1Commotion est l’un des logiciels permettant la création de réseaux MESH. Il cristallise les questions à la fois économiques et sociopolitiques relatives au déploiement de réseaux décentralisés maillés. Pensé et conçu en open-source par l’Open Technology Initiative (OTI) de la New America Foundation ¹³ à Washington DC, il a été financé par des fonds aussi bien publics que privés. Il a ainsi reçu en 2011 une aide de deux millions de dollars du département d’État Américain en tant que projet innovant dans le cadre de la subvention 21st century statecraft menée par Hillary Clinton et pilotée, entre autres, par Ben Scott, aujourd’hui Senior Advisor à OTI. Il a également bénéficié de fonds provenant de la John S. and James L. Knight Foundation (fondation privée). En tant que projet de développement, son objectif principal est de renforcer l’accès pour tous aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, de développer la démocratie participative et soutenir la liberté d’opinion et d’expression lors de mobilisations politiques.

2Commotion est un logiciel qui permet de créer diverses applications ou services (jeux, cartographie participative, VoIP locale, diffusion d’informations, etc.) à partir d’un réseau MESH établi au préalable par le déploiement d’antennes et/ou de terminaux équipés du logiciel. Ses créateurs (notamment Sascha Meinrath, aujourd’hui vice président de la New America Foundation, ex-directeur d’OTI et pilote du projet X-lab) le définissent comme une plateforme logicielle pouvant supporter différents services au sein d’un réseau communautaire sans fil créé ad hoc. Cette plateforme logicielle open-source¹⁴ vise « à prendre le meilleur des ad hoc mesh wireless technologies dans le monde pour développer, un standard, une base, une synthèse très performante afin de déployer des réseaux MESH partout sur la planète. C’est une manière de penser Internet et les infrastructures différemment, un logiciel de réseautage conçu par et pour ses utilisateurs, un outil de devices as infrastructures networking » (entretien avec Josh King et Andrew Reynolds d’OTI en 2012). Commotion bénéficie de l’appui d’une communauté internationale de programmeurs qui contribuent, de manière bénévole, à l’amélioration de son noyau logiciel.

3L’histoire de ce logiciel et de ses créateurs révèle que les porteurs de ce projet ont en commun un passé d’activistes altermondialistes au sein des collectifs Indymedia créés, à l’origine, par divers organismes indépendants, militants et alternatifs pour couvrir les contre-manifestations de Seattle en 1999, lors de la réunion de l’OMC et du FMI. Sascha Meinrath, Josh King, Andrew Reynolds, Joshua Breibart, Chris Ritzo, tous parties prenantes du projet Commotion et salariés d’OTI ont effectivement en commun d’avoir appartenu à l’Urbana Champaign Independent Media Center, membre de l’Indymedia network. Selon Meinrath, « père » de Commotion, l’idée fondatrice d’utiliser des réseaux MESH est né dans ce contexte de contestation et de médiactivisme expressiviste (Cardon & Granjon, 2013). Il s’agissait pour eux, à ce moment-là, de développer un media et des dispositifs médiatiques capables de court-circuiter les méthodes de surveillance de l’État et de prévenir de possibles censures. De cette volonté est né un combat beaucoup plus large qui va aujourd’hui de la défense de la neutralité du net à celle de sa nécessaire décentralisation en passant par la construction de nouveaux types de business model, de partages et de prises en charge par les utilisateurs d’infrastructures de télécommunications, qui pourrait conduire à la remise en cause de l’hégémonie des opérateurs de téléphonie et des fournisseurs d’accès à Internet.

4Comme pour le projet OpenMesh, qui a pour idée fondatrice d’utiliser les nouvelles techniques de communication¹⁵ pour créer un réseau Internet secondaire dans des pays comme la Libye, l’Égypte, l’Iran, la Corée du Nord et d’autres régimes répressifs dans lesquels les citoyens ne peuvent pas communiquer librement, la plateforme logicielle Commotion a aussi pour ambition d’être un outil de création de darknet ou d’internet fantômes (réseaux privés virtuels dont les utilisateurs sont considérés comme des personnes de confiance, ces réseaux peuvent créer des ponts vers un accès au web lorsque les infrastructures de communication publiques d’un pays sont coupées ou censurées). En créant des routeurs mobiles qui se connectent entre eux, Commotion est censé donner la possibilité de créer un réseau pair-à-pair mobile auquel les téléphones portables et les ordinateurs personnels se connectent et ces derniers relaient leurs connexions aux autres membres du réseau. Dans les faits, et même si Commotion n’a pas encore été déployé dans des pays autoritaires par peur de récupération par des autorités publiques hostiles à ce genre d’initiatives (une première version non-béta est sortie en décembre 2013), ce logiciel peut se prétendre une « arme » contre la censure et les coupures arbitraires des réseaux d’information et de communication. Au sein de ces réseaux maillés, en faisant assurer le rôle de routeurs aux utilisateurs eux-mêmes (équipés de smart-phones, d’ordinateurs, installant des petites antennes relais chez eux ou sur des toits), ce logiciel permet, en théorie, de se prémunir contre des décisions de neutralisation des moyens de communication qui visent à contrecarrer les manifestations en faveur de la liberté et du droit d’expression. L’exemple de l’Égypte et des manifestations anti-Moubarak en janvier 2011 est souvent pris comme exemple par les programmeurs de Commotion, un plan de communication baptisé « Internet in a suitcase » avait d’ailleurs été élaboré à ce moment-là.

Des infrastructures civiques

5Dans les faits, Commotion s’appuie sur les usagers, utilisateurs de la technologie de réseautage MESH, il en fait les routeurs du système de communication. En cela, cette technologie (« multiplepeer ») illustre parfaitement ce que l’on pourrait appeler une architecture distribuée mobile et sans fil. Reste que, comme nous l’avons montré dans le texte sur les réseaux MESH* de cet ouvrage, les enjeux relatifs à ce type de technologie sont bien plus complexes que ce que l’on pourrait croire à première vue. Nous avons mené une ethnographie de ce logiciel ainsi qu’une étude de plusieurs mois sur les lieux de l’un de ses déploiements principaux (à Détroit, États-Unis, en travaillant avec les personnes d’Allied Media Project et de la Detroit Digital Justice Coalition). À Détroit, ville en crise depuis un certain nombre d’années et où les infrastructures publiques sont en très mauvais état (eau, électricité, téléphone, transports publics, écoles, etc.), le déploiement de Commotion est un projet à la fois socio-économique et civico-pédagogique.

6Porté par les membres d’Allied Media et de la Detroit Digital Justice Coalition, appuyé par l’expertise technique et par les connaissances en matière de design participatif des membres d’OTI, le déploiement de cette technologie est l’une des composantes d’un programme de formation de Digital Stewards. Ce programme de formation et de stewardship consiste à former des médiateurs, régisseurs-socioculturels bénévoles en technologies numériques, afin de déployer plusieurs réseaux MESH dans la ville. Il consiste à créer des zones d’accès à Internet mais aussi à éprouver une nouvelle méthodologie de design participatif de technologies numériques. Il est ainsi devenu une sorte de proof-of-concept démontrant la faisabilité d’infrastructures de communication locales participatives et autogérées (ce type de formations de régisseurs-médiateur est également mis en place par OTI à New-York, en Inde et récemment en Tunisie).

7À Détroit, la création de réseaux communautaires sans fil MESH à l’aide du logiciel Commotion apparaît donc comme un prétexte pour engager des personnes vers des formes d’actions civiques et sociopolitiques qui concernent les infrastructures et les services de la ville. Ces réseaux sont les résultats d’un programme de Digital Stewardship, de citoyens relais « encapacités » pour les quartiers marginalisés d’une ville très particulière aux États-Unis. Mais on pourrait aussi voir dans le développement de ces technologies une pratique économique alternative au service d’une forme de résilience urbaine, une pratique pédagogique de reliance communautaire. C’est aussi en cela que Commotion est une proof-of-concept. Tout comme les autres réseaux communautaires sans fil, ce logiciel pose des questions juridiques sur l’accès aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, sur la structure d’Internet et sur le contrôle qu’exercent les collectivités locales, les FAI et les opérateurs de télécommunication sur l’architecture d’Internet. Le déploiement de Commotion à Détroit, conjugué aux autres pratiques alternatives mises en place dans cette ville (agricoles, civiques, culturelles), laisse entrevoir un des objectifs principaux de ce logiciel : faire des technologies de réseautage décentralisé MESH des vecteurs de participations, d’organisation des communautés, d’empowerment citoyen. Commotion vise à construire un modèle civique particulier où chaque citoyen est utilisateur des technologies numériques et comprend les principes de fonctionnement de ses infrastructures de communication. Il est un vecteur de promotion des architectures distribuées, de leurs avantages, des biens communs informationnels et du modèle techno-politique que promeuvent la décentralisation et la participation des utilisateurs face aux services dominants centralisés