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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

19. Médias distribués

Cécile Méadel und Francesca Musiani

Volltext

1Par médias distribués, nous ne désignons pas ici des applications ou services permettant d’échanger des contenus culturels, mais des services qui se constituent explicitement comme média, c’est-à-dire comme plate-forme organisée mettant en forme des programmes ou/et, le plus souvent, permettant d’accéder à des contenus éditorialisés, principalement sous le modèle des chaînes de radio ou de télévision.

2Cela pose un problème de frontière tout particulièrement avec les dispositifs dit d’« échanges de fichiers » : en bref, ces « médias » seront ici définis d’un côté par rapport aux sites d’hébergement vidéo type YouTube ou DailyMotion, (proposant donc du streaming) et aux applications permettant d’obtenir des contenus par échanges P2P (type eMule). À la différence de ces deux types de services, l’offre de contenus des « médias distribués » n’est pas fixée par les membres du réseau (les utilisateurs), mais par les diffuseurs dont la tâche consiste à contracter avec des fournisseurs de programme pour relayer l’offre et la mettre à la disposition des usagers en utilisant ceux-ci comme relais, de manière à rationaliser l’usage de la bande passante, ce qui devrait entraîner des économies substantielles des frais de diffusion.

  • 32  Citons par exemple : Abroadcasting, Audiogalaxy, Joost FM ex-Venice Project, LiveStation (GB), Oct (...)

3C’est le cas par exemple de Peercast, un logiciel gratuit (et libre) qui a été développé entre 2006 et 2008 (désormais inactif), qui permettait d’accéder à des webradios sans saturer la bande passante, puisque les membres ne se connectaient pas à un serveur central, mais à un autre auditeur qui écoute la même station (la question du fichier originel permettant d’alimenter ces échanges restant non explicité dans la documentation disponible). On voit pléthore de ce type d’application se développer au milieu des années 200032, soulevant l’enthousiasme de ceux qui y voient une nouvelle façon de consommer de l’audiovisuel, c’est-à-dire des contenus soit vidéo, soit sonores (musique ou radio). Les contenus sont obtenus par entente (et licence) avec des fournisseurs de programmes (par exemple, dans les cas de Joost, Aardman Animations, Warner Music, Endemol, Fremantle Media, RDF Media, Media Diversion et CBS).

4Ce type de service a été alors beaucoup développé en Chine (TVU Player, PPLive, QQLive, PPStream… avec des services en simplified chinese), sans, semble-t-il, avoir nécessairement reçu les autorisations de toutes les chaînes retransmises. En janvier 2009, il y aurait, par exemple, environ quatorze mille chaînes sur PPStream. Certaines applications en P2P permettraient de voir des chaînes non disponibles dans le pays, ou payantes.

5L’enjeu est important parce que les promoteurs de ces projets pensent alors les télévisions en P2P pourraient permettre de rendre disponible n’importe quel canal TV pour tous les individus contribuant au réseau, chaque membre devenant un relai pour les autres, ce qui entraîne des économies d’échelle substantielles, et la possibilité d’augmenter l’audience sans coût supplémentaire pour la chaîne.

6Dans le cas de Tribler, il ne s’agit pas seulement de gagner de la bande passante, mais aussi de proposer un nouveau modèle de consommation de la télévision. L’ambition initiale est double : 1) permettre un meilleur repérage des programmes face à la croissance de l’offre, 2) accompagner la délinéarisation des programmes et donc les transformations de la consommation. Son concepteur explique ainsi que : « le projet Tribler (est relié) à des questions d’efficacité de distribution de matériaux culturels, de neutralité du réseau, d’abattement des barrières à l’entrée de nouveaux acteurs dans le domaine de l’industrie numérique, et même d’« effet démocratisant » (Musiani, 2015).

Architecture

  • 33  Même modèle – et d’ailleurs mêmes auteurs – à l’origine de Joost et de Skype (Hall, Piemonte et al(...)

7Comment est construite l’architecture de ce type de service ? Chaque membre contributeur doit télécharger dans les deux sens (c’est-à-dire à la fois « downloader » et « uploader »). L’organisation distribuée facilite le passage à l’échelle et évite la saturation du réseau quand le nombre d’utilisateurs augmente. Quand un membre veut obtenir un programme, il contacte un tracker server qui lui indique les membres qui disposent de ce contenu (plus ils sont nombreux et plus la liaison est de qualité) – ou alors il passe par une distributed hash table (DHT). Cette technologie P2P est distribuée, mais avec une hiérarchie : les serveurs ne servent qu’une petite partie de clients, et chacun d’entre eux, à leur tour, propage le flux à d’autres clients, et ainsi de suite, avec des supers nœuds*, comme cela est organisé par Skype33, qui facilitent les échanges (Lei et al., 2010). Tribler ajoute une spécificité en permettant le visionnage en streaming dès les premières minutes.

8Cette architecture pose un certain nombre de problèmes techniques qui mettent en cause la stabilité du système. 1) La réaction du système à un afflux croissant de membres n’est pas totalement maîtrisée ; le passage à l’échelle montrerait qu’il est difficile d’assurer une croissance importante (Cassagnes et al., 2010). 2) La qualité du service n’est pas garantie dans la mesure où chaque membre peut lui nuire (même involontairement par la mauvaise qualité de ses équipements, PC et connexion). 3) La durée pendant laquelle l’usager est actif est indéfinie et donc des données peuvent se perdre quand il se déconnecte ; en particulier pour les systèmes comme Tribler qui utilisent des informations contextuelles (réputation, préférences, palmarès…). 4) Enfin, le problème traditionnel des passagers clandestins se pose ici de manière particulière : comment encourager les membres à contribuer en dehors des moments où ils sont eux-mêmes demandeurs (voir Bien collectifs*) ? Chez Tribler, un système de motivation est mis en place ; les altruistes y gagnent une vitesse de téléchargement plus élevé, tandis que les profiteurs sont pénalisés. Les problèmes posés comportent des défis qui semblent particulièrement pertinents pour l’informatique des réseaux ; ainsi, par exemple, de nombreux articles et communications ont été consacrés au service Joost, particulièrement intéressant pour ces travaux parce qu’il offre un modèle grandeur réelle pour analyser le fonctionnement des serveurs et des utilisateurs (Lei et al., 2010).

Modèle économique

9Économiser de la bande passante en permettant une diffusion de qualité des programmes de télévision semble donc être une idée très commune au début des années 2000. Les modèles économiques sont variés : applications « libres », services financés par un contrat de recherche ou entreprises sur le marché. Ces projets s’inscrivent dans un modèle média classique de marché biface avec financement par la publicité (dont la valeur est augmentée par les technologies qui permettent de la personnaliser en prenant en compte les consommations du client). Mais l’équilibre économique de ces services semble ne pas pouvoir être atteint avec la seule publicité, même lorsque le service permet à ses annonceurs de les personnaliser.

10Une manière d’ajouter de la valeur au service (mais aussi de le rendre conforme aux pratiques et usages des consommateurs de contenus) consiste à rajouter une « couche » d’interactivité, avec forum, classement, collectif affinitaire (tels les Taste Buddies de Tribler). Il s’agit non seulement de monnayer les consommateurs suivant le modèle des marchés multifaces propre à l’audiovisuel (Gabszewicz et al. 2001) mais aussi d’ajouter de la valeur au service en accompagnant le consommateur dans l’identification des contenus susceptibles de l’intéresser. À la différence des chaînes de télévision actuelles bien identifiées, les télévisions distribuées ne peuvent en effet pas s’appuyer exclusivement sur une logique de marque qui suffirait à guider le téléspectateur dans sa recherche de contenus ; l’offre est si large, avec sa multiplicité des chaînes que le service doit aussi proposer un mode d’accès et de repérage dans les programmes. Dans les dispositifs comme Joost ou TVU Networks, ces fonctionnalités sont pour l’heure assez minimaux : un moteur de recherche, quelques grandes catégories (sports, info, movies, music, fun, cartoons…), un accès par chaîne, et une indication sur les préférences des autres (« most popular »).

11Cette première exploration, à grands traits, des médias distribués montre que ces services n’ont pas trouvé pour l’heure de modèle économique valide ; les projets connaissant échec sur échec. TVU Networks qui avait été salué comme une révolution en matière de consommation de télévision n’a pas su trouver son public (semble-t-il) ou du moins son financement et s’est converti vers une application B2B. Et c’est la même chose pour Joost qui a abandonné le P2P. D’autres pistes s’ouvrent sans doute, en particulier avec le streaming, comme l’explique F. Mathieu (2009) : « Aujourd’hui, le succès des applications de partage de fichiers P2P, qui n’utilisent que les ressources fournies par les utilisateurs, n’est plus à démontrer. L’heure est au développement de nouvelles fonctionnalités, comme par exemple la lecture en continu, ou streaming. Des applications de diffusion en direct (ou plutôt en léger différé) comme CoolStreaming, PPLive, SopCast, TVants, ou UUSee deviennent de plus en plus populaires, tandis que la diffusion de vidéos-à-la-demande commence à apparaître. »

12Pour conclure, ce type d’applications interroge de manière centrale la question de la propriété intellectuelle, soit directement, soit parce qu’il s’inscrit dans un domaine où les principales applications (comme Kazaa et autres) ont fait l’objet de nombreuses controverses juridiques. Pour certains, comme Tribler, il s’agit donc avant tout de montrer que l’on peut construire un modèle alternatif audiovisuel en pair-à-pair « légitime » du point de vue juridique, et acceptable pour les ayants-droits.

13Pour autant, restent nombre de questions difficiles à définir (ce qui explique peut-être l’échec ou la transformation des projets). Se pose en particulier le problème de la définition de l’espace d’application des licences (la licence peut par exemple n’être accordée par les titulaires de droits que pour les États-Unis. Mais une telle règle est plus que facile à transgresser). Les échanges personnalisés autour des programmes semblent ouvrir des perspectives pour le développement de tels services, mais la délinéarisation des contenus audiovisuels limite les bénéfices à attendre de cette fonction (au moins tant qu’il n’y a pas des consommateurs en grand nombre).

Anmerkungen

32  Citons par exemple : Abroadcasting, Audiogalaxy, Joost FM ex-Venice Project, LiveStation (GB), Octoshape (Danemark), P2P Next, Peercast, Tribler, TVU Networks, TVU Player, Veoh TV, Vudu, Wilmaa, Zatoo…

33  Même modèle – et d’ailleurs mêmes auteurs – à l’origine de Joost et de Skype (Hall, Piemonte et al, 2007). Voir Communiquer en P2P*.

Autoren

Professeure de sociologie à l’Université Panthéon-Assas, chercheuse au CARISM, chercheuse associée au Centre de sociologie de l’innovation (Mines ParisTech-CNRS).

Chargée de recherche au CNRS, chercheuse à l’Institut des sciences de la communication (CNRS/Paris-Sorbonne/UPMC), chercheuse associée au Centre de sociologie de l’innovation (MINES ParisTech-CNRS).

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