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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

32. Stockage distribué

Francesca Musiani

Texto completo

1L’industrie du stockage en ligne des données a connu un développement important au cours des dernières années. Tandis que les disques durs montés sur la plupart des ordinateurs d’aujourd’hui dépassent souvent les cent gigaoctets de mémoire, ceux des serveurs destinés au stockage professionnel de données en comptent désormais plusieurs téraoctets. Les grands noms de l’industrie informatique mettent en avant un modèle de service où le fournisseur est en charge de l’infrastructure physique et du produit logiciel, abritant ainsi à la fois les applications et les données dans un lieu inconnu de l’utilisateur (le fameux « nuage », cloud* en anglais) et interagit avec ce dernier grâce à une interface client. En parallèle, se développent de nombreuses offres de stockage en ligne pour le grand public, d’un volume généralement limité à quelques centaines de gigaoctets.

2C’est au sein de ce scénario foisonnant d’applications de stockage, qui reposent généralement sur des serveurs « classiques » ou des plates-formes en nuage, que des dispositifs de stockage distribué ou décentralisé cherchent à trouver leur place. Les développeurs des systèmes de stockage distribué choisissent de travailler sur l’architecture du service en tant qu’aspect différenciant et original par rapport aux compétiteurs centralisés servant les mêmes usages : l’idée centrale sous-tendant ces dispositifs est que les fichiers et les contenus téléchargés par les utilisateurs dans le système sont stockés, totalement ou en partie, sur un nuage de stockage composé d’une partie des disques durs de chaque utilisateur, reliés entre eux en architecture P2P.

Ordinateur et collectif, local et global

3Autour de cette idée et de ce principe d’organisation des ressources, communs à tous les systèmes de ce type, les dispositifs semblent montrer une articulation entre une dimension locale et une plus globale : la machine de l’utilisateur, où le client P2P conduit nombre d’opérations d’encryptage, décryptage, et mise en relation directe entre utilisateurs ; et le grand collectif anonyme où les données (plus souvent les fragments de données) sont stockés et partagés, « éparpillés » sur le réseau. C’est le cas du système Wuala, proposé dès 2007 par la firme suisse Caleido et ensuite par l’entreprise française LaCie (Musiani, 2015). Lorsque s’effectue le passage de la dimension locale de la machine utilisateur à l’ensemble du réseau, l’emplacement physique des contenus stockés, ou plutôt leurs multiples emplacements, est constitué par des sous-ensembles d’ordinateurs, qui forment un réseau constamment provisoire et évolutif. Plutôt que l’ensemble des ordinateurs, la dimension « globale » du système est donc l’algorithme qui permet à chaque moment de définir quels ordinateurs, à chaque moment et pour quelle durée, recueillent les données d’un utilisateur en particulier. En même temps, à moins que des opérations de partage et interrogation ne soient déclenchées explicitement, chaque utilisateur ignorera quels fragments, à un moment, sont stockés sur sa propre machine. Un fichier partagé de cette façon sur le réseau sera donc, en fait, invisible par les utilisateurs, même si leurs machines en stockent des parties ; les utilisateurs n’ont une connaissance directe que de leur mise à disposition des ressources computationnelles et matérielles nécessaires à l’encryptage et la fragmentation des fichiers, ainsi qu’à leur stockage.

4S’ajoute souvent à cette dimension une dynamique structurée autour de cercles de petite taille où le stockage distribué comporte souvent une composante « sociale » d’échanges directs entre des amis qui se (re)connaissent réciproquement. Il s’agit d’architectures mêlant une structure distribuée, avec le déroulement de certaines opérations de sécurisation et conservation de données en local, à des dynamiques propres au réseautage social : des liens directs – directs dans les « couches inférieures » aussi bien qu’au niveau de l’interface – peuvent être établis entre les utilisateurs pour les opérations de partage. La mise en relation directe de deux machines échangeant des paquets de données a une contrepartie intuitive dans le geste d’échange ou de partage effectué par les utilisateurs au moyen de l’outil social, et est censée renforcer la confidentialité des échanges.

Distribution vs. durabilité des ressources de stockage

5Les développeurs de ces dispositifs se confrontent à nombre d’enjeux sociotechniques liés à la distribution et à la « volatilité » des pairs, c’est à dire aux fréquentes connexions et déconnexions des machines qui assurent matériellement l’espace de stockage.

6Si les données sont stockées dans les ordinateurs formant le réseau P2P, les terminaux individuels de chaque pair peuvent donc passer hors ligne et réapparaître en ligne à tout moment. Il faut donc trouver des solutions qui assurent, dans cette situation de déconnexions et reconnexions fréquentes, que l’ensemble des données reste toujours disponible dans le réseau pour un utilisateur qui souhaiterait récupérer ses propres données ; des solutions qui assurent donc la construction d’un stockage P2P stable et permanent. Ces solutions consistent souvent en des systèmes de codage permettant de télécharger des duplicata de morceaux de fichiers beaucoup moins de fois qu’il ne serait nécessaire s’il fallait télécharger le fichier dans sa totalité.

7Les dispositifs de stockage distribué comportent aussi, souvent, des fonctions de chiffrement en local des données ; il s’agit là du mécanisme technique qui assure la sécurité des données par rapport non seulement aux utilisateurs non autorisés, mais au fournisseur de service lui-même.

Troc espace disque/espace en ligne

8Une intéressante idée d’égalité sous-tend ce type de dispositifs, et est particulièrement présente dans Wuala : la mise à disposition d’une partie de son espace disque, pas comme « pur et simple » cadeau à la communauté, mais comme troc de cet espace disque contre de l’espace en ligne.

9Dans Wuala, un utilisateur peut échanger l’espace inutilisé du disque dur de son propre ordinateur contre de l’espace de stockage sur le « nuage d’utilisateurs » pourvu qu’il reste en ligne une certain durée chaque jour ; ce choix, à la fois de stabilisation technique et d’optimisation économique, vise à augmenter la stabilité et la persistance d’un « noyau dur » d’utilisateurs prêts à contribuer un minimum de ressources, de manière constante dans le temps, au système distribué. Le principe à la base de ce mécanisme de troc entre espace disque et espace en ligne n’est pas de donner une plus grande capacité de stockage mais plutôt d’améliorer la qualité de l’espace de stockage dont l’utilisateur est normalement doté sur son disque dur ; il y gagne la possibilité de transformer son disque dur local en disque dur en ligne, potentiellement accessible en mobilité, et cela même si son propre ordinateur est éteint. En termes de modèle économique, l’entreprise s’assure de son côté une certaine durabilité dans le temps des ressources matérielles et computationnelles à sa disposition, la stabilisation d’un ensemble d’usagers, et la possibilité de s’appuyer sur ce noyau de ressources dont la présence est plus « sûre » pour proposer des solutions de stockage ad hoc à des acteurs institutionnels et du secteur privé.

10Le succès du mécanisme de troc est lié à son appropriation par les utilisateurs et à leur motivation : comment ils réagiront au fait de stocker leurs données dans un environnement qui est en même temps local et global, concentré et dispersé. Le nuage d’usagers sera-t-il perçu comme une inconnue encore plus grande qu’une plateforme d’entreprise, ou comme une attribution de confiance* à sa communauté ? Comment les utilisateurs vont-ils se saisir du système distribué ? Le principe de partage sera-t-il reçu majoritairement comme une opportunité ou comme une complication ou incertitude additionnelle ? Il s’agit là de questions centrales pour la viabilité et la durabilité des dispositifs de stockage distribué.

11Le stockage sur architecture distribuée et décentralisée ouvre la voie à une manière différente de concevoir et utiliser les ressources informatiques du réseau d’utilisateurs ; il permet de renforcer la confidentialité et la sécurisation des données, et peut assurer une meilleure qualité de l’espace de stockage avec le mécanisme de troc d’espace disque pour de l’espace en ligne sur le « nuage d’utilisateurs ». La faisabilité, la durabilité et la « prise en main » de ce modèle posent cependant deux grandes questions. La première est la stabilité sociotechnique des dispositifs : le fait qu’un nombre suffisant d’utilisateurs apporte suffisamment de ressources, de façon suffisamment constante, pour que les contenus stockés sur le système soient présents de façon durable et fiable. La deuxième concerne les frontières « nuageuses » de l’accès aux données personnelles ou stockées par d’autres utilisateurs : les répercussions du stockage « reparti » des données et des ressources sur la confidentialité des contenus et la sécurité des équipements.

Autor

Chargée de recherche au CNRS, chercheuse à l’Institut des sciences de la communication (CNRS/Paris-Sorbonne/UPMC), chercheuse associée au Centre de sociologie de l’innovation (MINES ParisTech-CNRS).

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