29. Représenter les architectures distribuées
p. 189-196
Texte intégral
1Les architectures distribuées n’existent pas sans imaginaire(s) au sens propre : discours, schémas (techniques, comparatifs, didactiques, etc.), dessins, graphiques, photos, mises en situations, vidéos, visualisations interactives de données, etc. Ces objets techniques se racontent dans leurs dimensions matérielles et fonctionnelles mais aussi au travers des formes, des expériences sensibles, de l’esthétique, des régimes de légitimation et de partage des savoirs, ainsi que des interactions qu’ils mettent en place. L’imaginaire construit autour de ces architectures s’oppose bien souvent à celui de la centralisation et s’organise, en contrepoint, autour de l’image de la décentralisation, la distribution des données et des relations « directes » entre utilisateurs.
2L’analyse des représentations graphiques des architectures distribuées et des « imaginaires » qui lui sont associés, dévoile une partie des « référentiels sémio-politiques » de ces technologies mais également de leurs stratégies communicationnelles. Dans le cadre du projet ADAM, nous avons étudié ces imaginaires et ses représentations. Notre analyse a porté sur les 220 premières images commentées, extraites de la base d’images du moteur de recherche Google et sur dix sites internet d’applications pair-à-pair : Serval, Mesh Potato, Bitcoin, Diaspora, Mobiluck, Bump, Skype, Wuala, Faroo et Tribler. Cette analyse vise à montrer comment les infrastructures des services sont rendues visibles ou invisibles, de quelle manière elles sont expliquées, avec quelles métaphores et comment le choix des images rend compte d’un lien entre service et architecture qui implique des représentations des valeurs, de la technique, de l’innovation, etc.
3Le fonctionnement des architectures distribuées (AD) est explicité, par exemple, à l’aide de six grands types de représentations :
L’opposition de plusieurs termes ou de plusieurs schémas | permet de comparer entre eux des fonctionnements, des types d’architectures réseau (centralisé – distribué ou décentralisé – distribué). |
Le micro-espace de fonctionnement | représente souvent des détails du fonctionnement technique des AD. La schématisation est plutôt forte |
Le macro-espace | représente le fonctionnement des AD en fonction d’un espace plus large ou moins large qui sert de point de repère : le rapport d’échelle peut se faire par rapport à l’Internet (place des AD par rapport à l’ensemble des services du web, la plupart du temps centralisés) par exemple ou par rapport à un territoire (portée géographique des réseaux). |
Le processus | montre avec des flèches et la représentation de certains effets comment fonctionnent les AD dans le temps, et/ou par rapport aux autres éléments techniques qui forment un environnement numérique. |
La documentation | utilisée dans la présentation de produits dans le cas de sites commerciaux (image marchande), ou alors dans le cas d’articles de presse (les photos simulent des scènes de la vie réelle qui auraient été documentées). Elle a valeur de témoignage, elle prétend rendre compte de la vérité. |
Le dessin | Ce type de représentation est a priori non-explicatif. Il ne démontre rien du fonctionnement du P2P, mais il élucide un propos tenu sur lui. Sa fonction de connivence avec le lecteur dépend des références partagées. Soit il est utilisé pour décrire le type de communication que le P2P permet ; soit il est utilisé pour figurer les valeurs, les conséquences économiques et sociales des services qui reposent sur du P2P (discours épidictique) ; soit enfin il est utilisé pour mettre en image les traces de la technologie. |
Valeurs associées aux architectures
4Au sein de ces types d’explication, plusieurs registres de valeur associée aux architectures distribuées existent et se côtoient :
Le superlatif : cette figure renvoie à la métaphore du grand nombre de données (poids, taille, nombre), de la profusion et du partage des ressources.
Le collectif : cette figure renvoie au réseau virtuel comme monde commun, comme communauté ou « single common world ». Cette figure rappelle l’une des représentations associées aux TIC, analysées par Victor Scardigli (1989) et reprises par Pierre Musso (2009, 201-210), et liées à la production ou la destruction du lien social : soit les TIC accentuent la fréquence des échanges interindividuels et la création de « communautés », soit elles créent de la solitude et enferment l’individu. Dans le cas des AD, c’est la face positive de cette représentation qui est mobilisée : la production de communautés et le renforcement du lien social.
L’opportunité technique : cette figure renvoie à la possibilité de réduire l’infrastructure en câble et d’augmenter la bande passante, grâce aux AD, mais aussi plus généralement à l’efficacité, la rapidité et la précision des systèmes. Les termes récurrent de description sont la flexibilité, la justesse, la performance et le passage à l’échelle (flexibility, accuracy, performance, et scalability). En négatif aussi, les termes de goulot d’étranglement (ou bottleneck effect) sont utilisés pour dire que les solutions d’architectures distribuées évitent précisément ce type d’engorgement de l’information.
L’économie des coûts : cette figure renvoie à la possibilité de réduire les coûts d’un service ou d’économiser des ressources quelles qu’elles soient, grâce au système distribué. Elle se retrouve notamment dans les descriptions de service de prêts financiers en P2P, mais pas seulement (location de voiture, partage d’énergie solaire, actions collectives en tout genre…).
L’autonomie : cette figure renvoie à l’autorégulation, l’auto-adaptation, l’autonomie des machines et conséquemment l’autonomie acquise par l’usager dans les tâches qu’il engage. Cette autonomie pour l’usager est tantôt décrite comme une forme de liberté, tantôt décrite comme une forme de flexibilité dans la décision.
La double capacité à : cette figure renvoie à une forme « d’empowerment » donné à l’usager qui a la double capacité à agir en tant que récepteur et émetteur de l’information. Cette figure rappelle aussi la typologie de Victor Scardigli (1989), et la représentation du pouvoir apporté par les TIC : soit les TIC apportent la liberté et produisent de l’autonomie individuelle et collective, soit les TIC aliènent et asservissent l’homme à la machine. Une fois encore, dans le cas des AD, le recours à la métaphore de « la double capacité à » est franchement positive.
L’alternatif : Cette figure renvoie au pirate, au surgissement, au jaillissement d’une technologie qu’on naturalise comme si elle apparaissait toute seule. Cette figure en appelle une autre qui est la figure politique de l’implication du distribué et son avatar positif, la liberté. Cette figure convoque un binôme de représentations opposées qui fonctionnent ensemble : la pratique illégale et risquée vis-à-vis des virus informatiques ; et à l’inverse, la pratique responsable et respectueuse des autres pairs.
L’accès direct : cette figure renvoie à l’idée que l’utilisateur peut accéder aux informations d’un autre utilisateur directement, sans la médiation d’un service central. La représentation se fixe autour des notions de transparence, de confiance, d’échange direct, etc.
Discours technique et innovation
5Le discours technique est un des acteurs de ces représentations. Il n’est pas toujours présent et accompagne différemment les images des architectures : (1) soit l’aspect technique de l’architecture est clairement présent, en tant que « matière brute », c’est à dire que les termes techniques, les équations, les lignes de codes sont reprises sans transformations par les auteurs du site, qui livrent ainsi le résultat de leurs recherches ; (2) soit le discours technique est « vulgarisé », c’est à dire que les termes techniques sont explicités, accompagnés d’illustrations, de schémas, etc. ; (3) soit, le discours technique est « absent », c’est-à-dire qu’aucune référence à la technique n’est présente dans l’ensemble des discours sur le site ; (4) soit, enfin, le discours technique est « mis en scène », c’est à dire qu’il est associé à d’autres discours (juridique, « prophétique », économique, civique, etc.) et sa fonction est de servir un propos autre que celui qui décrit le fonctionnement technique des services.
6Enfin, au delà du degré de « maturité » des services décentralisés (services commercialisés ou non, business modèles établis ou non, démonstrateurs, etc.), les discours que tiennent ces objets sur eux-mêmes font apparaître plusieurs types de représentations de l’innovation. Dans un cas comme celui de Serval (application qui permet de créer des réseaux Mesh*), ce qui est construit discursivement et donc considéré comme une « innovation » est le code, c’est-à-dire la technologie elle-même ; dans le cas de Mesh Potato et de Bitcoin*, c’est le produit qui est décrit comme une innovation ; dans le cas de Wuala, de Mobiluck et de Skype, l’innovation, telle qu’elle est décrite, se situe plutôt dans l’usage ; dans le cas de Diaspora, Tribler et de Faroo, c’est la communauté d’usage qui constitue l’innovation ; et, enfin, dans le cas de Bump, l’innovation se trouve dans l’équipe de conception du service.
7Toutes ces représentations de l’innovation participent de ce que l’on pourrait appeler une pensée de l’architecture informatique distribuée. Cette informatique fait aujourd’hui figure de militante face aux services centralisés de type cloud*. En témoignent les valeurs d’autonomie, de sécurité, d’anonymat et/ou de protection de données sur Internet, qui sont illustrées par des images de réseaux décentralisés. Comme tout objet technique, le réseau Internet ne peut être pensé, compris et mis en culture sans une dimension fortement politique.
Auteurs
Doctorant en sciences de l’information et de la communication à Télécom ParisTech.
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière Lyon 2.
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