1Décrire les dispositifs de communication en pair-à-pair s’avère compliqué, plus compliqué que d’autres types d’applications. Cela est peut-être dû à leur (relativement) longue histoire, ou encore à leur hétérogénéité, mais sans nul doute à la difficulté d’établir une définition univoque et précise de ce qu’est une communication en P2P. On distinguera donc pour simplifier la « communication entre nœuds » dans un réseau P2P et un dispositif P2P destiné à servir des usages de communication. Dans la première acception, le terme est utilisé pour rendre compte du fait que dans tout réseau P2P – indépendamment de l’usage qui en est fait – les nœuds qui le composent communiquent, entrent en relation directement entre eux pour échanger les informations nécessaires au routage de trafic, au calcul et à la répartition de bande passante nécessaire au fonctionnement du système. Dans la deuxième acception, on fait référence au fait que une application destinée à la communication entre usagers a été construite sur une architecture entièrement ou partiellement P2P. Une fois éliminée cette ambiguïté, concentrons-nous sur ces dernières.

Le « pionnier » Usenet

2Le système de forums Usenet, qui a fait sa première apparition en 1979, implémente un modèle de contrôle décentralisé qui, de certaines façons, est l’aïeul d’applications P2P beaucoup plus récentes, et pas seulement destinées à la communication. Il s’agit d’un système qui, sans contrôle central, copie des fichiers entre ordinateurs (Hauben, 1996). Chaque site participant au réseau sauvegarde ses copies des messages postés dans les forums, et se synchronise périodiquement avec ses pairs. Usenet est organisé autour du principe des newsgroups, qui rassemblent chacun des articles (contributions) sur un sujet précis. Usenet a représenté un des plus grands succès du premier Internet, dans la mesure où il a survécu depuis 1979 et qu’il continue d’héberger des communautés d’experts florissantes, ayant largement dépassé ses débuts modestes. Pourtant, sous plusieurs aspects, l’ethos de confiance et la nature décentralisée du protocole (Auray, 2012) en ont parfois réduit l’utilité et l’ont pour certains relégué au rang de canal de communication trop bruyant. En particulier, Usenet a été une victime privilégiée du spam dans les premières phases de développement de l’Internet commercial (Pfaffenberger, 1996).

Applications IRC (Internet Relay Chat)

3De très nombreuses applications destinées au chat en P2P ont été développées. La plupart fonctionnent en réseau local, en mettant en relation directe deux ou plusieurs utilisateurs qui ont le même client P2P ouvert et actif. Le type de P2P utilisé par ces logiciels s’apparente à du P2P privé ou du friend-to-friend (F2F), bien que les systèmes d’encryptage et sécurisation présents dans la plupart des logiciels F2F (comme les « clés ») ne semblent pas y être présents : le point central de leur fonctionnement est l’établissement d’un canal de communication direct entre deux nœuds, compatibles du fait qu’ils ont installé le même client P2P (Latzko-Toth, 2010).

Voix sur IP (VoIP)

4De nos jours, le plus célèbre système de communication en P2P est sans doute le service de voix sur IP, autrement dit Skype. Skype permet aux utilisateurs de passer des appels téléphoniques via Internet au moyen d’une architecture P2P hybride. Les détails de cette architecture ne sont pas disponibles (Skype est un des exemples de succès du « mariage insolite » entre P2P et logiciel propriétaire) et peu d’informations sont dispensées par la firme. Skype est décrit par l’entreprise elle-même comme un réseau basé sur des super-nœuds, qui communiquent entre eux de manière que chaque nœud puisse avoir, avec une latence minimale, une connaissance complète de tous les usagers et toutes les ressources disponibles. Ce réseau s’appuie notamment sur une capacité à contourner les pare-feu et techniques de Network Address Translation (qui entravent sélectivement le trafic P2P sur les terminaux domestiques) et sur un annuaire (directory) d’usagers globale et décentralisée (hébergée et mise à jour de manière distribuée sur les nœuds du réseau). La similitude de ce deuxième aspect avec la « synchronisation périodique » des serveurs de nouvelles Usenet est évidente.

5Skype est un cas d’étude particulièrement intéressant dans la mesure où il a été à l’origine d’un important débat sur la sécurité des communications par P2P et par VoIP, étant la première combinaison commerciale à large échelle des deux. Les points de controverse portent notamment sur le contrôle et la confidentialité : comment fonctionne le mécanisme qui, dans Skype, s’appuie sur certains utilisateurs pour relayer les communications d’autres utilisateurs ? Certains considèrent que cela impacte leurs droits et le contrôle sur leur matériel informatique, voire éventuellement leurs données personnelles (Biondi et Desclaux, 2006 ; Cabrol Perales, 2007).

Partage de Wi-Fi et P2P

6Plusieurs projets, bien qu’avec des modalités légèrement différentes, sont centrés autour du partage de l’infrastructure et de ressources « matérielles » de communication, notamment les équipements Wi-Fi. Il s’agit soit de fournir à coût réduit la téléphonie sur Internet dans des zones où un accès alternatif n’existe pas ou est trop cher, en assemblant un point d’accès Wi-Fi et un Analog Telephony Adapter (comme par exemple dans Mesh Potato), soit de relier les ordinateurs des communautés Wi-Fi pour qu’ils agissent comme des routeurs et n’aient pas besoin de s’appuyer sur des routeurs ou fournisseurs d’accès extérieurs (Netsukuku), ou encore de fournir une alternative intéressante aux hot-spots et réseaux cellulaires commerciaux pour les utilisateurs qui cherchent un accès à Internet en mobilité (RadioActive Wi-Fi).

7En conclusion, les applications destinées à la communication entre usagers, qui sont basées sur une architecture entièrement ou partiellement P2P, présentent une grande variété de formes et d’organisations. Elles trouvent une origine commune dans des dispositifs du type Usenet, qui, premiers dans l’histoire de l’Internet, ont permis le passage à l’échelle de l’échange décentralisé d’informations. Leurs architectures varient de l’extrême simplicité des outils de chat en P2P à l’hybride complexe mais efficace de Skype, outil qui a constitué une véritable technologie de rupture (disruptive technology) dans le marché de la téléphonie.

8On retrouve également dans cette catégorie des projets d’infrastructure de communication en P2P, cherchant notamment à mettre en commun des ressources communicationnelles « matérielles » comme les équipements Wi-Fi. Le point commun qu’on trouvera à cette grande variété de dispositifs est l’accent qui y est mis sur l’exploration de nouvelles formes d’articulation du local et du global, afin de parvenir à un contrôle plus large de l’utilisateur sur les moyens et les contenus de ses communications.