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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

13. Ethereum

Primavera De Filippi

Testo integrale

1Les devises électroniques décentralisées, comme Bitcoin*, reposent sur un même principe : elles sont émises et gérées sans autorité centrale et ne dépendent d’aucun gouvernement, banque ou autre institution centralisée. Toutes les transactions sont régies par un protocole cryptographique open source et sont enregistrées sur un registre public (ou blockchain) maintenu par un réseau de pairs distribués dans le monde entier. Ce principe initial a été modifié pour de nouvelles applications afin de les adapter à des applications spécifiques : Namecoin, pour la gestion de noms de domaine distribuée, BitMessage et Twister pour la communication asynchrone, BitDice pour les jeux de hasard, etc.

2La crypto-devise Ethereum est, elle, fondée sur un protocole de nouvelle génération, conçu pour permettre aux utilisateurs d’inscrire des transactions avancées et des applications décentralisées directement sur le blockchain. L’objectif est de créer une plateforme sur laquelle d’autres applications peuvent être construites. Au lieu de séparer les ressources au sein de différents registres (et communautés), Ethereum permet de regrouper les ressources de chacun dans un seul et même réseau, et ainsi d’en valider de manière beaucoup plus efficace les transactions. Contrairement à Bitcoin et à ses dérivés, Ethereum dispose d’un langage de programmation beaucoup plus sophistiqué (Touring complete).

  • 20Central Processing Unit ou Unité centrale de traitement.

3Cela permet le déploiement d’Organisations Autonomes Distribuées (AOD) : des applications décentralisées opérant sur le blockchain qui ne dépendent d’aucune entité (morale ou légale). En effet, ces AOD sont capables de subsister de manière complètement autonome, dans la mesure où elles peuvent facturer des services aux clients afin de pouvoir ensuite utiliser leur argent pour acquérir les ressources dont elles ont besoin (cpu20 et bande passante). Ainsi, si Bitcoin avait pour but de faciliter le transfert de devises d’un utilisateur à l’autre, les fonctionnalités d’Ethereum vont beaucoup plus loin : au lieu d’interagir uniquement avec les autres utilisateurs du réseau, ces derniers peuvent également interagir avec des applications (ou des contrats intelligents) qui subsistent au sein même du réseau.

Contrats intelligents et organisation autonome distribuée

4Le langage d’Ethereum permet de construire des « contrats intelligents » à partir d’un mélange de transactions définies mathématiquement. On explique souvent la notion de contrat intelligent par l’assimilation avec le fonctionnement d’un distributeur automatique : les utilisateurs insèrent des pièces de monnaie dans le distributeur et, si le montant introduit est correct, le distributeur délivre le produit demandé. Il s’agit d’une interaction prévisible qui ne nécessite pas (ou presque) de confiance entre les parties contractantes : contrairement au cas d’une interaction humaine, le distributeur n’a pas le choix et doit délivrer le produit demandé. La technologie elle-même garantit que le contrat sera respecté ; il s’agit donc d’un contrat auto-exécutable.

5De façon similaire, dans le cas des contrats intelligents, les normes contractuelles sont fusionnées avec le code informatique : la façon dont ces normes sont définies (le code) est la même que la façon dont elles seront appliquées. Chacun peut interagir avec ces contrats, dès lors qu’il est d’accord avec les règles qu’ils prévoient (et qu’ils feront automatiquement appliquer).

6De nombreuses applications peuvent être mises en œuvre via des contrats intelligents, comme des comptes d’épargne conjoints, qui ne permettent à personne de retirer plus d’une certaine quantité chaque jour ou des services d’assurance pour les récoltes, qui payent automatiquement leurs clients selon les conditions météorologiques d’une période donnée, ou encore des jeux de hasard en ligne, dans lesquels la logique du jeu est visible à tous, et où les utilisateurs connaissent la somme d’argent contenue dans la caisse. Or, la plupart de ces applications ont besoin d’accéder à des fonds (un peu comme le distributeur automatique a besoin de garder de l’argent pour distribuer le produit). C’est pour cela qu’Ethereum a créé sa propre crypto-devise (ether) qui imite grosso modo les mêmes principes de base que Bitcoin.

7Les contrats intelligents sont des applications autonomes décentralisées qui subsistent sur le blockchain. Elles sont décentralisées car distribuées à travers le réseau, où elles fonctionnent de façon autonome et indépendante de toute autre entité (physique ou morale). Elles sont auto-suffisantes en ce qu’elles peuvent facturer des services à des clients afin de pouvoir ensuite acquérir les ressources dont elles ont besoin (par exemple de la puissance de traitement ou de la bande passante). Parfois, ces applications mettent en œuvre un système d’équité, permettant aux utilisateurs d’acheter une partie de leurs stocks, en échange de dividendes et/ou de pouvoirs décisionnels (si le modèle de gouvernance le permet).

8Cela permet la création d’Organisations Autonomes Distribuées (DAO) qui ressemblent à des organisations traditionnelles, dans la mesure où elles peuvent recueillir, dépenser ou distribuer de l’argent, mais aussi prendre des décisions fondées sur un ensemble de règlements (leur constitution). Mais, contrairement aux organisations traditionnelles, les DAOs ne sont pas contrôlées par des individus. Ce sont des agents autonomes, qui – après avoir été publiés sur le blockchain – n’ont plus besoin de respecter, ni d’obéir à leurs créateurs.

9Dans une perspective juridique, il s’agit donc de savoir si ces entités autonomes et décentralisées doivent être soumises aux mêmes règles que les organisations traditionnelles, ou si nous avons besoin d’un nouveau cadre normatif qui soit capable de prendre en compte leurs spécificités.

Enjeux juridiques

10Compte tenu de leur caractère décentralisé, les contrats intelligents et les DAOs sont particulièrement difficiles à réguler. Et dans la mesure où il s’agit d’entités qui opèrent de manière autonome, leurs opérations risquent de remettre en cause certains des principes fondamentaux du droit.

11En ce qui concerne le droit des contrats, les contrats intelligents sont des contrats auto-exécutables qui ne peuvent être enfreints par aucune des parties contractantes. Contrairement aux contrats traditionnels, dans lesquels chaque individu décide ou non de s’astreindre à ses obligations (au risque de devoir payer des dommages), les contrats intelligents établissent une politique de « tolérance zéro » où les parties contractantes n’ont pas d’autre choix que d’exécuter le contrat.

12Il devient alors nécessaire de distinguer entre ce qui est légalement contraignant par rapport à ce qui n’est que techniquement contraignant. En effet, bien que le droit des contrats comprenne un certain nombre de mesures visant à protéger les consommateurs contre certains risques ou pratiques déloyales (telles que, par exemple, les influences indues, les asymétries d’information, ou l’incapacité d’action) qui pourraient invalider certaines clauses contractuelles (ou le contrat dans sa totalité), ces dispositions ne se font pas nécessairement valoir au sein du cadre technique dans lequel les contrats intelligents opèrent. Les droits des consommateurs, ainsi que de nombreux autres droits individuels ne peuvent donc pas être garantis par la plupart des DAOs.

13Dans le contexte du droit de propriété, les contrats intelligents introduisent deux nouveaux cas de figure qui se distinguent des droits de propriété traditionnels. D’une part, il y a la notion de « propriété intelligente » (smart property), un modèle de propriété qui gère la propriété d’une ressource directement via le blockchain (i.e. via le transfert de devises spécifiques liés à une ressource particulière). Cela permet la création de ressources cryptographiquement activées, telles qu’un téléphone ou une voiture, qui ne peuvent être utilisés que par les personnes qui détiennent cette devise. D’autre part, il y a le concept de « crypto-propriété » (crypto-property), qui permet à des entités algorithmiques tels que les DAOs (qui ne sont ni une personne physique, ni une personne morale) de posséder des ressources en détenant des devises dans leur porte-monnaie virtuels. Et dans la mesure où ces porte-monnaie ne peuvent être contrôlés que par du code (puisqu’ils ne sont pas connectés à une clé privée), les DAOs bénéficient d’une souveraineté absolue sur leurs propres ressources, qui ne peuvent donc pas être saisies par des tiers, à moins que cela soit expressément prévu au sein du code de leurs contrats.

14Ainsi, s’il est vrai que, sur Internet, « le code c’est la loi » (Lessig, 1999), comment est-ce que la loi peut réglementer le code ? Il s’agit, tout d’abord, de déterminer qui peut être tenu responsable des activités d’une DAO, dans la mesure où celles-ci porteraient atteintes à l’intérêt général ou à l’ordre public.

15Une première possibilité serait de considérer que le créateur d’une DAO est responsable de toutes ses opérations et peut donc être condamné pour tout acte répréhensible qu’elle commet. Le problème est qu’une telle responsabilité ne pourrait s’appliquer que dans la mesure où ces actes ont été effectivement envisagés par le créateur de la DAO, ou qu’ils étaient à tout le moins raisonnablement prévisibles. En outre, étant donné qu’une DAO opère de façon indépendante et autonome, même après avoir identifié son créateur, la DAO continue à opérer tant qu’elle dispose de fonds suffisants pour fonctionner par ses propres moyens (à moins que le contrat n’en dispose autrement).

16Une solution alternative serait de considérer que les utilisateurs d’une DAO peuvent être tenus civilement responsables pour les actes commis par les DAOs qu’ils financent. Or, comme pour le cas précédent, la responsabilité ne s’appliquerait que dans la mesure où les utilisateurs savent (ou ont raison de croire) que la DAO en question a été conçue pour commettre un délit ou un crime.

17Enfin, une dernière solution serait de déclarer la DAO responsable de ses propres actions. Or, en vue de leur autonomie et de leur architecture technique, il est pratiquement impossible de récupérer des dommages ou d’obtenir des injonctions contre une DAO, à moins que ces mesures ne soient spécifiquement prévues par leur constitution ou contrat. Étant donné le caractère décentralisé des DAOs (puisque leur code est hébergé et exécuté par tous les pairs du réseau), il est donc extrêmement difficile de mettre un terme à leurs activités.

18Un système d’interactions entre individus et DAOs soulève d’importantes questions juridiques et éthiques. Ces questions deviennent encore plus intéressantes lorsque l’on considère que les DAO peuvent également interagir – de manière autonome – avec d’autres DAOs. D’après son créateur Vitalik Buterin, Ethereum permettrait la mise en œuvre d’une société libre et décentralisée, une société où les utilisateurs sont au pouvoir et libres d’agir indépendamment des gouvernements ou des grandes corporations. Mais bien qu’il présente d’importantes possibilités en ce qui concerne l’autonomie et la liberté des individus, Ethereum soulève également un certain nombre de problèmes juridiques et éthiques qui doivent être soigneusement pris en compte. En effet, dès lors que les régulateurs, les banques ou les compagnies commerciales s’en emparent, Ethereum pourrait se transformer en une plate-forme technique extrêmement restrictive contrôlée presque exclusivement par des contrats auto-exécutables et gérée par des organisations autonomes distribuées, qui pourraient, à terme, évoluer en un système encore plus contraignant que l’architecture actuelle d’Internet.

Note

20Central Processing Unit ou Unité centrale de traitement.

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