Version classiqueVersion mobile

La nature a-t-elle un prix ?

 | 
Martin Angel

2. Définition formelle de la valeur économique

Texte intégral

1La valeur d’un bien est définie par la théorie micro-économique comme étant égale à la variation d’utilité résultant de la « jouissance » de ce bien.

2On comprends bien que la mesure monétaire de la valeur d’un bien n’est pas égale au prix de marché de ce bien puisqu’il existe une différence entre la mesure monétaire d’une variation d’utilité et le prix effectivement payé par un individu pour obtenir le bien lui procurant cette variation d’utilité. Par exemple, l’environnement est souvent gratuit, ce qui ne signifie pas qu’il n’a pas de valeur puisque sa destruction génère une baisse d’utilité chez ceux qui jouissaient de l’environnement détruit.

  • 1 C’est dans « Les Politiques » d’Aristote qu’apparaissent pour la première fois ces deux concepts, (...)
  • 2 Dupuit J. (1844), « De la mesure de l’utilité des travaux publics », Paris, Annales des Ponts et C (...)

3Depuis Aristote1, on appelle « valeur d’usage » la valeur d’un bien et « valeur d’échange » le prix de marché de ce bien. La « différence » entre les deux est ce que Jules Dupuit (1844)2 a appelé le « surplus consommateur ».

4D’après les définitions qui précèdent, si l’on veut « maximiser la valeur de la richesse d’une collectivité », i.e. maximiser le « produit social », c’est, non pas la valeur d’échange de la richesse totale qu’il faut maximiser, mais sa valeur d’usage - autrement dit la somme des prix de marché et des surplus des consommateurs.

5L’environnement a généralement un prix de marché nul. Sa valeur monétaire se réduit donc généralement au surplus consommateur.

6Le lecteur peut remarquer au passage que ce vocabulaire utilisé par Dupuit - et derrière lui par toute l’école néo-classique - suggère qu’il est possible de mesurer monétairement la valeur. L’école néo-classique semble donc s’inscrire en faux par rapport à tout un courant de pensée, démarrant d’Aristote et passant par Marx, et qui nie une telle possibilité. Pour ces derniers, la valeur d’usage ne peut pas être mesurée, les arguments invoqués étant d’ordre philosophique.

7Nous n’entrerons pas ici dans ce débat qui nous ferait sortir du champ de l’économie et nous nous replierons derrière le principe méthodologique suivant : Si Aristote et Marx ont raison et que la valeur n’est pas mesurable, alors les efforts des économistes néoclassiques pour la mesurer doivent échouer. Nous verrons par la suite ce qu’il en est.

8Continuons donc l’exposé de la théorie néo-classique en acceptant à titre d’hypothèse provisoire que la valeur soit mesurable.

2.1. DU SURPLUS MARSHALLIEN AUX DEUX SURPLUS HICKSIENS

9Plusieurs définitions du « surplus du consommateur » se sont succédées depuis les travaux de Dupuit.

10A. Marshall (1924) a défini le surplus du consommateur comme étant égal à la somme maximale qu’un individu serait prêt à payer en plus du prix de marché de ce bien. Sur le graphique ci-dessous, ce « surplus Marshallien » est délimité par le triangle PAB, sachant que OP représente le prix du bien, PB représente la quantité du bien achetée par l’individu et Aa la courbe de demande du bien.

Figure 2 : Le surplus Marshallien du consommateur

  • 3 Hicks J. (1941), « The rehabilitation of consumer’s surplus », Review of Economics Studies, vol. 8 (...)
  • 4 Hicks J. (1943), « The four consumer’s surpluses », Review of Economics Studies, vol. 11, pp. 31-4 (...)

11Hicks (1941)3 a contesté l’intérêt du « surplus Marshallien » en montrant que Marshall raisonnait à revenu constant et non pas à utilité constante. Hicks (1941, 1943, 1956)4 a donc proposé deux surplus du consommateur (les « deux surplus Hicksiens »), l’un étant défini en maintenant l’utilité constante à son niveau initial, l’autre étant défini en maintenant l’utilité constante au niveau final. Le premier est appelé surplus compensateur, le second est appelé surplus équivalent.

12Remarque : ces deux surplus ont été eux-mêmes découpés en « variation compensatrice » et « surplus compensateur » d’une part, et « variation équivalente » et « surplus équivalent » d’autre part. On parle de « variation » lorsque le consommateur est libre de faire varier la quantité du bien considéré, et de « surplus » lorsque le consommateur n’est libre de faire varier que le prix. Ces distinctions ne présentent pas véritablement d’intérêt du point de vue de la problématique qui nous intéresse, et nous emploierons le terme générique de « surplus ».

13On peut représenter graphiquement ces deux surplus Hicksiens (figure 3).

Figure 3 : Surplus Equivalent (SE) et Surplus Compensateur (SC) dans le cas d’une baisse de la qualité de l’environnement

14L’axe des abscisses représente la qualité de l’environnement, qui baisse sur le schéma du niveau initial q0 au niveau final q1.

15L’axe des ordonnées représente le prix des biens marchands X. L’individu possède un revenu R qu’il consomme intégralement en achetant X0.

16Les courbes U0 et U1 représentent deux courbes d’indifférences du consommateur entre, d’une part, la qualité de l’environnement, et d’autre part, le bien X0. La quantité de X0 qu’il consomme n’est pas représentée ici en terme de quantité physique mais, ce qui revient exactement au même, en terme de prix d’achat de X0.

17La destruction de l’élément environnemental qui disparaît entre q0 et q1 fait passer l’individu du point 1 au point 2 : sa consommation de biens X reste constante (=X0) mais son utilité a baissé de U0 à U1.

18La baisse d’utilité (U0-U1) défini la valeur de l’élément environnemental qui disparaît entre q0 et q1.

19L’objectif est, rappelons-le, de mesurer monétairement (U0-U1). Nous avons dit qu’il y avait deux mesures de la valeur : le surplus compensateur et le surplus équivalent. Nous allons voir maintenant que le surplus compensateur se traduit monétairement par le consentement à recevoir, et que le surplus équivalent se traduit monétairement par le consentement à payer.

2.2. PREMIÈRE MESURE DE LA VALEUR : LE SURPLUS COMPENSATEUR MESURÉ MONÉTAIREMENT PAR LE CONSENTEMENT A RECEVOIR

20On voit que si l’on rajoute xii à X0 alors l’individu retrouve au point 3 le niveau d’utilité initial U0 qu’il avait au point 1 (figure 3). On peut donc en déduire qu’il y a indifférence, du point de vue de son bien-être, entre la jouissance de (X0, q0) et la jouissance de (X0 + xii, q1). Dans les deux cas, son utilité est de U0. Le prix de xii, p(xii), constitue donc une mesure de la valeur du bien environnemental ayant disparu entre q0 et q1. C’est une mesure de (U0-U1). C’est le surplus compensateur.

21Si l’on propose à l’individu de lui donner une compensation monétaire supérieure ou égale à p(xii) en échange de la destruction du bien environnemental, l’individu doit donc par hypothèse se déclarer indifférent ou satisfait : en recevant cette compensation, son bien-être doit augmenter (si la compensation est supérieure à p(xii)) ou rester égal (si la compensation est égale à p(xii)).

22Nous voyons donc que si l’on demande à l’individu son consentement à recevoir minimal (CARm) pour accepter la destruction du bien environnemental, il répondra p(xii).

23Le consentement à recevoir minimal constitue donc une première mesure monétaire de la valeur d’un bien environnemental.

2.3. SECONDE MESURE DE LA VALEUR : LE SURPLUS ÉQUIVALENT MESURÉ MONÉTAIREMENT PAR LE CONSENTEMENT A PAYER

24On définit symétriquement la seconde mesure de la valeur (U0-U1). Revenons pour cela après la destruction de l’élément environnemental (point 2). L’utilité de l’individu est U1. On prend ce niveau d’utilité final comme niveau d’utilité de référence (alors que dans la définition du surplus compensateur on a pris le niveau d’utilité initial U0 comme niveau d’utilité de référence). Si l’on demande à l’individu son consentement à payer maximal pour retrouver la qualité environnementale initiale, alors nous voyons que l’individu sera prêt à renoncer au maximum à xi - autrement dit à payer p(xi) - ce qui le ramènerait au point 4 où son utilité est à nouveau égale à U1. Tout paiement supérieur à p(xi) le ferait passer à un niveau d’utilité inférieur à U1. Nous voyons donc que p(xi) constitue le consentement à payer maximal (CAPm) pour éviter la destruction de l’élément environnemental évalué. CAPm constitue la seconde mesure de la valeur (U0-U1) du bien environnemental. C’est le surplus équivalent.

25Le consentement à payer maximal constitue donc une seconde mesure monétaire de la valeur d’un bien environnemental.

26Dans le cas où il s’agit d’une amélioration de l’environnement et non plus d’une destruction de l’environnement, alors le niveau d’utilité initial est U1 et le niveau d’utilité final est U0. Dans ce cas, le surplus équivalent est mesuré par le consentement à recevoir, et le surplus compensateur est mesuré par le consentement à payer.

27Tout cela est un peu compliqué mais peut être résumé de façon simple dans le tableau suivant.

28Qu’il s’agisse d’évaluer une dégradation de l’environnement ou une amélioration de l’environnement, il y a donc toujours deux mesures de la valeur : le surplus équivalent et le surplus compensateur. Ces deux mesures de la valeur reçoivent leur traduction monétaire au travers du consentement à payer maximal et du consentement à recevoir minimal.

29Nous avons donc dans chaque cas, que ce soit une amélioration de l’environnement ou une destruction de l’environnement, deux mesures monétaires de la valeur : le consentement à payer et le consentement à recevoir.

30Quelle mesure choisir ?

  • 5 Richard T. Carson (1992), « Constructed Markets », in Braden J.B. et C.D. Kolstad, « Measuring the (...)
  • 6 Cf. Polinsky A.M. (1979), « Controlling externalities and protecting entitlements : property right (...)
  • 7 Notons au passage que le bien en question peut être le bien environnemental lui-même, ou un droit (...)

31Comme le fait remarquer R.T. Carson (1992)5, la question du choix entre les deux mesures de la valeur est une question a priori impossible à traiter à l’intérieur du champ de l’économie normative puisque le choix entre le surplus équivalent et le surplus compensateur, i.e. entre le consentement à payer et le consentement à recevoir, se ramène à un problème d’allocation initiale des droits de propriété6. En effet, la détermination d’un consentement à recevoir s’assimile à la détermination d’un prix de vente, tandis que la détermination d’un consentement à payer s’assimile à la détermination d’un prix d’achat. Dans le premier cas, on suppose donc que l’individu possède un droit sur le bien évalué - puisqu’il faut posséder pour vendre -, dans le second qu’il n’en possède pas - puisqu’on n’achète pas ce qu’on possède déjà7. Or l’économie normative paretienne ne peut pas se prononcer sur l’allocation initiale des ressources qui relève de la justice sociale.

32Si l’économie ne peut pas résoudre ce problème du choix, elle peut par contre chercher à répondre à la question suivante : les deux mesures de la valeur diffèrent-elles beaucoup l’une de l’autre ? Ce sont les différentes réponses données à cette question que nous allons maintenant analyser.

Notes

1 C’est dans « Les Politiques » d’Aristote qu’apparaissent pour la première fois ces deux concepts, avant qu’Adam Smith ne les reprenne et les développe dans ses « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations ».

2 Dupuit J. (1844), « De la mesure de l’utilité des travaux publics », Paris, Annales des Ponts et Chaussées.

3 Hicks J. (1941), « The rehabilitation of consumer’s surplus », Review of Economics Studies, vol. 8, pp. 108-116.

4 Hicks J. (1943), « The four consumer’s surpluses », Review of Economics Studies, vol. 11, pp. 31-41.
Hicks J. (1956), « A revision of demand theory », Oxford, Clarendon Press.

5 Richard T. Carson (1992), « Constructed Markets », in Braden J.B. et C.D. Kolstad, « Measuring the Demand for Environmental Quality », North-Holland.

6 Cf. Polinsky A.M. (1979), « Controlling externalities and protecting entitlements : property right, liability rule, and taxe subsidy approaches », Journal of Legal Studies vol. 8, n°1, pp. 1-48.

7 Notons au passage que le bien en question peut être le bien environnemental lui-même, ou un droit sur ce bien (exemple : un droit de passage, ou encore un droit à faire du bruit ou à l’inverse à ne pas avoir le bruit, etc.).

Table des illustrations

Légende Figure 2 : Le surplus Marshallien du consommateur
URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/241/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 29k
Légende Figure 3 : Surplus Equivalent (SE) et Surplus Compensateur (SC) dans le cas d’une baisse de la qualité de l’environnement
URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/241/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 44k
URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/241/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 62k

© Presses des Mines, 1998

Licence OpenEdition Books

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search