30. Réseaux sociaux P2P
p. 197-202
Texte intégral
1À l’heure actuelle, les revendications sociopolitiques des réseaux sociaux alternatifs-distribués/décentralisés portent sur la propriété et la lisibilité des « supports-plateformes sociales grand public », faisant ainsi preuve d’une « conscience médiatique » aigüe. Comme la plupart des services internet, les réseaux sociaux dits « alternatifs » focalisent les problématiques d’information et de communication sur la centralisation, l’opacité et la surveillance des données des utilisateurs. L’éventualité d’un choix du lieu servant au stockage des informations que l’on met sur le réseau, ainsi que la non utilisation des données personnelles, sont présentées comme les éléments innovants face aux services concurrentiels non distribués. Dans ces alternatives aux géants centralisés du web que sont devenus Google+, Facebook ou Twitter, des services comme Lorea, Noserub ou Diaspora* présentent différentes manières de penser et d’organiser les échanges et les communications entre utilisateurs des réseaux sociaux. Ces alternatives préfigurent des modifications dans la gestion du droit à la vie privée des utilisateurs, en se servant à la fois de l’anonymat et de la connaissance de l’identité – aspects qui sont généralement associés au P2P et aux réseaux sociaux respectivement (Musiani, 2010) – selon différentes fonctionnalités et couches de l’application.
Critique des services dominants
2Facebook, Twitter, Linked In ainsi que les différents services networking de Google ont en commun d’inscrire dans leurs conditions générales d’utilisation (CGU) la possibilité qu’ils deviennent, pour une période indéfinie, propriétaires de tout ce qui est écrit ou téléchargé par les usagers sur et au moyen du service. Les utilisateurs sont ainsi doublement exploités : premièrement, les données qu’ils produisent ne leur appartiennent pas ; deuxièmement, ces données sont réutilisées pour créer de la valeur, sans que leurs producteurs ne soient rémunérés. Aujourd’hui, chaque internaute est ainsi en mesure de s’interroger sur le digital labor qu’il produit pour un tiers. Par digital labor, nous entendons, à la suite de Cardon et Casilli (2015), toute activité de faible intensité sur Internet ou médiatisée par des TIC, non spécialisée, et qui produit de la valeur, principalement en produisant des données. Le modèle technique client/serveur sur lequel s’appuient ces plateformes — et auquel s’opposent les réseaux sociaux distribués pair-à-pair — contribue à façonner un internet concentré autour de puissants centres de données appartenant aux fournisseurs de services. Or les scandales récents de PRISM, Tempora et les déclarations d’Edward Snowden en 2013 font bien apparaître les abus de ces plateformes.
3Le principe de base des réseaux sociaux décentralisés (ou acentrés) est au contraire de laisser l’utilisateur du service maître de ses données, en lui donnant la possibilité d’héberger lui-même, sur son propre ordinateur, son profil, la liste de ses amis et les liens qu’il entretient avec eux, les contenus numériques qu’il désire partager (textes, photos, vidéos). Soit les données ne quittent jamais la machine de l’utilisateur, soit elles le font en mode crypté, lors d’échanges directs, d’ordinateur à ordinateur, avec d’autres utilisateurs autorisés. Le modèle technique sous-jacent à ces applications répond à une logique de pair-à-pair ; en éliminant les intermédiaires dans les activités de partage et de réseautage en ligne, des liens directs sont établis entre les utilisateurs, en reflétant au niveau de l’architecture technique le principe d’échange direct qui, dans un réseau social, motive les utilisateurs à partager.
4Cette mobilisation d’un modèle de réseau décentralisé – qui élimine la dualité entre le fournisseur de service et l’utilisateur, typique du modèle client/serveur, en la remplaçant par une situation où chaque client est aussi un serveur – loin d’être une nouveauté absolue, peut être considérée comme un retour aux origines de l’Internet54. Depuis les débuts du « réseau des réseaux », en effet, le principe de décentralisation a été à la base des transmissions et communications qui y circulent. Pourtant, l’introduction du Web en 1990 a progressivement conduit à une large diffusion des modèles basés sur des architectures centralisées ; les services Internet les plus répandus et les plus diffusés (réseaux sociaux, outils de messagerie instantanés, services de stockage de données numériques…) sont conçus à partir de modèles économiques et techniques dans lesquels l’utilisateur final demande une information, une donnée ou un service à de puissants centres de serveurs, qui stockent l’information et gèrent le trafic sur le réseau. Ainsi, même si sur internet le trafic fonctionne sur le principe de la distribution généralisée, il est aujourd’hui concentré autour de serveurs qui délivrent l’accès au contenu. Cependant, la décentralisation – la conception du réseau de manière à ce que les communications et les échanges aient lieu entre des nœuds jouant un rôle symétrique dans le système – demeure une des alternatives possibles, et peut-être celle qui est la plus à même d’assurer la durabilité et la robustesse du réseau internet.
5Si la décentralisation des réseaux sociaux a pour la première fois trouvé un écho dans les médias avec l’histoire de Diaspora*, un réseau social dans lequel des ordinateurs totalement indépendants dits « graines » sont amenés à se connecter directement entre eux tout en abritant leur propre profil, nombre de projets relèvent actuellement le défi de créer le réseau social décentralisé qui puisse s’ériger comme compétiteur crédible et fiable de Facebook. D’autres projets veulent simplement permettre aux utilisateurs qui veulent quitter Facebook de le faire facilement.
Quelle alternative ?
6L’alternative proposée par ces projets de réseaux sociaux décentralisés prendra-t-elle suffisamment pied pour constituer un véritable défi pour le géant Facebook, et le pousser à reconsidérer ses politiques de confidentialité souvent controversées ? Les tentatives sont nombreuses : Friendica, Diaspora*, Jappix, Movim, Salut à Toi, Newebe, SocialZE, Thimbl, Ampify, Status.net, Habahaba, Buddycloud, GNU social, OneSocialWeb, Lorea, N-1, Elgg., Crab Grass, Pump.io… L’incertitude principale concerne sans doute la réceptivité des utilisateurs quant à la possibilité de migrer non seulement vers une autre plate-forme, mais aussi vers une application dont la prise en main et les bénéfices d’utilisation sont peut-être moins immédiats, avec la gestion en autonomie de son propre petit serveur. Les critiques dont Facebook fait l’objet rendent pourtant la question légitime et intéressante. En travaillant à faire coïncider les liens sociaux avec les liens de réseau, les différents projets qui expérimentent la décentralisation appliquée aux réseaux sociaux représentent peut-être la première réelle tentative d’optimisation, à la fois sociale et technique, des outils de réseautage social.
Notes de bas de page
54 Sur ce point, voir Histoire et genèse des architectures distribuées*.
Auteur
Doctorant en sciences de l’information et de la communication à Télécom ParisTech.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Nouvelles énergies pour la ville du futur
Eva Boxenbaum, Brice Laurent et Annalivia Lacoste (dir.)
2013
Recharger les véhicules électriques et hybrides
Matthieu Glachant, Marie Laure Thibault et Laurent Faucheux
2013
« Moi je lui donne 5/5 »
Paradoxes de la critique amateur en ligne
Dominique Pasquier, Valérie Beaudouin et Tomas Legon
2014
Les technologies numériques de santé
Examen prospectif et critique
Valérie Fernandez, Laurent Gille et Thomas Houy
2015
Le phénomène « pro-ana »
Troubles alimentaires et réseaux sociaux
Antonio A. Casilli et Paola Tubaro
2016
Diversifier le recrutement public
Le cas des magistrats
Florence Audier, Maya Bacache-Beauvallet et Éric Mathias
2016
Smart(er) Internet Regulation Through Cost-Benefit Analysis
Measuring harms to privacy, freedom of expression, and the internet ecosystem
Winston J. Maxwell
2017