Héros
|Conclusion. Paradoxes et sérialité du héros moderne
Texte intégral
1Le héros moderne dans les films populaires comme les traités de management est un acteur social, projeté dans un rôle qu’il maîtrise, qu’il façonne [ROL], doué d’une intériorité, d’une conscience du monde, d’émotions et d’une affectivité qui, selon les circonstances, le bousculent, l’envahissent, le font agir [INT]. Il est un sujet engagé dans une action finalisée particulièrement difficile, où il doit se montrer d’une grande fidélité à la mission, respectueux du cadre et des valeurs [MIS]. En même temps il se démarque des cadres, parfois il les brise, en innovateur, franc-tireur, outsider radical [ECA]. Il est un grand négociateur, il accorde une place au dialogue, à la parole, il laisse une chance à la paix [NEG] mais n’a pas, pour autant, peur du combat, de la violence, des conflits, des coups de force, usant de sa puissance physique, intellectuelle, technologique, de son affirmation de soi, gérant le stress, individuel et collectif, qui ne manque pas de surgir [TTP].
2Le héros devient héros quand il sature ces six dimensions de la matrice du héros et quand il offre une synthèse crédible, signifiée dans un corps concret, des multiples tensions qui en découlent, accouchant d’un profil socio-psycho-pragmatique sachant jongler tout à la fois avec la prise de rôle / l’intériorisation / l’acceptation d’une mission / la liberté de l’écart / la négociation dans le conflit / l’affirmation d’une toute-puissance.
3La dramaturgie organisationnelle et fictionnelle, dans la vie selon les manuels de management comme sur les écrans de cinéma populaire, accouche d’un profil extrême de héros, dont la démesure ne vient pas que des grandes actions qu’il entreprend (sauver un village, une planète, réussir le casse du siècle, s’approprier une statuette du temps des chevaliers de Malte, etc.) mais aussi des paradoxes et des dilemmes qui naissent d’avoir à saturer en même temps toutes les prescriptions de la matrice du héros. Le « story telling », dans les entreprises comme pour les héros de fiction, n’est pas qu’une affaire d’habileté narrative, relevant d’une technique. Il est le vecteur privilégié d’un esprit héroïque contemporain qui se construit sur une disposition à l’action, l’innovation et l’interaction, et qui promeut une confirmation existentielle diffuse dans la société. Il appelle chacun, petit ou grand, à sa mesure, à une forme d’héroïsme.
4La mise en évidence de ce profil héroïque permet de rendre compte d’un paradoxe. Certes, si chacun des six critères de la matrice du héros-leader est pris isolément, cerné dans un chapitre d’ouvrage ou par une série de questions dans une enquête, il a sa propre logique, ses effets pragmatiques sont compréhensibles, le combler paraît un objectif atteignable. D’un autre côté, la mise en cohérence des six critères est une opération délicate, dont la réussite, dans la vie, sur le terrain des organisations, comme dans les films hollywoodiens, réclame un savoir-faire qui est loin d’être accessible au commun des mortels. Son caractère pragmatique paraît d’un seul coup moins évident. Il y faut des qualités particulières : malléabilité, adaptabilité et résistance à la pression, créativité et obéissance, engagement et distanciation, ouverture à l’autre et affirmation de soi. Ces multiples dispositions commises dans un seul corps représentent un défi qui ne demande rien moins, pour se matérialiser dans une société ou une civilisation, que la synchronisation d’industries puissantes, celle de l’imaginaire (le cinéma populaire), celle des modèles de vie professionnelle (l’édition managériale) et enfin celle des apprentissages ritualisés (les formations au management).
5Par des canaux de distribution parallèles, sous des formes variées, les prescriptions convergent sur un profil unique, offert en référence aux espaces de travail contemporains. En chaque héros dans le business et au cinéma, une seule chair collective s’active, innove, interagit, par-delà les performances spécifiques de chaque acteur et de chaque professionnel représenté. En chaque œuvre, le héros se coule dans une spirale qui le pousse à progresser, réitérant des motifs en toujours plus intense. Le mouvement ne se clôt que temporairement avec la fin du film ou du livre, car un autre film ou livre viendra qui en reprendra le fil avec un nouveau héros, un nouvel acteur, un nouveau rôle. L’effet de série s’impose dans l’industrie de l’imaginaire et des comportements en société où la trame des films et des traités pratiques apparaît, à un niveau structurel, comme un seul film et un seul traité se redéployant dans des variations multiples.
© Presses des Mines, 2014