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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

24. Piratage

Maya Bacache y Julia Cagé

Texto completo

1Le pair-à-pair a fait son entrée dans l’analyse économique via les problèmes que pose le piratage. En effet, des réseaux d’échanges de fichiers entre pairs ont permis dans un premier temps d’échapper à l’application du droit de la propriété intellectuelle et artistique. Si les ayants-droit pouvaient poursuivre un site qui diffusait ou stockait des fichiers de disques sans en payer les droits, il devenait plus complexe de poursuivre une plateforme qui prétextait ne pas être responsable des fichiers qu’échangeaient les pairs. L’objet de cette entrée d’abécédaire n’est pas de voir les possibilités et les problèmes juridiques que présentent le piratage, mais son coût en termes économiques.

2La problématique économique du piratage pourrait s’énoncer ainsi facilement : pourquoi acheter ce qu’on peut acquérir gratuitement ? Le développement des facilités de l’acquisition de produits gratuitement, sans paiements de droits, via le pair-à-pair (le piratage), devrait donc menacer le volume des ventes de ces mêmes produits et la réversion des droits aux auteurs, compositeurs, interprètes – et leurs ayants-droits. Dans un second temps de l’analyse, cette baisse de la rémunération des auteurs mettrait en péril la création elle-même par manque d’incitation à créer.

3Qu’en est-il ? Un bien culturel numérisé se caractérise par des coûts fixes de production importants, mais des coûts marginaux nuls (voir Modèles économiques*). Autrement dit, il est coûteux de créer une musique, d’écrire un livre ou de produire un film, mais il n’est pas coûteux du tout d’imprimer un nieme exemplaire du livre, de graver un nieme cd, ou de projeter pour la nieme fois un film. Le numérique permet de répliquer à l’infini et sans coût un bien initialement coûteux à produire. Ainsi, le prix de ce bien est nul, alors même que le coût fixe de la production n’est pas couvert. Et il n’existe aucune incitation à produire ce bien initialement. Comment sortir de cette malédiction où, aussitôt enregistré, un disque peut être écouté et diffusé à l’infini gratuitement sur les réseaux, et pourtant, où il faut que l’auteur vive de son œuvre ? Cette question a été hautement polémique et ne fait l’objet d’un consensus ni parmi les praticiens, ni parmi les économistes. La littérature économique, qui étudie les causes et les conséquences du piratage en particulier dans l’industrie musicale (historiquement la première à être affectée par le piratage) et dans une moindre mesure pour le cinéma, est très riche.

4En théorie, les effets du piratage sont complexes. Une première conséquence du piratage est un effet de substitution entre le piratage et l’achat d’une musique enregistrée, qui indique que la hausse du piratage devrait, toutes choses égales par ailleurs, réduire la vente de disque. Pourtant, à l’opposé de cet effet, on trouve deux autres effets qui indiquent au contraire que le piratage devrait induire une hausse des ventes de disque. En effet, un bien d’information est un bien à effet externe ; ainsi la diffusion de copies illégales peut augmenter la disposition à payer pour les copies légales. C’est le cas par exemple pour le piratage de logiciels (Conner et Rumelt, 1991). Par ailleurs, le bien d’information – en particulier le bien culturel – est un bien d’expérience, c’est-à-dire que l’utilité à consommer le bien augmente avec sa consommation. Cet effet est appelé effet d’échantillonnage (Peitz et Waelbroeck, 2006) ou encore effet d’exposition. Au total, ces deux effets positifs du piratage sur les ventes peuvent compenser l’effet négatif de substitution.

5Empiriquement aussi, la littérature qui a tenté de quantifier ces trois effets est très riche, même si les méthodologies utilisées ne sont pas toujours robustes. Deux articles estiment de manière très différente l’impact du piratage sur les ventes de musique et parviennent à des résultats très contrastés. Liebowitz (2008) parvient à la conclusion radicale que les ventes de disques auraient été de 56 % plus élevées en 2003 que le niveau qu’elles ont réellement atteint cette année-là sans le piratage. À l’inverse, Oberholzer et Strumpf (2007) indiquent que l’impact du téléchargement sur les ventes de disques n’est pas significatif. Le problème principal des études empiriques consiste à collecter des informations fiables sur le piratage, activité illégale qui échappe donc partiellement aux statistiques. Entre ces deux études opposées, les autres travaux parviennent à un impact significatif mais marginal. Il n’expliquerait qu’entre 7 et 20 % de la baisse des ventes de disques. Ainsi, pour les États-Unis et pendant la période 1998-2003, Michel (2006) estime que le téléchargement aurait entraîné une baisse des ventes de CD de l’ordre de 13 % entre 1998 et 2003. Peitz et Waelbroeck (2004) estiment que le piratage aurait entraîné une baisse de 20 % des ventes de musique enregistrée sur la période 1998-2002. De même, Zentner (2006) estime cet impact à 7,8 %.

6En revanche la littérature économique a insisté sur les impacts différenciés du piratage sur les acteurs de la filière : maisons de disques, artistes, stars ou artistes confidentiels, artistes de scène et artistes de studios, etc. Duchêne et Waelbroeck (2006) montrent que limiter l’usage des réseaux P2P est susceptible de nuire aux artistes plus confidentiels pour qui ces réseaux sont un moyen d’accroître leur audience. Gopal et al. (2006) étudient le top 200 des ventes aux États-Unis depuis 1991 et estiment que si, pour les stars le téléchargement induit un effet de substitution, il implique un effet d’échantillonnage pour les artistes moins connus. Gayer et Shy (2006) montrent que le piratage bénéficie aux artistes qui font des concerts car ils bénéficient de l’effet de sampling. Bacache et al. (2015) mènent une enquête par questionnaire et confirment auprès des musiciens interprètes français que l’impact perçu du piratage est très varié suivant les caractéristiques des musiciens. Les artistes qui font relativement plus de concerts sont plus tolérants vis-à-vis du piratage, et inversement, les artistes autoproduits donc sans maison de disque le sont moins.

7Bastard et al. (2014) généralisent ces impacts du piratage sur l’ensemble des filières culturelles (livre, musique, film et jeux vidéo) et étudient les déterminants des achats culturels de 2000 individus. Ils trouvent que l’impact du piratage est différent suivant les filières et que le piratage est positif sur les achats de jeux vidéo mais négatif sur la musique. Ils montrent que le téléchargement illégal et le téléchargement légal sont des pratiques complémentaires plutôt que des substituts pour les secteurs de la musique, du jeu vidéo et du livre.

8Les pratiques numériques obligeraient ainsi à ne plus penser l’opposition mais la complémentarité entre réseaux de pair-à-pair et réseaux traditionnels de distribution.

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