive de ce qui a pu être vécu dans un premier temps comme une déficience personnelle. Ce retour réflexif des « non-utilisateurs » sur le conditionnement social qu’opère le système sur les individus, démontre qu’en ce cas, une certaine autonomie de pensée s’exerce bien. Si elle n’est pas synonyme de potentialités d’émancipation et d’autoréalisation, elle participe toutefois à la reconstruction de rapports positifs à soi. De nombreuses tensions, émergeant en l’occurrence de ces situations de « non-usage », naissent des tentatives de prescriptions technologiques. Elles produisent leur lot de désenchantement, d’indignation et rappellent in fine que les clauses de réalisation de soi sont foncièrement sociales et dépendent, non d’un niveau d’engagement dans l’informatique connectée, mais plus fondamentalement de préalables sociaux assurant des conditions d’existence propices au développement de soi.

44Contrairement à certaines formes d’usage de l’informatique connectée qui donnent l’illusion aux utilisateurs qu’ils actualisent par cette pratique certaines des leurs attentes morales et de leurs demandes d’estime sociale, le « non-usage » se présente comme une situation négative qui confronte diversement, mais indubitablement, les « non-utilisateurs » les plus réflexifs à des sentiments de déni de leur valeur sociale. Ils sont même parfois en mesure de saisir le caractère idéologique des discours qui accompagnent la diffusion des technologies informatiques et télématiques dans le corps de la société et d’entrevoir combien ils travaillent à reproduire des formes de domination sociale desquelles ils pâtissent. Quand elle existe, cette capacité n’est pas l’effet d’une « prise de conscience », mais le fruit d’une expérience personnelle, affective, liée au « non-usage », qui leur fait prendre le sens (i.e. ressentir) de leurs conditions sociales d’existence qui les brident dans leurs potentialités pratiques de reconnaissance. Comme le souligne Honneth, ces sentiments négatifs « constituent l’aspect affectif du mouvement par lequel le sujet prend conscience de ses propres attentes, dès lors qu’une de ses actions n’obtient pas le résultat escompté (Honneth, 2000 : 167). Ce sont les décalages entre le sens cadré par les discours affirmatifs sur la société de l’information et ce qui est pratiquement éprouvé par les personnes qui créent la déprise, c’est-à-dire le passage d’une perspective participante à une perspective réflexive :

« Si l’idéologie consiste effectivement à encapsuler des potentialités pratiques propres aux sujets sociaux – notamment celle de développer des relations de reconnaissance mutuelle –, alors il faut concevoir que l’idéologie produit des écarts entre des énoncés de sens et un vécu pratique effectif. Si le propre de ces écarts entre énoncés et pratiques est de passer inaperçus et de produire une distorsion, ils entraînent des tensions qui se manifestent d’une manière ou d’une autre. Certes, l’idéologie implique en soi un rapport aux pratiques qui tend à dissimuler ces tensions et à en empêcher la manifestation. Mais la disjonction sur laquelle elle repose ne résiste pas à toutes les ‘‘épreuves’’ de réalité – c’est-à-dire des moments au cours desquels la logique des énoncés idéologiques est incapable de conférer du sens au processus pratique. Ces ruptures émergentes sont des moments de fissuration des schémas idéologiques et de décomposition de leur cohérence antérieure sous le coup des paradoxes occasionnés par des disjonctions entre énoncés affirmatifs et pratiques effectives » (Voirol, 2008 : 74-75).

45En l’occurrence, ce qui déconstruit l’idéologie le plus efficacement, c’est l’épreuve de la pratique indigente (projetée ou effective), productrice d’échecs et de dévalorisation de soi, mais aussi celle de la violence symbolique induite par un renoncement de ses convictions : avoir l’impression de céder par l’achat à la mythologie du caractère rédempteur des TIC. Les autres situations critiques recensées, c’est-à-dire les formes techno-déterministes que nous avons repérées précédemment, sont sans doute moins propices au dégagement pratique des relations idéologiques de la société de l’information. Elles « ne mettent pas forcément le doigt sur l’injustice du mépris » (Honneth, 2000 : 169) et demandent un accompagnement sémantique externe aidant à l’interprétation de ces situations de dénigrement du rapport pratique à soi.

3- DES USAGES POPULAIRES DE L’INFORMATIQUE CONNECTÉE : S’ÉQUIPER POUR SE CULTIVER

46En ce domaine, les clivages de classe se lisent en premier lieu dans les taux d’équipement. 61 % des foyers des classes populaires disposent aujourd’hui d’au moins un ordinateur à domicile (ce taux d’équipement atteint 73 % au sein des autres classes sociales). Le manque de moyens financiers et/ou l’absence d’intérêt pour une technologie dont on imagine mal à quoi elle pourrait servir et qui, au surplus, semble à certains difficilement appropriable (« Internet, ce n’est pas pour moi ») sont parmi les raisons principales de ce taux d’équipement plus faible dans les milieux socialement les moins favorisés. Les raisons évoquées quant au souhait de s’équiper d’un ordinateur relèvent assez largement de motivations qui tournent autour de la question de l’accès à la connaissance et à la culture. Cette volonté de se donner les moyens matériels de pouvoir (enfin) fréquenter à moindre coût certaines sources du savoir, de la science et des humanités apparaît comme un leitmotiv, particulièrement au sein des discours des enquêtés-parents, mais aussi chez la plupart des individus, quelle que soit la fraction de classe à laquelle ils appartiennent (et bien que dans les faits, comme nous allons le voir, il existe de vraies différences). L’investissement des parents, parfois très actifs dans l’aide à l’appropriation du savoir scolaire par leurs enfants, se prolonge ici par le souhait de les équiper en ordinateur et connexion Internet, ces éléments étant considérés comme les nouveaux outils de la réussite scolaire et espère-t-on sociale.

47Une première différence existe ici entre les parents des différentes fractions des classes populaires. Quand ceux de la fraction non-diplômée (FND) considèrent la manipulation de l’ordinateur et d’Internet comme un nouveau moyen efficace d’accéder au savoir et à la connaissance, ceux de la fraction diplômée (FD) envisagent plutôt l’usage de l’informatique comme une propédeutique à l’acquisition de savoir-faire (la maîtrise des TIC) indispensables à l’insertion professionnelle. Ce n’est alors pas tant l’accès à des contenus inédits ayant « une vraie valeur » (i.e. épousant les formes de la culture « cultivée » pour les acteurs de la FND) qui est loué, que l’importance d’acquérir des compétences dans un domaine d’activité qui annexe de plus en plus toutes les sphères de la pratique. Une autre dissemblance se lit également entre père et mère. On sait combien le succès scolaire, notamment celui des filles des classes populaires doit au travail des mères de famille (Terrail, 2002 ; Lahire, 1995). Ces dernières, notamment les mères vivant seules avec leur(s) enfant(s), sont en effet tout particulièrement attentives à ce que leur(s) fils ou leur(s) fille(s) puissent disposer des outils de communication et de savoir les plus modernes. Il faut noter que ce sont pourtant les femmes qui sont les moins équipées et cet écart est davantage marqué au sein des classes populaires : 40 % d’entre elles ne possèdent pas d’ordinateur (seulement 29 % au sein des autres groupes sociaux). Globalement moins passionnées par la manipulation des TIC et moins acculturées à l’informatique connectée que leurs éventuels conjoints, elles font toutefois montre d’un volontarisme exemplaire pour maîtriser a minima ces équipements et ainsi espérer pouvoir comprendre et superviser ce qu’y trouvent ou font leurs enfants. Ce phénomène semble par ailleurs tout particulièrement marqué chez les mères de la FND, surtout quand ces dernières vivent seules avec leur(s) enfant(s).

48Cette particularité ne doit toutefois pas faire oublier qu’au sein même des classes populaires, il existe une différence très nette entre la fraction non-diplômée qui n’est équipée d’un ordinateur à domicile qu’à hauteur de 57 % et la fraction diplômée dont les membres sont équipés à 82 % (taux d’équipement bien supérieur à celui des autres groupes sociaux). Au sein de la FD, l’ordinateur, surtout quand il est équipé d’Internet, semble être tendanciellement devenu l’outil essentiel à partir duquel et sur lequel se déploie une part de plus en plus importante des activités culturelles et de loisirs (parfois aussi professionnelles). Les consommations ludiques et culturelles (acquérir, stocker, écouter/visionner, redistribuer de la musique ou de la vidéo ; jeux vidéo, loisirs créatifs, etc.), ainsi que certaines pratiques de gestion (faire ses comptes, organiser son temps, classer divers contenus, etc.) sont ainsi souvent déportées vers l’ordinateur et s’installent durablement dans les emplois du temps des utilisateurs. Au travers des témoignages largement convergents des individus de la fraction diplômée (mais aussi dans une moindre mesure, de la fraction non-diplômée) se dessine alors un nouveau paysage résidentiel du « temps libre » où les périodes d’utilisation de l’ordinateur (cf. infra) semblent aller croissant et viennent amoindrir d’autant le temps consacré à certaines autres pratiques. À l’évidence, au sein de la FD, la consommation télévisuelle fait par exemple partie de ces temps de loisirs qui ont été rognés, parfois assez largement, du fait de la place qu’ont pris les usages de l’informatique et d’Internet. L’ordinateur largement mobilisé affaiblit d’autant l’investissement dans des activités de loisirs considérées comme moins intéressantes et moins valorisantes, notamment chez les jeunes (cf. Donnat, 2009).

49Moins impliqués dans les usages de l’ordinateur et de l’Internet, les individus de la FND préservent quant à eux davantage leurs répertoires d’activités antérieures. L’exemple de la télévision reste ici emblématique. Celle-ci garde une place importante au sein de leurs temps de loisirs, même si les volumes d’écoute tendent aussi à s’amenuiser quelque peu. Cet investissement plus ou moins lâche dans la consommation télévisuelle a par ailleurs des répercutions assez notoires sur les principes organisateurs de la pratique d’Internet. Les univers culturels des individus de la FND sont assez nettement polarisés par les univers télévisuels (émissions, presse magazine, etc.) qui leur fournissent une large frange de leurs repères culturels et des prises cognitives et appréciatives (goûts/dégoûts) par le biais desquelles ils vont entrer dans les contenus en ligne. Les relevés des recherches effectuées par les internautes de la FND montrent qu’une large part de leurs points d’entrée sur la Toile tourne de facto autour de sites Web et de recherches d’information assez directement liées à des culturèmes médiatiques et plus particulièrement télévisuels. Téléchargements, recherche d’information et participation à d’éventuels échanges en ligne (forums, IM, chats) sont fréquemment des déclinaisons d’appétences pour des acteurs, des artistes, des animateurs TV ou pour des contenus et des thématiques « vus à la télé ». Chez les internautes de la FD, la tonalité est somme toute assez éloignée de ces intérêts médiatiques qu’ils ont d’ailleurs tendance à dénigrer au profit de formes culturelles plus « cultivées », mais aussi davantage « alternatives ».

50CD-Roms de musée, sites d’information plus spécialisés ou téléchargements ciblés de contenus culturels plus rares, moins relayés par les médias de masse, colorent ainsi davantage leur répertoire de pratiques que ceux des individus de la FND, dont les relais relationnels (famille, amis, collègues) épousent généralement les mêmes types d’appétits culturels : « la Nouvelle Star, c’est un truc qui m’a bien occupée […]. Ma copine a même fait un forum sur Steve et j’y ai passé un temps assez fou. [Et d’ajouter aussitôt] Je sais que c’est nul… » (Anne, 36 ans, en recherche d’emploi – FND). Consciente en cela que les usages qu’elle développe d’Internet s’appuient sur des formes culturelles qu’elle sait par ailleurs dépréciées, Anne fait montre d’une connaissance effective des hiérarchies culturelles et dévalorise, du même coup, ses propres pratiques qu’elle juge à l’aune d’un arbitraire culturel qui ne trouve pas à se relayer dans les goûts et les consommations culturels de son environnement social. Le sens pratique qui trouve à s’exprimer dans ces usages ludiques ne lui permet pas d’explorer les potentialités culturelles plus légitimes qu’elle avait pourtant fait vœux d’exploiter et qui avaient justifié ses motivations à s’équiper. Finalement résignée à actualiser ses désirs de culture par la mobilisation de contenus culturels de masse qui satisfont néanmoins certaines de ses attentes (divertissement), Anne développe des usages de l’informatique connectée qui témoignent aussi des limites d’une bonne volonté culturelle portée par une envie qui, seule, ne saurait être la garantie de son actualisation effective. Très souvent exprimés par les individus de la FND, les espoirs qu’ils déposent dans Internet quant à la possibilité d’avoir accès à des formes culturelles qu’ils mobilisent habituellement peu ou pas du tout sont le plus souvent déçus. Le terrain montre en effet que les « bonnes résolutions » se voient bridées par des dispositions individuelles qui ne facilitent pas la réalisation pratique de certaines des virtualités culturelles (au double sens de réalités potentielles et de réalités en ligne). Cette difficulté provient, d’une part, de la distance importante entre les pratiques visées et les espaces culturels habituellement fréquentés par les individus de la FND. D’autre part, les intentions sont freinées par un sens des limites qu’ils ne manquent pas d’exprimer lors des entretiens :

« Je m’étais dit “je vais en profiter pour me faire une culture en musique classique”… ouais, bah, en fait, j’ai pas fait grand-chose, faut bien le dire (rires). C’est pas pour moi ces trucs-là, je crois. […] J’aime pas comment ils se la jouent, leur parlotte c’est prétentieux [se référant à des sites Web qu’il a consultés, dédiés à la musique classique] et puis, à part quelques trucs, en fait, j’aime pas tellement » (homme, 32 ans, en reconversion professionnelle – FND).

Des usages plus marqués chez les 12-25 ans

51Le nombre de jours par semaine où l’ordinateur est actif fournit également une autre mesure des clivages entre classes sociales, mais aussi du rôle que peut y jouer la variable âge. En l’occurrence, on note une différence particulièrement marquée concernant les 12-25 ans qui, dans les milieux populaires, sont beaucoup plus nombreux à utiliser leur ordinateur au moins 5 jours par semaine (31 % vs. 18 % pour les 12-25 ans des autres groupes sociaux). Parmi eux, ce sont les jeunes hommes qui investissent le plus cette pratique intensive (44 % vs. 19 % chez les jeunes femmes). Par ailleurs, l’intensité d’utilisation de l’ordinateur se différencie aussi notoirement entre les membres de la fraction diplômée et ceux de la fraction non-diplômée des classes populaires (44 % vs. 36 %), quels que soient par ailleurs le sexe ou la classe d’âge. La durée d’usage moyenne de l’ordinateur donne également quelques indications quant aux divers axes de différenciation, notamment pour ce qui concerne les usages s’écartant le plus de la moyenne. Pour les individus qui mobilisent leur ordinateur moins d’une heure par semaine, une différence manifeste existe chez les 46-60 ans et, plus encore, chez les plus de 60 ans qui, au sein des classes populaires, sont nettement plus nombreux à passer très peu de temps sur leur ordinateur (respectivement : 24 % et 32 % vs. 16 % et 8 %). Pour les personnes qui, à l’inverse, l’utilisent au moins 15 heures par semaine, les dissemblances sont marquées sur toutes les catégories d’âge. Les milieux non populaires sont plus nombreux à développer une durée d’usage importante, sauf chez les 12-25 ans, chez qui la tendance est inversée, puisqu’ils sont 25 % à avoir de telles pratiques parmi les classes populaires contre 13 % seulement parmi les autres groupes sociaux. À l’intérieur des classes populaires, les usages temporellement les plus réduits (moins d’une heure par semaine) sont surtout le fait de la fraction non-diplômée (17 % vs. 10 %). Quant aux usages les plus denses (15 heures et plus par semaine), ils relèvent davantage des hommes de la fraction diplômée (38 % vs. 23 % pour les hommes de la fraction non-diplômée) et des 12-25 ans de ce même sous-groupe (32 % vs. 22 %).

52L’investissement dans la pratique de l’informatique et d’Internet est donc particulièrement marqué chez les 12-25 ans des classes populaires, que ce soit en termes de fréquence ou de durée. Cette période du cycle de vie qu’est la jeunesse est une phase où, d’une part, les pratiques relationnelles (les sociabilités) et, d’autre part, les pratiques culturelles (notamment numériques) occupent une place tout à fait importante au sein des répertoires d’activités individuelles. Ce sont là deux caractéristiques notoires qui particularisent ce passage de l’existence sociale au point qu’il est possible de repérer des pratiques culturelles plus spécifiquement juvéniles (Gire, Pasquier, Granjon, 2007). Celles-ci se caractérisent par exemple par des consommations de musique et de vidéo importantes, notamment sur ordinateur. L’univers informatique est particulièrement prégnant dans leur vie, puisqu’il figure parmi leurs principaux centres d’intérêt (38 % citent l’informatique parmi leurs trois centres d’intérêt favoris vs. 22 % en moyenne), au même titre que la musique, le sport ou le cinéma. Les jeunes sont également adeptes des jeux vidéo : seuls 14 % d’entre eux n’y jouent jamais (vs. 57 % en moyenne) et 58 % y jouent plusieurs fois par semaine (vs. 20 % parmi l’ensemble de la population). De plus, se trouvant pour la plupart encore scolarisés, ils rencontrent tout naturellement leurs réseaux amicaux en dehors de chez eux, et ce de manière quotidienne ou à l’occasion de sorties distractives (cinéma, chez des amis, concert, discothèque) qui occupent aussi une place de choix dans leurs loisirs. L’investissement plus important des 12-25 ans des milieux populaires (par rapport à ceux des autres classes sociales) dans la pratique de l’informatique et d’Internet peut sans doute s’expliquer par le fait que cette activité vient relayer, mais aussi compenser des pratiques culturelles et relationnelles in praesentia qui peuvent s’avérer l’une et l’autre trop coûteuses à entretenir pour des personnes bénéficiant de peu de moyens, notamment financiers. Les jeunes des autres classes sociales peuvent se permettre plus facilement de posséder des biens culturels, de s’inscrire dans des structures collectives (associations, clubs, etc.) et d’organiser des rencontres pour se voir notamment en dehors des établissements scolaires. Mais ceux des classes populaires disposent d’une marge de manœuvre moindre, ce qui les encourage à développer des pratiques en ligne sans doute supplétives à d’autres formes d’évasion au sein desquelles il est pour eux plus difficile de s’investir.

53Si l’on s’empare de la question des sociabilités culturelles qui condense deux des spécificités sociales de la jeunesse, on se rend notamment compte qu’au sein des milieux sociaux les plus modestes, il existe, s’agissant de certains objets culturels, une sensible pénurie des ressources sociales de proximité (notamment familiales) permettant d’inscrire pleinement les pratiques culturelles au sein de pratiques relationnelles faites de discussions, d’échanges et/ou de pratiques collectives. Outre le fait qu’Internet offre la possibilité d’avoir un accès facilité à une offre culturelle élargie, il permet aussi parfois de trouver des relais relationnels à des intérêts culturels singuliers, intéressant peu les autres générations des classes populaires. En l’occurrence, la capacité à entretenir son capital social et à élargir ses réseaux relationnels semble être plus nettement développée chez les jeunes de la FD. Leurs usages des médias sociaux et des plateformes culturelles du Web 2.0 sont par exemple plus fréquents et plus soutenus que parmi leurs pairs de la FND. Bien plus souvent que pour ce qui concerne ces derniers, ils s’en servent, tout comme d’ailleurs les réseaux de peer-to-peer (P2P), pour rentrer en contact avec des individus susceptibles de partager les mêmes intérêts culturels qu’eux. Ils préfèrent ainsi explorer les stocks de contenus proposés en ligne en sélectionnant d’abord des interlocuteurs dont ils parcourront les dossiers mis en partage, voire en discutant avec eux, plutôt que se contenter de télécharger des contenus par le biais de requêtes désincarnées effectuées auprès de serveurs et non de personnes (Granjon, Combes, 2007). Sur ce point particulier et pour la FD, Internet se présente moins fréquemment comme un simple mode de consommation de contenus culturels (il l’est bien évidemment), que comme un procédé d’apprentissage et d’exploration de contenus originaux par frottements relationnels et prises de contact préalables.

54D’une manière générale, l’investissement dans les pratiques de téléchargement se présente comme une démarche visant à l’amoindrissement des dépenses, à dépasser la frustration de n’avoir que des accès restreints à la culture et justifie aussi parfois une mobilisation très forte de certains membres du foyer dans ces activités en ligne. Cet investissement qui, par ailleurs, peut se trouver désavoué ou peu valorisé (notamment au sein de la FND) est alors davantage accepté, car il conduit à l’acquisition de biens durables (films, séries, albums, logiciels, etc.) qui profitent à l’environnement social de l’internaute. Les jeunes internautes de la FND sont de facto particulièrement intéressés par la recherche et l’acquisition de contenus. Si le repérage et l’utilisation de services-ressources fait également partie de leur répertoire d’usages, les sites et services fréquentés ont un caractère moins spécialisé (les sites de la grande distribution sont ainsi souvent visités, tandis qu’ils sont plus rarement fréquentés par les jeunes internautes de la FD) et sont surtout destinés à suivre les dernières nouveautés culturelles (musique, films, etc.), sans intérêt particulier pour engager et entretenir des contacts en ligne autour de ces sujets.

55Si les classes populaires déclarent moins que les autres classes sociales lier leurs centres d’intérêt ou leurs hobbies à des pratiques en ligne (40 % vs. 50 %), la différence entre fractions diplômée et non-diplômée des classes populaires est ici encore plus intéressante. Les individus de la FND sont en effet seulement 35 % à mettre en lien Internet et leurs principaux centres d’intérêt, tandis qu’au sein de la FD, ce sont 68 % des personnes qui s’y livrent, c’est-à-dire de manière bien plus importante qu’au sein des groupes sociaux non-populaires. Chez les 12-25 ans, la dissemblance est encore plus prononcée : 59 % au sein de la FND contre 80 % au sein de la FD. Par ailleurs, les hommes affirment davantage ce lien que les femmes, quelle que soit la fraction considérée (39 % vs. 31 % au sein de la FND et 75 % vs. 65 % pour la FD). Plus le capital culturel des utilisateurs des classes populaires est important (et donc conséquemment, leur intérêts culturels plus diversifiés et spécialisés), plus la fréquence et la durée de leurs usages de l’ordinateur est conséquente, particulièrement pour les hommes et les 12-25 ans. Par ailleurs, c’est chez les utilisateurs intensifs utilisant Internet au moins 5 jours par semaine que les différences sont les plus notoires entre classes populaires et classes non-populaires, notamment chez les jeunes, plus nombreux au sein des classes populaires à adopter des usages conséquents (27 % vs. 16 %). Les internautes de la FD sont également plus nombreux à s’investir à cette hauteur que ceux de la FND (39 % vs. 32 %). La différence homme/femme vient s’ajouter à cette première partition. Chez les internautes qui se servent d’Internet au moins 5 jours par semaine, on compte en effet 63 % d’hommes au sein de la FD (vs. 33 % seulement au sein de la FND).

4- DES RAPPORTS DIFFÉRENCIÉS A L’INFORMATIQUE CONNECTÉE

56Le sens des limites à l’intérêt, à l’appréciation et à la maîtrise des formes culturelles les plus cultivées que nous évoquions plus haut trouve aussi à s’exprimer dans le domaine moins « légitime » mais tout aussi demandeur de pré-requis qu’est l’informatique. Statistiquement, ce rapport à l’informatique peut être approché par le niveau de compétence ressenti par les utilisateurs de l’informatique connectée qui de facto n’est pas identique d’une classe sociale à l’autre. Les classes populaires se sentent en effet moins compétentes dans le domaine informatique : 42 % se disent ainsi peu compétents et affirment rencontrer des difficultés dans leurs usages de l’ordinateur, contre seulement 28 % au sein des autres groupes sociaux. À l’inverse, seulement 11 % d’entre eux se déclarent très compétent (vs. 20 %). Au sein même des classes populaires, les différences entre fractions diplômée et non-diplômée sont fortes : 46 % des individus de la fraction non-diplômée se sentent peu compétents, contre seulement 23 % de ceux de la fraction diplômée. Inversement, seulement 44 % de la FND s’estiment très compétents contre 60 % de la FD. On constate peu de différences entre hommes et femmes au sein de la fraction non-diplômée, tandis qu’elles sont plus marquées au sein de la fraction diplômée. Les hommes de ce dernier sous-groupe s’envisagent comme bien plus compétents que les femmes de cette même catégorie (27 % vs. 11 %), à l’identique des proportions constatées au sein des milieux non populaires (27 % vs. 10 %).

57Quand les individus de la fraction diplômée font globalement montre d’une efficacité dans la manipulation de leur ordinateur et trouvent Internet « quand même super simple », ceux de la fraction non-diplômée y voient plutôt un dispositif qui « demande de sacrées connaissances ». Une évidente divergence s’exprime dans les formes d’appropriation qui semblent bien plus aisées pour les membres de la FD. Contrairement aux individus qui constituent la FND et qui occupent majoritairement des emplois peu qualifiés où l’ordinateur n’a que peu sa place (généralement l’accès professionnel peu fréquent se couple à un faible accès résidentiel), les personnes de la FD sont, quant à elles, bien plus souvent amenées à manipuler des dispositifs informatiques dans un cadre professionnel. De ce fait, leurs usages résidentiels de l’ordinateur sont beaucoup plus aisés et experts. L’aisance avec laquelle ils manipulent leur ordinateur tranche sensiblement avec les hésitations, les échecs et les peurs de mal faire ou d’endommager le matériel qui colorent les usages des individus de la FND. Ces différenciations notoires se lisent à la fois dans l’utilisation des logiciels les plus courants (traitement de texte, tableur, etc.), dans les manières de classer fichiers et répertoires, ou encore dans la (non-)utilisation de certaines applications qui, complètement abstruses pour les uns, sont pourtant utilisées avec un naturel déconcertant par certains individus de la FD (bases de données, firewall, antivirus, etc.).

58Les activités de recherche d’information en ligne sont particulièrement emblématiques de ces inégalités numériques. La fraction non-diplômée développe généralement des usages nettement moins maîtrisés des moteurs de recherche que la fraction diplômée et beaucoup d’enquêtés de la FND déclarent être quelque peu perdus, voire complètement dépassés par ces difficultés qui les empêchent de profiter des potentialités culturelles et informationnelles que leur offre l’informatique connectée et par rapport auxquelles leurs attentes étaient peut-être les plus fortes. Une jeune femme de 23 ans (Corinne, caissière, sans diplôme) s’est par exemple trouvée dans l’incapacité de retrouver le site Web dédié à sa fille Cassandre que son conjoint a créé et tient à jour très régulièrement. Lui demandant d’aller visiter le site dont elle nous avait déclaré être très fière, elle tapera « enfant » une première fois dans Google, épluchera les premières pages de résultats, en vain, puis rajoutera le prénom de sa fille. Après avoir parcouru les premiers liens proposés, elle s’excusera de ne pas être en mesure de nous faire découvrir ces pages personnelles. L’invitant à renouveler l’expérience sur une autre thématique retenant son attention (combien coûte un cheval ?), elle rentrera cette fois les mots-clés « animaux » puis « chevaux ». Après une visite rapide des premiers sites référencés par le moteur de recherche (consultation accompagnée de nombreux soupirs), elle nous déclarera gênée : « Bah, j’ai rien trouvé là ! Je n’aime pas chercher. Je ne sais pas comment faire et j’abandonne facilement ». La non persévérance de Corinne, qui épouse ici les atours d’un manque de savoir-faire lié à un domaine de pratiques particulier (l’informatique), se révèle être aussi, selon toute vraisemblance, une disposition acquise au cours d’expériences sociales itératives, au sein de sa famille, à l’école et au travail, où elle s’est toujours désengagée de pratiques qui la mettaient en situation d’échec, faute d’encouragement et de soutien moral ou pratique de son entourage : étude avortée d’un instrument de musique pourtant choisi par ses soins, formation scolaire non terminée, prises de responsabilités professionnelles qu’elle a refusées par crainte d’échouer, etc. Dans le cas particulier qui nous intéresse ici, son conjoint qui serait pourtant en mesure de la guider dans son appropriation de l’ordinateur et d’Internet se montre peu enclin, voire même réticent à l’aider dans sa découverte de l’outil informatique. Corinne préfère donc abandonner l’idée de pouvoir s’investir dans la manipulation de l’ordinateur au-delà d’un certain niveau (celui qui lui permet d’assurer les tâches que son conjoint préfère lui laisser : faire les comptes, entretenir certaines relations familiales, etc.) et contente par la même occasion l’image qu’elle se fait d’elle-même, débonnaire et peu courageuse. Pourtant, ce manque de patience qu’elle dit toujours avoir eu et qu’elle naturalise comme un trait de caractère général de sa personne est complètement absent des rapports qu’elle entretient avec d’autres savoir-faire pratiques davantage valorisés au sein de ses proches (s’occuper des enfants, tenir le domicile, trouver des « affaires », etc.).

Des pratiques sexuées

59Les femmes des milieux populaires, quelle que soit la fraction considérée (mais davantage au sein de la FND) ont tendance à appréhender l’ordinateur et ses périphériques (imprimante, webcam, box, etc.) comme des outils essentiellement pratiques devant servir assez directement au couple et à la famille, tandis que chez les hommes, les objets de l’univers informatique permettent plutôt de s’octroyer une récréation sociale de soi. Pour ces derniers et plus particulièrement ceux de la FD, l’informatique et Internet se présentent comme des espaces de recomposition qui permettent « de préserver des possibilités de fuite, de repli, de retrait, de solitude parfois ; desserrer les grandes contraintes sociales, se mettre en marge, se garantir un ailleurs » (Schwartz, 2002 : 320). Ces espaces « masculins » se caractérisent par la mobilisation d’un imaginaire puissant (s’extraire des pesanteurs de la réalité en explorant des univers virtuels), l’affirmation de savoir-faire pratiques (l’ordinateur et Internet comme monde complexe à maîtriser) et le développement d’activités de production plus que de consommation (création de sites Web, de blogs, de forums, etc.). De tels usages de l’informatique connectée rentrent en résonance avec une forme de culture de l’habileté technique qui, sous certains aspects, est assez comparable à la culture prévalant aux activités de bricolage que l’on rencontre souvent au sein des milieux ouvriers. Si la similitude avec les espaces de loisirs privés masculins typiques de la classe ouvrière est assez prononcée, il faut cependant noter que ce sont davantage les hommes de la FD qui portent ce type de dynamique plutôt que ceux de la FND, pourtant plus proches des caractéristiques du monde ouvrier. Ces espaces informatiques de recomposition masculine sont des arènes où les acteurs-utilisateurs vont faire, de diverses manières, démonstration de leur capacité à dompter les aléas et la complexité du système technique, et dont l’objectif est l’obtention d’un bénéfice personnel que l’on pourra néanmoins partager quand, par exemple, il s’incarne dans l’acquisition de biens d’expérience (musique, vidéo, etc.). Cette dimension est semble-t-il tout particulièrement importante. Relevant d’activités de démonstration et de valorisation de soi, ces pratiques n’ont lieu d’être et de durer que si elles se trouvent des publics réceptifs, voire reconnaissants des « faits d’arme » produits. Au-delà des inégalités en termes de compétence technique qui expliquent certainement une part des différences d’investissement constatées entre les hommes des différentes fractions des classes populaires, sans doute est-ce là une des clés de compréhension du phénomène. Car l’existence de « spectateurs » pourvus de compétences à reconnaître la valeur des usages développés dans ce cadre est une potentialité qui se rencontre davantage dans les rangs des individus de la FD. Quand ce public n’existe que peu ou pas au sein de l’entourage des utilisateurs, ils peuvent éventuellement trouver à se le constituer en ligne. Mais ces pratiques alors tournées vers la recherche d’un extérieur social composé de « spectateurs qualifiés » sont soumises à certaines compétences, celles de travailler à la constitution d’un capital social d’un type nouveau (formé de liens faibles et distants demandant un travail d’approche et d’entretien particulier) qui se rencontrent, une fois encore, plutôt chez des individus dont la socialisation les a déjà confrontés à ce type d’exercice social. L’investissement dans l’informatique connectée peut ici déboucher sur quelques rétributions symboliques, matérielles (applications, vidéo, textes, etc.) et l’acquisition d’un genre nouveau de capital spécifique (technique – Granjon 2005). Ces expériences peuvent ouvrir à des formes d’estime de soi et des mises en valeur qui dépendent d’une capacité à construire ce capital spécifique, à l’apprécier, à se satisfaire de sa conquête et à le convertir en avantages, notamment symboliques. Les usages de l’informatique connectée sont alors le produit d’un ajustement socialement cadré par des goûts, des valeurs, des représentations, qui, dans le cas des individus les plus cultivés doivent beaucoup au fait qu’ils aient effectué des études longues.

60La quantité d’énergie et de passion liée à l’usage de l’informatique connectée peut être assez considérable et l’ardeur investie dans la pratique ressemble parfois à une nécessité absolue pour ceux qui s’y livrent. Au sein de la fraction non-diplômée, les temps de loisirs communs à la famille ou au couple pâtissent plus souvent qu’au sein de la fraction diplômée de l’importance prise par la manipulation de l’ordinateur, surtout quand il existe un déséquilibre flagrant dans les niveaux d’appropriation de l’ordinateur entre conjoints et/ou entre parents et enfants. Ces divergences d’usage dénotent une différence notoire d’intérêt pour le domaine de l’informatique et conduisent à des investissements individuels qui rentrent en concurrence avec les temps familiaux ou conjugaux (Le Douarin, 2007) :

« Moi, je joue tous les jours, mais quand je suis toute seule. Je fais des réussites, ça me détend, en rentrant du boulot... J’adore ça. Manu [son conjoint], il aime les jeux violents sur l’ordinateur et pas moi. Il joue pendant des heures avec son casque sur la tête. Il est dans son monde, faut pas lui parler… Ça me gonfle ! […] Mon fils, quand il n’est pas chez son père, qu’il est là, il joue à Sonic, il joue sur le site de France 3. On va sur le site de France 3 et là, il y a des jeux en ligne de tous ses héros. Donc il choisit, mais par contre, je reste à côté de lui et je le limite dans le temps. Il adore ça. Mais moi, non, ça ne m’intéresse pas. C’est sympa, les jeux, mais ça vient un peu bouffer la famille. Manu, il est pas là très souvent avec son boulot et mon fils, je l’ai qu’une semaine sur deux… C’est sûr que je préfèrerais qu’on fasse des choses ensemble » (33 ans, vendeuse, divorcée – FND).

61Ce dernier témoignage montre également combien il existe, surtout au sein de la FND, des rapports pour le moins inégalitaires entre conjoints. Pour poursuivre sur un autre exemple, reprenons le cas de Corinne et de son compagnon Yannick qui, grand amateur d’informatique, passe la quasi-totalité de son temps de loisirs devant l’écran de son ordinateur. Créateur de warez et animateur de forums spécialisés sur le piratage et le téléchargement illégal, il dispose d’un savoir-faire conséquent en ce domaine. Il n’a pourtant jamais souhaité faire partager ses connaissances à son amie qui déplore cet état de fait et vit la chose fort négativement, comme le révélateur évident d’un certain déséquilibre dans la répartition des tâches et le partage du temps libre au sein de leur couple. L’ordinateur est le territoire privilégié et quasi exclusif de Yannick qui, d’une part, alloue un budget-temps conséquent à cette activité et, d’autre part, construit celle-ci comme une citadelle personnelle qu’il s’agit de défendre contre les tentatives d’incursion de sa compagne. Se joue ici, dans le domaine de l’informatique connectée, un exemple de situation bien repérée dans les études sur les classes populaires (Schwartz, 2002) qui entérine une notoire dissimilitude entre les activités des femmes, lesquelles sont encore largement marquées par la mobilisation de savoir-faire traditionnels (faire la cuisine, s’occuper des enfants, gérer la sociabilité familiale et les comptes de la famille), et celles des hommes qui supposent notamment la maîtrise de dispositifs techniques plus complexes. Comme le note Roland Pfefferkorn, « les tâches masculines sont davantage de l’ordre de la production, voire de la création, suscitant la fierté de soi et la reconnaissance d’autrui : qu’on pense au résultat d’un bricolage réussi par rapport à un tas de linge repassé ou même un “ménage” bien fait » (Pfefferkorn, 2007 : 331).

62De ce point de vue, le « champ » des TIC en général et de l’informatique connectée en particulier se présente comme un évident laboratoire des rapports sociaux. Les quelques usages qu’arrive par exemple à développer Corinne sont en rapport avec des tâches pratiques centrées sur l’écologie domestique et montrent combien ses pratiques en ligne restent attachées à une division traditionnelle des rôles entre les sexes. Abonnée à des listes de diffusion traitant essentiellement de cuisine et de santé, elle visite grosso modo toujours les mêmes sites Web : La Redoute pour les achats, TF1 pour les jeux et les tombolas, Pampers pour les bons de réduction, la Caisse d’Épargne pour suivre les crédits et les débits du compte en banque du couple. Ses correspondants électroniques se réduisent par ailleurs à deux personnes : sa belle-mère et sa sœur auxquelles elle essaie de donner régulièrement des nouvelles de sa fille. Pour sa part, Yannick reçoit quotidiennement plusieurs dizaines d’emails, possède un carnet d’adresses pléthorique, effectue de longs dialogues sur messagerie instantanée, dispose d’historiques de surf pour le moins conséquents et développe une variété d’usages impressionnante. Du côté de Corinne, on repère des pratiques peu maîtrisées et peu développées, tandis que du côté de son conjoint, un régime d’usages frappé au coin de la diversité et de l’expertise. Au sein de la fraction diplômée, ces clivages homme/femme existent également, mais sont moins saillants. Le plaisir à manipuler toutes sortes d’interface reste semble-t-il un attribut plus masculin que féminin (les hommes se servent notamment davantage de leur ordinateur pour des activités de loisirs : jeux vidéo, musique, vidéo, etc.), et les femmes privilégient plutôt des usages qui ont une utilité pratique avérée, que celle-ci soit envisagée dans un cadre familial ou professionnel.

63Les interactions verbales sur le thème de l’informatique connectée sont également plus fréquentes au sein de la fraction diplômée. Les astuces et autres « trucs » techniques sont partagés entre membres du couple ou de la famille, tandis que les découvertes de contenus jugés intéressants sont systématiquement mutualisées et souvent discutées. Ici, l’acculturation technique et les progrès dans la maîtrise des outils prennent forme dans un contexte où les constructions identitaires et les modalités subjectives de l’« affirmation de soi » tiennent secondairement à la maîtrise des technologies informatiques. L’ordinateur et Internet sont davantage considérés comme des ressources qui doivent se partager. Ils sont donc largement moins appréhendés comme des territoires personnels à défendre, sous peine de se voir flouer d’« avantages concurrentiels » dont les individus de la fraction non-diplômée (surtout ceux pour qui la maîtrise et la connaissance de ces univers sont des éléments distinctifs de leur personnalité) ont conscience qu’ils participent à l’image positive qu’ils peuvent donner d’eux-mêmes. La construction sur ces bases d’un soi singulier, valorisant et valorisable au sein de cercles relationnels divers et variés (je suis, dans mon environnement – familial, amical, voire professionnel – celui qui connaît bien l’informatique et Internet, qui est capable d’aider les autres, qui conseille, etc.) apparaît surtout comme le fait des hommes de la FND parmi les plus investis dans l’usage des TIC.

5- DE FORTS CLIVAGES LIÉS À LA COMMUNICATION ÉLECTRONIQUE

64Les classes populaires utilisent moins les outils de courrier électronique que les autres groupes sociaux (14 % vs. 24 %). À cet égard, nombre d’enquêtés nous ont affirmé n’utiliser qu’avec parcimonie le courrier électronique, non par manque d’intérêt, mais plus certainement par manque de correspondants (Lelong, 2004) :

« Mon carnet d’adresses… Ah oui… Je n’y vais jamais. Il n’est pas à jour et puis il n’y a pas grand-chose à voir hein… Je suis dedans parce que j’ai peur d’oublier mon adresse, sinon, il y a une amie de ma fille, là une autre, sa baby-sitter, un copain et une copine qui d’ailleurs n’a plus Internet. […] Autour de moi il n’y a pas grand monde à avoir Internet. Les gens que je côtoie sur Rennes n’ont pas d’ordinateur » (femme, 32 ans, agent de nettoyage – FND).

65Les femmes des classes populaires, ayant souvent à gérer la sociabilité du couple et de la famille, investissent davantage le mail que les hommes (16 % vs. 10 %), de même que la fraction diplômée (dont les individus disposent notamment davantage de correspondants électroniques, ne serait-ce que professionnels – 18 % vs. 12 %), ensemble au sein duquel la distribution sexuée des usages répond aussi à la même dynamique, puisque les femmes y sont bien plus présentes que les hommes (22 % vs. 11 %). Si l’on s’intéresse aux utilisateurs quotidiens du mail, on observe une identique dynamique. On trouve davantage d’utilisateurs issus des classes non-populaires (20 % vs. 14 %) et leur part au sein de la FD est largement supérieure à celle qui peut être constatée au sein de la FND (20 % vs. 12 %). Pour la majorité des enquêtés des classes populaires, y compris de la FD, « la vie se déroule à l’intérieur d’un cadre étroit, borné par le travail d’un côté [ou le manque de travail !], le logement, la famille » (Schwartz, 2002 : 521). L’existence manque d’un ailleurs comme le souligne Olivier Schwartz, et Internet est entrevu, à l’instar du domaine culturel, comme une possibilité permettant d’arpenter des régions sociales habituellement hors d’atteinte. Cette détermination à vouloir augmenter sa surface socioculturelle et découvrir de nouveaux territoires de l’existence est particulièrement marquée chez les individus de la FD, ainsi que chez les femmes seules qui organisent une partie non négligeable de leurs usages autour de la recherche d’un « ailleurs numérique ». Il existe, de ce point de vue, des différences explicites entre les fractions diplômée et non-diplômée. Les individus de la FND, même s’ils tentent de « s’ouvrir à d’autres horizons », envisagent plutôt des voyages sociaux et culturels immobiles, ne trouvant pas nécessairement de débouchés concrets hors ligne et de relais dans des activités in praesentia. Ce sont les personnes des classes populaires les plus détentrices de capital social et culturel qui trouvent à actualiser leurs investissements informatiques. Celles qui en sont le moins pourvues n’imaginent parfois même pas pouvoir traduire leurs contacts en ligne en relations effectives, tandis que d’autres, s’ils pensent la chose possible, n’osent toutefois pas passer à l’acte.

66Ici, le poids du passé incorporé des utilisateurs joue un rôle particulièrement central, à l’instar de cette jeune femme qui, inscrite sur différents sites de rencontres amicales, ne désire pourtant pas faire connaissance plus avant avec les personnes avec lesquelles elle est amenée à dialoguer fréquemment en ligne. Les schèmes ou dispositions personnelles qu’elle mobilise à son insu sont le produit de l’incorporation des structures des environnements dans lesquels elle a été socialisée et, en l’occurrence, des règles de bienséance et de conduite qui lui font penser qu’une personne « bien éduquée ne va pas, comme ça, à la rencontre d’inconnus ». Ici, ce sont bien des principes d’organisation des pratiques selon des règles héritées (une « bonne éducation », qui par ailleurs ne l’empêche aucunement d’aller visiter nombre de sites pornographiques quand elle se retrouve seule face à son écran) qui la brident dans l’actualisation de possibilités qu’elle s’est pourtant efforcée de construire. Les individus de la FND se contentent, le plus souvent, de développer des activités communicationnelles qui semblent suffire à rompre ou amoindrir leur sentiment de confinement culturel et/ou social. Leurs univers relationnels et culturels, s’ils sont toujours aussi peu riches de rencontres et d’activités hors écran, s’avèrent cependant parfois suffisamment étoffés d’échanges et d’expériences distantes heureuses pour susciter une certaine satisfaction. Pour les individus de la FD, le courrier électronique et les échanges en ligne révèlent une certaine volonté de rencontrer « des gens intéressants » et d’en faire des personnes-ressources susceptibles d’apporter information ou contenus, si ce n’est des amis avec qui l’on pourrait développer des affinités électives moins utilitaristes. Ce contraste se lit par ailleurs dans les usages que les uns et les autres font des espaces collectifs en ligne (forums, blogs, etc.). Sauf à constituer des espaces rendant visible un certain entre-soi (la messagerie instantanée entre amis, le blog d’un copain, etc.), ils sont moins mobilisés par les membres de la FND qui y voient des espaces publics où l’exposition de soi est parfois ressentie comme dérangeante. Au contraire, les internautes de la FD considèrent davantage ces espaces collectifs comme des opportunités relationnelles leur permettant éventuellement de développer leurs sociabilités :

« Quand je suis arrivé à Rennes, je connaissais personne. Je venais de Nantes et j’ai laissé toute ma famille et mes amis là-bas. Ça n’a pas été simple au départ. On peut dire que, pendant six mois, je suis resté un peu tout seul quand même, à part le boulot… et faire pilier de bar pour rencontrer des gens, c’est pas trop mon genre. Le déclic, ça a été de reprendre Internet, d’y passer du temps, de faire un blog, de participer à des forums, notamment un sur la culture gothique-métal avec des gens du coin. Tu commences par discuter avec des gens, tu t’aperçois que c’est toujours les mêmes, tu te fais connaître et puis après tu passes un cap, assez vite en fait, tu les vois. Certains sont maintenant des bons copains qui, du coup, m’ont fait rencontrer d’autres personnes. Ça fait boule de neige et, maintenant, j’ai quand même une bande de bons potes » (26 ans, correcteur occasionnel pour le CNED – FD).

67Enfin, il faut noter de franches différences quant à la question des territoires informatiques personnels. La possession d’une adresse mail en propre qui n’est partagée avec personne d’autre est un attribut plus courant dans les milieux non populaires (53 % vs. 37 %). Au sein des milieux les moins socialement favorisés, les adresses électroniques sont plus souvent mutualisées entre les conjoints ou entre les parents et leurs enfants. Cette dissemblance est encore plus marquée au sein même des classes populaires entre les fractions non-diplômée et diplômée : 31 % de la FND disposent d’une adresse mail personnelle, tandis que ce chiffre atteint 66 % parmi la FD. Cette différence explose littéralement chez les 12-25 ans (43 % au sein de la FND vs. 93 % pour la FD). Lorsque les ordinateurs sont partagés au sein d’un même foyer (cas le plus fréquent), seulement 64 % des individus des milieux populaires s’y créent des dossiers personnels, contre 76 % dans les classes non populaires. Par ailleurs, cette différenciation est encore plus grande entre la FND et la FD (58 % contre 82 %).

6- LES USAGES « CONTRARIÉS » DE LA FRACTION NON-DIPLOMÉE

68L’usage de l’informatique connectée par les individus issus de la fraction la moins cultivée des classes populaires s’accompagne, dans la plupart des cas rencontrés, d’une incapacité à se rapporter positivement à leurs dispositions personnelles (goûts, intérêts, etc.), ce qui les conduit à une autodépréciation de leur estime sociale. Les usages « contrariés » de l’informatique connectée peuvent en effet déboucher sur des dénis de reconnaissance et se traduire par l’expérience de blessures individuelles écorchant une nouvelle fois et d’une nouvelle manière, le sentiment positif, parfois déjà bien ténu, que les utilisateurs ont d’eux-mêmes. Ils produisent des situations où sont expérimentées des situations de mépris. L’échec dans les manipulations ou, sans doute plus violent encore, le fait de ne pas savoir quels types d’utilisation faire du dispositif technique, peut se transformer en une variété de moments négatifs, allant de la perte de confiance à un sentiment de relégation. Ne pas trouver d’utilité précise à une technologie dont on « sait » par ailleurs que beaucoup de personnes en développent des usages dont ils semblent être en capacité de tirer avantage, c’est éprouver une dissemblance radicale avec ceux « qui ont », « qui savent » et « qui profitent », ici comme en d’autres domaines. Cela confine parfois à la blessure morale :

« Internet ? J’en fais pas beaucoup… Enfin l’ordinateur, ça me sert pas, c’est pas pour moi. Pour s’en servir bien, faut pas être comme moi… [Mais vous avez pourtant acheté un ordinateur et vous avez bien un abonnement qui vous donne accès à Internet ?] Oui oui, mais moi je m’en sers quasiment jamais parce que je vois pas ce que je peux en faire de bien… Enfin pour moi, pour que ça me serve… [Ça vous déplaît ? Vous ne trouvez pas ça très utile ?] C’est que je sais pas très bien m’en servir et ça m’énerve vite. Quand ça marche pas c’est agaçant quoi. J’ai l’impression d’être complètement idiot des fois… C’est les enfants qui s’en servent surtout. C’est plus leur truc à eux » (chômeur, 42 ans – FND).

69S’envisager dépourvu de « compétences » pratiques à considérer l’usage de l’informatique connectée comme un élément profitable, s’avère autrement plus stigmatisant que de ne pas partager l’intérêt pour un loisir que d’autres affectionnent. Ce qui pourrait être envisagé à l’aune d’une anodine affaire de goûts se vit alors comme une situation dépréciative, car cela revient d’une certaine manière à s’appréhender soi-même comme n’étant pas membre de cette communauté imaginée de personnes insérées dans la modernité, dont on nous dit qu’elle est la plus « avancée ». Le désœuvrement ressenti face à l’outil se transforme ainsi en manque de considération que l’utilisateur populaire peut se porter à lui-même.

70Les situations d’usage de ce type s’accompagnent souvent d’un sentiment de culpabilité dont les enquêtés témoignent assez systématiquement, sans qu’il soit nécessaire de les inciter à un examen poussé de leurs attentes déçues. La difficulté à s’engager dans des régimes d’usages qui répondent pleinement aux objectifs qu’ils s’étaient fixés pour leur pratique de l’informatique connectée révèle la plupart du temps un décalage avec les cadres d’attente de leurs motivations qu’ils ont par ailleurs intériorisés comme une nécessité. Cette dissymétrie entre des perspectives pratiques jugées importantes et des usages n’autorisant finalement pas la réalisation de ces espoirs, entraîne la tenue d’un procès que les individus de la fraction non-diplômée des classes populaires instruisent à leur propre charge : « Je ne suis pas à la hauteur de mes ambitions », « Je ne suis pas assez curieux », « C’est moi ça, j’aime pas les trucs un peu scolaires », « Je crois que je suis trop faignant pour ça », etc. La manipulation heurtée de l’informatique connectée par ces sujets est d’abord un échec dans la conduite de tâches pratiques. Mais c’est aussi un échec au regard d’un cadre normatif sociétal, plus ou moins intériorisé par l’utilisateur et qui le somme d’être un individu autonome, agissant, compétent, capable de tenir ses objectifs. Or l’expérience pratique qu’il mène en ce domaine de l’informatique connectée tend à lui montrer que sa personne n’est pas franchement en conformité avec ce modèle normatif. Cette expérience négative, qui se présente d’abord comme un manque de réussite pratique, est alors vécue comme une des marques d’inaptitude à participer à la reproduction de la vie commune. Les personnes éprouvent alors un sentiment d’amoindrissement de leur supposée valeur sociale qui relève d’une évaluation auto-discriminante et affecte négativement le rapport qu’elles entretiennent à elles-mêmes.

Du mépris à la colère sociale

71Les usages de l’informatique connectée que développe la fraction la plus démunie culturellement des classes populaires font donc assez souvent l’objet d’expériences peu épanouissantes. Les pratiques que la FND met en œuvre n’actualisent que rarement les opportunités sociales, culturelles et relationnelles tant espérées. La culpabilité et le malaise social qui en découlent tranchent sensiblement avec les indignations morales et la colère sociale que les plus cultivés mobilisent, leur permettant de se dégager des significations éventuellement négatives de leurs pratiques plus avancées. La détention d’un capital culturel plus ou moins important détermine ainsi les manières de négocier avec plus ou moins de sensibilité les phénomènes d’estime et de mésestime de soi, mais la capacité à construire une critique générale des usages de l’informatique connectée et des normes sociales de la société de l’information est finalement partagée par un assez grand nombre d’individus quel que soit leur niveau culturel, y compris au sein de la FND. L’expérience que les sujets des classes populaires font de l’informatique connectée s’accompagne alors « de sentiments susceptibles de [leur] révéler que certaines formes de reconnaissance sociale [leur] sont refusées » (Honneth 2000 : 166). De nombreux témoignages font la démonstration de leur aptitude à effectuer un travail de mise à distance et à ne pas se laisser miner par des logiques d’abaissement de soi. Si elle reste un moment négatif, la promesse non réalisée d’un gain de reconnaissance sociale via l’usage de l’informatique connectée conduit aussi à élaborer des expressions permettant une réappropriation positive de ce qui a pu être vécu dans un premier temps comme une déficience personnelle :

« Avant, quand j’étais avec le papa de Lisa [sa fille], c’était lui qui s’occupait de tout le bazar : l’ordinateur, l’imprimante, tout ça. C’était lui qui réparait quand ça marchait pas et tout, parce que c’est son truc l’informatique. Quand on s’est séparé, il a fallu que je gère toute seule. […] Il a bien fallu que je me débrouille, que je me laisse pas faire aussi, parce qu’on essaie de te vendre plein d’objets dont on n’a pas besoin. Je me suis rendu compte que j’avais pas besoin de tout ça, que c’était le bazar de Stéphane [son ex-compagnon] et que nous, on avait pas besoin de tout ça. Le truc qui me sert vraiment c’est pour faire les démarches administratives, mais le reste on peut s’en passer non ? On croit qu’on peut plus s’en passer, mais si on peut ! Alors ça sert à rien de se prendre la tête quand ça plante ou quand on sait pas faire. […] Moi, j’avais tendance à m’énerver tout de suite, comme s’il fallait que je réussisse forcément. Fallait que je me prouve que j’étais capable d’arriver à utiliser très très bien Internet. C’était débile, je voulais faire aussi bien que Stéphane et pouvoir dire que moi aussi je sais bien me servir d’Internet. Moi, maintenant j’ai compris qu’il fallait faire avec ses moyens et si on n’arrive pas ça veut pas dire que c’est ma faute ou que je suis nulle » (vendeuse, 29 ans – FND).

72Les formes de mépris éprouvées par les individus de la FND se déploient essentiellement dans le registre de l’épreuve de la valeur de sa propre personne, au regard des exigences fonctionnelles de la société actuelle. Cependant, ceux-ci mettent aussi assez facilement en mots leur souffrance élémentaire qui trouve alors une explication dans la mobilisation de principes de justice (Dubet, 2006 ; 2007). Cela débouche notamment sur la dénonciation d’inégalités non pas numériques, mais bien sociales. D’aucuns envisagent ainsi assez naturellement que leurs pratiques « en creux » soient le résultat d’une difficulté à appréhender les formes socio-symboliques qu’ils rencontrent sur Internet. Et ces capacités réflexives les conduisent même, en certains cas, à faire le lien entre la déception qu’ils ressentent et la cause de ce sentiment. Si l’expérience négative de l’informatique connectée prend le plus souvent la forme d’un témoignage à la première personne, elle s’envisage aussi à l’aune d’un moi contextualisé qui fait référence à une identité sociale particulière qui, sans épouser ce que l’on pourrait considérer, bien à tort, comme une conscience de classe, fait toutefois référence à un espace social inégalitaire où Je et Nous s’opposent à un monde extérieur (Hoggart, 1970) :

« Pour moi, Internet c’est comme dans la vie réelle, c’est une copie de la vie qu’on vit, c’est un miroir de ce qui se passe en vrai. Il y a des gens intéressants et des salauds, mais comme dans la vie. Ça ne change rien. Si t’es pauvre, handicapé ou que t’as pas fait d’études, Internet ça va pas te faire changer de vie. C’est ce qu’on te laisse peut-être croire, mais c’est une grosse hypocrisie des gens qui sont là pour nous vendre un machin qui va faire gagner plein d’argent à ceux qu’en ont déjà trop, mais qui va pas rendre plus riches les autres et peut-être même pas leur servir du tout » (femme, intérimaire, 37 ans – FND).

73Ce qui est aussi souvent souligné, c’est le décalage qui existe entre les représentations que les sujets de la FND avaient de ce qu’allaient pouvoir être leurs usages et l’accomplissement pratique de cette projection cognitive. Les aspirations qui étaient les leurs (en fait, celles des discours médiatiques de promotion), assez largement déçues, sont alors l’objet d’une critique, mêlée d’une dénonciation du travail de persuasion et des incitations symboliques auxquels ils ont été trop sensibles et qui les ont poussés à acheter matériel informatique et accès au réseau.

7- LES USAGES « DE SUBSTITUTION » DE LA FRACTION DIPLÔMÉE

74Dans la préface du Monde privé des ouvriers, Olivier Schwartz pose la question suivante :

« Quelles formes de culture et de conscience développeront les membres de ces jeunes générations, trop longtemps acculturés à l’univers scolaire pour s’identifier à l’ancienne culture ouvrière, mais contraints de s’installer durablement dans la condition ouvrière ? ».

75Il suggère « qu’un nouveau type de strate sociale est peut-être en gestation dans l’évolution récente de la société française contemporaine, qui ne relève assurément pas des « classes moyennes » –, compte tenu de sa place dominée dans le travail –, mais que ses caractéristiques culturelles tendent à écarter des anciennes classes populaires. On pourrait la définir comme un groupe de dominés aux études longues » (Schwartz, 2002 : 10). Il est bien question ici de ceux que nous avons désignés comme la fraction diplômée des classes populaires. Sous certains aspects, leurs usages de l’informatique connectée s’éloignent de ceux de la fraction non-diplômée pour se rapprocher des pratiques développées au sein des milieux non populaires. Ces dominés aux études longues déploient donc, en ce domaine, des comportements plus proches de ceux des autres groupes sociaux que des pratiques développées par ceux avec qui ils partagent pourtant des conditions d’existence sensiblement similaires. Jan Rupp faisait l’hypothèse que « les différences entre les groupes à dominante culturelle et à dominante économique des classes sociales pourraient être moindres que les différences entre les groupes à dominante économique et à dominante culturelle à l’intérieur de chaque classe sociale » (Rupp, 1995 : 97). Sous l’angle singulier des usages de l’informatique connectée, nous avons ici une confirmation de cette hypothèse. Certaines mesures des pratiques de la fraction diplômée des classes populaires (taux d’équipement, fréquence et durée d’utilisation de l’ordinateur, niveau de compétence ressenti, investissement dans les usages « avancés » du Web et de la communication électronique, prolifération des liens en ligne, etc.) montrent même qu’elle tend à développer des régimes d’engagement qui sont encore le plus souvent davantage marqués que ceux qui caractérisent les classes moyennes et supérieures.

76En première instance, les usages des individus de la FD pourraient être considérés comme une forme d’hypercorrection : surmobilisation des TIC afin de travailler à un rapprochement symbolique avec des groupes sociaux qui, à l’évidence, sont ceux qui ont le plus de facilités (économiques, culturelles, etc.) à s’approprier les outils informatiques. À notre avis, ils doivent, plus opportunément, être appréhendés comme l’effet de la recherche de territoires numériques répondant à des intérêts culturels singuliers, lesquels ne sont complètement ni ceux des classes non-populaires, ni ceux de la fraction non-diplômée des classes populaires. Ils peuvent également être analysés comme la réponse à un sentiment de frustration quant à l’impossibilité de fréquenter certains espaces culturels et sociaux, auxquels ils n’ont par ailleurs que difficilement accès. Si leurs usages leur apportent quelques bénéfices, les catégories de pensée qui structurent leur saisissement du monde (e.g. plus informées qu’au sein de la FND) les conduisent aussi à relativiser la valeur sociale de ces avantages. Il s’ensuit des décalages notoires entre les « espoirs » mis dans l’informatique connectée et les avantages qui en sont réellement tirés, ceci multipliant les situations de désajustements, les tensions et les frustrations. Les perceptions qu’ils développent de ce qu’ils sont et ce qu’ils font leur permettent de minimiser d’éventuelles expériences négatives de l’informatique connectée, mais elles en limitent également la portée positive. Réplique déceptive à une certaine forme de ségrégation sociale, les usages de la FD sont d’abord à lire comme une alternative technologique pour pallier la rareté de certains biens. Ils sont une réponse apportée à un sentiment de frustration quant à l’impossibilité pour ces « défavorisés diplômés » de fréquenter certains espaces culturels et sociaux auxquels ils n’ont que difficilement accès. Si l’actualisation des potentialités offertes par l’informatique connectée est parfois effective pour cette catégorie d’individus (acquisition de solides compétences, accès à des biens culturels rares, extension relative du réseau relationnel, etc.) et conduit à certaines formes de satisfaction personnelle, il n’en reste pas moins vrai qu’elle ne fait pas oublier qu’il s’agit là d’une reconnaissance « par défaut » ou « de substitution ».

77Ce qui apparaît en première instance comme une confirmation des personnes dans certaines de leurs qualités et ambitions leur rappelle aussi, dans le même temps, leurs frustrations initiales et les barrières sociales et culturelles que l’usage de l’informatique connectée leur a permis de franchir dans une certaine mesure et en certains « endroits » seulement. Les pratiques de l’informatique connectée sont également l’expression d’appétences culturelles et sociales typiques d’individus ayant bénéficié d’une socialisation culturelle composite, due à une fréquentation des instances scolaires relativement longue, couplée à une appartenance à un milieu socialement et culturellement plutôt défavorisé. Ni versés dans la stricte révérence à une culture « cultivée » dont ils apprécient certains traits, mais dont ils déprécient aussi les travers élitistes, ni franchement amateurs d’une culture de masse qu’ils trouvent globalement indigente tout en lui reconnaissant certaines qualités, les individus de la FD investissent des culturèmes à la fois « légitimes » de masse et « populaires » de niche. Internet leur donne alors les moyens de cet « entre-deux culturel ». D’une part, le réseau des réseaux leur permet d’effectuer des emprunts à une culture consacrée, en levant certains des obstacles pratiques et symboliques qui en limitent habituellement l’accès. D’autre part, Internet leur offre l’occasion de garder contact avec une culture « populaire » et médiatique dont ils vont toutefois chercher à consommer les éléments les moins communs et, au surplus, de manière distinctive (i.e. sur PC). Davantage que pour les autres groupes sociaux, l’informatique connectée se présente pour les utilisateurs de la FD comme un « placement » essentiel leur permettant de répondre aux exigences d’une socialisation culturelle clivée. Ces rapports hétérogènes à la culture sont encore plus prégnants chez les 12-25 ans de la FD qui, travaillés qu’ils sont par la « culture juvénile », construisent encore plus de ponts que leurs aînés entre leurs intérêts culturels singuliers et leurs pratiques d’Internet. Ils passent, en effet, davantage de temps devant leur ordinateur et investissent aussi davantage les outils de communication numériques. Ces derniers leur permettent de trouver des relais relationnels à leurs centres d’intérêt bigarrés (ils affirment par exemple établir plus régulièrement des contacts avec des internautes qu’ils ne connaissent pas), de travailler à la construction d’« ailleurs sociaux » pluriels et d’entretenir parallèlement leurs sociabilités « réelles ».

78Les usages de l’ordinateur et d’Internet sont donc le produit d’un ajustement socialement cadré par des goûts, des valeurs, des représentations, qui, dans le cas des individus de la FD doivent beaucoup au fait qu’ils aient effectué des études longues. Toutefois, il faut noter qu’au sein de la fraction diplômée, les usages de l’informatique connectée sont également travaillés par des rapports sociaux de sexe qui font des hommes – et ce, bien que les femmes soient globalement plus diplômées qu’eux – les plus investis dans la pratique. L’appropriation qu’ils font de l’ordinateur et d’Internet les rapproche des 12-25 ans de leur fraction (forte présence devant l’écran, valorisation de la culture et des loisirs informatiques, individualisation des pratiques, etc.), tandis que les femmes semblent moins promptes à s’engager de la sorte. Se conformant davantage aux rôles sociaux hérités qui leur sont assignés au sein des milieux populaires, elles cherchent nettement moins à affirmer leur individualité sociale et culturelle et prennent davantage en charge que leurs pairs masculins les impératifs de la vie quotidienne. L’utilitarisme dont elles font généralement montre vis-à-vis de l’informatique connectée est l’expression de ce déséquilibre. Bridés par ces « obligations » domestiques chronophages (s’occuper des enfants, entretenir les sociabilités familiales, tenir le domicile, etc.), les usages de l’ordinateur et d’Internet des femmes de la FD et de la FND sont finalement moins dissemblables que ne le sont ceux des hommes des deux fractions.

79Contrairement à ce que la doxa médiatique, les topiques politico-institutionnelles et certains discours scientifiques laissent entendre, les usages sociaux de l’informatique connectée se différencient fortement d’un groupe social à un autre. Les capacités pratiques des internautes sont marquées par leur appartenance de classe, de génération et de genre tout en étant travaillées par la forte variété de leurs parcours biographiques, notamment le fait qu’ils aient ou non effectué des études longues. Nous nous sommes efforcé de restituer les usages de l’informatique connectée des classes populaires dans leur cohérence avec les conditions de production des expériences sociales des enquêtés et les contraintes externes qui cadrent leurs investissements, car « les agents sociaux, et aussi les choses en tant qu’elles sont appropriées par eux, donc constituées comme propriétés, sont situés en un lieu de l’espace social, lieu distinct et distinctif qui peut être caractérisé par la position qu’il occupe par rapport à d’autres lieux » (Bourdieu, 1997 : 161). Selon leur appartenance sociale, les utilisateurs ne saisissent pas les mêmes potentialités de l’informatique connectée et ils n’en définissent ni d’identiques propriétés utiles, ni les mêmes usages effectifs. Les usages sociaux de l’ordinateur et d’Internet sont ainsi très liés aux appréciations, envies, intérêts, goûts et sens pratique de ceux qui les mobilisent. Ils sont le résultat d’un ajustement complexe entre une histoire sociale incorporée (les schèmes de perception et d’action des usagers) et la mobilisation d’un artefact technique qui est lui-même constitué d’une combinatoire de mondes sociaux et culturels. Faire usage d’Internet, c’est manipuler un objet technique qui demande des compétences particulières, mais c’est aussi se confronter à des histoires, du social, du culturel, objectivés dans des dispositifs, des interfaces, des services qui sont autant de mondes appréhendés via des schèmes qui ne permettent pas nécessairement d’en saisir l’intérêt, de leur imputer du sens, de s’y ajuster et d’en retirer d’éventuels bénéfices :

« Poser par hypothèse […] que les consommateurs perçoivent les mêmes attributs décisifs, […] revient à supposer que les produits possèdent des caractéristiques objectives – ou, comme on dit ‘‘techniques’’ – capables de s’imposer comme telles à tous les sujets percevant, c’est faire comme si la perception s’attachait aux seules caractéristiques que désignent les descriptifs proposés par les producteurs (et la publicité dite ‘‘informative’’) et comme si les usages sociaux pouvaient se déduire des modes d’emploi. Les objets, s’agirait-il des produits industriels, ne sont pas objectifs au sens que l’on donne d’ordinaire à ce mot, c’est-à-dire indépendants des intérêts et des goûts de ceux qui les appréhendent et ils n’imposent pas l’évidence d’un sens universel et unanimement approuvé » (Bourdieu, 1979 : 110).

80Au sein des milieux populaires, il existe par ailleurs des différences notoires entre les utilisateurs des fractions diplômée et non-diplômée, qui mobilisent des rapports pratiques dissemblables. Si les usages de la FD s’écartent de manière sensible de celles de la FND, pour ressembler à ceux qui sont actualisés par les catégories sociales non-populaires, cela ne saurait toutefois faire oublier le maintien de nombre de frontières dans l’accès à certaines ressources (informations, contenus, individus, etc.) qui restent socialement et culturellement sélectives. De surcroît, les investissements conséquents des sujets de la FD dans certains usages de l’informatique connectée sont à lire comme une réponse à des inégalités sociales subies, et ce, même si certaines de leurs dispositions et compétences leur permettent de se saisir des potentialités offertes par ces dispositifs techniques. Pour les populations les moins bien dotées en différentes sortes de capital (notamment culturel), ces mêmes inégalités sociales sont en revanche, à l’origine d’inégalités numériques manifestes qui les tiennent un peu plus encore à la périphérie d’une société socialement injuste. Cette inégalité des capabilités qui ne peut se réduire à une simple dotation différenciée de compétences et de savoir-faire (car elle est aussi fondamentalement dispositionnelle) se traduit par ailleurs en des expériences variées d’estime/mésestime de soi. Cette (dé)valorisation étant appréhendée de manières assez singulières par les individus qui en éprouvent les effets, là encore selon qu’ils bénéficient ou non d’un niveau culturel plus ou moins élevé.

81Paul Beaud soulignait, dès le début des années 1980, l’urgence de replacer la problématique des techniques et de la communication dans l’évolution générale des rapports sociaux. Ce dont nous avons le plus besoin pour penser les usages sociaux des TIC, leurs « non-usages » ou la fracture numérique, c’est sans aucun doute de mobiliser une sociologie vigilante aux formes de la pratique, aux capacités sociales, culturelles et économiques qui en définissent nécessairement les contours, et qui soit également attentive aux sens socialement situés, accordés aux (non-)usages. Les (non-)utilisateurs sont toujours pris dans des rapports sociaux déterminés et ce sont précisément ces rapports sociaux qui se révèlent dans les formes de (non-)usages que nous avons eu le loisir d’observer. Ils s’énoncent tant dans les formes déceptives d’auto-qualification des usages que dans les formes dépréciatives du soi, expérimentées ou craintes par les (non-)utilisateurs. Ce que révèlent nos terrains, c’est le poids des inégalités sociales qui s’exprime négativement sur un plan socio-psychologique par de la peur, de la honte, du ressentiment, etc. Ils montrent également que la charge spécifiquement idéologique des discours sur la société de l’information tient précisément aux promesses de reconnaissance et de réalisation de soi dont les conditions de possibilité qui en autoriseraient l’accomplissement effectif sont évidemment indexées à des formes de capital inégalement distribuées.

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