La nature a-t-elle un prix ?
|Conclusion générale
Texte intégral
- 1 Au sens d’une disparition du conflit suite à la mise en place d’un accord accepté par tous.
1La plupart des conflits environnementaux ne peuvent pas se résoudre1 par des transferts de richesse - potentiels ou réels - entre partisans et opposants au projet à propos duquel existe le conflit.
2Formulé ainsi, ce résultat paraîtra peut être trivial à certains ; il n’en reste pas moins en contradiction complète avec l’économie normative dont le principe central - la « maximisation de la valeur monétaire de la richesse globale » ou « analyse coût-avantage » - permet théoriquement de classer tous les états sociaux deux à deux du point de vue du bien commun (les problèmes de redistribution de la richesse pouvant être traités séparément).
3La cause principale de l’impuissance de l’économie normative n’est pas de nature éthique mais de nature technique : elle réside dans l’ampleur de la divergence quantitative existant entre les deux mesures de la valeur – le consentement à payer et le consentement à recevoir.
4Cette impuissance rejoint l’intuition lorsque l’on considère qu’elle reflète l’incompatibilité entre la logique marchande - basée sur la notion de bien privé - et la logique publique - basée sur la notion de bien collectif.
5En effet, le recours au consentement à payer comme une mesure de la valeur place l’individu en position d’acheteur du bien, i.e. de non-propriétaire ; tandis qu’à l’inverse le recours au consentement à recevoir comme une mesure de la valeur place l’individu en situation de vendeur du bien, i.e. de propriétaire. Or au bien collectif correspond un statut (officiel ou non) de copropriétaire, intermédiaire entre les statuts de propriétaire et de non-propriétaire.
6On comprend donc que le recours aux consentements à recevoir donne un droit trop important à chaque individu copropriétaire - qui se traduit par un droit de blocage absolu via l’énonciation de consentements à recevoir aux valeurs extrêmes ou infini, tandis que le recours aux consentements à payer prive injustement l’individu de tout droit - puisque les consentements à payer, lorsque l’on tient compte de l’effet de focalisation, ont des valeurs dérisoires.
7La solution se situe donc en dehors du sentier de l’évaluation monétaire individuelle qui empêche de facto de tenir compte du statut de bien collectif de l’environnement. Selon notre analyse, c’est du côté de la redéfinition des droits individuels à l’usage des biens collectifs qu’il convient d’œuvrer, de manière à rendre les différents usages individuels de l’environnement compatibles, entre eux d’une part, et avec le bien commun d’autre part.
8Un tel glissement de la sphère de calcul économique à la sphère politico-juridique n’est pas un simple glissement d’une technique de décision à une autre technique de décision : il s’agit plutôt, à l’inverse, d’une sortie des techniques de décision.
- 2 Je parle ici des problèmes environnementaux qui incluent une dimension affective et qui ne se rédu (...)
9En effet, nous avons vu qu’il n’existe pas un environnement optimum, mais deux « optima » très éloignés l’un de l’autre entre lesquels existent une infinité de possibilités, de qualité d’environnements possibles, parmi lesquels le calcul économique ne permet pas de choisir. Aucune autre technique de décision ne le permet d’ailleurs, car aucune technique, aucun calcul, aucun algorithme de choix ne sera jamais capable de nous dire quel environnement convient le mieux à l’humanité2 : cela relève de la politique, dès lors que l’on entend par ce mot l’art de faire des choix de société.
10L’échec des techniques de choix analysées ici renvoie donc à un vide : rien ne permettra jamais d’établir avec objectivité, ou même avec certitude, ce qu’est le meilleur des environnements possibles, de même qu’il ne sera jamais possible de définir avec objectivité ou avec certitude ce qu’est le meilleur des monde. La tentation de recourir à « l’expertise » et à l’autorité des chiffres est donc très forte, surtout lorsque ces expertises prétendent, comme c’est le cas de la technique coût-avantage, conduire à des solutions objectives en s’appuyant sur tout un corpus théorique impressionnant. Ca n’en reste pas moins une illusion que j’espère avoir ici contribué à dissiper : définir ce que doit être l’environnement de demain, déterminer dans quelle proportion l’humanité doit préserver la nature, ou dans quelle proportion elle doit œuvrer pour que l’air soit plus pur ou les villes moins bruyantes, reste dans le domaine du débat politique. C’est à la fois une chance et une malchance : n’étant pas infaillible, l’homme peut se tromper, mais c’est là le prix qu’il a toujours dû payer pour sa liberté.
Notes
1 Au sens d’une disparition du conflit suite à la mise en place d’un accord accepté par tous.
2 Je parle ici des problèmes environnementaux qui incluent une dimension affective et qui ne se réduisent pas à de purs problèmes techniques.
© Presses des Mines, 1998