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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

16. Informatique ubiquitaire, Intelligence ambiante, Informatique pervasive

Annie Gentès

Texte intégral

  • 25  Le terme est utilisé dans des ateliers organisés par Philips en 1998.
  • 26  En particulier, dans le cadre du célèbre Digital living home.

1Informatique ubiquitaire, ambiante ou pervasive : ces trois termes décrivent à peu près tous la même réalité, celle d’une informatique qui se glisse dans l’ensemble des artefacts et les connecte les uns aux autres (ce qu’on appelle également aujourd’hui l’« Internet des objets »). Chacun des termes a cependant une origine distincte. Le terme d’« intelligence ambiante » est utilisé par Philips à la fin des années 199025 (en particulier dans le cadre du groupe très influent ISTAG Information Society Technologies Group) pour penser le futur des appareils et de l’habitat26. Le terme est repris par la Commission européenne qui décide de fonder son sixième plan de recherche (en 2000) sur le concept d’« intelligence ambiante ». Le terme d’« informatique pervasive » est plutôt utilisé à la même époque par IBM. L’entreprise, qui travaille sur les systèmes distribués et l’informatique mobile, met l’accent sur les infrastructures nécessaires au déploiement d’une informatique ubiquitaire (Satyanarayanan, 2001).

2Mais c’est Mark Weiser en 198827 – au sein du laboratoire d’informatique de Xerox Park – qui est considéré comme le précurseur de ces réflexions et le créateur du terme d’« informatique ubiquitaire ». Il l’inscrit dans une évolution en trois étapes : informatique centralisée (mainframe), PC personnel et, après une période de transition caractérisée par l’Internet et l’informatique distribuée, l’informatique ubiquitaire (Weiser et al., 1997, 75-85). Comme il le remarque, celle-ci est d’ores et déjà présente dans de nombreux objets tangibles équipés de systèmes numériques : thermostats, fours à micro-ondes, alarmes diverses… Pour lui, non seulement ces systèmes vont se répandre mais ils vont/doivent aussi devenir invisibles. Il appuie sa vision sur plusieurs théoriciens des « outils » et de la psychologie comportementaliste qui soulignent que l’agir orienté vers les fins oublie les moyens : Simon parle de « compiling », Polanyi de « dimension tacite », Heidegger et Gadamer parlent « d’horizon » et de « ready to hand ». Gibson (1986) utilise quant à lui les concepts d’« invariants visuels » et d’« affordance », terme largement repris dans la communauté HCI (Human Computer Interaction) : « The most profound technologies are those that disappear. They weave themselves into the fabric of everyday life until they are indistinguishable from it »28. Cette évocation des ordinateurs qui disparaissent et deviennent invisibles est très proche du vocabulaire qui, en design, promeut les interfaces « intuitives » qui ne nous demandent aucune réflexion (Cooper, 1999 ; Norman, 2002).

3Au sein de Xerox Park, un autre chercheur, Rich Gold, présente une version assez différente. Dans un texte également fondateur de 1993, « Ceci n’est pas une pipe » (Gold, 1993), il considère ce que les choses vont devenir si elles prennent un double sens. Rich Gold vient de l’industrie du jeu et il imagine les scénarios d’objets qui gardant les mêmes apparences auront des comportements différents : « les objets du quotidien deviendraient une sorte de ruse ». Il considère la matérialité des objets et la façon dont on fait sens avec eux. Pour lui, l’enjeu de l’informatique ubiquitaire n’est pas de disparaître mais d’ouvrir un champ possible de récits qui transforme notre relation aux choses et rend les relations aux systèmes numériques infiniment jouables. En d’autres termes, il souligne que ce monde pourrait devenir la représentation d’un autre monde.

4Dans un papier plus tardif des deux chercheurs (Weiser et al., 1999), la controverse sous-jacente à leurs positions apparaît d’ailleurs en plein jour. Ils reconnaissent en effet que la disparition des ordinateurs dans le tissu de la vie quotidienne pose le problème du contrôle de ces technologies. Leurs propos portent sur plusieurs points :

  • sur le plan architectural : la difficulté porte sur l’invention et la réalisation d’un plan cohérent des objets connectés et de leurs relations ;

  • sur le plan de l’ingénierie : les pannes et ou les dysfonctionnements sont difficiles à localiser ;

  • sur le plan social : l’informatisation de l’ensemble des espaces suscite de nombreuses craintes sur la thématique de « big brother » ;

  • sur le plan de la signification : l’informatique ubiquitaire ajoute une nouvelle épaisseur de sens à des artefacts et des lieux au risque de rendre confuse leur fonction première.

5Ainsi, concluent-ils, le projet d’informatique ubiquitaire pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse. Tant qu’on en était aux infrastructures, le large potentiel de ces technologies, qui augmentent et favorisent les capacités de travail et les échanges de savoirs, était clair : mais ils sont tombés sur un problème qu’ils n’attendaient pas – celui du contrôle et de la privacy. Dès lors, expliquent-ils, « si le système informatique est invisible et extensif, il devient difficile de savoir qui (ou quoi) contrôle qui (ou quoi), qui est connecté avec qui, où va l’information, comment elle est utilisée et quelles sont les conséquences de chaque action. »

6On peut résumer les enjeux de l’informatique ubiquitaire en deux points : un enjeu « communicationnel » et un enjeu fonctionnel.

7Plus la technologie disparaît, plus le besoin d’une visualisation de l’architecture s’impose ainsi que de dispositifs qui permettent de la contrôler. Alors qu’initialement l’invisibilité des systèmes apparaissait comme le but ultime, quelques années plus tard la société civile s’inquiète de la nature de l’information produite (privacy), de qui l’utilise et avec quels objectifs. L’informatique ubiquitaire doit être « lisible » et donc accompagnée de cartes et plus généralement de « méta-information » sur les acteurs, la circulation et le traitement des données. Les fondateurs de l’informatique ubiquitaire découvrent, semble-t-il, la dimension « média » de ces systèmes. Les utilisateurs souhaitent être rassurés sur les moyens de lire ce « texte ». Ils doivent pouvoir passer d’un usage « aveugle » dans l’action à une lecture voire à une écriture. Le designer Adam Greenfield (2006) exprime la même revendication lorsqu’il s’inquiète de la façon dont le monde devient « média », non seulement risquant de dévoiler notre vie privée mais aussi remettant en cause le rapport au délicat au tangible.

8Marc Weiser (1993) mentionne également une difficulté technique liée à l’architecture et au fonctionnement du système. En effet, la multiplication des objets connectés pose la question de la gestion de l’ensemble. Pour contrôler un tel système, toute l’infrastructure doit être revue et la décentralisation des données apparaît comme une option de fonctionnement. L’informatique ubiquitaire pose notamment la question de la mobilité des artefacts connectés (et donc de la capacité de reconfigurabilité des réseaux) et de l’autonomie des sous-réseaux. Il ne s’agit pas de tout connecter à tout mais plutôt d’identifier des sous-systèmes d’objets ou d’espaces autonomes. Finalement, cette autonomie de certaines parties du réseau – une des conditions techniques probables du développement de l’informatique ubiquitaire – est peut être aussi une réponse à « Big Brother » dans la mesure où les acteurs peuvent alors isoler les parties du système qu’ils jugent privées ou propriétaires, et délimiter les contours de la distribution des informations.

Notes

25  Le terme est utilisé dans des ateliers organisés par Philips en 1998.

26  En particulier, dans le cadre du célèbre Digital living home.

27  http://www.ubiq.com/hypertext/weiser/UbiHome.html, consulté le 9 mai 2014.

28Mark Weiser, « The Computer for the 21st Century » Ubicomp http://www.ubiq.com/hypertext/weiser/SciAmDraft3.html

Auteur

Professeure de sciences de l’information et de la communication à Télécom ParisTech

© Presses des Mines, 2015

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