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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

23. Moteurs de recherche P2P

Francesca Musiani

Texte intégral

1« Copier l’Internet tout entier sur un seul système ? Quelle idée étrange ! » C’est l’une des phrases préférées de Wolf Garbe, créateur du moteur de recherche décentralisé Faroo, pour expliquer l’idée centrale sous-tendant le dispositif : pourquoi essayer de copier toute l’information circulant sur l’Internet sur un seul, gigantesque système, quand elle peut être hébergée par les utilisateurs, dans un réseau décentralisé ? Comme Faroo, plusieurs moteurs de recherche P2P, à différents stades de développement, cherchent aujourd’hui à contrer le monopole qui, au cours des années plus récentes, a en partie effacé la diversité de moteurs, de publics et de types de requêtes encore présente à l’aube du nouveau millénaire (Assadi & Beaudouin, 2002).

2Plusieurs éléments définissent les spécificités d’un moteur de recherche P2P. Tout d’abord, le fait que le système soit P2P implique que les utilisateurs installent un logiciel sur leur machine, un client, qui leur sert à accéder au système. L’ordinateur devient dès lors une partie d’un réseau de recherche composé d’usagers. Aussi, les résultats de recherche sont censés être plus proches de « ce dont les gens parlent », et représenter les affinités et les préférences communes des usagers du système.

3Un moteur de recherche P2P, donc, est censé partir des principes d’un moteur de recherche centralisé comme Google mais « repartir sur les utilisateurs » les informations et données, ainsi que la mobilisation des ressources nécessaires à son fonctionnement. Avec l’installation du service, chaque ordinateur devient un nœud-usager d’un système distribué et décentralisé, qui, en émettant des requêtes de recherche, partage également des informations sur lui-même, et sur ce « à quoi il tient ».

Des projets et des dynamiques décentralisées

4Le panorama des projets et start-up visant à développer des moteurs de recherche décentralisés est d’une grande diversité. On rencontre des projets universitaires purs (Gossple), des projets qui sont en train d’implémenter la « part en pair-à-pair » de leur produit alors même qu’ils deviennent des start-up (Seeks), des dispositifs en fonction et sur le marché, dotés d’un nombre plus ou moins important d’utilisateurs (Faroo et YaCy), ainsi que des échecs (Amoweba). Le choix de l’architecture du moteur a plusieurs implications pour des questions telles que le traitement de l’information, le rôle de l’utilisateur, le partage de ressources matérielles et de calcul. Trois dynamiques spécifiques à la « décentralisation » sous-tendent l’ensemble des projets et dispositifs.

5Les utilisateurs installent un logiciel sur leur machine, un client, qui leur sert pour accéder au système. L’ordinateur devient dès lors part d’un réseau de recherche composé d’usagers : « your PC is turned into a searchbot », note un commentateur41 car le client P2P installé par chaque usager indexe les sites web que celui-ci visite, et partage – si on lui en fait demande – ces informations de recherche et découverte d’information avec les autres usagers, sans qu’elles soient pour autant maintenues dans une base de données unique, ou un index central.

6Le système s’intéresse directement aux sites web que les usagers eux-mêmes visitent, plutôt qu’à des informations dont l’ordre et la pertinence seraient pré-déterminés par des « algorithmes optimisés » selon des critères qui ne sont que partiellement transparents (comme c’est le cas pour Google). D’où cette idée d’une proximité renforcée avec les affinités et les préférences communes des usagers du système.

  • 42  Cela ouvre la voie à des systèmes qui, ne comportant pas d’importants investissements en ressource (...)

7L’usager et ses ressources informatiques sont au centre du processus de recherche, mais aussi de la durabilité du système. Si cela constitue une possibilité de différenciation importante42, il s’agit aussi d’un gros risque car l’existence même des systèmes est liée à la capacité de leurs développeurs de parvenir à intéresser un nombre important d’usagers. Plus d’usagers signifie non seulement plus de ressources matérielles (mémoire, CPU, bande passante) à disposition de l’ensemble, mais aussi un affinement progressif de la variété et de la fiabilité des résultats obtenus par chacun d’entre eux, et une meilleure expérience utilisateur pour l’ensemble du réseau.

8Ces dispositifs explorent de manières particulièrement intéressantes les questions de privacy des informations personnelles de l’utilisateur. Comme le modèle décentralisé ne prévoit pas d’entité unique qui contrôle les données personnelles, les développeurs cherchent à faire en sorte que ces informations ne quittent pas le client P2P et le terminal de l’usager, à moins qu’elles ne soient encryptées auparavant sur ce même terminal (Faroo). Un des défis identifiés par les chercheurs sur le sujet consiste à chercher le meilleur compromis possible entre le fait de tirer profit « techniquement » de l’utilisation des informations personnelles (par exemple pour informer des communautés d’usagers de préférences communes) tout en masquant l’association entre profil et identité de l’usager quand il le faut (Gossple).

Risques et opportunités

9L’introduction de dynamiques décentralisées dans les moteurs de recherche peut sembler un phénomène de niche – ne pouvant intéresser que des utilisateurs pionniers, souvent développeurs eux-mêmes, pour qui l’exploration du substrat technique complexe du système représente un défi, et son utilisation une valeur ajoutée. Les moteurs de recherche en P2P resteraient alors apanage de cette minorité de power users pouvant démêler, à l’aide de leurs compétences techniques, des équations à l’allure parfois paradoxale : comme celle qui relie une privacy augmentée à un suivi perpétuel des actions des utilisateurs – actions dont les traces resteraient locales et encryptées. Pourtant, le nombre important de clients/usagers de certains de ces services – deux millions et demi pour Faroo en 2010 – semble montrer que l’intérêt pour ce type de dispositif se développe sur des bases plus larges.

  • 43  Pour reprendre le slogan de Google (Musiani, 2015).

10Le succès ou l’échec des moteurs de recherche en P2P pourrait enfin être liée à la capacité de ces systèmes à « monter sur les épaules des géants »43, au même moment où ils cherchent à s’en différencier : pour plusieurs de ces projets, la valeur ajoutée et la spécificité d’un moteur P2P ne consiste pas dans le fait de se présenter comme une « alternative » radicale à Google, mais en complémentarité avec celui-ci. Cela présente l’avantage, pour le moteur P2P, de « construire sur » la force d’un acteur comme Google au lieu d’essayer de la contrer, ce qui, surtout dans la phase d’amorçage, signifie sauf exceptions la défaite. Seeks, par exemple, est une table de hachage distribuée (DHT) permettant aux utilisateurs de partager en « groupes de recherche » les interrogations qu’ils font aux principaux moteurs de recherche (principalement Google), rajoutant donc une couche. Cette complémentarité pourrait être la clé permettant au grand public d’envisager la recherche en P2P non pas comme « meilleure » ou « pire » que la recherche centralisée en termes absolus, mais comme une technologie permettant d’explorer différents types de résultats, ou de donner la priorité à certains aspects de la recherche et de la découverte d’information : par exemple, grâce à la recommandation, à l’identification des préférences, ou au rapprochement des usagers partageant des intérêts communs.

11Les projets et dispositifs de moteur de recherche décentralisé ont comme spécificité commune le recentrage sur les utilisateurs – l’utilisation de leurs ressources de calcul et mémoire, ainsi que les contenus qu’ils créent ou suggèrent et leurs conversations. L’architecture technique décentralisée du logiciel, et l’échange et la recherche de contenus par les utilisateurs se mêlent dans une approche dans laquelle c’est l’individu qui donne sa valeur ajoutée à l’information. Une recherche plus « personnalisée » et « sociale » (centrée respectivement sur les préférences de l’utilisateur et de ses relations avec les préférences des autres) est envisagée du fait que le pair devient l’« unité de recherche » sur laquelle repose le fonctionnement du dispositif.

Notes

41  Needleman, R. (2007) « Faroo makes your PC a searchbot », CNET News, http://news.cnet.com/8301-17939_109-9779710-2.html#ixzz1T8KBtcaL

42  Cela ouvre la voie à des systèmes qui, ne comportant pas d’importants investissements en ressources de la part de l’entreprise, sont faits pour travailler dans des situations stables comme instables, et sont programmés pour se ressaisir de façon autonome en cas de défaillance.

43  Pour reprendre le slogan de Google (Musiani, 2015).

Auteur

Chargée de recherche au CNRS, chercheuse à l’Institut des sciences de la communication (CNRS/Paris-Sorbonne/UPMC), chercheuse associée au Centre de sociologie de l’innovation (MINES ParisTech-CNRS).

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