1Tout comme il est possible de concevoir en détail l’architecture de l’infrastructure de communication globale avec laquelle interagissent les utilisateurs Internet, il est possible que ces processus de design et conception promeuvent, ou découragent voire empêchent, des types spécifiques d’interaction politique, économique et juridique. Cela entraîne des conséquences importantes en termes de gestion de l’Internet, et informe la mesure dans laquelle ses utilisateurs ne sont pas seulement des consommateurs ou des clients – souvent des produits – dans un marché globalisé et virtualisé, mais des citoyens d’un espace public en réseau. Cet article se propose de donner un aperçu de la relation entre la conception des architectures – plus particulièrement des architectures décentralisées – et l’ensemble de processus de gestion et régulation du réseau des réseaux, ce qu’on appelle la gouvernance de l’Internet.

2Les arrangements des architectures techniques ont toujours été, également, des arrangements de pouvoir, écrit Laura DeNardis (2014) : l’architecture technique des systèmes en réseau ne se limite pas à influencer la gouvernance de l’Internet, mais se fait elle-même instrument de gouvernance. Cette gouvernance par l’architecture, par le design, a des implications importantes à plusieurs niveaux, dont la plupart des entrées de cet ouvrage portent la trace²¹.

3La conception et la modification des architectures de réseau informent, par exemple, la répartition de compétences et de responsabilités entre fournisseurs de service, producteurs et « circulateurs » de contenus, utilisateurs, et opérateurs de réseau. Ces processus ont des effets sur les formes d’engagement et d’intéressement (Callon, 2006) au sein des systèmes en réseau – des utilisateurs, tout particulièrement, mais aussi d’autres acteurs concernés par l’implémentation et la mise en opération des services Internet. Elles contribuent dès lors non seulement à la durabilité des modèles économiques, mais aussi à la création d’approches techno-juridiques sous-jacents à la gestion des contenus numériques et des données personnelles. Elles rendent visibles, par des configurations variées, les formes d’interaction entre le local et le global, les modalités d’articulation entre l’individu et le collectif.

4C’est ainsi que, dans les architectures distribuées, si l’utilisateur voit sa privacy renforcée par la possibilité d’un contrôle augmenté sur ses données et les opérations du client P2P dont elles font l’objet, en même temps et pour les mêmes raisons, sa responsabilité des actions qu’il entreprend par moyen de l’application se voit augmentée, tandis que le fournisseur renonce de son plein gré à une partie de son contrôle sur les contenus qui circulent dans et par moyen du service qu’il gère. La dimension collective de cette responsabilité se voit aussi accentuée, dans la mesure où l’infraction au comportement collaboratif a des conséquences collectives aussi bien qu’individuelles – qu’il s’agisse d’un stockage de contenus inappropriés, de l’introduction d’informations non fiables ou de spam dans un index distribué²², ou d’une gestion trop « égoïste » de la bande passante partagée par le système.

5Les modifications d’architecture contribuent à la formation et à la préservation des droits de l’utilisateur, des moyens de produire et de mettre en œuvre la loi, et s’en voient reconfigurées en retour. Nombre d’enjeux juridiques, qui dépassent largement le cadre du droit d’auteur – malgré le fait qu’ils soient souvent réduits à cet aspect quand il s’agit de systèmes décentralisés et pair-à-pair – sont soulevés par les reconfigurations architecturales des services Internet. D’autres « légalités » possibles du P2P prennent la forme de fragments distribués dans le réseau²³, de chiffrement des contenus à la source, de surveillance collaborative : dynamiques et processus profondément inscrits dans les caractéristiques techniques, donc, mais aussi dans les pratiques des utilisateurs, et dans certains défis de développement et d’application. L’observation des architectures distribuées montre bien comment, afin de préserver la « valeur sociale » (van Schewick, 2010) de l’Internet, il est important de forger des formes équilibrées de régulation – technique, politique, ou un mélange des deux – sans entraver l’innovation présente et future.

6Les modifications dans le design des architectures techniques contribuent, enfin, à déplacer les frontières entre usages publics et privés de l’Internet. Elles ont une importance cruciale dans la définition des droits de propriété intellectuelle, le droit à la vie privée des utilisateurs/clients, ou leurs droits d’accès aux contenus. Elles contribuent à définir ce qu’est un contributeur aux plateformes, aux services, aux systèmes en réseau, articulant à la fois la contribution de contenus et de ressources de calcul nécessaires à la mise en opération du système. Aspect, ce dernier, qui est particulièrement important dans les systèmes distribués, où la mise à disposition de ressources informatiques ne relève pas du fonctionnement plus ou moins bon, mais de l’existence même, du système. Si les architectures distribuées voient le plus souvent un rôle central, technique et social à la fois, attribué à l’utilisateur – en tant qu’individu, acteur dans un groupe, co-fournisseur et donneur de ressources au moment même où il les exploite – les développeurs de ces architectures doivent souvent se confronter à la nuance subtile qui existe entre placer les ressources de l’utilisateur au cœur socio-économique du dispositif, et les surutiliser ou exploiter de façon inégale ou inappropriée par rapport à la philosophie du distribué.

7L’architecture technique apparait donc comme l’un des éléments structurants fondamentaux de la gouvernance d’Internet : ce qui est inscrit dans l’architecture et l’infrastructure ne peut que rarement être inversé uniquement par la négociation et le dialogue institutionnels. Les institutions ont d’ailleurs de plus en plus de mal à tenir le pas des multiples usages des architectures et infrastructures techniques à des fins politiques et de gouvernance (voir DeNardis et Musiani, 2014), souvent inscrits dans les petits dispositifs techniques de notre quotidien d’usagers Internet, comme un mot de passe, un disque dur, un logiciel client pair-à pair. Les spécialistes sont d’ailleurs en train de reconnaître plusieurs sujets – tels que l’économie de la cybercriminalité*, le filtrage et la régulation des contenus, l’implémentation du droit d’auteur par des moyens infrastructurels, les accords d’interconnexion entre fournisseurs d’accès à Internet – comme faisant partie intégrante de la gouvernance de l’Internet, en tant que domaine de recherche et de pratiques (van Eeten & Mueller, 2013).

8Les technologies de l’information et de la communication, l’Internet en premier lieu, sont de plus en plus mobilisées afin de servir nombre d’objectifs économiques, politiques et juridiques. Sous l’étiquette « gouvernance de l’Internet » se regroupent désormais un ensemble de controverses socio-politiques et sociotechniques aux frontières souvent incertaines. Une étude sociale, politique et juridique des architectures techniques – de comment leurs développeurs et utilisateurs pionniers arrivent à faire des choix de centralisation et décentralisation – est nécessaire, afin d’analyser comment des arrangements de gouvernance prennent forme à partir de ces moments de tension et de controverse.

9Les architectures techniques peuvent être comprises en tant que façons alternatives d’influencer les marchés, la régulation, les pratiques, et en sont influencées en retour. Elles ne se limitent donc pas à faire partie du tissu qui sous-tend l’interaction et le comportement humain – elles sont des dispositifs de gouvernance tout aussi matériels que les lois et les tribunaux, inscrites dans les flux de trafic, la distribution de la capacité de calcul, les reconfigurations des espaces de stockage, les téléchargements de logiciels clients P2P, la disponibilité et la performance de disques durs. Le statut de chaque usager Internet en tant que consommateur, partageur, producteur… et gestionnaire de contenus numériques est informé par la structure technique et l’organisation des services auxquels il a accès – et s’en voit informé en retour. C’est dans ce sens que les architectures de réseau se font gouvernance : les choix et les modifications qui sous-tendent les services Internet, et l’Internet lui-même, influencent la « politique par d’autres moyens » du réseau des réseaux – l’équilibre des droits entre utilisateurs et fournisseurs, la capacité des communautés en ligne à interagir de façon libre et ouvert, la concurrence loyale entre les acteurs du « marché » Internet.