La nature a-t-elle un prix ?
|9. Les problèmes du choix entre CAP et CAR et de la relativité des notions « d’augmentation » et de « diminution » de la richesse totale
Texte intégral
1Résumons-nous. Nous avons vu que :
- l’allocation initiale des droits détermine le choix d’une des deux mesures de la valeur que sont le consentement à payer et le consentement à recevoir ;
- ces deux mesures de la valeur divergent d’un facteur compris entre 3 000 environ et l’infini.
2Il en résulte que l’allocation initiale des droits peut modifier complètement les conclusions d’une analyse coût-avantage, et faire passer le solde d’un projet du positif au négatif.
3Si l’on représente graphiquement les deux mesures correspondant aux deux systèmes de droit envisagés par l’économie du bien-être (droit au pollueur versus droit au pollué), alors, pour un projet donné, on risque fort d’obtenir le schéma représenté sur la figure 11.
4Autrement dit, le projet ne sera rentable avec les deux mesures de la valeur que si la pollution qu’il génère est inférieure à Q.
5Si le niveau de pollution dépasse Q, alors le projet ne sera rentable que si les CAP sont choisis comme mesure de la valeur. Ceux-ci étant limités par le revenu, le projet pourra rester rentable quelque soit le niveau de pollution qu’il génère. Si les CAR sont choisis comme mesure de la valeur, alors le projet doit être considéré comme non rentable.
6Même si l’on trouve des arguments solides permettant de disqualifier les consentements à recevoir très élevés et infinis, alors la divergence des deux optima de pollution n’en restera pas moins très grande puisque le ratio CAR/CAP est environ égal à 3 000 du fait du biais de focalisation. Le même type de conclusion se retrouvera donc probablement : le projet sera considéré comme rentable avec les CAP, et non rentable avec les CAR.
7Je souligne d’autre part que le schéma ci-dessus (figure 11) n’est pas une possibilité théorique improbable, mais qu’elle est à l’inverse « fort probable » : les différentes évaluations expérimentales du consentement à payer et du consentement à recevoir confirment en effet l’existence simultanée d’un biais de focalisation et de nombreux CAR extrêmes ou infinis.
9.1. CONSÉQUENCE : LA RELATIVITÉ DES NOTIONS « D’AUGMENTATION » ET DE « DIMINUTION » DE LA RICHESSE TOTALE
8L’objectif de l’économie est de maximiser la richesse totale. C’est cet objectif qui est poursuivit à travers l’analyse coût-avantage.
9Mais le problème est que la divergence des deux mesures de la valeur rend relative la notion de « maximisation de la richesse » : une transformation E1- > E2 pourra à la fois augmenter et diminuer la richesse totale selon la mesure adoptée.
10Le choix d’une des deux mesures étant dépendant du système des droits, cela signifie que les notions d’ » augmentation » et de « diminution » de la richesse totale dépendent du système des droits. La notion de « maximisation de la richesse totale » n’est pas une notion dotée d’un sens autonome, indépendant : il n’est pas possible de rendre indépendantes les logiques économique et juridique.
11La phrase « la richesse a augmenté » ne peut être déclarée vraie que par rapport à un système de droit donné. Si l’on change le droit, alors une augmentation de richesse se transformera en diminution de richesse.
12Illustrons cela graphiquement. Sur la figure 12, seuls les passages [0 -> Q*1] et [Q -> Q*2] constituent des augmentations absolues de richesse, i.e. quelque soit l’unité de mesure de la valeur choisie. A l’inverse, les passages [Q*1 -> Q*2] et [Q*2 -> Q*1] sont des augmentation/diminution relatives de la richesse.
13Par exemple, le passage [Q*1 -> Q*2] n’est une augmentation de la richesse que si le consentement à payer est utilisé comme mesure de la valeur du coût. Si l’on utilise le CAR comme mesure de la valeur du coût, alors le même passage [Q*1 -> Q*2] devient une diminution de la richesse (et vice versa pour le passage [Q*2 -> Q*1]).
14Le choix de l’une des deux valeurs change donc l’optimum de pollution.
9.2. LE CHOIX ENTRE CAP ET CAR : CRITIQUE DE LA « NEW PROPERTY RIGHTS APPROACH » DE MITCHELL ET CARSON
15Quelle mesure choisir : surplus équivalent ou surplus compensateur, i.e. CAP ou CAR ?
16Nous avons vu que le problème du choix d’une des deux mesures de la valeur est un problème du choix entre deux systèmes de droit : soit le droit est donné à l’évaluateur, soit le droit n’est pas donné à l’évaluateur.
- 1 Notons qu’il ne peut pas de ce fait être traité au sein de l’économie en général.
- 2 Voir note 27, p. 38-41, § « A new property rights approach ».
17Ce problème d’allocation des droits ne peut pas être traité au sein du paradigme de l’économie du bien-être puisqu’il s’agit d’une question relevant du droit1. Il est donc normal que l’économie du bien-être soit peu prolixe à ce sujet. Il est néanmoins nécessaire d’analyser la validité de la théorie proposée par Mitchell et Carson (1989)2 - intitulée « A new property rights approach » - puisqu’il est souvent fait référence à cette théorie dans la littérature sur l’évaluation.
18Ces auteurs se concentrent sur le cas particulier des biens publics dont le maintien ou l’amélioration de la qualité requièrent un financement. Autrement dit, ils s’attachent aux biens publics dont la qualité se dégrade si des travaux d’entretien ne sont pas entrepris. Ces auteurs affirment que : « WTP is the correct property rights assignment in many instances where WTA at first appear to be the correct assignment. »
- 3 L’air et l’usine électrique sont des biens publics.
19L’exemple fourni est celui de l’air d’une ville dont la qualité se dégrade du fait de la présence d’une usine électrique. Les auteurs font remarquer que si l’on considère que les habitants de la ville ont le droit à un air propre, alors c’est a priori le consentement à recevoir qu’il faut utiliser pour évaluer le coût de la dégradation de l’air. Mais si l’usine électrique est elle-même un bien public, alors le coût de la dépollution incombera qu’on le veuille ou non aux habitants. C’est donc, selon les auteurs, le consentement à payer qu’il faut utiliser contrairement à ce que l’analyse du droit (il existe un « droit à l’air pur ») pourrait laisser supposer. Selon les auteurs, cela découle du fait que : « The key property that makes WTP rather than WTA appropriate is that the same group of agents effectively form both sides of the transaction. »3
20Mais - comme nous allons le voir - cette conclusion est fausse. Ces deux auteurs ne voient pas en effet que, même si les deux côtés de la transaction sont occupés par les citoyens d’une même ville, ils n’en sont pas moins différents les uns des autres et en conflit les uns contre les autres. Tout le problème est précisément d’identifier puis de résoudre ce conflit.
21Nous verrons qu’une fois le conflit identifié, le CAP, contrairement à ce qu’affirment Mitchell et Carson, ne s’impose plus du tout comme mesure de la valeur.
22Commençons donc par poser le problème :
23Soit E1 l’état du monde de référence : l’usine électrique existe et pollue l’air.
24Soit E2 l’état du monde hypothétique : l’usine électrique va subir des modifications coûteuses de manière à moins polluer l’air.
25La question est : le passage de E1 à E2 est-il une transformation Pareto-optimale du monde ?
26Certains - que nous nommerons groupe A - sont favorables à la dépollution car l’amélioration de l’air justifie à leurs yeux le coût de la dépollution.
27D’autres - groupe B - sont hostiles à la dépollution car l’amélioration de l’air ne justifie pas à leurs yeux le coût de la dépollution.
28Ceux qui restent sont les indifférents, que nous pouvons laisser de côté.
29Le passage de E1 à E2 est une transformation pareto-optimale du monde si les membres de A sont capables de dédommager les membres de B tout en restant gagnants.
30Comment calculer le montant des dédommagements ?
31Soit Ci le coût individuel de la dépollution = coût total C de la dépollution divisé par le nombre d’habitants. Ceux qui sont favorables au projet de dépollution sont ceux dont le CAPi pour la dépollution est supérieur à Ci. A l’inverse, ceux qui sont hostiles au projet sont ceux dont le CAPi est inférieur à Ci.
32Soit EA la somme des excédents CAPi-Ci du groupe A : EA = ΣA(CAPi-Ci) > 0
33Soit DB la somme des déficits CAPi-Ci du groupe B : DB = ΣB (CAPi-Ci) < 0
34Par hypothèse, si les membres de groupe B reçoivent un dédommagement égal à DB alors ils deviendront favorables (ou pour le moins indifférents) à la réalisation du projet. La dépollution de l’air ne constituera donc une transformation Pareto-optimale du monde que si EA > DB.
35En d’autres termes, si EA > DB, cela signifie qu’il est possible de dégager une unanimité en faveur du passage de E1 à E2 à condition qu’un transfert de richesse (égal au minimum à DB, au maximum à EA) ait lieu du groupe A au groupe B.
36Mais que se passe-t-il si EA < DB ?
37A priori, si EA < DB, cela signifie que la somme des coûts excède la somme des bénéfices, et que donc le passage de E1 à E2 génère une diminution de la richesse globale. Peut-on alors conclure qu’il ne faut pas faire le projet de dépollution et rester en E1 ?
38Nous avons vu que cette notion de « diminution de la richesse globale » est une notion relative qui dépend du système de droit. Aucune conclusion économique ne peut donc être tirée tant que le système des droits n’est pas clarifié.
39De fait, toute la question est de savoir si l’on donne le droit à ceux qui sont hostiles à la réalisation du projet ou bien si l’on donne le droit à ceux qui sont favorables à la réalisation du projet.
40Si le droit est donné aux groupe A des « favorables », cela signifie par définition que le conflit entre A et B est arbitré par l’État en faveur de A : cela revient donc ni plus ni moins à décider de passer de E1 à E2, sauf si les membres de B parviennent à convaincre les membres de A - via un transfert monétaire - de ne pas faire valoir leur droit (auquel cas c’est le scénario E1 préféré par B qui l’emporte sur le scénario E2 préféré par A malgré le choix de l’État de donner le droit à A - choix qui permet cependant à A de recevoir un dédommagement financier).
41Il en résulte que la manière de mesurer la variation de la richesse globale change car l’état du monde de référence - i.e. l’état du monde par rapport auquel une modification est envisagée - devient E2 et l’état du monde hypothétique devient E1 avec :
- E2 état du monde de référence : l’usine électrique va subir des modifications coûteuses de manière à moins polluer l’air ;
- E1 état du monde hypothétique : l’usine électrique reste telle qu’elle est et continue de polluer l’air de la même façon.
42La question devient alors : le passage de E2 à E1 est-il une transformation pareto-optimale ?
43Nous nous retrouvons alors dans la situation où le groupe B, s’il veut changer le cours des choses, doit payer le groupe A qui n’acceptera de renoncer à son projet que si la somme proposée par B suffit à les compenser du « manque à gagner » résultant de la non réalisation du projet. C’est alors le CAP des membres du groupe B (CAPB) pour empêcher le projet et le CAR des membres du groupe A (CARA) pour accepter la non réalisation du projet qui deviennent les mesures pertinentes.
44Si CAPB < CARA, alors cela signifie que le passage de E2 à E1 n’est pas une transformation pareto-optimale. En d’autre termes : le passage de E2 à E1 provoquerait lui aussi une « diminution » de la richesse globale.
45Au bout du compte, nous pouvons donc avoir simultanément les deux situations suivantes :
- Lorsque E2 est pris comme état de référence, alors le passage de E2 à E1 diminue la richesse globale. E2 est alors l’état optimal.
- Lorsque E1 est pris comme état de référence, alors le passage de E1 à E2 diminue la richesse globale. E1 est alors l’état optimal.
46On ne peut pas, alors, utiliser le critère de la « maximisation de la richesse globale » pour décider s’il faut ou non faire le projet, puisque selon la manière de mesurer la variation de la richesse globale on obtient les deux affirmations contradictoires suivantes : le passage de E1 à E2 « diminue » la richesse globale, le passage de E2 à E1 « diminue » la richesse globale - l’apparente contradiction provenant, comme on l’a vu, du caractère relatif de la notion d’augmentation et donc de maximisation de la richesse globale.
47Le choix entre les deux systèmes de droit, et donc le choix entre les deux mesures de la variation de la richesse entre E1 et E2, devient alors l’acte central, nécessaire et suffisant, au sein du problème général du choix entre les deux options. Choisir un système de droit - et donc une mesure de la valeur - au détriment de l’autre revient ni plus ni moins à choisir une option au détriment de l’autre.
48Or théorie économique laisse ce problème du choix entre les deux systèmes de droit absolument entier.
49Remarque : Toute la théorie économique normative étant fondée sur le principe central de « maximisation de la richesse globale », on comprend, ou pour le moins on devine, tout ce que sa relativisation entraîne comme conséquences négatives du point de vue de la portée normative de la dite théorie (conséquences qui restent aujourd’hui largement à tirer).
Notes
1 Notons qu’il ne peut pas de ce fait être traité au sein de l’économie en général.
2 Voir note 27, p. 38-41, § « A new property rights approach ».
3 L’air et l’usine électrique sont des biens publics.
Table des illustrations
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Légende | Figure 11 : Lien entre la divergence CAP/CAR et le niveau de dégradation de l’environnement |
URL | http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/248/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 53k |
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Légende | Figure 12 : Les deux optima de pollution |
URL | http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/248/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 56k |
© Presses des Mines, 1998