INTRODUCTION

1La Division de Design Industriel (DDI) du constructeur automobile Renault a déjà mis à l’épreuve de la réalité ce qu’une analyse pourrait produire sur le travail des designers. La DDI offre, en effet, un terrain privilégié qui donne à voir une division du travail des designers entre eux et avec le reste de l’organisation, entièrement pensée pour circonscrire au plus serré leur intervention sur l’objet-automobile.

2La DDI est divisée en plusieurs services pour lesquels ont été définis, par les responsables de la division, un rôle et des modalités d’intervention spécifiques. Chacun à leur place, chacun à leur tour, les designers interviennent sur les objets qu’ils contribuent à concevoir, selon une organisation qui distribue méticuleusement les rôles et les compétences. Le terrain permet de voir les nombreuses facettes du travail de design, mais aussi, ce que l’observation en agence ne laissait pas apparaître, leur articulation entre elles et avec les autres départements du constructeur. On peut voir comment certaines parties des objets permettent de faire le lien avec des ressources ou des compétences internes à l’entreprise mais extérieures au design (le bureau d’études, le service ergonomie, la division du produit, le service marketing), et comment se négocient, à travers l’organisation, les arbitrages entre des exigences d’ordres différents.

3Nous restreindrons l’analyse à l’étude de deux de ces services, le plus gros du travail de design y étant réalisé : le design « avancé » et le design « programmé », qui correspondent respectivement à la réflexion de fond sur le concept recherché, et à la réalisation effective de maquettes des projets. Du design avancé au design programmé, chacun s’attache à produire un aspect particulier du design du véhicule, définissant des solutions et laissant ouverts d’autres points. Mais il ne s’agit pas de mettre bout à bout l’intervention de chacun, l’idée même de cette opposition est de définir une vision complète de l’objet en l’inscrivant dans l’organisation du travail, au lieu de la laisser se dégager des rapports aléatoires entre les partenaires, comme c’est en gros le cas avec les agences externes. L’élaboration des aspects particuliers du véhicule (le concept, le cahier des charges, le style, la forme de la carrosserie...) est articulée à travers les relations souples qui se nouent entre des services différents, relations dont l’objet peut ainsi être mieux cerné, et l’efficacité discutée.

4Nous verrons d’abord quelles sont les tâches, les outils et les modalités d’intervention des services du design avancé et du design programmé, ainsi que le rôle organisateur de la direction de la DDI. Une seconde partie analysera de quelle manière cette organisation du travail permet de construire une vision globale et articulée de l’objet et de son usager. Tout au long de l’analyse nous garderons comme grille de lecture les quatre critères exposés en introduction (formes de coordination, qualification des usagers et modes de représentation, saisie des objets).

UNE ORGANISATION ET UNE RÉPARTITION DES TÂCHES PRÉCISES

UN SERVICE INTÉGRÉ

5Renault a son propre service de design. Le constructeur ne fait pas appel à une agence de design extérieure pour la conception de ses produits, mais à une unité interne dotée de moyens financiers et humains propres : la Division de Design Industriel, qui compte 250 à 350 personnes. Il n’y a là rien de spécifique, semble-t-il, puisque la quasi totalité des constructeurs automobiles possèdent leur service de design. Cette situation correspond à une redéfinition précise du rôle des designers dans la conception des produits.

6Le travail de design d’une agence fait de celle-ci un prestataire de service ou un sous-traitant d’une autre entité, à l’identité économique différente. Cela nécessite une série d’étapes préliminaires, de la négociation du contrat à la rédaction du cahier des charges, au cours desquelles les deux parties apprennent à se connaître et définissent peu à peu la manière dont elles vont collaborer. Mais le modèle de la sous-traitance est asymétrique : c’est l’agence qui s’efforce de rendre explicite ce qui est tu d’ordinaire, pour pouvoir, à sa manière, identifier ce qu’elle jugera être la culture de l’entreprise.

7Dans le cas de Renault, le modèle est inverse. Le commanditaire et le prestataire font partie de la même organisation. D’un côté, ils partagent en profondeur des éléments, des savoirs, une culture et une identité que les relations ont contribué à renforcer au fil du temps. De l’autre, ces références communes échappent largement à l’expression explicite. Elles renvoient à des relations plus profondes, mais enfouies. La DDI concourt à bâtir l’identité de Renault autant qu’elle en bénéficie : « On veut faire des voitures Renault » annonce fièrement le responsable de la DDI. Construire une identité Renault passe par la nécessité de ne pas déléguer ou faire appel à l’extérieur pour concevoir le véhicule. Tout doit être fait chez Renault. L’organisation du constructeur traduit la volonté de ne laisser à aucun moment un détail de la conception ou de la production du véhicule à un service qui ne serait pas Renault. C’est aussi la production commune d’une identité des voitures et d’une identité du personnel : les Renault sont faites par des gens de chez Renault. L’entreprise construit ses voitures autant que ses voitures construisent l’entreprise.

8L’appartenance de la DDI à la firme se traduit au niveau de l’organisation par des relations assez étroites avec le reste des départements. Dans l’organigramme, la DDI dépend directement de la Direction Industrielle, qui dépend elle-même de la Direction Générale. Le responsable de la DDI aime rappeler qu’un seul échelon le sépare du président et que cette proximité donne une place privilégiée à la division. Fier d’évoquer cette situation, il la décrit comme « une prise de pouvoir », qui a permis aux designers de se sentir investis d’une mission qu’ils se sont définie eux-mêmes. Même s’ils sont intégrés dans l’entreprise, leur existence en tant que division leur permet une certaine indépendance. Ils veulent être à la fois eux-mêmes et proches du haut de la hiérarchie : « On est la seule direction dans laquelle le PDG passe régulièrement » (un responsable de la DDI). En plus des visites du directeur industriel, la division reçoit en effet tous les mois la visite du PDG, à qui les designers montrent leurs différentes productions et avec qui ils discutent de leur travail. Ce mélange d’indépendance et d’étroite relation avec la hiérarchie fait leur fierté. Tout se passe comme si les designers avaient la bride sur le cou, sous le regard bienveillant d’un président qui les comprend et leur fait confiance.

LE DESIGN CHEZ RENAULT : « UNE AFFAIRE STRATÉGIQUE »

9La confiance semble aussi s’exprimer à travers le rôle dont ils se sentent investis par la Direction Générale. Si la DDI est placée si haut dans la hiérarchie, c’est parce qu’elle à fait reconnaître que son rôle ne se limite pas à un travail d’exécutant. « Avoir pris le pouvoir », c’est aussi y participer formellement, depuis une date assez récente. La mission qui lui est dévolue fait maintenant de la DDI un acteur à part entière de la définition de la stratégie de l’entreprise. La conception des véhicules n’est pas l’exécution de directives politiques définies indépendamment d’elle, la DDI participe à la définition de ces objectifs, les voitures produites étant, aux yeux des designers, la traduction visible de cette stratégie : « On a la volonté de faire du design une affaire stratégique » (un responsable de la DDI). Le design n’est pas sous l’influence de la stratégie mais à sa source : « On a la volonté de développer une philosophie de produits qui sont des voitures françaises fabriquées chez Renault ».

10Devenu « affaire stratégique », le design doit faire le lien entre l’organisation et ses produits. La mission du design, exprimée par les responsables sous des allures très volontaristes, est la construction d’une cohérence entre ce qu’est l’entreprise et ce que sont ses produits. Acteurs et gestionnaires à la fois, les responsables de la DDI utilisent un vocabulaire plus proche des seconds : ils parlent planification, stratégie, cycles de développement, faisabilité, objectifs, analyse de la concurrence, qualité, projets. Essayant de rendre sensible leur équipe à ces objectifs de gestion, ils sont les porte-parole de la direction parmi les designers, et les porte-parole de ceux-ci auprès de la direction.

11Ainsi, depuis le changement de direction, l’ensemble de la DDI a été réduit afin de diminuer la durée du cycle de développement :

« Maintenant on fait du développement de produit dans des temps de cycle de développement très courts, 3 à 4 ans, pour augmenter le retour sur investissement. Parce que plus votre temps de développement est long, plus vous investissez pendant longtemps, là avec un cycle de 3-4 ans, vous gagnez de l’argent. Et puis ça permet d’avoir des produits plus frais et plus intéressants. Avant on avait une structure qui faisait qu’on travaillait longtemps et qu’on travaillait jusqu’au bout sur tous les scénarios possibles. » (un responsable de la DDI).

12Les responsables de la DDI jouent le rôle d’interface : la rentabilité financière a été retraduite en une façon de travailler, et en des objectifs plus intéressants pour les designers. Inversement, la promotion des options des designers pour les intégrer à la définition de la politique de Renault intègre le design à la gestion.

L’ENCADREMENT DU TRAVAIL DES DESIGNERS

13La direction de la DDI est dotée de services fonctionnels, qui font d’elle une direction autonome, gérant ses équipes. Avec l’aide d’une cellule de gestion des ressources humaines, elle peut notamment distribuer les compétences entre les hommes et entre les services. C’est elle qui définit ce qu’elle juge être les compétences d’un bon designer. Les responsables reçoivent les candidatures des jeunes designers et prennent les décisions d’embauche. Ainsi, la DDI ne compte-t-elle que deux ingénieurs designers. C’est un choix volontaire, les capacités d’un ingénieur ne sont pas, selon elle, celles d’un designer.

« Un ingénieur vous fera un bon moteur. Je vais vous montrer, je viens de recevoir une note d’un de nos ingénieurs, vous voyez ce sont des plans, très précis, cotés, il n’y a aucun dessin, c’est ça du boulot d’ingénieur : des plans ! Bon, c’est très sérieux, mais ce n’est pas du travail de designer. » (un responsable de la DDI).
« Ce qu’on veut, c’est qu’il sache dessiner. Un designer qui ne sait pas dessiner, c’est un unijambiste, ce n’est pas un designer. » (un responsable de la DDI).

14La direction a défini le profil de ses designers. La plupart viennent d’écoles du type Arts Déco. Les designers que nous avons rencontrés, recommandés par les responsables, étaient tous jeunes, les moins jeunes regrettant que la direction ait tendance à « croire plus facilement en la capacité des plus jeunes » à proposer des projets intéressants. Ces derniers, fraîchement sortis de l’école, sont surtout plus réceptifs à une formation. La division peut ainsi former ses designers à sa manière, en accentuant les qualités qu’elle requiert d’un bon designer.

15De même qu’ils définissent les compétences, les responsables distribuent également les rôles. Si les ingénieurs n’ont pas, à leur goût, le profil idéal du designer, ils n’en sont pas moins par exemple des éléments intéressants, qu’il convient de savoir placer là où il faut dans l’organisation : « En général quand on a un bon ingénieur-designer, on l’envoie au bureau d’études, on aime mieux l’avoir en face de nous, ça nous fait un bon interlocuteur au bureau d’études » (un responsable de la DDI). « Les ingénieurs ont plus, chez nous, des rôles de liaison design-technique, plutôt qu’ils ne sont de vrais designers » (un responsable de la DDI). La définition des compétences inclut ici celle de services extérieurs, avec lesquels la division va mettre en place des cellules d’interface, capables sinon de créer, du moins de diffuser la vision design des choses dans d’autres départements. La sensibilité au design qu’a permis d’acquérir à l’ingénieur-designer sa formation complémentaire est un atout que les responsables de la DDI peuvent exploiter.

16A l’intérieur de la DDI même, les responsables encadrent le travail de leurs équipes. Ils interviennent pour juger et évaluer la production des designers. La revue des dessins est ainsi un des rites officiels qui consacrent un moment d’épreuve : le responsable se fait juge du travail de son équipe. Régulièrement, un responsable prévient qu’il va passer dans les bureaux. Plus qu’un moment de confrontation entre les designers et leurs supérieurs hiérarchiques, la « revue de dessins » définit la situation de jugement, en partageant les rôles entre ceux qui jugent et ceux qui présentent leurs productions à un œil extérieur.

« On a des revues de dessins, on leur dit allez on arrive, ils nous mettent tous leurs dessins sur les murs et nous on regarde et on dit ce qu’on en pense. Chaque designer nous présente sa vision de la voiture future. Nous, on oriente, c’est notre rôle. Si vous les laissez faire, ils partent dans tous les sens. Et puis, quand on a fait 40-50 dessins, on ne sait plus bien où on en est. Il faut être réorienté. » (un responsable de la DDI).

17Les responsables sont, au cours de cette épreuve, les représentants de l’organisation et de ses intérêts, introduisant dans le déroulement créatif une dimension que le designer ne peut pas tenir sans se stériliser. Ils ont le rôle du chef, de celui qui voit au-delà, ou simplement qui dit sans scrupule son premier sentiment, ce que le designer ne peut faire, trop pris par son travail. On voit comment, par la mise en place réglée de situations et d’épreuves dont la ritualisation montre l’importance, l’organisation de la DDI circonscrit des rôles et des compétences contrastés, chargés de représenter des moments divers du processus de conception. C’est cette organisation qui rend en particulier possibles (et supportables) ces moments critiques, essentiels à la création mais douloureux pour les créatifs, où les designers soumettent leurs productions au jugement des autres — sans se sentir aussitôt menacés dans leurs personnes, comme ce serait le cas si la procédure était continue, informelle, répartie sur tous au gré des humeurs de chacun.

LE DESIGN AVANCÉ

UN TRAVAIL EN RELATION AVEC LES AUTRES DIVISIONS DE L’ENTREPRISE

18Le service de design avancé est chronologiquement le premier service de la DDI à intervenir sur les projets, il « s’occupe de traiter de la conception des produits à moins sept ans » (entre le moment où les designers de « l’avancé » commencent à réfléchir au véhicule et le moment où il sort, il se passe sept ans). Pour la conception des voitures de série, le travail est décomposé en deux étapes, la phase exploratoire et la phase préparatoire. Cette dernière, à partir de la précédente, vise à permettre la prise en charge suivante par le service de design programmé.

19A ce stade très amont des projets de véhicule, les designers s’appliquent à définir ce qu’on peut appeler les contours du projet. Tout se passe comme s’ils partaient de zéro. En réalité, l’ensemble des collaborations avec les autres départements conditionne déjà certaines orientations. En effet, le service de design avancé travaille en coopération avec les autres divisions de l’entreprise, et principalement la direction du produit, la direction marketing et le bureau d’études. Tout commence par des réunions avec les responsables de la direction du produit (DP) qui définissent une « note d’intention ». Celle-ci est discutée lors des réunions qui permettent la confrontation des ambitions de la DP avec celles de la DDI. La note d’intention prend la forme d’un commentaire de quelques pages dans lequel la DP définit les grandes lignes qui devront être celles de la voiture future, en termes de « tendances ». Il ne s’agit donc que d’un avis consultatif préalable, un point de départ auquel peuvent se raccrocher les designers, pour éviter de « partir de zéro ». Le projet devra « tendre » vers un type de véhicule dont la note d’intention donne une définition à travers une série de qualificatifs dont l’interprétation reste encore très ouverte. Le responsable de la DDI parle de « tendances », d’« axes », de « scénarios » : « La voiture sera-t-elle plutôt ludique, plutôt sportive, plutôt du type de la Safrane ? » (un responsable de la DDI).

20La note d’intention est évoquée comme une production de la DP, alors qu’elle semble plutôt émerger de l’ensemble des réunions que les deux divisions organisent entre elles, le cahier des charges produit n’étant pas non plus écrit par la seule DP. Il se définit chemin faisant, à la rencontre des objectifs et des volontés des deux directions. Certains responsables précisent que la note d’intention peut même émerger de la phase exploratoire. Elle fonctionne moins comme production de la DP, ou point de départ, que comme procédure intermédiaire de mise au clair, par écrit, qui s’impose d’elle-même au moment nécessaire, pour solidifier les arbitrages et négociations ayant eu lieu dans les fréquentes réunions entre DP et DDI. Plus que la définition d’un « output » propre à chacune des deux divisions, ce sont les points de vue qu’elles représentent qui comptent.

21De même, les relations avec le bureau d’études sont dès ce stade assez étroites. Les designers de l’avancé décrivent le cheminement du projet comme le suivi d’une méthode qui établit clairement le passage du projet entre les mains de la DP, qui fait un premier cahier des charges, puis entre les mains du bureau d’études, qui produit le cahier des charges technique. Mais lorsqu’on entre dans le détail de la pratique, elle ressemble plus à une étroite collaboration, instituée par les fréquentes réunions « design-études-produit », appelées les DEP. Il faut se mettre d’accord sur les points techniques, marchands et fonctionnels du véhicule. Les DEP, auxquelles on peut et on doit toujours pouvoir avoir recours, sont l’occasion de pacifier, au départ ou chemin faisant, les litiges qui peuvent apparaître s’il y a désaccord de l’une des divisions sur un aspect pouvant concerner les autres. Elles garantissent le bon fonctionnement de l’organisation et agissent comme un lubrifiant là où les mécanismes se grippent.

« Si au-delà de la technique, on a des prestations perdues, au niveau de l’usage, ou de l’esthétique, on peut faire remonter le projet. Chaque point qui pose problème peut être rediscuté. Ça, c’est la particularité de chez Renault, il n’y a pas une nette dominance d’un département sur les autres. » (un designer du design avancé).

22La collaboration avec le bureau d’études prend la forme d’une présence quasi constante de techniciens et d’ingénieurs du bureau d’études chez les designers, pour préciser, compléter ou valider une option technique du véhicule, à la demande : « On a des équipes d’ingénieurs qui valident nos travaux en permanence » (un designer du design avancé). Engagés dans cette collaboration, les designers peuvent utiliser les critères des ingénieurs pour faire passer leur projet d’une phase à une autre. C’est en fonction de sa faisabilité technique que le véhicule est apte à passer en phase programmée puis à en sortir. L’objet circule entre le design et les autres départements parce que les réunions et les fréquents contacts mettent suffisamment à l’aise les designers pour qu’ils confient leur production au jugement des autres divisions. « A la fin de la phase programmée, il y a 50 % de faisabilité, ça ne veut pas dire qu’il y a 50 % de chances de faire la voiture, mais qu’il y a 50 % des éléments techniques qui sont figés. » (un responsable de la DDI).

23« La faisabilité n’est pas de notre compétence, elle est de celle du bureau d’études. » (un responsable de la DDI).

24Le designer autorise ce droit de regard sur son travail, comme il autorise celui de la DP, du marketing, du service ergonomie-physiologie, à cause de cette organisation : les réunions lui prouvent à la fois que son travail est reconnu, et qu’il a lui-même acquis assez de compétence sur celui des autres pour garder le contrôle sur leurs interventions.

LA RÉÉCRITURE DE LA TECHNIQUE ET DU MARCHÉ

25Si l’on observe la manière de travailler des designers, rien n’est moins évident que l’idée d’un partage net des tâches et des compétences, chacun travaillant avec l’autre sur un territoire qui lui est propre. Il est souvent difficile d’identifier le domaine des uns et des autres. Le rôle des designers de l’avancé, dans cette activité complexe, ne se réduit pas à une intervention clairement identifiable, elle recoupe largement la tâche des techniciens, des responsables marketing ou des ergonomes. La phase de design avancé est divisée en plusieurs étapes, dont les aboutissements successifs contribuent à faire émerger un « scénario ».

« Dans la phase exploratoire, on imagine tous les scénarios, un scénario c’est une gamme. A la fin de la phase exploratoire, on a tué un certain nombre de scénarios, on en garde deux au maximum, parfois un. On a les maquettes à la fin de cette phase. Là on est à moins quatre ans. Puis on en tue une. On entre en phase programmée. » (un responsable de la DDI).

26Le scénario réunit sur le papier l’ensemble des caractéristiques possibles de la voiture : le type de performances qu’elle devra atteindre, le type d’usage auquel elle sera destinée, les modèles et versions qu’il faudra concevoir, le public qu’on cherche à viser. Le jeu consiste à réduire petit à petit leur nombre, à partir du champ des possibles que leur ensemble a permis aux designers de l’avancé d’imaginer. La description des étapes par le responsable de la DDI donne l’impression d’une production isolée des designers de l’avancé. En réalité, les premiers scénarios sont directement inspirés des relations avec la division du produit, des notes de tendances rédigées, des réunions. Il ne s’agit pas de réduire le rôle des designers, qui analysent minutieusement toutes les caractéristiques du véhicule, mais de voir que cette conception n’est possible que parce qu’elle s’assure de la collaboration de compétences différentes.

27Lorsque le scénario est figé, il est écrit sous forme d’un cahier des charges. L’équipe a donc deux tâches, l’une de conception et l’autre de sélection des scénarios. Pour l’une comme pour l’autre, il s’agit, à partir d’une multitude d’aspects, techniques, marchands et fonctionnels des véhicules, d’écrire une vision globale de l’objet.

28Une technique permettant d’illustrer ce point est celle dite du « remplissage des étagères », « c’est-à-dire de vérifier les nouvelles solutions techniques. Par exemple l’ouverture des portes ou des vitres. Quand on fait le design d’une voiture, on n’a jamais le temps de s’occuper de ça. Alors dès qu’un nouveau système est au point, on le met sur une étagère et quand un nouveau modèle de voiture passe par là, hop, il est déjà au point. » (un responsable de la DDI). « De cette façon, les bonnes idées peuvent être préservées et utilisées pour plus tard. » (un designer de l’avancé). C’est là une forme de capitalisation de solutions techniques. Les designers pourront choisir d’intégrer à la conception des véhicules les systèmes techniques mis au point par les ingénieurs et techniciens du bureau d’études, aux moments qu’ils jugeront opportuns.

29Voici un autre exemple, cette fois du côté fonction-marché, de l’investissement des designers dans la réécriture de certains aspects du véhicule : « On sait que quand les gens passent d’une voiture plus petite à une Renault 19, c’est évident, c’est parce qu’ils ont des enfants, donc on met un rehausseur de siège incorporé dans la voiture. Dans le cadre des études exploratoires, on peut définir tout ça. » (un designer de l’avancé). Ici encore les designers banalisent des informations établies ailleurs (« c’est évident ») et les incorporent dans leurs propres productions. Le rehausseur de siège existe par ailleurs, de même que l’information marketing sur le type de clientèle achetant ces modèles de la gamme, il reste au designer de savoir choisir au bon moment ce qu’il garde et ce qu’il ne garde pas pour la conception de son projet à lui.

30L’élaboration des scénarios, qui reste une attribution propre du design avancé, renvoie toujours à la prise en charge d’une vision globale : « Il nous faut travailler sur la globalité. » (un designer de l’avancé). Vision globale ne signifie pas un survol superficiel, mais au contraire une vision qui s’arrête sur tous les détails et qui oblige les designers à prendre aussi en compte les caractéristiques marchandes, fonctionnelles et techniques du scénario, en les emboîtant, à partir des éléments fournis par la collaboration avec la DP, le bureau d’études et le marketing, de sorte qu’il devient bientôt difficile de voir ce qui ressort du marché ou de la technique, parce que tous ces aspects sont fondus.

31La vision globale du véhicule permet de produire ce que les designers appellent le concept. Avant d’examiner ce point, il est utile de s’arrêter sur un exercice très particulier auquel se livrent les designers de l’avancé, et qui forge aussi la spécificité de leur intervention au sein de l’entreprise et de la division.

LES CONCEPT-CARS

32Le petit service de concept-car compte des ingénieurs-designers ainsi que des prototypistes. Il a pour objectif de concevoir et réaliser des voitures destinées à n’exister qu’en un seul exemplaire et devant être montrées lors des salons ou autres expositions. Le but de ces concept-cars, aussi appelées show-cars, est, par leur seule existence, de montrer ce que le constructeur peut faire. Elles sont un mélange des dernières solutions et innovations mises au point par la firme.

33Le service est directement en relation avec la direction du produit avancé et, pour certains aspects technologiques, avec la direction des recherches. Les véhicules conçus qui sont ensuite réalisés sous forme de prototypes roulants, pour la plupart, incarnent la démarche prospective du constructeur, vers de nouvelles solutions technologiques, de nouvelles prestations offertes par les véhicules, et de nouveaux marchés. Les designers du design avancé le conçoivent comme une « réflexion globale » : tous les aspects du véhicule doivent être pris en compte, autour de l’idée de l’automobile demain.

34Ce travail ne donne naissance qu’à un seul item, alors que la réflexion autour de la conception des voitures de série s’inscrit dans la perspective d’une production de masse. Pour autant, on ne peut rapprocher cette production unique du travail d’un designer de création. Si les contraintes ne sont pas celles des automobiles de série, elles n’en sont pas moins présentes. Il ne s’agit pas d’une forme d’exutoire où les designers laisseraient libre cours à leur imagination ou à leurs fantasmes pour concevoir des voitures de rêves, qui seraient avant tout les voitures de leurs rêves. De même qu’ils veulent que leurs véhicules plaisent, ils espèrent faire de ces prototypes roulants des objets susceptibles de plaire, et ils rattachent leur travail à des objectifs précis.

« Les objectifs d’un concept-car sont différents de ceux d’un véhicule de série. Un concept-car c’est un véhicule, contre des milliers par jour, il y a un objet de communication. Ce sont deux mondes différents qui ont besoin l’un de l’autre. Il y a une image d’innovation pour nous, un peu comme la F1, ça permet à l’acheteur type de rêver, de s’identifier à ce type de voiture. » (un designer de l’avancé).

35Les contraintes que les designers font peser sur le projet au moment de sa conception sont liées au pouvoir de communication qu’ils donnent à leur objet. Ils veulent construire celui-ci comme une vitrine, qui puisse dire tout ce que le constructeur sera bientôt capable de faire. Tout se passe comme si le constructeur était déjà prêt pour demain, mais pas l’« acheteur type ». Les designers veulent donc par ce véhicule préparer les usagers à ce que sera la voiture du futur, en s’adressant à eux, directement, lors des salons où les voitures sont exposées. L’objectif de communication est toujours premier, y compris par rapport aux objectifs de validation de systèmes techniques : « On ne peut pas toujours associer validation des aspects techniques avec communication. » (un designer de l’avancé). Lorsqu’un aspect technique ne peut être intégré sans risquer de nuire à l’ambition de communication, les designers n’hésitent pas à l’abandonner et à le capitaliser pour l’implanter dans un projet où il trouvera plus harmonieusement sa place. Une fois de plus, la vision globale de l’objet prévaut.

36Cette vision globale fait le pont entre le concept-car lui-même et la voiture de série. Les deux types d’activités doivent être pensés de concert et se nourrir l’un l’autre. Quand le designer communique, et à travers lui la firme, c’est pour s’adresser à un public auquel il vend aussi des voitures de série. Si, selon lui, les deux « mondes ont besoin l’un de l’autre », c’est moins pour les aspects techniques qui une fois testés pour les concept-cars peuvent être implantés sur les voitures de série, que pour le travail de communication opéré par les show-cars. La production de concept-cars ne rapporte rien financièrement à l’entreprise, mais elle concourt à un effet de publicité que les designers espèrent voir se reporter ensuite sur les voitures de série. Cette activité n’a au demeurant rien de spécifique à Renault, tout le monde de l’automobile fonctionne ainsi.

37La réflexion globale autour de la conception des show-cars ne s’arrête pas aux aspects techniques ou fonctionnels des véhicules. Une partie du travail est consacrée à la construction d’un style, c’est-à-dire à donner une apparence au véhicule dont le prototype sera exposé. L’importance de la recherche de style pour un véhicule de ce type répond à deux sortes de questions. Le responsable de la DDI ne voit pas cette recherche de style comme déterminante, pour lui le travail du design avancé n’est pas axé sur la production d’un style. En tant que porte-parole de l’organisation, le responsable voit la DDI comme une structure organisée dans laquelle le rôle de chacun est défini et d’une certaine manière limité. Comme nous le verrons, le travail sur le style est dévolu au design programmé, et il n’y a à son sens aucune raison pour faire en design avancé une recherche de style importante. Pour les designers de l’avancé, au contraire, la vision globale qu’ils ont de leur objet les amène à prendre en compte le style comme un des éléments importants, peut-être le plus important, s’il est vrai que le concept-car est un objet de communication, une « vitrine » : « Le style est déterminant, c’est la première image que l’on donne au concept. C’est un visage. Il est important que le style soit en cohérence avec le concept qu’on a développé. C’est un message. » (un designer de l’avancé).

LA CONSTRUCTION DE CONCEPTS

38Lorsque les designers parlent de la production du service de design avancé, tous se réfèrent au terme de « concept ». Le travail en design avancé vise à produire un concept de véhicule. Il s’agit d’un exercice difficile, qui ne débouche pas toujours sur un résultat. La définition de ce qu’est exactement un concept est difficile à trouver dans leur discours. Généralement, ils procèdent par référence à des exemples de véhicules qui représentent de nouveaux concepts, mais il leur paraît délicat d’en donner une définition. Il est frappant de constater que les exemples pris sont toujours les mêmes chez les designers des divers services, mais aussi dans la presse automobile, par exemple actuellement l’Espace et la Twingo. Tout se passe comme si le concept était une réalité suffisamment définie a posteriori pour que chacun s’accorde à son sujet, au moins autour de ses formes exemplaires. D’autres petits exemples plus locaux semblent avoir aussi fait école partout.

39Pour l’Espace et la Twingo, le concept est celui d’« habitabilité ». Les véhicules ont été conçus pour être plus spacieux et clairs que les autres. D’autres exemples sont plus locaux : la R16 était équipée d’un haillon arrière, c’était une nouveauté (jusque là, le haillon était une formule réservée aux petites voitures pour gagner de la place en longueur par rapport à un coffre de type malle). La R5, ni trop petite comme les italiennes, ni trop grande, était la première voiture de ce gabarit sur le marché. Pour les designers, les voitures d’autres marques utilisant le même concept sont des « filles » de la R5.

40Le concept semble donc être un paradigme nouveau de véhicule, engendrant des familles d’automobiles fonctionnant sur le même modèle, avec tout au plus quelques améliorations. Le contenu d’un concept, si l’on cherche à en donner la meilleure interprétation, paraît lié à la notion de prestation. Sur chaque exemple donné, les designers insistent sur ce que la voiture « offre », « permet », « propose » de nouveau au conducteur ou à ceux qu’ils transportent. Le haillon de la R16 permet le transport d’objets longs et encombrants, ce qui était impossible avec les coffres-malles. La petite voiture propose le nouvel usage d’un véhicule urbain qui consomme peu et se faufile facilement. L’Espace et la Twingo font de la voiture un espace habitable, qui rende moins pénibles les trajets.

41Le discours que les designers portent sur le concept les amène souvent à utiliser la notion de message. Le concept serait une sorte de message qui donnerait un sens au véhicule. Par exemple, un responsable de la DDI rapproche le concept de la Renault Espace du slogan publicitaire utilisé pour faire la promotion des véhicules : « Au design avancé on leur demande de faire un sens. Qu’est-ce que c’est, un sens ? Vous connaissez notre slogan : la voiture à vivre. C’est ça, trouver un sens. » (un responsable de la DDI). Mais le message, le sens que les designers trouvent, sont des qualifications a posteriori de l’objet, comme dans ce cas, où le responsable se réfère au slogan publicitaire imaginé après la conception. L’idée de scénario, ou dans le meilleur des cas le concept, semblent exister plus en amont, tandis que le message, collé à l’objet a posteriori, à partir de sa réalité, est plus souvent exprimé par les responsables que par les designers eux-mêmes : il faut plus le déchiffrer comme un résultat que comme un point de départ de la réflexion du design avancé, dont le caractère moins formulable a priori n’a rien d’occasionnel. En revanche, faire du concept la prestation de service offerte par le véhicule semble mieux lui rendre justice. Imaginer un concept, c’est essayer de concevoir un véhicule dont les caractéristiques fonctionnelles offrent un nouveau service à l’usager.

LE DESIGN PROGRAMMÉ : LA PAROLE À L’OBJET

LE TRAVAIL SUR DES « POINTS DURS »

42L’équipe de design programmé intervient quatre ans avant la sortie du véhicule, soit trois ans après le début du projet en design avancé. A ce stade le scénario a été choisi, éventuellement un concept a été défini pour le véhicule, les designers de l’avancé ont produit quelques maquettes. Une fois que le projet a passé le cap du design avancé, il y a 95 % de chance pour que la voiture existe. Si, comme nous l’avons dit plus haut, les responsables de la DDI ne réclament du projet à ce moment-là qu’une faisabilité technique de 50 %, les designers du programmé préfèrent décrire un état moins ouvert, plus figé ; pour eux le cahier des charges techniques est très précis :

« L’organisation veut qu’on n’ait pas à le remettre en cause. » (un designer du programmé).

43Les designers du programmé ont besoin, pour travailler, de s’appuyer sur ce qui est figé parce que d’autres ont déjà réfléchi dessus. Ils identifient un certain nombre de caractéristiques du véhicule qui forment les « points durs de l’ossature », sur lesquels ils ne souhaitent pas revenir. C’est particulièrement net dans le cas des voitures de série. Le constructeur a défini un cycle de vie pour ses produits, lorsque ceux-ci atteignent un stade de maturité, ils passent de nouveau entre les mains des designers du programmé qui doivent les « refaire ». Tandis que les ingénieurs du bureau d’études conçoivent des améliorations techniques, les designers du programmé doivent donner un nouvel aspect au véhicule en s’appuyant sur une « ossature » déjà présente, comme les dimensions du châssis, le gabarit ou la position dans la gamme. Plus que des contraintes, ces éléments guident son travail, ce sont des repères qui lui permettent de bien saisir la nature du projet qu’il doit réaliser — à l’inverse, rien n’est plus difficile que de partir de zéro pour dessiner une voiture, sans le secours d’une quelconque définition. Les designers de l’avancé disent avoir besoin de « se raccrocher à quelque chose », même s’ils ne cessent de rouvrir ce qu’ils se représentent comme des contraintes fermées. C’est aussi une définition professionnelle du design industriel qu’ils revendiquent, par rapport à des créatifs purement artistiques, qu’ils jalousent et dont ils ne cessent en même temps de se démarquer, designers un peu mythiques qui dessineraient sans contrainte. Affirmer la solidité de ces points durs et de ces contraintes, c’est pour les designers du programmé affirmer la solidité même de leur travail.

44Comme leurs collègues de l’avancé, les designers du programmé ont recours à des compétences qu’ils vont chercher parmi les acteurs d’autres divisions de l’organisation. Ils travaillent avec les techniciens du bureau d’études qui, presqu’en temps réel, valident sans cesse les choix opérés, vérifient la faisabilité, la correspondance avec les normes techniques inscrites dans le cahier des charges, que le travail des designers a pu légèrement modifier (poids du véhicule, coefficient de pénétration dans l’air, problèmes de suspension...), et interviennent également pour évaluer la faisabilité au niveau de la production, en collaboration avec les techniciens du département des méthodes de production (coût des matières, procédés de fabrication et de montages...).

LA CONSTRUCTION DU STYLE

45Encadrés en amont et en aval par tous ces garde-fous, les designers du programmé ont pour mission centrale la définition du style du véhicule. Le programmé est séparé entre le design intérieur et le design extérieur. Les deux équipes travaillent de la même façon, seuls diffèrent leurs terrains d’intervention. Les équipes doivent construire une forme, à partir du cahier des charges et dans les conditions évoquées plus haut, les designers donnent eux-mêmes comme objectif à leur travail la production d’une apparence — ainsi, à propos du remodelage de voitures de séries déjà sur le marché : « Il faut arriver avec une ossature ancienne à faire une peau nouvelle, c’est notre métier, c’est la vocation du programmé. » (un designer du programmé). Personne avant eux n’a réfléchi sur ce point-là. Les designers de l’avancé ont produit des dessins et des maquettes, qui traitent des aspects formels particuliers. Mais il est convenu au sein de l’organisation qu’il n’est pas du ressort de l’avancé de faire du style. Les tracés produits à ce stade sont indicatifs, sont des avis ou des idées dont les designers du programmé peuvent s’inspirer ou se débarrasser.

« Les maquettes qui sont faites en design avancé, on peut en tenir compte ou ne pas en tenir compte. Parfois, il y a des éléments de style qu’on peut reprendre. Mais généralement quand on part au niveau de l’esthétique, c’est la feuille blanche. On est sept designers, on essaie de trouver les solutions les plus novatrices, en oubliant ce qui a pu être fait, ou en s’en inspirant. » (un designer du programmé).

46Le style semble être le produit d’une alchimie entre l’inspiration du designer et les fréquentes discussions qu’il peut avoir avec ses collègues ou les responsables de la DDI. Il a du mal à en donner une définition : « Le style c’est de la forme, entre guillemets, du gratuit, entre guillemets aussi. C’est un modelé d’aile, une forme de phare. » (un designer du programmé). Dans la plupart des cas, les designers ne savent pas expliquer les choix faits en matière de forme. La qualification de « gratuite » indique qu’ils ne parviennent pas à justifier ou motiver une apparence. Expliquer la forme d’un phare est pour eux un exercice difficile, ils ne trouvent bien souvent pas d’autre justification que le simple fait d’y avoir pensé ou d’en avoir eu l’inspiration. S’il reste une part irréductible à toute explication dans le design, elle se trouve ici, dans la création d’une forme. S’ils ne savent pas expliquer la génération d’une apparence, les designers lui donnent en revanche un caractère très performatif. La forme une fois produite est en mesure de faire beaucoup de choses. Elle peut par exemple construire l’identité d’une marque : « Chez BMW, il y a les haricots sur la calandre, les feux arrières qui sont toujours les mêmes. Chez Mercédès, c’est la forme des phares. Chez Peugeot, c’est la forme des phares et les trois barres sur la calandre. » (un designer du programmé). Ou bien elle peut au contraire construire l’identité d’un véhicule en le dissociant des autres véhicules de la même marque : « L’avant d’une R19 n’a rien à voir avec l’avant d’une Clio, ni avec l’avant d’une Safrane. Regardez les phares ronds de la Twingo, c’est différent ».

« Une voiture est l’un des produits industriels les plus complexes. Il n’y a pas de produit aussi complexe, à part dans l’aviation. Ça vient de la complexité de la forme. Ce sont des formes complexes, pas mathématiques. Sur une voiture ce sont des courbes dans tous les sens, il n’y a pas une ligne droite, si vous voyez une ligne droite, c’est un effet d’optique. » (un designer du programmé).

47Les designers conçoivent la complexité de l’objet non par rapport à ses caractéristiques techniques ou fonctionnelles, mais aux formes mêmes du véhicule. Les designers du programmé se battent pour une vision positive de l’apparence : non pas illusion qui cache la réalité, mais unité formelle qui fait la perception globale d’un objet. C’est cela, la plage laissée libre devant le programmé par l’ensemble des autres services, design avancé inclus : car aucun cahier des charges, aucune étude technique ou fonctionnelle, aucun ensemble d’esquisses ne suffit, par simple addition, à créer une forme qui ait sa cohérence, sa ligne. L’organisation du design en deux services distincts permet de résoudre ce problème du dessin pur sans retomber dans le design pur. Comment reconnaître l’indiscipline de l’objet, le caractère irréductible que prend sa forme globale par rapport aux composants dont on le charge, sans pour autant s’en remettre à une conception de la création comme geste isolé et arbitraire ? Mais en séparant les deux tâches, tout en les forçant à se coordonner par d’innombrables interactions. La création n’est pas niée, au contraire, sa place est reconnue, à l’intérieur d’un espace où elle a tous les droits. Mais, tant en amont, à travers la transmission des contraintes, du cadre, des éléments à intégrer, qu’en aval, au niveau des retours, des évaluations, des jugements globaux ou des diagnostics sur la faisabilité, des procédures d’interface systématiques sont mises en place, pour assurer la circulation entre le travail sur la forme et les analyses de l’objet. Inscrite dans l’organisation, cette distribution des fonctions, sur laquelle nous reviendrons, est une solution originale à la tension permanente qui définit le design, entre la conception du travail sur les formes comme simple mise en objet de fonctions (ou plus généralement de contraintes externes), et à l’inverse comme pur geste créateur.

L’ÉPREUVE DU CHOIX : QU’EST-CE QUI FAIT LA DIFFÉRENCE DES OBJETS ?

48La manière dont le choix s’opère entre les différents projets est une de ces procédures, décisives pour comprendre comment fonctionne ce mélange de liberté et de contrainte que permet l’organisation du design en services séparés, mais fortement dépendants. A la fin des essais faits sur un projet, alors que deux ou trois modèles restent en compétition, des maquettes à l’échelle un sont exposées dans une cour intérieure, à l’abri des regards. Un système de plateau tournant les offre aux regards du PDG et d’autres responsables de l’entreprise. Les voitures tournent sur elles-mêmes comme des objets d’art soumis à une vente aux enchères. Elles ne permettent aucun autre examen que l’expertise visuelle. Bien souvent elles ne sont pas motorisées, le mouvement vient du plateau tournant. « Au milieu de la cour, là sur les ronds que vous voyez, on les présente au PDG, et on lui dit. “on a choisi celle-là pour telles et telles raisons.”. » (un responsable de la DDI).

49Le déroulement de l’épreuve nous donne, comme en laboratoire, une mesure possible de la part irréductible du design, de ce qui lui reste au delà de la seule traduction des charges et contraintes : toutes leurs caractéristiques « objectives » étant communes, les dernières voitures n’ont en effet plus que cela qui les distingue — un poids mystérieux qui reste à l’objet-même, rétif à l’analyse, laissant ouverte sa réalisation matérielle sous des formes assez différentes pour marquer profondément la perception qu’on en aura.

« Les voitures se ressemblent sur la longueur, la largeur, les phares sont placés au même endroit, les portes sont placées au même endroit, les galbes des portes sont les mêmes. On est dans une fourchette de prix d’une dizaine de francs pour le coût de la fabrication, je ne dis pas d’une centaine de francs, je dis bien les voitures ont un prix équivalent à quelques dizaines de francs près. La cible est déjà déterminée et est la même pour les deux. » (un responsable de la DDI).

50Mais justement, inutile de rester pour cela dans l’indicible des subjectivités : une fois bien isolée, cette part propre du design, cette unité formelle donnée à un objet par son dessin, il n’y a « qu’à » les juger sur pièces. Les voitures sont décrites comme identiques par le responsable de la DDI, elles possèdent les mêmes caractéristiques techniques et seront vendues au même type de marché. Pourtant, il faut choisir.

« Elles ont toutes les deux un traité esthétique aussi différent que possible, là on entre dans le traité. Par exemple, est-ce que c’est une voiture bien plantée, ou dynamique, ou légère, ou agressive. Ce sont des traits de caractère, est-ce que c’est une voiture au caractère plutôt habitable ?... » (un responsable de la DDI).

51Partis d’une même définition de l’objet, les designers du programmé ont donné deux interprétations formelles différentes qui font qu’au premier abord, celui sur lequel s’arrêtent les yeux, les deux voitures paraissent différentes. Les deux interprétations donnent lieu à des qualifications différentes, cette fois de la part des responsables de la DDI qui sont placés dans la position d’usagers par l’épreuve même. Les qualifications auxquelles ils sont ainsi forcés d’avoir recours pour expliciter la différence entre les véhicules rouvrent les critères d’évaluation. Elles ne peuvent être motivées que par l’observation, puisque les variables préalables sont mises hors course. Elles sont produites a posteriori. En effet, sur le modèle de l’impression globale qui sera aussi celui du jugement des usagers, les arguments sont peu construits ou cohérents — ce qui ne veut pas dire que les jugements ne soient pas catégoriques. Cette qualification par un trait de caractère imagé, une référence stylistique, un sentiment, qui s’aide aussi de la comparaison des deux voitures, n’est pas le plus souvent produite par les designers, mais par les responsables. Et si, finalement, le choix s’effectue au nom d’une correspondance réussie avec la définition du véhicule sur laquelle les réunions DEP s’étaient entendues, il s’agit bien, après coup, d’accepter ce qui est une réponse possible apportée à une question, et non de vérifier l’exacte réalisation d’un cahier des charges. Une voiture qualifiée de « dynamique », lors de cette épreuve, répondra bien à un projet de voiture puissante et maniable. Mais les voies de la correspondance restent difficiles à analyser. Devant la question posée par l’observateur, le responsable est un peu gêné :

« — La différence ne tient alors que par le traité esthétique ?
— Non... Enfin si... que dans le traité esthétique » (un responsable de la DDI).

52La question lui paraît réductrice. Elle l’est, dans la mesure où la formulation fait peu de cas de tout le travail préalable des services et des designers, qui a permis d’aboutir à la possibilité de ne plus juger que des différences de « traité esthétique ».

DES TECHNIQUES DE TRAVAIL PROCHES DE CELLES DES ARTISTES

53Le travail de production des formes des designers du programmé s’organise autour de deux grands types d’activités qui s’articulent. Les designers dessinent des petits croquis de parties de véhicule : l’aile, l’avant, l’arrière, ou, pour les designers d’intérieur, le tableau de bord, la portière, le pommeau du levier de vitesse. Chacun cherche des idées, griffonne et gribouille, confrontant de temps à autre ses idées avec ses collègues. Puis ils dessinent l’ensemble du véhicule et proposent leur réponse au projet. Là encore, c’est la procédure qui règle la difficulté posée par une évaluation sans critères objectivables : tous les designers sont en compétition sur le même projet, les résultats étant comparés lors d’une sélection organisée par les responsables de la DDI. Ceux-ci choisissent le projet qui sera ensuite poursuivi par tous. Dans la plupart des cas un seul projet est choisi, mais il peut arriver que les responsables mélangent deux projets, comme sur la Twingo, dont les phares « en forme d’yeux » ont été pris sur un projet qui n’avait pas été sélectionné.

54Après avoir beaucoup travaillé à plat, en deux dimensions, les designers passent à la « mise en volume ». Ils utilisent les compétences de maquettistes pour fabriquer des maquettes de plus en plus grandes. Parfois, lorsqu’il devient plus difficile de faire une forme en volume, celle-ci peut être retravaillée sur le papier. Les designers font ainsi de nombreux allers-retours entre le dessin sur lequel ils sont plus à l’aise, et le volume qui permet de mieux apprécier les formes.

« On dessine beaucoup. C’est cyclique, on a des phases de dessin qui durent trois à quatre mois, on fait des croquis partout. Puis après le choix du dessin on passe en volume. Le dessin et le volume ont une importance 50-50, même si on passe plus de temps sur le volume. Le dessin est important, parce que c’est les grandes lignes, l’essence. Le volume va apporter les trois dimensions. » (un designer du programmé).

55Les méthodes de travail empruntent largement aux techniques artistiques, comme le dessin et le modelage. Les références des designers sont souvent liées au domaine artistique et ils se sentent un peu l’âme de peintres ou de sculpteurs.

« Le côté artistique se voit beaucoup dans nos méthodes de travail. On utilise du papier, des crayons, de la gouache, des marqueurs. Je vais vous dire des évidences : il faut être créatif, un peu artiste. Le design c’est 70 % d’artistique, entre guillemets, et de sensibilité, et 30 % de raisonné. Ce n’est pas explicable, on ne peut pas dire pourquoi. » (un designer du programmé).

56Ce designer laisse une part de son travail irréductible aux explications, mais, par ses guillemets, il se dissocie aussi des artistes purs. Il insiste sur la rigueur (le « raisonné ») de son travail, la complexité et la diversité des problèmes à résoudre. Revendiquer cette particularité artistique, c’est aussi faire reconnaître l’identité particulière de son action, dans un monde de l’industrie qu’on voit plus souvent comme étant gouverné par des principes opposés à ceux de l’art.

« L’aspect artistique dans le design est important, on travaille de manière artistique. Quand on dit aux gens qu’on est designer automobile, les gens imaginent qu’on fait tout sur ordinateur, non, c’est du délire. Ils pensent qu’un designer automobile fait des plans, des dessins très nets, qu’il travaille avec sa règle en T, son calque et son Rotring sur sa planche à dessin, ou sur le clavier de son ordinateur, pour faire des images de synthèse. On a ces technologies, mais la majeure partie de notre travail est faite à la main. On est devant une feuille blanche. Il y a un aspect artisanal. A côté on a un système de relevé de points laser. Mais d’abord on travaille à la main. On est là avec nos crayons et notre bombe de fixatif. C’est un aspect que j’aime beaucoup. » (un designer du programmé).

57Sa sensibilité artistique contribue à définir la particularité du designer dans un univers où la rationalité, la technologie et la rentabilité prévalent. Il insiste sur les aspects instinctifs, gratuits et artisanaux de son travail, qui le rapprochent de la façon de travailler d’un artiste. Mais on a vu combien il y a d’écart entre cette similitude et l’idée d’un design purement artistique, qui s’opposerait à un design industriel trop instrumenté ou fonctionnaliste : bien au contraire, c’est son intégration systématique avec les autres services et le design avancé qui permettent au design programmé de donner au « traité esthétique » toute sa part, et inversement aux ingénieurs ou aux gestionnaires d’en mesurer et d’en reconnaître l’impact exact. D’ailleurs, loin de s’en démarquer par l’ironie, les responsables de la DDI insistent eux aussi beaucoup sur cette dimension du travail des designers. Un designer doit savoir dessiner. Ils justifient cette exigence par le pouvoir qu’ils confèrent au dessin : à la différence du texte, le dessin est capable de ne donner lieu qu’à une seule interprétation. C’est une variante de l’opposition analyse/objet, réalisation d’un cahier des charges multidimensionnel et tracé d’une forme.

« C’est la différence entre vous et moi, on a deux moyens d’expression différents, vous écrivez, moi je dessine. Si je lis votre papier et si quelqu’un d’autre lit votre papier, on va avoir deux interprétations différentes. Pareil s’il illustre un cahier des charges et si moi j’illustre ce même cahier des charges, on va avoir deux réponses différentes. En revanche pour chacun de nos dessins, vous prenez cinquante personnes, ils comprendront la même chose. On a un véritable pouvoir de communication par le dessin. » (un responsable de la DDI).

58L’organisation de la DDI, puisqu’elle partage d’un côté l’écriture d’un scénario de gamme de véhicules, et de l’autre, à partir de ce même cahier des charges, la compétition pour la production d’une version positive des véhicules, est construite autour de ce pouvoir dont les designers chargent le dessin. Un des designers explique que ce que cherchent les responsables à l’embauche, ce sont des « interprètes géniaux », des gens qui ont la capacité d’exprimer sous une forme ce qui est écrit. Le recours à des formes graphiques est une manière d’arrêter les choses. Elles sont les bases à partir desquelles on peut discuter, tous s’entendant à leur sujet. Les dessins lèvent l’équivoque des discours.

UNE VISION COMPLÈTE ET ARTICULÉE DE L’USAGER ET DE L’OBJET

59La DDI est divisée en services qui collaborent étroitement entre eux, ainsi qu’avec les autres divisions, tout en conservant chacun un rôle et un domaine d’intervention sur les objets que l’organisation a définis. C’est cette succession des interventions et leur coordination qui rendent possible la construction d’une vision complète de l’objet.

LE DESIGNER DU PROGRAMMÉ : L’USAGER, C’EST MOI

60Lorsque la phase programmée s’engage, le cahier des charges est à un stade très finalisé. Compte tenu de ce qui a déjà été défini avant leur intervention, les designers du programmé n’ont pas à réfléchir sur le type d’usager auquel la voiture est destinée. Il leur semble impossible de se représenter « la diversité des goûts et les opinions ». « Les acheteurs sont tellement nombreux et variés. » (un designer du programmé). Le marché est trop hétérogène, et ils n’estiment pas avoir les compétences requises pour cela.

61Pourtant, lorsque le designer responsable du projet intérieur doit, par exemple, imaginer le tableau de bord du véhicule, il lui faut avoir recours à une forme de représentation de l’usager. Dépourvu d’un mode de représentation contrôlé, du type de ceux que nous avons vu fonctionner dans les agences, ou au design avancé, il va surtout faire fonctionner l’identification générique, en imaginant un usager qui soit un peu lui-même et un peu Monsieur Tout-le-monde. Il essaie d’avoir un avis le plus neutre possible, en imaginant comment « on » manipule un bouton ou on apprécie un modelé d’aile, ce « on » tentant de couvrir à lui seul la diversité du tout un chacun. « On vérifie que la radio est au bon endroit, le cendrier, si les boutons sont agréables quand on les manipule. On s’installe dedans, on en parle, on développe autour. » (un responsable de la DDI).

62Au moment même de l’action, le « on » n’est déjà plus très loin d’un « nous », et, sur les points liés à la manipulation, le caractère impersonnel du pronom s’estompe pour laisser place à la réalité des designers eux-mêmes en train de juger de la conformité du véhicule. Lorsqu’il travaille, qu’il dessine ou qu’il sculpte, le designer se met à la place de l’usager et se fait utilisateur et juge de ses propres réalisations pour répondre aux questions liées à la manipulation d’objets. « Je me mets à la place de l’utilisateur. Pour moi, le mieux est de travailler dans le bon sens. Dès qu’une solution n’est pas rationnelle, je l’élimine, je ne me l’autorise pas. Je m’autocensure. » (un designer du programmé).

63Fier de la conscience professionnelle qui le fait penser à l’usager alors qu’il n’y est pas obligé, ce designer ne s’interroge pas sur le mode de représentation rudimentaire qu’il utilise, et sur son caractère peu démocratique — mais on a vu que d’autres que lui sont chargés de ces contrôles analytiques. Lui décide pour tous, pour le bien de tous. Les designers se font les porte-parole des usagers en se mettant directement à leur place, en particulier pour ce qui touche au goût : « Il faut que ça nous plaise, qu’on y croie », « Ça va plaire à l’usager si ça nous plaît » (deux designers du programmé). Devant la difficulté de trouver l’usager, les designers s’en remettent à eux-mêmes. Ils cherchent d’abord à faire pour eux, soit parce qu’ils ont besoin de cette conviction comme d’un moteur, soit parce qu’ils estiment être suffisamment compétents sur ce domaine.

LE PRAGMATISME DU DESIGNER DE L’AVANCÉ

64Ce n’est en effet pas du tout les mêmes compétences que mobilise le designer de l’avancé pour se construire la représentation de l’usager, dont il a aussi besoin. « Les designers sont des gens intuitifs. Un designer qui n’est pas intuitif n’est pas un bon designer. Un designer doit être cultivé, au courant. Sinon sa créativité en pâtit. » (un designer de l’avancé). Pour élaborer, beaucoup plus en amont sur les projets, une définition de l’automobile qui soit en accord avec les autres départements de l’entreprise engagés dans la conception des automobiles, les designers de l’avancé décrivent leur faculté d’imaginer les besoins, les attentes ou les demandes des automobilistes comme une intuition, propre de leur fonction, et issue d’une organisation du travail qui les oblige à être sans cesse en relation avec d’autres corps de métier.

« Il faut être rigoureux. Technicien et rigoureux. Pour réussir une bonne voiture, il faut être méticuleux, un peu technicien, un peu ingénieur pour pouvoir réaliser une idée jusqu’au bout, sinon vous êtes obligés de déléguer et votre projet peut perdre de sa nature. Il faut être derrière les techniciens, ça demande des qualités. On fait aussi régulièrement des brainstormings avec les gens des autres services. On aime bien ça, on est ensemble, des designers, des techniciens, des ingénieurs. » (un designer de l’avancé).

65C’est la disponibilité et la polyvalence que son rôle impose qui lui permettent de construire sa vision globale de l’usager et de l’objet. Il fait alors siens, sans même s’en rendre compte, les raisonnements ou les résultats obtenus par les autres services :

« Les gens, de quoi ont-ils besoin ? Ils ne le disent pas. Mais si on réfléchit, les gens passent plus de trois heures par jour dans des embouteillages, ils sont enfermés dans des bocaux. C’est évident qu’ils ont besoin d’espace, d’un habitacle lumineux. C’est une attente non formulée. Quand les gens voient la Twingo, ils pensent : oui, c’est ça qu’il me faut, et ils achètent. » (un designer de l’avancé).

66Ce qui a pu demander une longue étude au service marketing est ici évoqué comme le produit d’une simple réflexion produite par le designer (« on réfléchit »), ou d’une banale conclusion de bon sens, qui ne réclame qu’un pragmatisme, pour voir les objets et les êtres qui l’entourent (« c’est évident »). Son « intuition » lui permet de concevoir des objets pour l’usager tel qu’il le perçoit. Les résultats accumulés des différents services qui ont permis de concevoir un objet et de le vendre sont ramassés dans une formule qui les rend triviaux, faisant s’enchaîner naturellement les raisonnements.

QUEL USAGER ?

LE DESIGN PROGRAMMÉ : UN USAGER DOTÉ DE SENS

67Au moment où il dessine les lignes de la carrosserie, décide la position de l’auto-radio, travaille le pommeau de levier de vitesse, le designer se met très concrètement à la place de l’usager : il pousse et tire les vitesses dans tous les sens, il se penche pour allumer l’auto-radio en étant assis au poste de conduite. Ce faisant, les designers du programmé se construisent comme référence un usager élémentaire, qui partage des compétences simples, que tout le monde mobilise dans son expérience avec les objets.

68Cet appui sur des principes élémentaires les autorise soit à se mettre à la place des usagers, parce qu’ils en sont eux-mêmes, soit tout simplement à ne pas se poser la question, trop évidente.

« La voiture est belle ou pas belle, les joints bien faits, les matières jolies, les galbes, les volumes, le son que fait la voiture quand elle démarre, quand on ouvre les vitres, quand on claque les portes, le toucher des tissus, le volant est agréable à tenir, les boutons offrent le bon feedback quand on appuie dessus... C’est tout ce que vous ressentez à la vue et au toucher. » (un responsable de la DDI).

69Ce savoir, supposé partagé, est celui de ressentir, d’émettre un jugement, d’avoir des sensations, d’apprécier. L’usager est vu comme un être capable d’éprouver les objets avec ses sens : il les écoute, les regarde, les touche, les sent. A partir de cette expérience sensible, il produit un jugement, il aime ou n’aime pas. Si l’usager a besoin de sentir pour ressentir, d’avoir des sensations pour avoir des sentiments, les designers lui en donneront ; pour chaque point de l’automobile, ils se posent la question de la sensation procurée. Le cuir a un toucher spécial, un confort particulier, c’est une odeur aussi, par rapport à un velours ou à une toile. Les designers produisent des formes, mais aussi des sons, des odeurs, des touchers. Le recours aux sens est aussi une ressource pour eux-mêmes, ils ont besoin d’avoir des sensations de l’objet qu’ils conçoivent.

« Ces maquettes sont faites à la main, avec un matériau proche de la pâte à modeler. Parfois, on fait faire des maquettes en CFAO, mais ce n’est pas pareil, il manque le toucher. L’image, aussi belle soit elle, il manquera toujours le toucher. La matière c’est important, on sent les formes de la voiture, quand on met les mains sur la maquette. » (un designer du programmé).

L’HOMO AUTOMOBILIS

70Si le designer du programmé construit localement l’objet de manière à ce qu’il permette une expérience sensible, les designers de l’avancé construisent une vision globale de l’objet, et ont besoin d’une autre représentation de l’usager, globale elle aussi. Celui-ci n’est pas seulement pour eux une paire d’yeux, de mains ou d’oreilles, il n’est pas un manipulateur de boutons, de volant, de lève-vitres électriques. L’usager n’est plus découpé en états, lorsqu’il expérimente un contact sensible précis et isolé avec un objet, il est un humain que les designers veulent appréhender globalement. Quand on lui demande pourquoi il faut du design sur l’automobile, l’un d’eux répond, bravement : « Pour l’adapter à l’homme » ! L’usager est un automobiliste, certes, mais il est aussi celui qui conduit ses enfants à l’école, se rend sur son lieu de travail, se gare, va faire ses courses, part en vacances, déménage. Plus encore, au-delà de l’utilisation quotidienne de sa voiture, il peut se soucier de la protection de l’environnement, de la sécurité et de la santé de sa famille, des conditions de circulation, de l’innovation technologique, des résultats des derniers grands prix de Formule 1... et de la couche d’ozone. C’est la globalité de cet homme-là que les designers de l’avancé veulent prendre en compte lorsqu’ils définissent avec les autres divisions ce que sera la voiture à concevoir, si elle doit avoir ou non un rehausseur de siège, un pot catalytique, exister aussi en modèle break.

71Comme leurs collègues du programmé, les designers de l’avancé ont volontiers recours à leur propre expérience pour trouver des idées ou valider des solutions. Faisant soir et matin l’expérience des embouteillages, ou essayant d’attacher leurs enfants à l’arrière d’une voiture trois portes, ils se sentent mieux à même d’imaginer de nouvelles solutions et d’en discuter avec les autres participants des réunions DEP. « C’est comme pour les sièges, les couples avec des enfants ont toujours du mal à passer à l’arrière pour installer leurs enfants. On a donc revu la fonctionnalité des sièges. » (un designer de l’avancé).

72« Il faut faire plaisir aux yeux par l’esthétique, aux fesses par le confort, et au cœur, parce qu’il faut pouvoir rester en vie. » (un designer de l’avancé) : même si, on l’a vu, l’organisation du travail et les réunions DEP participent à la construction de cette vision globale de l’usager et de l’objet, le designer de l’avancé veut être celui qui, dans l’entreprise, pense à tous ces aspects à la fois, alors qu’ailleurs ils sont dissociés.

LA VOLONTÉ DE CHANGER L’USAGER

73En choisissant « d’adapter la voiture à l’homme », les designers de l’avancé expriment une ambition qui ne se limite pas à l’action sur les objets. Au delà de l’effort fait pour rendre les objets adéquats à certains usages, c’est chercher à modifier le rapport entre les hommes et l’automobile et, par ce biais, entre les hommes et le monde. Pour illustrer cette volonté de faire de l’objet un médiateur entre les hommes et leur environnement, ils utilisent souvent la Renault Espace. Outre sa grande habitabilité, le concept de base, son habitacle est modulable et permet des possibilités variées, ne se limitant pas à la conduite. Il est possible de jouer ou de pique-niquer dans la voiture comme si l’on était dans un salon. Les designers ont voulu montrer aux usagers une nouvelle façon d’utiliser l’automobile. Elle n’est plus un simple moyen de déplacement dont l’exiguïté rend les voyages longs et pénibles. Elle est une sorte de seconde maison.

74L’objet semble être la seule variable sur laquelle jouent les designers, mais en agissant sur cette variable, ils dépassent largement l’objet lui-même et touchent l’usager, l’usage, et par là les modes de vie et les conceptions de l’univers social, que les objets portent, favorisent, ou induisent avec leur usage. L’objet force à penser l’homme en société.

« La différence entre l’artiste et le designer, c’est que l’artiste va vers l’abstraction tandis que le designer s’adresse à l’homme : il faut que ce soit beau. Maintenant, dans l’automobile, le designer prend du poil de la bête, on a une direction du design. L’intérêt est prouvé. On a des exigences qui sont supérieures à celles de l’après guerre. Le maître mot, c’est la qualité, aujourd’hui. La qualité de la vie, tout. La qualité de la vie pour l’homme. Alors, vis-à-vis de l’automobile, il y a deux options, soit la rejeter, soit essayer de l’améliorer. Moi, j’ai choisi la seconde solution. » (un designer de l’avancé).

75Travailler sur les objets, c’est faire le monde meilleur, en le peuplant d’objets eux aussi meilleurs. « On cherche tout le temps, parce qu’une auto ça change, ça pollue, il faut réfléchir là-dessus, on va peut-être maintenant vers une nouvelle réflexion, une réflexion globale. On va réfléchir sur l’homme et son environnement. » (un designer de l’avancé).

76Les designers du programmé veulent aussi avoir une influence sur l’usager, mais différemment. La nature de leur intervention sur les objets les amène plutôt à vouloir agir sur un point particulier, le goût. On a vu que les designers, surtout ceux qui travaillent sur les extérieurs, se sentent assez proches des artistes sans vouloir se confondre avec eux. Parce qu’ils se veulent créatifs, ils cherchent à devenir des initiateurs ou des guides, à ouvrir la voie vers de nouvelles tendances en matière de goûts et de modes, éduquer leur public : les usagers, mais aussi, avant eux, leurs responsables hiérarchiques.

« On est complètement éducateur. Les designers, comme tous les autres créatifs, les publicitaires, les architectes, guident les goûts des gens. Les gens prennent ce qu’on leur donne. On peut faire un parallèle avec la mode, on est très proche. La couleur orange, tout le monde trouvait ça horrible, jusqu’à ce que ça revienne à la mode, et maintenant tout le monde trouve ça génial. Les créateurs peuvent faire ce qu’ils veulent. » (un designer du programmé).

77Pourtant, à en croire le même designer lorsqu’il parle, ailleurs, de la difficulté à trouver le ton juste pour dessiner des véhicules qui plaisent au public, il ne semble pas si facile de diriger les goûts. Les designers sont plus des médiateurs que des éducateurs, construisant leur public autant que leur public les construit. « Les créatifs modèlent ce que va être le goût des gens. Les gens savent ce qu’ils veulent. » (un designer du programmé).

78Ce designer exprime la tension entre son ambition de guider les goûts et la nécessité de ne jamais trop s’éloigner des goûts actuels tels qu’il les perçoit. La difficulté de sa tâche semble être, ici, dans la réalisation d’un travail qui ne consiste ni véritablement à lancer les tendances, ni à répondre à une demande exprimée, mais qui se situe entre les deux. Parfois, il repère des tendances, d’autres fois il en crée, il peut aussi les « rééduquer ».

« Il doit y avoir une prise de conscience du designer : même si ce qu’aime le client n’est pas beau, je n’ai pas le droit de faire du laid, tout en n’allant pas contre les attentes du consommateur. On s’arrête à un certain niveau de satisfaction de l’utilisateur, et après, on éduque. » (un designer de l’avancé).

79Il s’agit ici d’un véritable sens moral, mais il semble plus facile à énoncer qu’à tenir. Il est d’ailleurs exprimé par un designer de l’avancé, ce qui ne l’engage que faiblement dans la mesure où l’intervention de ses collègues du programmé va modifier sensiblement l’esthétique de la voiture. Mais cette revendication montre que les designers mobilisent leurs propres goûts comme des ressources dans leur travail.

QUELS TYPES D’OBJETS POUR CET USAGER ?

DES OBJETS QUI DONNENT L’IMPRESSION DE...

80Revenons sur l’exposition des maquettes grandeur nature. Si la procédure permet de juger, en l’isolant rigoureusement, l’impact de différents « traités esthétiques », on peut mieux analyser ce que vise ce traité esthétique. Les maquettes exposées dans la cour sont réalisées à l’aide d’une sorte de pâte à modeler. Elles ne peuvent pas rouler et aucun des matériaux utilisés ne sera le matériau de la voiture finale. Même les vitres sont en pâte à modeler, la peinture qui les recouvre leur donne l’aspect de vraies vitres. Les portes bien souvent ne s’ouvrent pas, les roues sont montées sur des essieux fixes, il n’est pas possible de faire rouler le véhicule, il n’y a pas de moteur. L’exposition ne permet pas d’éprouver la qualité, la fiabilité, le confort. La seule chose que rend possible l’épreuve est l’observation, la maquette est une sorte de réduction stricte d’une vraie voiture au visuel. Le jugement doit se concentrer sur la seule impression qu’elle donne au regard.

« Les maquettes lorsqu’on les présente sont très au point, je vous défie de savoir si c’est une vraie. Si vous la regardez, vous avez tout à fait l’impression de vous trouver devant une vraie voiture. Sauf que vous ne pouvez pas entrer dedans. Le jour du choix, les maquettes ne roulent pas. » (un responsable de la DDI).

81Le travail a pour but, selon les termes des designers eux-mêmes, de « donner une impression ». De même, un poste de conduite peut être réalisé en maquette à l’échelle un, pour que les designers puissent se rendre compte : « On regarde comment on est installé, quelle est la sensation d’habitabilité. » (un designer du programmé). Le véhicule produit par les chaînes de production aura les attributs techniques et fonctionnels qui manquent à la maquette, mais il faut que l’impression qu’il donnera soit strictement la même. L’exposition est le test inventé pour éprouver cette impression, c’est-à-dire le cœur de ce que le design a produit, avant de déboucher sur les qualifications synthétiques a posteriori que nous avons vu exprimées par les responsables de la DDI : la voiture est « agressive », « habitable », « bien campée », « dynamique ».

82Parfois, pour se conforter dans l’impression donnée par le véhicule, les designers ont besoin de construire une maquette roulante. Ils en bricolent une, pour se rendre compte de l’impression que fait la voiture lorsqu’elle roule. Il ne s’agit pas d’un prototype, qui est au contraire la fabrication hors des chaînes de production d’un véhicule unique mais qui possédera toutes les caractéristiques de la voiture de série.

« C’est arrivé que deux mois avant, on fasse un moule à partir de la maquette et qu’on fasse faire une coque, on met des portes, on les condamne sauf celle du conducteur, pour qu’on puisse entrer dedans, on fait un tableau de bord en polystyrène, on le peint rapidement, on utilise une plate-forme de R25, si elle est trop grande, on la coupe au milieu, on met la coque dessus, on peint à la peinture à l’eau. Et puis, on la fait rouler, pour voir comment elle se situe en dimension, en attitude, on la voit bouger, on se rend mieux compte. » (un responsable de la DDI).

LA QUALITÉ PERÇUE

83La production d’un objet qui donne une bonne impression sensible immédiate répond aussi à une contrainte marchande. La première impression conditionne la réaction de l’usager à son égard, notamment pour l’achat, « parce qu’il ne faut pas oublier qu’avant l’usage, il y a l’acte d’achat » (un designer de l’avancé). Même si beaucoup de constructeurs permettent à leurs clients d’essayer les véhicules avant de les acheter, les designers estiment que, bien souvent, l’usager se trouve face à la voiture comme le PDG face aux maquettes de « pâte à modeler », dans la cour de la DDI. Et même s’il lui est permis d’entrer à l’intérieur, il va chercher à éprouver les différents systèmes techniques pour en retirer une certaine sensation.

84L’impression n’est pour les designers ni superficielle, ni artificielle. Elle est le résultat d’un travail sur l’objet, son sens et sa plastique étroitement mêlés — et c’est précisément pour cela qu’elle est en mesure de conditionner un acte d’achat. Elle fait partie de l’objet au même titre que les autres aspects de celui-ci. L’impression n’est pas l’apparence, qui produirait du faux pour emballer le travail d’autres acteurs de la conception (le bureau d’études, le produit, l’ergonomie), qui eux feraient du réel. Comme les autres, il font de la qualité. Mais leur vision de la qualité consiste à éviter toute solution de continuité entre usage et sensation, pour que l’usage soit de la sensation, et la sensation déjà de l’usage.

« On insiste sur le système de qualité. Il y a la qualité totale. On fait de la qualilté industrielle, c’est la fiabilité, la qualité réelle, quoi. Et puis il y a la qualité perçue qui est de notre ressort : c’est l’impression que les gens ont devant une voiture. C’est tout ce que vous ressentez à la vue et au toucher. Si on n’intègre pas ces dimensions, on en fait pas une bonne voiture. » (un responsable de la DDI).

85L’impression, c’est une philosophie positive de l’apparence, enfin affranchie de son asservissement aux réalités secrètes dont elle ne serait que l’écran trompeur. Les sens sont les organes de l’usage, et la sensualité dont les designers dotent les objets fait partie des propriétés indispensables d’une voiture de qualité. Si elle est plus difficile à maîtriser et à mesurer, l’impression sensible laissée à l’usager par la voiture est un caractère aussi réel — et aussi décisif à l’achat — que la performance technique, le confort, ou les traits d’un public-cible. Elle lui restera attachée, au même titre que la puissance de son moteur, son nombre de place ou son prix.

ÊTRE BIEN AVEC LES OBJETS

86Le registre sur lequel agit le designer est celui de l’impression et de la sensation. La description qu’il fait des objets utilise souvent des verbes d’état (sembler, paraître, avoir l’air), suivis d’épithètes (dynamique, habitable, moderne...). Ces impressions produites par l’objet ne sont, on l’a vu, ni artificielles, ni gratuites. Elles visent à produire des objets avec lesquels on soit bien.

87Il existe plusieurs façons d’agir sur les objets pour que l’usager soit bien avec eux. L’esthétique est une des solutions. Le travail sur le beau et le laid est important parce qu’il conditionne la relation qu’on peut avoir avec les véhicules. « Il y a un dernier maillon, l’esthétique, qui est le maillon du design : pour qu’on ait le sourire en prenant sa voiture tous les matins » (un designer de l’avancé). L’esthétique n’est pas défendue comme valeur autonome, elle est ici, conformément à l’étymologie, un principe synthétique, au nom duquel on peut dire qu’on aime ou qu’on n’aime pas un objet. Une belle voiture, c’est une voiture avec laquelle on est bien, qu’on aime montrer, qu’on aime conduire, qui plaît, tout simplement, sans autre explication. « Il y a les solutions techniques, les solutions de sécurité, l’ergonomie, l’assise, le confort, l’exigence intellectuelle. Et puis il y a l’esthétique : on ne veut pas d’agression visuelle, c’est comme l’inconfort et l’insécurité, il faut y faire attention » (un designer de l’avancé). Ainsi redéfinie pour englober le plaisir que procure l’objet, sous tous les aspects possibles, en dépassant largement le registre de la beauté formelle, l’esthétique devient la référence, elle est aussi importante que la sécurité et le confort. Faire du beau c’est faire du bien. « Le designer s’adresse à l’homme : il faut que ce soit beau », « un objet bien pensé est forcément beau » (deux designers de l’avancé).

88Le design doit aussi construire les indices de ce bien-être de l’usager. L’impression, la sensation ne sont pas immédiatement là, il faut les mettre en scène, montrer le confort, la technique, les mettre en valeur. Ainsi de l’histoire de ce siège « révolutionnaire » :

« C’est un siège qui permettait à un passager adulte à l’arrière d’étendre ses jambes, il a été mis sur deux types de voitures, mais il n’a jamais été valorisé. C’est vrai que c’était des voitures banales, mais bon, c’était un siège révolutionnaire, et je pèse mes mots quand je dis cela. Pourtant personne ne l’a su. Il y a des gens qui ont roulé dedans et qui ne l’ont jamais su. Les gens du métier et ceux qui aiment l’automobile le savaient mais c’est tout, le grand public ne l’a jamais remarqué. C’est indispensable lorsqu’il y a une innovation de le traiter au niveau du design. Il faut que le design soit de parti pris. » (un designer de l’avancé).

89Pourtant, le siège étant monté sur les véhicules, on aurait pu croire que son confort et sa performance pouvaient être éprouvés par l’usager. Ce n’était pas le cas, sans qu’il y ait eu de travail de design pour montrer à l’usager qu’il pouvait être bien avec cet objet-là. De l’idée d’un véhicule qui convienne à l’homme et à sa façon de vivre, à la mise à son aise du conducteur pousseur de bouton, le design, qu’il relève de l’avancé ou du programmé, se caractérise par ce travail fait sur les objets pour que l’usager en ressente du plaisir.

LE DESIGN, OU LES RETROUVAILLES DE L’IDÉE ET DE LA MATIÈRE

90L’étude du travail des designers au sein d’une grande firme de construction automobile nous a permis de voir de quelle façon le design participait à la conception des véhicules, et plus particulièrement de comprendre l’organisation de la collaboration des différents services intervenant dans la conception. La conception n’est pas un processus linéaire dans lequel chaque service intervient en séquence pour définir qui la technique, qui le marché, qui l’esthétique du véhicule, le transformant petit à petit jusqu’au produit final.

91Au contraire, c’est un processus soigneusement organisé pour inscrire au sein des relations de travail l’idée d’une collaboration ouverte, indéfinie, rendue nécessaire par l’interdépendance étroite de chaque aspect, la technique, le marché, le design, la fonction. Une redéfinition dans l’un entraîne une redéfinition générale dans les autres, parfois à partir de détails insignifiants. Lors de sa conception, la voiture ressemble plutôt à une pâte à modeler, dont chacun change la forme en appuyant dessus, déformant aussi au passage le modelé du voisin...

92Au sein de cette organisation, l’intervention des designers est séparée entre plusieurs services, pour bien définir les rôles et les compétences de chacun : la production d’un scénario de gamme ou d’un concept pour le design avancé, la construction d’un style pour les designers du programmé. Cette division est une invention organisationnelle, qui permet à chacun de se donner à la fois un univers de référence plus ou moins stabilisé, fourni par les autres, et un domaine ouvert, où au contraire, protégé par ce cadre, il peut laisser libre cours à sa créativité. L’avancé n’a pas à se soucier de la réalisation ou des formes, le programmé s’en chargera. Le programmé peut multiplier ses esquisses, il part d’un concept précis.

93Mais le projet plus général sur lequel les deux catégories de designers se rejoignent, c’est ce qu’ils cherchent à produire avec les objets. Qu’ils réfléchissent à l’homme et à son environnement ou qu’ils s’inquiètent de savoir si le tableau de bord est bien dessiné, ils transforment les objets pour qu’on ait du plaisir à les utiliser, à les avoir, à les montrer. C’est la raison pour laquelle ils ont besoin de travailler sur le véhicule à la fois d’une manière globale, en en considérant tous les aspects (techniques, marchands, fonctionnels), et d’une manière locale, en mettant à l’épreuve les différentes sensations que l’on éprouve lorqu’on expérimente les objets.

94Les réunions et les discussions, les transmissions de scénarios écrits et de maquettes, les moments de jugement public, toutes ces procédures ritualisées sont les moyens organisationnels qui assurent la coordination entre les deux fonctions essentielles du design industriel, ailleurs confondues dans les pratiques parce qu’elles le sont dans la distribution des tâches. Ces deux fonctions sont, d’une part la réflexion globale sur un usage, au sens large (indépendamment de l’objet qui viendra la remplir) et d’autre part le dessin de l’objet, la réalisation matérielle de ses formes (qui, inversement, déborde toujours largement une simple déduction qui serait faite à partir d’un cahier des charges, et tout autant le seul geste créateur d’un designer-artiste).

95L’idée et la matière enfin mêlées, non dans la confusion, mais grâce à la mise en scène d’un combat réglé entre leurs champions, ne voilà-t-il pas une belle définition du design !