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Héros

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Olivier Fournout

Partie II. La structure du héros dans les organisations et au cinéma

Chapitre 8. Le héros négociateur et tout-puissant

Texte intégral

8.1. La négociation et la toute-puissance en management

1Tel qu’il apparaît dans les traités, le héros managérial négocie [NEG] et, en parallèle, vit dans un monde de coups de force et de toute-puissance [TTP]. La tendance négociatrice et la toute-puissance sont deux facettes de la confrontation aux autres. Ce sont des représentations. Elles n’aboutissent jamais complètement – autrement dit le manager n’est jamais, en réalité, absolument tout-puissant ni négociateur – mais elles sont bien toutes les deux visées, au premier rang des critères d’action promus par les manuels.

a) Négociation

2S’affirme d’abord une dimension essentielle de la relation aux autres, qui est la négociation [NEG]. « La négociation est au cœur du métier de gestionnaire », relèvent Lax et Sebenius dans Les gestionnaires et la négociation (1986 : 13). Tous les traités de management le confirment : la négociation n’est pas une option que le manager peut, à loisir, cultiver ou négliger. Il ne peut l’éviter, sous une forme ou sous une autre. Ce n’est pas une qualité en supplément qu’il est bon de maîtriser, mais un élément constitutif du métier.

3La négociation est incontournable selon un raisonnement qui s’articule en quatre points.

  • La situation de management implique une forte interdépendance des membres d’une équipe, d’un projet, d’un service, d’une organisation. Ce que fait l’un dans le groupe impacte ce que font les autres, ainsi que les relations entre eux et les rapports avec l’environnement.

  • La diversité des individus, des spécialités, des cultures, des expertises, des intérêts, est en phase avec l’évolution des sociétés démocratiques. De plus, elle est requise dans les organisations. Il est souhaitable, par exemple, qu’un prototypeur n’ait pas exactement le même point de vue sur un produit qu’un marketeur ou un financier.

  • Or, nous expliquent Lax et Sebenius, « l’accroissement de l’interdépendance entre individus divers est pratiquement une garantie de conflit éventuel » (1986 : 10, 7-26). Le mécanisme est simple à comprendre, même s’il n’est pas toujours facile à vivre. Rendre fortement dépendants entre eux les membres d’un groupe d’individus et, en même temps, valoriser leurs différences de compétences, d’initiatives, de motivations, de stratégies, d’intérêts, c’est créer toutes les conditions pour l’émergence de conflits. C’est pourquoi la littérature sur le management est unanime sur la prégnance des conflits productifs dans les organisations, par exemple : « L’accent est mis sur la confrontation, où l’on débat des problèmes carrément et sans prendre de détours » (Peters, Waterman, 1982 : 227) ou « Il faut des cadres qui discutent et débattent (parfois violemment) à la recherche des meilleures réponses » (Collins, 2001 : 60). Les conflits ne sont pas d’abord des conflits de personnes ou dus à de simples maladresses de communication, mais des conflits liés à la multiplicité des expertises et à la complexité des problèmes : « Les conflits ouverts seront parfois diagnostiqués comme ‘échecs de la communication’ ou ‘problèmes de personnalités’. Quand des problèmes semblables font régulièrement surface chaque fois que des individus différents accèdent au même poste, le diagnostic de ‘personnalité’ ou de ‘communication’ devrait d’ailleurs être automatiquement suspect. Même si beaucoup sont réticents à l’admettre, le conflit est une réalité courante dans les organisations » (Lax, Sebenius : 11).

  • Enfin, dernière étape pour expliquer le caractère central de la négociation dans le métier de manager : généré par l’interdépendance et la diversité, le conflit ne peut pas être laissé en l’état, car, dans les organisations, l’horizon reste celui d’un accord sur les cadres communs de l’action. S’il n’est pas donné, l’accord est donc à construire, et la négociation est le moyen de l’atteindre. La négociation est plus ou moins formelle, plus ou moins explicite, plus ou moins contractualiste, plus ou moins rationnelle, plus ou moins secrète, émaillée de plus ou moins de menées stratégiques, mais elle est toujours déjà active au quotidien dans les organisations. Elle contribue à la construction de l’accord (« un accord sage », « a wise agreement », Fisher, Ury, 1981 : 14) par des méthodes de « résolution co-élaborative de problèmes » (« joint problem solving », Ury, 1991 : 5-6). Elle passe par un « dialogue régulier » pour digérer les échecs (Peters, Waterman, 1982 : 230-231).

  • 42 Badaracco, 1997: 91-97. Noter les expressions “Difficult contest of interpretations”, et “What kind (...)

4Une fois admis ce constat de base, chaque spécialiste du management accentue tel ou tel aspect des conflits et de la méthode de négociation pour en sortir. Pour Badaracco, c’est le sens qui est négocié. Tel manager est engagé dans une « difficile bataille d’interprétations ». La question clé est : « Quel type d’interprétation a plus de chances de gagner le concours d’interprétation dans une organisation et influencer la pensée et le comportement des autres ? » Les batailles d’interprétations se traduisent en luttes de pouvoir dont Badaracco rend compte par le détour de Machiavel et de la volonté de puissance nietzschéenne42.

  • 43 Ancona: 92-93. Noter les expressions “Frank exchange of view […] even if it is bad news”, “Free-whe (...)
  • 44 Distributed leadership” (Malone, 2003: 162-167).
  • 45 Convince, negotiate, and cajole” (Ancona, 2007: 185).

5Les X-Teams, quant à elles, sont des lieux de débats vifs et engagés où il ne faut pas avoir peur d’« un échange franc des points de vue […] même si ce sont de mauvaises nouvelles ». Il est question de « discussions qui tournent librement ». Comme dans toute équipe ou projet, il y a des conflits, mais, d’après ce qu’Ancona détecte dans les X-Teams, il devrait y avoir assez de « sécurité psychologique » pour que la bagarre devienne une « bonne bagarre »43. Dans les projets très créatifs, la tâche implique de motiver des personnes hors de l’équipe (le personnel technique appartenant à d’autres équipes ou le haut management de l’entreprise), parfois même hors de l’organisation (comme les consommateurs), pour les appeler à contribuer au développement, et pour cela les managers et les membres de l’équipe doivent avoir un sens du « leadership distribué »44. Ils construisent des relations dans lesquelles ils doivent « convaincre, négocier et cajoler »45.

6Le comportement à éviter, c’est le « rien à signaler », le « tout va bien » systématique, ou pire, la fuite – glisser les difficultés sous le tapis. Ce qui suppose, bien évidemment, une régulation des négociations, des conflits, qui ne manquent pas de surgir lorsque les problèmes sont mis sur la table (les « mauvaises nouvelles »). Le goût n’est pas pour le conflit en soi, mais pour les solutions créatives que le conflit permet de générer. Le conflit est un texte préliminaire (un pré-texte) servant à écrire le scénario des actions futures par la confrontation des points de vue.

7Nous avons vu dans les sections précédentes que les écarts [ECA] sont mis en tension avec le cadre de la mission [MIS]. Nous voyons maintenant que les écarts ne font pas que sous-mariner dans les consciences, ils éclatent à la vue de tous et peuvent dès lors faire l’objet d’une négociation [NEG]. Le résultat n’est certainement pas de combler toutes les différences, mais d’enclencher une discussion créative et, parfois, une lutte de pouvoir pouvant aller jusqu’à la mise à mort symbolique (voir ci-après le thème de la toute- puissance [TTP]). La négociation fait baisser les tensions pour autant qu’elle contribue à la co-construction des cadres communs de l’action [MIS] en valorisant la pluralité [ECA].

8L’importance de la négociation s’explique par une autre raison encore. Les auteurs des traités de management la relèvent à l’unisson : l’autonomie des managés est une donnée que les managers ne sauraient négliger. L’autorité ne s’exerce pas sur une matière inerte, qui se laisse modeler à son corps défendant. Rien n’est mécanique dans l’exercice du leadership, que l’autorité soit formelle ou informelle.

9Leavitt, dans les années 1950, en faisait la pierre angulaire de ses réflexions sur la fonction de direction. Dans une situation d’influence de A (le manager) sur B (le managé), le point clé est que « B, après tout, est un être libre » et que

« C’est le ‘changé’ qui change. A peut exercer plus ou moins d’influence sur la situation. A peut faire des entrechats devant B pour le séduire ; il peut cajoler, menacer ou punir ; mais B […] prendra la décision finale et acceptera, ou non, de changer. Bien plus, c’est A qui éprouve une tension, c’est A dont les besoins sont insatisfaits. Ainsi, c’est A qui dépend de B » (Leavitt : 140).

10Pour appuyer son modèle de la direction d’entreprise, il trouve, à l’époque, deux références dans le monde social, qu’il adapte au monde de l’entreprise. Il s’agit, d’une part, de la pédagogie active, déjà fortement valorisée dans le système éducatif américain, et d’autre part, du fonctionnement de l’association des Alcooliques Anonymes. Dans les deux cas – l’enseignement du professeur en direction de l’élève et l’aide apportée aux alcooliques par l’association – l’accent est mis sur l’autonomie de ceux qui accomplissent pour eux-mêmes le changement, apprentissage dans un cas et modification de comportement dans l’autre. Quarante ans plus tard, Buckingham déclare :

  • 46 As a manager, you might think that you have more control, but you don’t. You actually have less co (...)

11« Comme manager, vous pouvez penser que vous avez plus de contrôle, mais c’est faux. Vous avez en fait moins de contrôle que les personnes qui vous rendent des comptes. Chaque employé individuel peut décider ce qu’il fait et ce qu’il ne fait pas. Il peut choisir le comment, le quand et le avec qui. Pour le meilleur ou pour le pire »46.

12La négociation est potentiellement sans fin, car qui décide de ce qui est « pour le meilleur ou pour le pire » ? Le manager dans un acte d’autorité radicale [TTP] ou bien l’équipe manager-managés dans une confrontation rationnelle [NEG] ? Tous les cas de figure sont envisageables. Rien ne dit que le manager lui-même soit toujours en mesure de trancher en faveur de ce qui est bon pour l’entreprise. Il peut se tromper, être mal renseigné, défendre son propre pouvoir égoïste, clanique, à court terme, plutôt qu’un progrès commun, stratégique pour l’organisation.

13Chez Heifetz, la référence n’est plus aux Alcooliques Anonymes, devenue sans doute moins politiquement correcte, moins en phase avec l’époque, mais elle reste dans le domaine médical et elle sert la même idée. Ce sont les malades du cœur qui servent désormais de paradigme à une bonne compréhension du leadership. Si on fait l’hypothèse que les exemples privilégiés par les manuels de management cherchent un effet de miroir avec la société qui leur est contemporaine, on peut imaginer que les cadres portés sur le verre de whisky des années 1950 et 1960 sont remplacés, dans les années 1980 et 1990, par les managers se détruisant les coronaires à coup de stress, d’hyper- activité et de déjeuners d’affaires. Quoi qu’il en soit, le principe reste le même. Les malades du cœur, comme les employés d’une organisation, ont deux types de relations à leur « management » (i.e. à leur médecin et à leur direction). D’un côté, il y a des problèmes techniques appelant des réponses techniques : quand il faut opérer, ils s’en remettent au chirurgien. Mais de l’autre côté, il y a tout un ensemble de réponses adaptatives à mettre en œuvre, qui ne relèvent plus du tout de l’action mécanique du technicien. Il faut changer de mode de vie, surveiller son alimentation, faire du sport, diminuer le stress, etc. Cette action est une libre décision qui ne peut être imposée de l’extérieur. La conséquence est un modèle de leadership qui ne se contente pas d’imposer des solutions techniques, mais qui doit intervenir en créant les conditions favorables, adaptatives, d’un changement.

b) Toute-puissance

14En tension avec le héros négociateur [NEG] s’immisce le héros prêt à mourir dans des luttes à mort [TTP].

  • 47 Littéralement “salles de guerre” (Ancona, 2007 :104).

15L’enjeu de la toute-puissance en management [TTP] se lit entre les lignes quand les manuels abordent la violence des champs de bataille organisationnels. Les salles de réunion des X-teams sont comme des salles de commandement en temps de guerre (des « war rooms »47). On y est en contact avec le théâtre des opérations, au cœur de l’action, dans la stratégie et la tactique. On y suit l’exécution des plans en temps réel. Autour, il y a des luttes, des combats, des pertes, des gains. Il faut être le meilleur, se surpasser, chercher l’efficacité maximale.

  • 48 Voir respectivement le chapitre “Assassination” (Heifetz, 1994 : 235-249), la partie IV, la dernièr (...)
  • 49 The struggle to maintain cooperation among men should as surely destroy some men morally as battle (...)
  • 50 Cf. le chapitre “Dirty hands” (Badaracco, 1997 : 1-8), où on lit la citation de C. Barnard.
  • 51 The myth of leadership is the myth of the lone warrior: the solitary individual whose heroism and (...)

16Le vocabulaire de la vie et de la mort n’est pas rare dans les livres consacrés au leadership : « C’est dur, et des gens sont blessés » (Trump, 2009 : 16). Certains deviennent des « morts vivants qui marchent encore », des « dead man walking » selon l’expression de Welch (2005 : 127), qui caractérise ainsi les cadres qui ont perdu confiance, qui ont toujours faux, à qui on ne permet même plus d’ouvrir la bouche. Chez Heifetz, la menace est de l’ordre de l’« assassinat ». L’enjeu n’est ni plus ni moins que « rester en vie ». « Le leadership est dangereux »48, car la pression peut rendre les gens cruels, les faire s’élever contre le changement avec un désir désespéré de restaurer l’ordre. Les leaders ont des cicatrices, ils font des sacrifices, ils payent de leur personne. Badaracco cite Chester Barnard, The Functions of the Executive, 1938, plus de quarante fois réédité : « La lutte pour maintenir la coopération entre les hommes détruit moralement certaines personnes aussi sûrement que la bataille les détruit physiquement »49. Le leader doit être prêt à se salir les mains50. Il assume le risque qui vient avec l’affrontement des stratégies individuelles. D’où une solitude des leaders, qui rejoint celle des héros de films, que l’on songe au cow boy solitaire, au policier au ban de son service, au général seul sous sa tente ou au journaliste qui navigue en eau trouble pour récolter une information sensible : « Le mythe du leadership est le mythe du guerrier solitaire : l’individu isolé dont l’héroïsme et le génie permettent d’ouvrir la voie »51.

  • 52 Indeed, leadership may require the willingness to die” (Heifetz, 1994: 246). Il faut bien sûr ente (...)

17Je cite encore : « De fait, exercer un leadership peut demander l’acceptation du risque de mourir »52. La toute-puissance rêvée du leader est une téléologie de la mort. Elle s’enivre de sa propre vulnérabilité. Son horizon est le risque de sa propre disparition, au cœur de la lutte pour la domination. Les auteurs du Prix de l’excellence (1982) sont explicites en la matière. Ils ont le culte de la toute-puissance et du sacrifice dans la mort. Il est surprenant qu’à la fin du XXe, ou au début du XXIe siècle, dans les sociétés pacifiées et développées de l’Occident, parlant du travail quotidien, la mort soit un thème central. Pas la mort des accidents du travail ouvrier dans les industries à risque, non, la mort en tant qu’esprit, en tant que culte, appliquée aux tâches commerciales ou de bureau. Ainsi, Peters et Waterman se réclament de théories psychologiques selon lesquelles l’homme engagé dans la poursuite de l’excellence « transcende la mort ». L’homme a peur de disparaître, mais surtout, ce qu’il redoute, c’est « disparaître sans panache ». Tant qu’à mourir, autant mourir dans le « grandiose », en ayant contribué à la « grande cause » qui nous dépasse, avec une « dimension héroïque » – fût-ce au royaume des chips, des machines à laver ou des ordinateurs (Peters, Waterman, 1982 : 19-21). Il s’agit fondamentalement de privilégier « ce qui sauve » (Peters, Waterman, 1982 : 23-45), car l’horizon est celui de la perte au combat. Les « duels de performance » (Peters, Waterman, 1982: 225) exarcerbent la competition dans et entre les groupes, aussi bien interne qu’externe. L’excellence dans la performance s’obtient sur fond de lutte à mort.

  • 53 Keep the heat up without blowing up the vessel” (Heifetz, 1994: 128).
  • 54 Cf. Das Boot – U96, 1985, qui est un film allemand, mais dont le réalisateur fut rapide- ment repér (...)
  • 55 The bulldozing style” (Badaracco, 1997: 86).

18Les effets de pouvoir et de déférence s’invitent sur la scène du leadership. Dans des lieux de confrontation, des dominants s’affirment : vient alors le parallèle avec les effets de domination dans les communautés de gorilles et chez les jeunes enfants (Heifetz, 1994 : 50-57). Il faut parfois mettre la pression : « Faites monter la chaleur sans faire sauter le vaisseau », est-il demandé aux managers53. On se croirait en mer, dans un film de guerre, où le commandant pousse les machines à la limite de la rupture, ou dans un sous-marin qui plonge plus profond que ne le conseillent les procédures54. Le passage en force entre dans le cours normal de l’action. Le style Bulldozer est canonisé55. Les provocations autoritaires font partie de la stratégie. La crise, de ce point de vue, n’est pas sans effets bénéfiques, nous disent les traités :

  • 56 Crisis provide authority figures with more power because people look to them to provide resolution(...)

« Les crises donnent plus de pouvoir aux figures d’autorité, car les gens se tournent vers elles pour la résolution »56.

19Dans ce cas, le manager doit être préparé à des réactions de détresse, de souffrance, de colère (Heifetz, 1994 : 139-141). Même l’appel aux faits ne garantit pas de trouver facilement un nouvel équilibre, car il arrive que certains ne veulent pas reconnaître les faits ni entendre de points de vue contradictoires (Heifetz, 1994 : 115). Il faut alors entrer dans une orchestration des conflits, un test de réalité, où chacun, manager et managés, pourra se sentir co-responsable de la construction des buts et de la stratégie (Heifetz, 1994 : 22-23).

  • 57 If we want to generate more leadership in our society, we have two options. We can embolden a grea (...)

« Si nous voulons générer plus de leadership dans notre société, nous avons deux options. Nous pouvons enhardir plus de personnes vers un effort héroïque, et nous pouvons chercher des moyens de diriger qui réduisent la probabilité de blessures personnelles, y compris pour le héros, de sorte que plus de monde puisse entrer dans le combat »57.

  • 58 Likely target of attack” (Heifetz, 1994: 224-225).
  • 59 Groups can avoid problems, at least temporarily, by shooting the messenger”, “The mechanisms for k (...)

20Le leader informel s’expose particulièrement, car il n’est pas protégé par une fonction officielle. Il soulève des problèmes, prend le risque de la visibilité et devient ainsi une « cible probable d’attaques »58. D’autant plus vulnérable qu’il n’est investi d’aucune position hiérachique formelle, il risque de jouer le rôle de « paratonnerre » (« lightning rod »). Les groupes ne répugnent pas toujours à tirer sur le pianiste (« Les groupes peuvent fuir les problèmes, au moins temporairement, en tirant sur le messager », « Les mécanismes pour tuer le messager sont variés et subtils selon la culture, l’organisation et le problème »59). Pire, la rationalité du message n’est pas une garantie de baisse de la violence, bien au contraire :

  • 60 The better the quality of their argument, the more likely it will touch on an internal contradicti (...)

« Plus l’argument qu’ils avancent est de qualité, plus grande est la probabilité qu’ils touchent un point de contradiction interne de la communauté et réveillent ainsi ou aggravent les conflits, qui vont entraîner des efforts autoritaires pour restaurer l’équilibre »60.

  • 61 The arbitrariness and potential harshness of the business system” (Badaracco, 1997: 102).

21Aussi le leader doit-il s’en remettre à un certain réalisme devant « l’arbitraire et la dureté potentielle du système du business »61.

22Cette alternative entre négociation coopérative [NEG] et déflagration de toute-puissance [TTP] introduit à ce que les théories de la négociation appellent le dilemme du négociateur (Lax, Sebenius, 1986), et qu’avant elles la théorie des jeux avait formalisé à travers l’étude du « dilemme du prisonnier itératif » (Axelrod, 1984). Dans ces situations, chaque partenaire du jeu de stratégie fait un choix, soit coopérer (jeux gagnant-gagnant), soit faire cavalier seul (jeux gagnant-perdant), ce qui entraîne, pour chacun, un vif dilemme. En effet, de part et d’autre, le choix est difficile entre :

  • d’un côté, choisir la coopération et prendre le risque que l’autre, en face, en profite pour faire cavalier seul et ramasser tous les bénéfices,

  • et de l’autre côté, choisir de faire cavalier seul (à titre préventif ou offensif) pour emporter la mise, mais avec le risque que l’autre, en face, soit dans la même stratégie, ce qui entraîne l’ensemble du système vers un jeu perdant-perdant.

23Le jeu est dit « itératif » lorsque cette situation de base est répétée sur un grand nombre de tours, ce qui permet de tester les cas de construction dans le temps d’une confiance réciproque, ou à l’inverse de trahisons suivies de rétorsions, ainsi que de jeux de type donnant-donnant qui se révèlent, dans les expérimentations, les plus robustes :

« Ce qui explique la robustesse de la réussite de donnant-donnant, c’est son mélange de bienveillance, de susceptibilité, d’indulgence et de transparence. Sa bienveillance l’empêche de s’empêtrer dans des problèmes inutiles. Sa susceptibilité décourage l’autre camp de s’obstiner à faire cavalier seul. Son indulgence contribue à restaurer la coopération mutuelle. Et sa transparence le rend intelligible à l’autre joueur, suscitant ainsi la coopération à long terme » (Axelrod, 1984 : 56).

  • 62Defining moments” (Badaracco, 1997).

24En management, des formes subtiles de négociation [NEG] et de lutte [TTP] s’entremêlent en permanence, à la fois sur le sens du changement, sur les intérêts de chacun, sur le risque d’échec et sur la responsabilité partagée. Les objectifs sont plus ou moins intégrés par chacun, discutés et évalués en conscience. Ils obligent à hiérarchiser les intérêts, les motifs, les valeurs, au cas par cas, à des moments décisifs62. Ils se forgent à la confluence de la personnalité et des contraintes organisationnelles, obligeant à des choix personnels.

25Il est notable que les situations de conflit et de dilemme du négociateur sont particulièrement demandeuses, outre d’un esprit de négociation [NEG] et d’une certaine représentation de toute-puissance [TTP], de l’ensemble des autres prescriptions comportementales de la matrice du héros que nous avons étudiées dans les chapitres précédents, tout à la fois d’un engagement profond, mobilisant des passions, inconforts, souffrances, peurs, toutes intériorisées [INT], des prises de rôles dans les jeux de stratégie [ROL], un respect des cadres qui assure d’une certaine méthode pour sortir du conflit [MIS] et une créativité par rapport aux cadres qui introduit de l’imprévu dans les stratégies [ECA].

8.2. La négociation et la toute-puissance au cinéma

26Pris dans la trame des interactions stratégiques, le héros de cinéma vit un dilemme : soit il négocie, composant avec les autres [NEG], soit il passe en force, prenant le contrôle de territoires, de sa propre initiative, sans discussion, dans une décharge de toute-puissance [TTP]. Le choix est difficile : à trop composer, le héros se place en situation de vulnérabilité à l’égard de ceux qui, en face, peuvent tirer brutalement avantage de sa gentillesse ou de son ouverture, mais par ailleurs, le coup de force unilatéral présente aussi un désavantage, celui d’enclencher l’escalade de la violence, d’appeler, en face, des rétorsions, ce qui conduit à la guerre, c’est-à-dire à une spirale où tout le monde perd dans un enchaînement de catastrophes d’intensité croissante. La fin de la guerre réside alors dans la victoire d’un camp sur l’autre [TTP].

a) Négociation

27Les mécanismes de la négociation, tels que décrits dans les traités d’ingénierie comportementale des managers, livrent un guide implicite de fabrication du contenu des films américains, aussi sûrement que la logique de l’action. La narration empile une suite de négociations entre les différents personnages, entre les camps et au sein de chaque camp. Tous les films américains (ou presque) offrent de bons exemples de négociations à la fois multilatérales et internes à chaque camp.

28Inside Man, 2006 : le policier négocie avec le preneur d’otage ; le preneur d’otage négocie avec la négociatrice envoyée par le patron de la banque ; la négociatrice négocie son mandat avec le patron de la banque ; le patron de la banque négocie avec le policier, etc… et chaque négociation influence et transforme les autres négociations (négociations multilatérales).

29Pirates des Caraïbes, la malédiction du Black Pearl, 2003 : à y regarder de près, le film est bâti sur une série de scènes de négociations de tous avec tous, les uns après les autres, et avec tous les rebonds possibles (non respect des accords, nouvelles alliances, renégociations…).

30Le dernier Samouraï, 2003 : le capitaine américain, héros du film, joué par Tom Cruise, négocie avec son chef militaire, avec l’homme d’affaires japonais qui l’engage, avec le chef des samouraïs, avec l’Empereur du Japon, et en parallèle les civils américains (ambassadeurs, hommes d’affaires) négocient avec leurs équivalents japonais.

31Troy, 2004 : Ulysse convainc Achille de rejoindre l’armée grecque en campagne contre les Troyens à la suite d’une longue négociation où il joue de toutes les cordes possibles de la persuasion : honneur, amour propre, amitié, rivalité, promesses de gloire.

32Toute la palette des analyses développées dans les manuels de négociation est exemplifiée au cinéma. On y retrouve sans difficulté :

  • le poids des alternatives à un accord négocié,

  • l’importance du processus de négociation, éventuellement débattu en amont (cadre, agenda, règles du jeu…),

  • l’appel aux valeurs, aux motivations profondes, aux intérêts fondamentaux, par-delà les batailles de positions et d’accaparements de territoires,

  • le mécanisme du dilemme du négociateur (ou dilemme du prisonnier selon la terminologie de la théorie des jeux),

  • l’attention à la qualité de la relation.

33Titanic, 1997, peut être analysé comme un jeu permanent de négociations sur le sens que les différents personnages accordent les uns et les autres à quelques fondements essentiels de l’humanité : l’amour, la société, l’action, les valeurs morales, l’argent. Les oppositions frontales et la recherche d’accords locaux, limités, se déploient en parallèle, jusqu’à la négociation finale, pour la vie de l’un des deux, entre l’héroïne et le héros. Tous les moyens susceptibles de peser sur les négociations sont testés par les protagonistes : persuasions, séductions, achats, menaces…

b) Toute-puissance

34La réponse héroïque à la violence du monde est d’être capable de mener la négociation et de pratiquer le coup de force – en parallèle ou en série. Le héros a les deux cordes à son arc. La leçon est délivrée en mode majeur à la fois dans les films hollywoodiens et dans les écoles de négociation américaines (Lax, Sebenius, 1986). Ce que les unes théorisent, les autres l’incarnent. Le héros dans les organisations et au cinéma, en se ménageant toujours ces deux possibilités, s’assure de son adaptabilité dans un univers mobile. Il est un pragmatique, à la fois négociateur et dans la toute-puissance. C’est une étrange combinaison de confiance dans la parole (argumentative, persuasive, empathique, performative, etc.) et de pratique du fait accompli, détaché de toute parole, dans l’exercice d’un pur pouvoir.

35Ainsi, par exemple, l’ancien soldat d’élite de la guerre du Viêtnam tente de discuter avec le shérif qui lui cherche des noises, il résiste aux provocations, puis, par paliers, il met en œuvre son terrible pouvoir de destruction (Rambo, 1982). Le soldat à la recherche d’armes de destruction massive à Bagdad tente de discuter de la fiabilité des sources avec sa hiérarchie, puis devant le cynisme du complexe politico-militaire, il va jouer son propre jeu, bouleversant les alliances et se retournant contre une partie de son camp (Green zone, 2009). Le refus d’appliquer un ordre est l’occasion de négociations difficiles (Les sentiers de la gloire, 1957, The thin red line, 1998). Le héros dans les organisations et au cinéma prend langue avec les autres, il essaye de construire un véritable accord, et tout en même temps s’impose par le passage à l’acte – le fait d’arme, sans sommation, non réversible, unilatéral.

36Voilà la théorie du héros dans la société et dans les films selon la culture américaine : la coopération se construit le revolver sur la tempe ; la conversation s’équilibre le missile armé de part et d’autre ; la négociation marivaude la grenade à la ceinture.

37Autres exemples, pour nous convaincre que le schéma est bien ancré. Dans Erin Brockovich, 2000, le dédommagement des victimes d’empoisonnement par les eaux potables est l’objet de longues négociations, et, en parallèle, de manœuvres et d’une guerre de l’information. Dans Wall Street, 1987, les rapports feutrés du monde de la finance (« les querelles ça m’emmerde, tout le monde y perd », dit Gordon Gecko, une des figures de Wall Street) cachent les coups tordus (espionnage, délits d’initiés, où tous les moyens sont bons pour servir la devise « Greed is good »). Dans Bonnie and Clyde, 1967, les deux héros se rejoignent dans la douceur et la serviabilité, tout en étant, par ailleurs, fascinés par la violence et ultra-violents eux-mêmes. Dans Le Parrain, 1972, la fameuse formule de la « proposition qui ne se refuse pas » fait de toute offre un mélange de rapports de pouvoir et de négociation, les deux pistes interchangeables pouvant conduire à la paix ou à la guerre. Dans Inside Man, 2006, la discussion entre le preneur d’otages dans la banque et la négociatrice mandatée par le propriétaire est compréhensive, ouverte, tranquille, mais la pesée de l’un et de l’autre est sans détour, explicite et directe. Dans Mississipi Burning, 1988, deux flics en charge d’une enquête sur des meurtres racistes négocient entre eux, de bout en bout, sur la méthode à appliquer, soit la pédagogie, soit la violence. Dans Les Hommes du président, 1976, la politique et les médias sont présentés comme un enchevêtrement complexe d’intérêts qui mènent en permanence, d’un côté, à des luttes sans merci et, de l’autre, à des tractations en coulisse. Dans Titanic, coups de force arbitraires, autoritaires, et discussions ouvertes, tentant une régulation de l’action par la parole, se succèdent, scène après scène, jusqu’aux derniers instants du dénouement, de la première à la dernière image. Les scénarios des films américains regorgent, d’un côté, de négociations, et de l’autre, de duels et de batailles rangées, dont la succession tisse la narration.

38Dans la prochaine partie, nous allons voir comment les six critères de la matrice du héros, telle qu’elle vient d’être étudiée en détail dans le champ des organisations et dans le cinéma américain, se décline dans un film de 1941, Le Faucon maltais, réalisé à un moment de l’histoire où les tentatives de négociations entre les États se sont montrées impuissantes à empêcher l’engrenage de la guerre mondiale.

Notes

42 Badaracco, 1997: 91-97. Noter les expressions “Difficult contest of interpretations”, et “What kind of interpretation is most likely to win a contest of interpretation inside an organization and influence the thinking and behavior of other people?

43 Ancona: 92-93. Noter les expressions “Frank exchange of view […] even if it is bad news”, “Free-wheeling discussion”, “Good fight”.

44 Distributed leadership” (Malone, 2003: 162-167).

45 Convince, negotiate, and cajole” (Ancona, 2007: 185).

46 As a manager, you might think that you have more control, but you don’t. You actually have less control than the people who report to you. Each individual employee can decide what to do and what not to do. He can decide the hows, the whens, and the with whoms. For good or for ill” (Buckingham, 1999 : 111).

47 Littéralement “salles de guerre” (Ancona, 2007 :104).

48 Voir respectivement le chapitre “Assassination” (Heifetz, 1994 : 235-249), la partie IV, la dernière du livre, intitulée “Staying alive” (233-276), et l’affirmation “Leadership is dangerous” (235).

49 The struggle to maintain cooperation among men should as surely destroy some men morally as battle destroys them physically” (Barnard, 1938: 278).

50 Cf. le chapitre “Dirty hands” (Badaracco, 1997 : 1-8), où on lit la citation de C. Barnard.

51 The myth of leadership is the myth of the lone warrior: the solitary individual whose heroism and brilliance enable him to lead the way” (Heifetz, 1994: 251).

52 Indeed, leadership may require the willingness to die” (Heifetz, 1994: 246). Il faut bien sûr entendre là un écho lointain de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel.

53 Keep the heat up without blowing up the vessel” (Heifetz, 1994: 128).

54 Cf. Das Boot – U96, 1985, qui est un film allemand, mais dont le réalisateur fut rapide- ment repéré par Hollywood et poursuivit sa carrière aux Etats-Unis.

55 The bulldozing style” (Badaracco, 1997: 86).

56 Crisis provide authority figures with more power because people look to them to provide resolution” (Heifetz, 1994: 140).

57 If we want to generate more leadership in our society, we have two options. We can embolden a greater number of people toward heroic effort, and we can investigate ways to lead that reduce the likelihood of personal injury, even to the hero, so that more people can step into the fray” (Heifetz, 1994: 235).

58 Likely target of attack” (Heifetz, 1994: 224-225).

59 Groups can avoid problems, at least temporarily, by shooting the messenger”, “The mechanisms for killing the messenger are varied and subtle” (Heifetz, 1994: 225).

60 The better the quality of their argument, the more likely it will touch on an internal contradiction in the community and thus arouse or aggravate conflicts, which then call forth authoritative efforts to restore order” (Heifetz, 1994: 228).

61 The arbitrariness and potential harshness of the business system” (Badaracco, 1997: 102).

62Defining moments” (Badaracco, 1997).

© Presses des Mines, 2014

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