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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

26. Protection de la vie privée

Primavera De Filippi

Volltext

1La protection de la vie privée est un droit fondamental garanti par la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et sanctionné par la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En France, ce droit a été ratifié par la loi du 17 juillet 1990, qui introduit à l’article 9, alinéa 1er du Code civil que « chacun a droit au respect de sa vie privée », sans toutefois définir la portée de ce droit. Appréhendé par la jurisprudence comme « le droit pour une personne d’être libre de mener sa propre existence avec le minimum d’ingérences extérieures », le droit au respect de la vie privée fournit une « protection contre toute atteinte portée au droit au nom, à l’image, à la voix, à l’intimité, à l’honneur et à la réputation, à l’oubli, à sa propre biographie ».

2La loi du 6 janvier 1978 définit les données à caractère personnel comme « toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement, par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments qui lui sont propres » (art. 2, al.2). Elle précise que « pour déterminer si une personne est identifiable, il convient de considérer l’ensemble des moyens en vue de permettre son identification dont dispose ou auxquels peut avoir accès le responsable du traitement ou toute autre personne ». La loi reprend ainsi les précisions apportées par la Directive européenne 95/46/CE sur le traitement des données à caractère personnel.

3Sur Internet, les données personnelles peuvent être comprises comme des données relatives à l’identité, ou à l’état civil : l’adresse IP, le login, le numéro de sécurité sociale, les caractéristiques biométriques, etc.

Menaces à la vie privée

4De nombreux acteurs, aussi bien privés que publics, ont aujourd’hui intérêt à ce que soit assouplie la protection de la vie privée sur Internet, afin d’accroître la surveillance des citoyens ou de tirer des informations les concernant. Bien plus que dans le monde réel, le monde virtuel laisse libre cours à des pratiques fortement dérogatoires du droit commun, qu’il est difficile de réguler.

5Les données personnelles collectées sur Internet sont celles fournies par l’utilisateur (au moment de la souscription au service, par ex. les données d’identification) et celles collectées pendant la fourniture du service (ex. l’historique des sites web visités). Ces données sont fragilisées par la difficulté pour les fournisseurs de service de protéger leurs données stockées d’un accès extérieur malveillant (vol de données), et par le détournement potentiel des données collectées (abus de confiance).

6Les politiques pénales dites de risque-zéro justifient l’intrusion des autorités étatiques dans la vie privée des internautes (comme cela a été récemment illustré par les pratiques de la NSA aux États-Unis). En France, la loi LOPPSI 2 a donné certains pouvoirs à la police, en ce qui concerne notamment la captation à distance de données informatiques sur décision du juge d’instruction en cas d’enquête sur la criminalité organisée, et le contrôle par le procureur des fichiers d’antécédents judiciaires, ou la création de logiciels de « rapprochement judiciaire ».

7Ces intrusions sont facilitées par la forte traçabilité des activités des internautes inhérente à l’utilisation d’Internet. Des fichiers s’enregistrent automatiquement sur l’ordinateur des utilisateurs non avertis le temps de leur navigation : cookies, historique, formulaires, fichiers téléchargés, fichiers internet temporaires.

Privacy by Design

8En 2007, dans un contexte de développement des réseaux sociaux, de nombreuses critiques voient le jour à propos des atteintes portées à la vie privée sur Internet. Une architecture en réseau P2P est perçue comme une voie possible de protéger les données personnelles.

9Devant l’impossibilité pour la loi d’assurer une protection suffisante de la sphère privée, la Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario (Canada), Ann Cavoukian, conceptualise durant les années 1990 la protection intégrée de la vie privée (ou privacy by design, en anglais). Cette théorie vise à intégrer le respect de la vie privée directement dans la conception et le fonctionnement des systèmes et réseaux informatiques, ainsi que dans l’élaboration de pratiques responsables. Elle se matérialise par la prise en compte d’exigences de protection de la sphère privée, c’est à dire par l’intégration d’outils de protection directement dans le produit. Opérée en amont, cette intégration anticipe le risque d’atteinte à la vie privée, évinçant a priori toute mesure réactive (par nature plus délicate).

10Dans les systèmes informatiques, le concept de privacy by design s’applique notamment à ce que l’on appelle les architectures distribuées : toute architecture qui ne possède pas de nœud central, dont les ressources sont réparties au sein d’un réseau, au travers duquel elles communiquent et interagissent. En effet, dans un contexte caractérisé par de nombreuses atteintes portées à la vie privée sur Internet, une architecture pair-à-pair en réseau est perçue comme une voie possible de protéger les données personnelles.

  • 50  L’obfuscation est une stratégie de protection de la vie privée qui consiste à publier en quantité (...)

11Comment ces architectures distribuées répondent-elles aux règles de la protection intégrée de la vie privée ? Les exemples récents d’architectures distribuées permettent d’établir qu’en fonction de l’activité visée, cette protection peut aussi bien passer par l’anonymisation de la source, l’obfuscation50 des contenus, la non-traçabilité de l’utilisateur, ou une combinaison de ceux-ci.

12Nous prendrons trois exemples d’application de cette privacy by design : TOR, Wuala et Bitcoin.

13Le premier, TOR* (The onion router), est un exemple de privacy by design, conçu pour promouvoir l’anonymat en amont, à la source : il prévient les incidents d’atteinte à la vie privée auxquels les internautes sont fréquemment exposés en rendant extrêmement complexe, voire impossible, la ré-identification des utilisateurs du réseaux. TOR, qui avait pour finalité première de protéger les communications gouvernementales, sert aujourd’hui, maintenant qu’il est devenu accessible au grand public, à protéger les communications des militaires, journalistes, représentants de l’ordre, activistes et autres citoyens. D’un point de vue technique, TOR permet à ses utilisateurs de se connecter à des sites Internet par le biais d’un réseau distribué de relais géré par une pluralité d’internautes bénévoles répartis dans le monde. Avec le système du « routage en oignon » qui permet de faire transiter l’information par une chaîne d’ordinateurs intermédiaires dans lequel chaque utilisateur connecté représente un nœud, l’origine des communications n’est connue que des nœuds d’entrée, et la destination des communications par ceux de sortie. Les autres nœuds du réseau sont des routeurs intermédiaires qui ne connaissent ni la provenance, ni la destination, ni le contenu des paquets qu’ils transfèrent. Ainsi, grâce à ce système de routage, TOR empêche à la fois l’intrusion d’une tierce personne dans les connexions des internautes et leur localisation par les sites qu’ils visitent.

14Deuxième exemple : Wuala (voir Stockage distribué*) qui utilise, pour protéger la vie privée, un système de chiffrement. Ce système de cloud storage est fondé sur une architecture décentralisée qui relie entre eux certaines portions des disques durs de ses utilisateurs afin de créer une base de données P2P distribuée (Musiani, 2015). Les données des utilisateurs sont certes envoyées sur différents ordinateurs, mais elles sont chiffrées. De plus, le mot de passe permettant d’accéder aux bases de données n’étant connu que de l’utilisateur (et non du fournisseur de service, qui se désengage de toute responsabilité au profit de son client), les données des utilisateurs sont protégées contre des intrusions, aussi bien publiques que privées. Cette architecture décentralisée comporte des avantages par rapport aux systèmes d’hébergement classiques qui emploient eux aussi des mécanismes de chiffrement. En effet, une base de données non décentralisée demeure saisissable matériellement. Il est donc (théoriquement) plus simple pour les enquêteurs, en l’absence du consentement du mis en cause, de récupérer physiquement des bases de données chiffrées sur une architecture en serveur. Il n’en est rien dans le cas de Wuala puisque les enquêteurs n’ont pas la possibilité de saisir la portion de disque localisée chez un tiers (la localisation demeurant par essence inconnue). Or, d’un point de vue technique, Wuala s’utilise comme une base de données classique ne nécessitant pas à son utilisateur un travail supplémentaire pour assurer son bon fonctionnement. L’utilisateur a les mêmes contraintes que pour une base de données classique. La protection de la vie privée se fait donc de manière implicite et automatique.

  • 51  Le site Bitcoin (www.bitcoin.org) avertit : « Toutes les transactions Bitcoin sont publiques, traç (...)

15Troisième exemple : la monnaie électronique Bitcoin*, une crypto-devise (crypto-currency) décentralisée opérée par un réseau pair-à-pair qui se transmet de particulier à particulier sans passer par les banques, ce qui diminue les frais de transaction et la rend utilisable dans tous les pays. Les bitcoins sont générés par un réseau de « mineurs » volontaires et indépendants qui procèdent à un travail de chiffrement pour chaque transaction opérée sur le réseau. Lors de ces transactions, les bitcoins sont enregistrés dans une base de données partagée entre tous les nœuds participant au réseau (le blockchain) sous forme d’« empreinte cryptographique ». Si les concepteurs de Bitcoin réfutent que l’anonymat et la non-traçabilité soient des qualités essentielles de leur devise51, cette dernière demeure cependant un exemple de protection intégrée de la vie privée. L’anonymat des transactions est protégé par le fait que le logiciel ne demande aucune donnée personnelle de l’utilisateur. Le transfert de devises peut se faire sans besoin de communiquer l’identité de l’internaute émetteur ou récepteur. Dès lors que les usagers veillent à ne pas révéler leur identité en connexion à un achat ou à une transaction en ligne, l’utilisation des Bitcoins permet de préserver la vie privée de ses usagers (à condition de préserver l’anonymat de leur adresse IP).

16Ainsi, dans la mesure où un portefeuille Bitcoin n’est pas associé à une identité déterminée, les bitcoins répondent à la logique de la protection intégrée de la vie privée, mais dans une autre mesure que Wuala ou TOR en ce qu’ils intègrent sous réserve d’une utilisation correcte l’intraçabilité et l’anonymat de leurs utilisateurs dans leur conception.

Conclusions

17En même temps qu’il a favorisé le développement de nombreuses plates-formes centralisées (telles que Facebook, Google, etc.) qui portent systématiquement atteinte à la vie privée de leurs usagers, le réseau Internet fournit aussi de nombreuses opportunités pour que les internautes puissent communiquer de façon plus directe (pair-à-pair) sans passer par aucun intermédiaire. C’est ainsi que, en réponses aux nombreuses menaces à la vie privée qui se sont imposées sur Internet, de nouvelles plates-formes ont émergé, fondées sur des architectures décentralisées et incorporant des mécanismes visant à protéger la vie privée des internautes dans la conception même de ces outils (d’après les principes du privacy by design). En effet, étant donné que, dans tout réseau pair-à-pair, les données sont stockées localement sur les machines des utilisateurs, il est difficile pour des tiers d’accéder à ces données à l’insu des internautes. Cette tâche peut être rendue encore plus difficile par le biais de mécanismes tels que le chiffrement, l’anonymisation, ou tout autre outil visant à préserver la confidentialité des données échangées sur le réseau. Ainsi, la technique se présente alors comme un allié potentiel, capable de faire appliquer les règles de droit là où la loi n’arrive pas, à elle seule, à protéger les droits fondamentaux des citoyens.

Anmerkungen

50  L’obfuscation est une stratégie de protection de la vie privée qui consiste à publier en quantité des informations. De cette manière, on tente de « noyer » les informations existantes que l’on souhaite cacher. On parle également d’opération de masquage, d’opacification ou d’assombrissement.

51  Le site Bitcoin (www.bitcoin.org) avertit : « Toutes les transactions Bitcoin sont publiques, traçables et conservées de façon permanente dans le réseau Bitcoin ».

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