1Les architectures distribuées suscitent-elles des formes de rassemblement différentes de celles qui existent dans l’internet centralisé ? Internet a permis l’émergence de nouvelles formes de rassemblement, les collectifs en ligne, qui organisent la production, la consommation et la diffusion d’informations. La notion de communauté électronique, virtuelle, en ligne… a fait l’objet d’une très ample et précoce littérature qui s’est beaucoup attachée à en montrer les spécificités par rapport au monde « hors ligne » et à en comprendre les ressorts, sans qu’il y ait d’ailleurs accord sur ce qui permet de faire « communauté », ni sur la définition que l’on donne à ce terme. Plus rares sont les travaux qui se penchent sur le rôle des architectures techniques dans la constitution de ces collectifs et leur fonctionnement (Brousseau et al., 2014 ; Musiani, 2014). Les dispositifs pair-à-pair, en mettant au cœur de leur définition la collaboration entre les membres, réinterrogent la notion de communauté en ligne : le fonctionnement collectif n’est plus un produit plus ou moins attendu, plus ou moins souhaité, plus ou moins coûteux de l’organisation centralisée ; il en est la condition. Mais de quels types de collectifs s’agit-il et observe-t-on des caractéristiques spécifiques des réseaux pair-à-pair ?

Un large espace de définition

2Les architectures distribuées produisent et hébergent des organisations collectives d’une hétérogénéité telle qu’il serait illusoire de vouloir en rendre compte dans une définition commune. On peut cependant les répartir en fonction d’une part de leur espace de définition et d’autre part de l’engagement attendu de leurs membres.

3Leur espace de définition peut être défini en fonction d’un axe local/global, d’un point de vue à la fois territorial, thématique et technique. Le territoire de ces communautés distribuées peut en effet être à l’échelle de la terre, mais aussi à celle d’un petit territoire. Ainsi, les utilisateurs de eMule ou de µTorrent se trouvent dans le monde entier, alors que ceux de réseaux internet communautaires sans fil comme Commotion* ou Freifunk regroupent des habitants d’un seul quartier urbain. Les thématiques (ou domaine d’intervention) de ces collectifs sont, elles aussi, à des échelles très différentes, du plus large au plus spécialisé : d’un service comme Skype qui peut potentiellement intéresser tout internaute (et même mobinaute), à telle application de calcul distribuée visant à identifier les marqueurs du cancer associé à chaque forme de la maladie (Mapping Cancer Markers), ou telle application de stockage* comme BuddyBackup, pour laquelle l’utilisateur désigne les « buddies » sur les disques desquels il souhaite copier ses données pour sauvegarde. Enfin, dans l’architecture elle-même, les dispositifs P2P s’articulent entre une dimension locale et une plus globale : la machine de l’utilisateur, où le client P2P conduit nombre d’opérations d’encryptage, décryptage, et la mise en relation directe entre les utilisateurs d’un côté ; et le grand collectif anonyme où les données (plus souvent les fragments de données) sont stockées et partagées, « éparpillées » sur le réseau.

4Le deuxième axe de définition des communautés distribuées se déploie sur la notion d’engagement, entre participation implicite et explicite. L’engagement des participants est le résultat d’une démarche volontaire dans certaines applications (comme Usenet) tandis qu’elle peut être peu visible, voire masquée dans d’autres (telles Skype ou Wuala). Le format de la participation est d’ailleurs tout aussi divers, de la simple inscription (dans les plateformes d’échanges-téléchargement de fichiers type eMule, Kazaa, BitTorrent – voir Médias distribués*) à des interventions soutenues de partage d’informations ou de productions collectives (par exemple dans les réseaux Mesh*). Ce degré de participation ne recouvre que très partiellement le caractère plus ou moins public (plutôt public dans les réseaux Mesh*), plus ou moins anonyme de la participation (plutôt anonyme pour les utilisateurs de Bitcoin*, de BitTorrent, de TOR*).

5De cette large diversité de collectifs émerge un trait commun : les membres de ces collectifs acceptent, implicitement ou explicitement, de devenir une partie d’un système pluriel qui ne doit son fonctionnement qu’au fait que tous ses nœuds collaborent et échangent sur un pied qui prétend à une certaine égalité de traitement. C’est ainsi que la question du passage à l’échelle¹⁶, souvent problématique dans les communautés en ligne, se pose différemment dans les communautés distribuées ; cela tient à la raison, à la fois technique et sociale, de la mise à disposition des ressources par les pairs. Puisque la capacité du système augmente avec un nombre d’utilisateurs croissant (au vu du plus grand nombre de ressources qui est en proportion disponible), la capacité de passage à l’échelle est la source même du fonctionnement de la communauté. Le problème de la saturation est entièrement déporté sur l’architecture technique.

Don/contre don

6On pourrait donc dire que ces collectifs présentent à leurs utilisateurs une forme d’injonction à la participation, ou une forme d’implication, au moins minimale. Leur modèle de fonctionnement pourrait être assimilé à un pacte « donnant-donnant », voire à un système de don/contre don. On aurait ainsi une présomption de participation de tous les membres dans les collectifs P2P, avec une réflexivité que ne connaissent pas (ou pas nécessairement) les services internet centralisés. Le fonctionnement P2P de ces collectifs repose également sur une présomption d’égalité entre les membres.

7Cependant, égalité des membres et participation de tous rencontrent de nombreux obstacles. Citons-en trois types. 1) Certains collectifs sont confrontés à la question des passagers clandestins (Benhamou, Farchy, 2014) : comment par exemple obliger à contribuer les amateurs de musique qui se nourrissent des fichiers des autres mais n’apportent rien ? (voir Biens collectifs*). La participation est donc inégalement contrainte, inégalement distribuée. 2) Les applications P2P peuvent être hiérarchisées par l’utilisation de super-pairs*, i.e. des « nœuds » du réseau aux pouvoirs ou aux ressources élargis (Musiani, 2015). 3) Les obstacles techniques, cognitifs, sociaux à la participation se rencontrent dans un certain nombre d’application. Ainsi « miner » des Bitcoins* exige une compétence technique indéniable (qui explique d’ailleurs en partie l’essor des intermédiaires).

8La conscience comme la nécessité de participer, de donner pour recevoir ne peuvent donc être considérées comme des traits absolument distinctifs des communautés distribuées.

9Bien souvent disruptives, en d’autres termes, servant à rompre des comportements classiques d’utilisation des architectures de communication centralisées, les communautés distribuées ne peuvent donc pas être circonscrites à des modèles précis ou à des catégories figées. Elles ont cependant pour caractéristique de se reconfigurer en permanence en intégrant les enjeux des controverses liées à leurs usages. Distribuées géographiquement et socialement pour des services internet décentralisés de renommée mondiale (tels que l’échange de fichiers en pair-à-pair via eMule, Kazaa, etc.), elles peuvent aussi être très localisées et publicisées dans le cadre du déploiement de réseaux MESH* de petite envergure. Dès lors, elles peuvent avoir un rôle de démonstrateur d’utilisations différentes du web et des technologies de l’information et de la communication de manière générale, deviennent des écologies, des architectures alternatives où se meuvent des communautés d’usagers conscients des infrastructures qu’ils utilisent et des conditions d’échanges qu’elles impliquent.