1Parent pauvre des sciences économiques et des sciences politiques, la recherche en gestion tente parfois d’acquérir une respectabilité en se dotant des atours de la science dure, inhumaine et asociale. Ceux qui rappellent humblement que son objectif est de faciliter l’action collective organisée, en aidant les décideurs à enrichir leur représentation des situations auxquelles ils sont confrontés, s’exposent aux foudres des évaluateurs. Ces derniers privilégient les publications dans des revues de science sérieuse, protégée de l’intrusion du vulgaire, au mieux par la rigueur d’outils mathématiques sophistiqués, toujours pertinents, au pire par un jargon académique vernaculaire.

2Quelques enseignants courageux comme Olivier Fournout prennent le risque de passer pour des plaisantins auprès de leurs collègues. Ils entraînent leurs élèves à l’analyse des situations de gestion et des qualités attendues du leader en puisant la substance de leur cours dans la réalité, ou plutôt dans la réalité augmentée et densifiée des fictions littéraires, théâtrales ou cinématographiques, au risque de rendre leur cours intéressant. Les situations qu’ils étudient sont riches et ambiguës, se prêtent à des lectures multiples, au contraire des études de cas trop stylisées dont l’enjeu pour l’étudiant est d’identifier, de reconnaître la recette qui s’applique à la situation présentée.

3Le principal enseignement est que le leader héroïque est confronté à de multiples contradictions, entre les devoirs de son état, les obligations de son rôle et ses sentiments intimes, entre d’une part la nécessité d’apparaître fiable et prédictible pour permettre une bonne coordination des acteurs et susciter la confiance de ses partenaires et d’autre part les comportements créatifs et déviants qui lui permettent de trouver l’opportunité en dehors des routines de l’organisation, enfin entre une logique d’échange équitable qui satisfait chaque négociateur et le contrôle de ressources convoitées qui lui permettent d’obtenir ce qu’il désire (voire la force brute ou l’autorité grâce auxquelles il impose ses choix). On aura reconnu là, exprimée dans le vocabulaire cher à James March, les couples rôle/intériorité, mission/écart, négociation/toute puissance qui définissent le héros selon Olivier Fournout. Pour James March, Othello illustre les contradictions du rôle public et de la personne privée, Jeanne d’Arc celle de la légitimité et de l’hérésie, Guerre et Paix les nécessités de l’histoire qui dominent les prétentions des acteurs à en influencer le cours.

4Si les théorisations sophistiquées de l’auteur pourraient parfois faire craindre qu’il paye un vain tribut à la recherche de légitimité académique, l’application qu’il présente au Faucon maltais, tout particulièrement le chapitre 12 où il analyse les négociations en abîme du film, illustre toute la pertinence et la subtilité de son approche. Je ne peux qu’applaudir l’auteur de renforcer la sensibilité de ses étudiants à la subtilité des relations humaines. Comme l’écrit March1 :

« nous savons enseigner à n’importe quel étudiant modérément doué comment faire des analyses statistiques correctes en maîtrisant des concepts comme la multicolinéarité ou l’hétéroscédasticité, mais nous ne savons pas comment faire qu’un individu moyen devienne capable de faire des analyses critiques aussi subtiles que celles de Susan Sontag sur la pornographie ou le Vietnam du Nord. »

5Si le héros est un ingrédient essentiel des films hollywoodiens, on peut cependant s’interroger sur sa nécessité dans les organisations efficaces. Les études de gestion ne sont-elles pas justement destinées à réaliser le projet d’Alfred Sloan de permettre à des individus normaux, ni géniaux, ni héroïques, d’exercer efficacement des fonctions de direction dans des entreprises établies comme General Motors lorsque leur génial et héroïque fondateur (Alfred Sloan lui-même, en l’occurrence) aura disparu ? Dans un article savoureux2, James March montre que les organisations les plus efficaces sont souvent celles où l’on peut se passer de héros.

6Mais si les héros ne sont peut-être pas nécessaires au bon fonctionnement des organisations prosaïquement efficaces, les histoires de héros jouent un rôle essentiel en valorisant des comportements hors-normes, c’est-à-dire déviants, qui se révèlent le plus souvent pénalisants pour les organisations et presque toujours catastrophiques pour leurs auteurs, punis en cas d’échec, mais bien souvent aussi dans le cas d’un succès obtenu contre les normes de leur organisation3. Pourtant, ce sont les hérétiques qui innovent, en persistant obstinément dans des voies que les autres jugent hasardeuses, ou bien dont ils observent l’inefficacité immédiate4. Dès lors, il est de l’intérêt de la collectivité d’encourager une certaine tolérance envers les hérétiques et d’encourager les hérétiques eux-mêmes, qui s’entêteront plus facilement dans la voie qui les conduira probablement au bûcher s’ils surestiment la probabilité de devenir héros et les gratifications et marques de reconnaissance qui accompagnent ce statut.

7Faire réfléchir de futurs décideurs aux caractéristiques des héros est donc une œuvre salutaire. Olivier Fournout introduit, grâce à une pédagogie alternative et rafraîchissante, un peu de douceur dans la brutalité du monde de l’enseignement des outils rationnels de l’ingénieur et du gestionnaire. Il désacralise un discours scientiste aseptisé5, il apporte un peu de gai savoir dans un cursus parfois aride. Surtout, il stimule le sens critique et esthétique des étudiants et les amène fort opportunément à s’interroger sur ce – et ceux – qui méritent leur admiration.