4.1. Tous leaders, tous héros

1Personne ne sera étonné de trouver des héros dans les films américains. En revanche, pour quelle raison les managers seraient-ils qualifiés de héros ? La réponse, à ce stade, est qu’il y a un tropisme du héros dans les traités de management. Les managers sont souvent présentés comme des sortes de héros confrontés à d’épineux problèmes d’adaptation et de changement (Leavitt, 1958 ; Crozier, 1989 ; Heifetz, 1994 ; Kleiner, 1996 ; Badaracco, 1997 ; Senge, 2001 ; Ancona, 2007).

2En 1958, H. J. Leavitt publie Managerial psychology, traduit en français en 1973 par Psychologie des fonctions de direction dans l’entreprise. À un moment du livre, en quelques phrases, il bâtit la légende du héros managérial qui se différencie du commun des mortels et qui, par certains côtés, est un héros de cinéma. Il nous donne « la version hollywoodienne de l’homme d’affaires » qui « doit traduire sa compréhension des problèmes en décisions en vue de l’action, et ensuite en action » (Leavitt : 244, c’est lui qui met en italiques). Le héros est l’homme d’action. Mais, nous dit-il, pour « différencier le manager du commun des mortels », cette description est encore en-dessous des véritables défis qui attendent les dirigeants en entreprise car, certes, le héros managérial est en « position de force à l’intérieur d’une structure pyramidale », mais, en vérité, « le centre de gravité, dans le monde de l’entreprise, semble s’être rapidement déplacé vers le bas, rendant la position du responsable d’entreprise quelque peu délicate » (Leavitt : 245).

3Le héros ne serait pas un héros, dans les films comme dans les traités de management, s’il ne rencontrait des difficultés, des obstacles, si sa position n’était pas périlleuse. Aussi les traités de management ont-ils pour leitmotiv les épreuves qui attendent le manager. L’un des défis est que l’entourage du manager dispose de ses propres forces, résistances, marges de décision et d’autonomie. Le héros doit faire avec les autres, tels qu’ils sont et composer avec eux. Qu’est-ce à dire sinon que « les autres » sont eux-mêmes en position d’initiative, d’influence ? Ils assument un leadership, ils sont aussi des héros à leur mesure. La confrontation des héroïsmes, des leaderships, se généralise à tous les échelons de l’organisation.

4Dans le même ordre d’idée, cinquante ans plus tard, Peter Senge et Katrin Käufer revisitant le « paradoxe du leadership de notre temps » (leadership paradox of our times), relèvent que pour s’adapter aux « réalités du nouveau business » les entreprises se tournent vers des « dirigeants héros » (hero CEOs), pour aussitôt insister sur le fait que pour réussir, ces hero CEOs doivent se départir d’une partie de leur leadership, car la clé du succès est dans le partage de l’autorité favorisant l’initiative de chacun (Senge, Käufer, 2001). Malone, sur la même ligne, parle de « paradoxe du pouvoir » et de « leadership distribué » (Malone, 2004 : 162-167). Il faut en conclure que l’héroïsme lui-même est distribué, que chacun, tout le long de la chaîne hiérarchique, est un héros, petit, moyen ou grand, mais un héros. Tous les membres de l’organisation, à tous les niveaux, sont amenés à poursuivre une réalisation difficile à atteindre. Leur réussite, à leur mesure, est leur héroïsme. Ce qui est délégué par la hiérarchie, par petites parcelles parfaitement contrôlées, c’est le frémissement du héros qui affronte la difficulté, fût-ce dans les limites d’un mandat modeste. Il en résulte non seulement l’accomplissement de tâches, mais tout un éthos, un ensemble de principes et de comportements régissant les identités et les relations de travail.

5Le héros hollywoodien, quant à lui, mobilise souvent une équipe, parfois réduite à une personne face au leader, parfois pléthorique comme dans le cas d’une armée, ou limitée à une petite bande. Plus généralement, il tisse avec les autres des relations composées de jeux d’influence, de rapports de force, de prises de rôles, décrits dans les traités de management. L’enjeu du leadership, s’il n’est pas aussi formel dans les films que dans les organisations, n’en imprègne pas moins les relations humaines. Les ressorts du management s’étendent à la rencontre généralisée des leaderships et des individualités en compétition.

4.2. Le leader HollyXoodien - chevalier, guerrier, eXtraordinaire

6Dès qu’il est question de leadership, arrive tôt ou tard, au premier plan ou en toile de fond, la référence au héros ou au guerrier (Heifetz, 1994 : 235, 251). En 1938, dans un livre réédité des dizaines de fois depuis, Chester Barnard comparait la lutte des managers dans l’entreprise à celle des soldats sur un champ de bataille (Barnard, 1938 : 278). Buckingham demande aux managers de « créer des héros dans chaque rôle » (Buckingham : 200). Pour Art Kleiner, le manager moderne est un chevalier en quête du Graal. Dans un long chapitre (Kleiner, 1996 : 186-225), il rapproche la pensée moderne du management du destin de Parcifal, le chevalier de la Table Ronde qui deviendra le gardien du Graal12. Michel Crozier, sociologue français qui a enseigné à l’université de Harvard aux États-Unis, évoque ces « héros » qui apportent l’innovation dans les entreprises (Crozier, 1989 : 45, 215) :

« Le héros ne peut plus être l’homme des techniques qui sait d’avance quelle solution est efficace, le politicien qui a réponse à tout avant que les questions soient posées ou le gestionnaire qui ne pourra jamais que reproduire l’existant. Ce sera de plus en plus l’innovateur, celui qui aura réussi à faire participer toutes les parties à une conscience plus aiguë des problèmes et des contradictions que les solutions toutes faites entraînent ».

7Parfois aussi, le spécialiste du management cherche à se débarrasser de la figure du héros, pour induire que non, ce n’est pas de héros et de guerriers dont nous aurions besoin dans les organisations, mais de conduites moins voyantes et plus discrètes, de « patients efforts quotidiens et sans gloire »13. La caricature du héros est écartée, mais c’est pour retrouver un autre héroïsme, plus ordinaire, plus cool – désormais encensés les leaders déployant un « héroïsme cool » (Buckingham, 1999 : 73) – imprégnant chaque instant de la vie des individus au travail, en prise avec le réel. Dès lors, tout lecteur des traités de management peut y reconnaître une part de son quotidien. Pour Badaracco, la gloire est potentiellement pour tous, au détour de la moindre situation de management, car « ces situations sont des moments de grandeur potentielle »14. En management, « il n’y a pas de petites choses » (Badaracco, 2002 : 9), il n’y en a que des grandes, même loin des projecteurs. Le manager d’aujourd’hui, selon Badaracco, est un stratège qui a compris Machiavel, un Machiavel sorti de la cour des seigneurs, devenu commun, intégré par tous. En assimilant les principes d’action du conseiller des princes, il est mû, comme lui, par « l’appel populaire des héros et des saints »15.

8Le manager n’a pas, comme le guerrier hollywoodien, à pousser de grands cris dans un fracas de tonnerre, il n’en demeure pas moins un héros, armé pour affronter le monde actuel qui, avec la complexification des problèmes, l’accélération des changements et la compétition, abonde en défis. Dans le livre de Deborah Ancona et Henrik Bresman, X-teams : How to build teams that lead, innovate, and succeed, les héros managériaux sont affublés d’un fétiche en forme de X, qui les suit partout. Toutes leurs actions riment avec la lettre X – en langue anglaise : extreme execution, flexible phases, exploration, exportation, external activity, extensive ties, exchangeable membership… Nous sommes dans l’eXtrême de la performance, dans l’eXcellence, dans l’eXtraordinaire obtenu par des gens ordinaires. Les X-Teams font que « de grandes choses arrivent ». Elles sont constamment plus fortes que les équipes traditionnelles16. Leur chanson de geste est le traité de management, délivré à un large public : « Ce livre est l’histoire des X-Teams. C’est l’histoire de gens ordinaires faisant des choses extraordinaires »17, comme en écho de Peters et Waterman qui louaient dans les « meilleures entreprises […] une faculté hors du commun d’obtenir des résultats extraordinaires de gens ordinaires » (1982 : 242).

9Avec l’épopée des X-Teams selon Ancona, le management se hisse à la hauteur des grandes narrations hollywoodiennes, ce qui instaure, si j’ose une concaténation lettriste, l’âge du manager HollyXoodien (management eXtrême plus Hollywood).

10Parler de héros dans le milieu du travail n’implique donc pas de se limiter aux exploits des grands patrons. « Des armées de battants dévoués » sont en marche dans les entreprises (Peters, Waterman, 1982 : 21). Les traités de management s’intéressent à des défis quotidiens. La charge prescriptive de l’héroïsme y pèse aussi bien sur les grands que sur les petits managers. Encadrer ne serait-ce qu’une personne est déjà un acte de management qui obéit aux mêmes principes que piloter de grandes entreprises. Chaque manager, à sa mesure, est appelé à se représenter lui-même (ou elle-même) comme une sorte de héros des sociétés contemporaines.