3.1. LES DONNÉES EXPÉRIMENTALES

1Longtemps, les économistes du bien-être ont utilisé le surplus Marshallien du consommateur, qui était le seul que l’on pouvait mesurer avec les techniques traditionnelles d’évaluation de l’environnement (méthode des coûts de transport, méthode des prix hédoniques, etc.). Mais l’usage du surplus Marshallien pose un problème majeur : il ne constitue pas une mesure de la valeur, mais un intermédiaire entre les deux mesures de la valeur que sont les deux surplus Hicksiens.

2L’arrivée de l’évaluation contingente a permis de remédier à ce problème. La méthode d’évaluation contingente (MEC) est en effet, comme le signalent Mitchell et Carson (1989)1, la seule méthode permettant d’obtenir une mesure des deux surplus Hicksiens. Elle consiste tout simplement à recourir à la mesure directe - par voie de sondage - des consentements à payer maximaux (CAP) et des consentements à recevoir minimaux (CAR) des individus pour un bien environnemental donné.

3A la surprise générale, l’usage de la MEC a permis de mettre en évidence qu’une très forte divergence existait entre le CAP et le CAR. Ces observations firent naître un débat très nourri autour des deux questions suivantes :

• La différence entre surplus compensateur et surplus équivalent relève-telle de la nature même des deux surplus ou bien d’un biais méthodologique propre à la technique de mesure ?

• S’il s’agit d’une différence relevant de la nature même des deux surplus, comment l’expliquer ?

4Le point de départ expérimental de ce débat fut le travail de Hammack et Brown (1974)2 sur l’évaluation de certains oiseaux, qui montrait des CAR en moyenne de quatre à dix fois supérieurs aux CAP ainsi que l’existence de nombreux CAR très élevés et infinis. Suite au travail de Willig (1976)3, beaucoup d’économistes pensèrent que le problème de divergence noté par Hammack et Brown n’était dû qu’à des biais de méthode de mesure. Willig (1976) défendait en effet la thèse que, pour un changement de prix d’un bien environnemental, la différence entre le surplus compensateur et le surplus équivalent était une fonction de la seule élasticité du revenu. Il en déduisait que, pour des valeurs « raisonnables » de cette dernière, la différence entre les deux mesures devait être faible.

5Deux économistes, Randall et Stoll (1980)4, ont étendu le résultat de Willig à des changements de quantité, montrant ainsi la généralité de l’effet revenu. Ces auteurs ont également adhéré à l’hypothèse de Willig et ont supposé à sa suite que l’effet revenu, et donc la divergence entre CAP et CAR, devait être faible.

6Ces travaux semblaient donc confirmer l’hypothèse du biais méthodologique. Comme nous l’avons vu plus haut, ils ont conduit de nombreux auteurs à affirmer, malgré les faits expérimentaux contraires, que le CAP maximal et le CAR minimal réels devaient être très proches l’un de l’autre.

7Du fait des résultats théoriques de Willig, Hammack et Brown, les CAR très élevés et infinis furent interprétés comme des « biais stratégiques ne traduisant pas les préférences réelles des individus » (Mitchell et Carson, 1989). L’argument alors développé pour expliquer l’existence expérimentale de CAR très élevés est le suivant : en annonçant des CAR très élevés ou infinis observés expérimentalement, par exemple lors de l’évaluation d’une dégradation potentielle de l’environnement, les individus ne donneraient pas leur véritable CAR, mais un CAR fictif surévalué destiné à empêcher la réalisation du projet détériorant l’environnement. En d’autres termes, si les consentements à recevoir étaient réellement perçus par les individus, alors on obtiendrait probablement, selon ces auteurs, des CAR beaucoup plus faibles correspondant aux consentements à recevoir minimaux réels des individus5.

8L’existence théorique du « biais stratégique » a ainsi conduit de nombreux économistes à se ranger à l’idée que les consentements à recevoir ne peuvent pas être réellement mesurés (Carson, 1992), et qu’il fallait donc recourir aux CAP : « Generally speaking, willingness to pay is easier to estimate than required compensation »6, et donc « The willingness-to-pay approach still holds : the true cost of unfavorable impacts are the total amount that people would be willing to pay to avoid them »7.

9Mais il est bien évident que pour qu’un tel abandon du CAR au profit du CAP soit légitime, il faudrait que la différence entre le CAP et le CAR ne soit effectivement pas trop élevée. On tombe alors dans un cercle vicieux qui interdit de fait la substitution des CAR par les CAP : soit la différence entre CAP et CAR est trop élevée pour justifier le recours aux CAP comme substitut des CAR, soit cette différence n’est pas trop élevée et il n’est plus alors nécessaire de substituer les CAP aux CAR.

10Dans le même temps, différents travaux expérimentaux (Bishop et Heberlein, 19798 ; Rowe, d’Arge et Brookshire, 19809 ; Knetsch et Sinden, 198410, etc.) confirmaient les uns après les autres qu’une importante divergence existe entre les deux mesures :

• le CAP est de 3 à 15 fois inférieur au CAR en moyenne sur l’ensemble des individus une fois que l’on a éliminé les CAR très élevés (voir figure 4) ;

• de nombreux individus déclarent des CAR aux valeurs très élevées (le CAP restant lui, borné par le revenu) ;

• il est fréquent que des CAR infinis soient donnés ;

• de nombreux individus refusent de répondre.

11Si l’on n’élimine pas les CAR extrêmes et infinis, on obtient un rapport CAR/CAP égal à l’infini. Le chiffre généralement avancé d’un rapport CAR/CAP compris entre 3 et 15 ne représente donc qu’un rapport fictif, obtenu qu’après élimination des CAR infinis (et même souvent après élimination des CAR jugés « anormalement élevés »). Ce procédé d’élimination est peut-être un peu rapide, puisque les CAR aux valeurs extrêmes ou infinis sont loin d’être des exceptions. Comme le signalent Mitchell et Carson (1989)11 :

12« As noted, contingent valuation studies using willingness-to-accept questions have consistently received a large number of protest answers, such as « I refuse to sell » or « I want an extremely large or infinite amount of compensation for agreeing to this », and have frequently experienced protest rates of 50 percent or more ».

13Éliminer les CAR aux valeurs extrêmes consiste donc ni plus ni moins à supprimer plus de 50 % des réponses. A l’inverse, les CAP ont toujours une valeur finie puisque leur montant est limité par le revenu des individus (figure 4).

14L’accumulation de résultats expérimentaux contraires à l’hypothèse d’une faible divergence entre CAP et CAR relança donc les recherches visant à fournir une explication à ces différences.

3.2. PREMIÈRES TENTATIVES D’EXPLICATION DE LA DIVERGENCE ENTRE SURPLUS ÉQUIVALENT ET SURPLUS COMPENSATEUR

15Certains (Brookshire et Coursey, 198712 ; Coursey, Hovis, Schultze, 198713 ; Brookshire and Coursey, 198714) ont soutenu que la divergence entre les consentements à payer et à recevoir provenait du fait que les individus ne sont pas familiarisés avec l’idée d’acheter ou de vendre des biens environnementaux. Étant peu familiarisés, ils feraient preuve de « prudence » (« cautious effect », Hoehn et Randall, 1983, 198715). Ces différents auteurs soutiennent la thèse que, lors d’expériences où les individus sont autorisés à reformuler leurs réponses, le CAP et le CAR auraient tendance à converger après un certain nombre de transactions répétées. Ils cherchèrent donc à montrer qu’expérimentalement les consentements à payer et à recevoir finissent par converger.

16Mais ces diverses expériences ont laissé sceptique plus d’un auteur. Ainsi, par exemple, l’étude de Coursey, Hovis and Shultze (1987) concluait qu’au bout du compte, la différence CAP/CAR tendaient statistiquement vers la nullité, alors que Gregory and Furby (1985) sont arrivés à la conclusion inverse en partant exactement des mêmes données statistiques, mais en utilisant une analyse statistique différente.16 De fait, outre les problèmes statistiques relevés par Gregory et Furby (1985), diverses critiques peuvent être adressées à ces expériences, invalidant à mon avis largement la portée de leurs résultats :

17Dans ces expériences, les agents sont dotés au départ d’une somme d’argent qui ne leur est pas donnée, mais prêtée pour l’expérience. Or, (i) on ne se comporte pas de la même manière avec une somme d’argent prêtée pour une expérience et avec son propre revenu ; (ii) doter l’individu d’une somme de départ s’ajoutant de manière temporaire à son revenu contribue à perturber et à rendre ambiguë l’effet revenu qui est théoriquement la première source de la divergence entre CAP et CAR.

18Quoi qu’il en soit, actuellement, face à l’accumulation des évaluations contingentes confirmant à la fois (i) l’irréductibilité de la divergence CAP/CAR, (ii) la forte et constante proportion de CAR très élevés, (iii) l’existence de CAR infinis, et enfin (iv) l’existence de nombreux refus de répondre qui atteignent fréquemment des taux de l’ordre de 20 % (Desaigues et Lesgards, 1992 ; Garrabe et Dabat, 1992 ; Charles River Associates Review, 199217), peu d’économistes continuent d’adhérer à la thèse du biais méthodologique.

3.3. RECHERCHE DES CAUSES DE LA DIVERGENCE ENTRE SURPLUS ÉQUIVALENT ET SURPLUS COMPENSATEUR

19L’attention s’est donc porté sur les causes de la divergence entre surplus compensateur et surplus équivalent.

20Deux principaux types d’explication existent :

1. Des psychologues ont cherché à expliquer la divergence entre SE et SC via une remise en cause de l’axiomatique de l’utilité espérée (Kahneman et Tversky, 197918 ; Knetsch et Sinden, 1984, 199019). Pour ces auteurs, une divergence irréductible existe entre les deux mesures de la valeur du fait d’un phénomène « d’aversion à la perte ».

2. Suivant une méthode différente, Hanemann (1991)20 a récemment démontré que la différence entre les deux mesures de la valeur trouve son origine à la fois dans l’existence d’un effet revenu, retrouvant là le résultat de Willig, Randall et Stoll, mais également d’un effet de substitution21.

21Hanemann montre que plus le taux de substitution est faible, ou/et plus l’effet revenu est élevé, et plus la disparité entre variations équivalente et compensatrice est grande - pouvant aller jusqu’à l’infini lorsque le taux de substitution est nul. Inversement, si l’effet revenu est nul ou/et le taux de substitution est infini, alors le CAP et le CAR doivent coïncider. De façon générale, selon Hanemann, si le bien commun à évaluer est « unique » et l’élasticité revenu « normale », alors la différence entre CAP et CAR doit être extrêmement élevée.

3.4. CRITIQUE DE L’ANALYSE DE HANEMANN

22Je n’ai pas l’intention d’entrer ici dans le détail de la démonstration mathématique de Hanemann - ce qui serait fastidieux et peu éclairant – la critique de sa méthode suffira, elle tient en trois lignes : Hanemann n’utilise que des concepts issus de l’axiomatique de la maximisation de l’utilité. Cette axiomatique est tautologique. On ne peut déduire d’une tautologie qu’une autre tautologie. La démonstration de Hanemann est donc tautologique.

23En d’autres termes, l’analyse de Hanemann, traduite en langue française, se réduit à ceci : le CAP diverge du CAR parce que le CAP diverge du CAR.

24Pour que le phénomène A (le « taux de substitution ») puisse expliquer le phénomène B (le choix allocatif, i.e. la détermination du CAR et du CAP, i.e. l’établissement d’une « relation de préférence » entre le bien environnemental et les biens marchands), il faut naturellement que le phénomène A préexiste au phénomène B. Or le « taux de substitution » est défini à partir de la relation de « préférence », qui est elle-même définie à partir du choix. Expliquer le choix d’allocation du budget entre le bien environnemental et les biens marchands à partir du « taux de substitution » entre le bien environnemental et les biens marchands revient donc à expliquer le choix par ce qui est défini par le choix, à expliquer un phénomène A par un phénomène B qui lui est postérieur. Nous voyons bien que nous sommes là en pleine circularité tautologique.

25Il faudrait, pour sortir de la tautologie, que le concept de « substitution » puisse être défini indépendamment de la « relation de préférence » et du choix allocatif, qu’il soit doté d’une signification autonome, indépendante du choix. Pour reprendre la comparaison précédente, il faudrait que A et B soient définis indépendamment l’un de l’autre. Inconsciemment, c’est ce que fait spontanément le microéconomiste : bien que le concept de « taux de substitution » n’ait d’existence et de signification qu’au sein de l’axiomatique du choix maximisateur d’utilité, il dote ce concept d’un sens substantiel, autonome, extérieur à cette axiomatique : c’est en effet le sens commun du mot « substitution » que l’on attribue spontanément et inconsciemment au concept micro-économique de substitution. Mais ce passage du sens micro-économique au sens commun, même s’il est tentant, n’est pas justifié car les deux notions de « substitution », la microéconomique et la commune, ne se recouvrent pas - ce que nous allons vérifier maintenant à partir de données expérimentales.

26Le concept de « substitution » : sens micro-économique et sens commun

27On comprend ce que veut dire la phrase « une bouteille d’eau d’Evian constitue un substitut à l’eau puisée directement à une source » : elle signifie que l’on peut étancher sa soif à l’aide de l’une ou de l’autre : ces deux moyens permettent d’atteindre la même finalité. On comprend également la phrase « le double vitrage constitue un substitut au silence extérieur ». Elle signifie que l’on peut obtenir une atmosphère silencieuse à l’intérieur d’un local soit grâce au silence extérieur, soit grâce au double vitrage : ces deux moyens permettent d’atteindre la même finalité.

28Mais que signifie « substituer un coyote par un bien marchand » ? Une expérience démontre que cette phrase possède un sens micro-économique, même si elle n’a pas, pour une majorité de personnes, de sens commun. En d’autres termes, les deux concepts de substitution n’ont pas la même signification..

29Cette expérience est celle de Steevens et alii (1991). Des individus étaient invités à se prononcer sur la proposition suivante : « la préservation de la vie sauvage et l’argent sont tous les deux importants. Mais quand on doit prendre des décisions, une augmentation de revenu doit permettre de substituer la perte d’une espèce sauvage par un surcroît de consommation ». Or 56 % des personnes se déclarèrent en désaccord avec cette proposition.

30Le coyote (c’était un des animaux sauvages cités à titre d’illustration par Steevens et alii) est donc considéré par 56 % individus comme étant « non substituable » par des biens marchands lorsque l’on prend le sens commun du mot « substituable ». Pourtant, ces mêmes individus sont prêts à payer une somme finie supérieure à zéro et inférieure à leur revenu pour la préservation du coyote. Un tel consentement à payer positif se traduit graphiquement sur la figure 5.

31D’où il ressort qu’il existe pour chacun de ces individus un « taux marginal de substitution » (TMS) entre les biens marchands et le coyote égal à :

32TMS du coyote aux biens marchands = (R-CAP)/CAP

3356 % des individus interrogés jugent donc,

• en utilisant le mot « substitution » dans son sens commun, que le coyote n’est pas substituable par les biens marchands ;

• en utilisant le mot « substitution » dans son sens micro-économique, que le coyote est substituable par les biens marchands.

34Preuve que les deux concepts de substitution ne se recouvrent pas. Il n’est donc pas possible de doter les concepts de Hanemann d’un sens commun de manière à sortir sa démonstration de la tautologie, et de traduire sa phrase « moins le bien environnemental est substituable (sens micro-économique), et plus la divergence CAP/CAR est grande » par la phrase « moins le bien environnemental est substituable (sens commun), et plus la divergence CAP/CAR est grande ». Son analyse est donc condamnée à rester dans la tautologie, et, comme telle, à ne pas nous dire plus de choses que la phrase « le CAP diverge du CAR parce que le CAP diverge du CAR ».

35Il faut donc sortir du modèle de la maximisation de l’utilité pour expliquer la divergence CAP/CAR.