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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

6. Bitcoin

Francesca Musiani, Cécile Méadel e Alexandre Mallard

Testo integrale

  • 8  Environ 100 000 transactions quotidiennes au premier semestre 2015 par exemple (voir https://block (...)

1La construction de nouvelles formes de monnaie électronique est l’un des domaines d’application de la technologie pair-à-pair qui a conduit à des développements innovants au cours des dernières années. Bitcoin est certainement parmi les exemples les plus intéressants à cet égard. Basée sur un protocole P2P publié en 2009 par un mystérieux développeur ou groupe de développeurs (Nakamoto, 2009), à ce jour toujours non identifié, et rapidement adoptée par un nombre surprenant d’utilisateurs de l’Internet, cette monnaie s’est rapidement développée, au point qu’elle a déjà connu plusieurs crises. Plusieurs dizaines de milliers de transactions ont lieu chaque jour en Bitcoin8, et le volume total des transactions qui y ont lieu est soupçonné d’avoir atteint 1 milliard de dollars. Comme c’est souvent le cas dans l’univers P2P, les développeurs visent à offrir des solutions alternatives à différents types de services existants, puisque les caractéristiques de base des architectures de réseaux distribués permettent à la fois d’explorer différentes pistes techniques et de promouvoir, dans la pratique quotidienne des services Internet, des principes socio-politiques différents de ceux qui ont cours dans la vie « hors ligne ».

2Une des caractéristiques principales de Bitcoin est la promesse de « faire sans », c’est-à-dire sans les intermédiaires de la finance, telles les banques, les institutions financières ou les autorités politiques nationales et supranationales qui s’occupent de l’échange et de la régulation monétaire. Ces différents intermédiaires sont accusés d’« éloigner » la monnaie de ses utilisateurs, de façon coûteuse de surcroît, et d’abandonner ce qui pourrait être considéré comme un « bien commun » à un capitalisme aujourd’hui confronté aux nouveaux défis résultant de la crise économique mondiale de 2007-08. Se passer des intermédiaires impliquerait de se débarrasser des garants institutionnels de la confiance monétaire, c’est-à-dire la reconnaissance, par toutes les parties au sein d’un système juridique, qu’un moyen de paiement est valable pour répondre à une obligation financière. Le fonctionnement des monnaies « officielles » se fonde sur l’existence d’acteurs comme les banques centrales, les garants ultimes de la valeur des biens et des titres en circulation. Inversement, Bitcoin offre la possibilité d’effectuer des transactions via la communication directe entre les utilisateurs, sans la nécessité de recourir à des tiers chargés de légitimer la valeur monétaire concernée. Ainsi, Bitcoin semble souligner, et peut-être insuffler, une nouvelle signification, à la centralité de la nature sociale de l’échange monétaire (Graeber, 2011). En outre, il permet d’observer de façons inédites l’économie politique de la production entre pairs : les nouvelles dynamiques de production, de gouvernance et de propriété qui émergent de la transformation progressive de certains des systèmes complexes qui entourent notre vie quotidienne en réseaux distribués (Bauwens, 2005). Bitcoin conteste la notion de confiance liée à une banque centrale avec l’idée d’une « confiance distribuée », étroitement liée à l’architecture technique en pair-à-pair.

3En tant que service fonctionnant sur un réseau P2P, Bitcoin permet aux utilisateurs d’exécuter des paiements en rajoutant une signature numérique à leurs transactions. Il cherche à maintenir l’unicité des transactions à travers un service d’horodatage distribué. Les utilisateurs qui souhaitent entreprendre des transactions Bitcoin doivent installer un logiciel de P2P sur leur ordinateur, ce qui leur permet d’émettre et de recevoir des unités monétaires. Le logiciel permet aux utilisateurs de générer des adresses électroniques sous la forme de clés chiffrées que seul l’utilisateur peut authentifier. Ces adresses fonctionnent également en tant que « comptes » dans lesquels les bitcoins peuvent être stockés. Chaque transaction consiste à envoyer une quantité prédéterminée d’une adresse à l’autre au sein du réseau. Chaque transaction entre deux utilisateurs est recueillie sous forme agrégée dans un « bloc », qui est lui-même intégré à un répertoire, la blockchain ou « chaîne de blocs ».

4Selon un modèle répandu dans les applications dotées d’une architecture P2P, la chaîne de blocs n’est pas stockée dans un endroit centralisé, mais elle circule, et est constamment partagée entre tous les membres du réseau. Ainsi, la chaîne de blocs fonctionne en tant que référentiel public, qui inclut l’historique de toutes les transactions conclues après que le système a été lancé. Elle permet de savoir à tout moment quelle est la répartition des bitcoins entre les différentes adresses actives dans le réseau. Afin de garantir la fiabilité de cette information, seuls les blocs relatifs aux transactions authentifiées peuvent être ajoutés à la chaîne de blocs. Ainsi, chaque bloc est soumis à une vérification qui consiste – pour le dire vite – à examiner la séquence des transactions afin de s’assurer, par comparaison avec les transactions antérieures, que les utilisateurs sont effectivement en possession des biens qu’ils souhaitent échanger. Ce processus de vérification est effectué par certains des ordinateurs connectés au réseau.

5Le logiciel Bitcoin installé sur les ordinateurs de tous les membres de cette communauté monétaire vise à suivre le flux permanent des transactions, mais il permet également, si les utilisateurs l’acceptent, de contribuer à la puissance de calcul nécessaire à l’ensemble du système pour la vérification en continu de la chaîne de blocs. En échange de cette contribution, l’utilisateur est récompensé par une quantité donnée de bitcoins. Ainsi, la création monétaire se réalise grâce à la contribution donnée par les utilisateurs à l’authentification des transactions, appelée mining.

6Le protocole technique a été conçu de telle manière que la quantité d’argent qui est progressivement « libérée » par le processus de mining, et qui correspondent à la masse monétaire disponible pour l’échange, ne peut pas dépasser une quantité prédéterminée de 21 millions de bitcoins. Cette limite est inscrite dans l’algorithme de Bitcoin. Le système n’est par ailleurs pas soutenu ou légitimé par aucun gouvernement ou autre entité juridique ou politique, et n’est pas remboursable contre de l’or ou d’autres biens reliés à des processus de légitimation par ces organismes. Son architecture décentralisée et distribuée n’implique aucune entité centrale chargée de la régulation de la valeur ou de la quantité totale de bitcoins. Ces fonctions sont déléguées au réseau d’utilisateurs lui-même.

7L’architecture P2P de Bitcoin redistribue donc les responsabilités du bon fonctionnement du système, et ce à plusieurs égards. Premièrement, les utilisateurs doivent accepter un système dont le fonctionnement est basé sur le partage et la mise en commun des ressources individuelles. Cela implique un acte explicite d’adhésion au système, et une participation explicite par la suite, ce qui vise à préserver le système comme un dépôt de valeur. Deuxièmement, sa complexité technique est à la fois une garantie et une faiblesse potentielle. Une infrastructure technique complexe et résistante, permettant des routes d’échange alternatives en raison de sa décentralisation, peut susciter la confiance. Toutefois, et pour les mêmes raisons, elle peut aussi être une source de problèmes, de spéculations, de controverses, de comportements inappropriés, d’utilisations abusives. Enfin, si l’élaboration collective du code et du « contenu » dans le système est décentralisée, elle n’est que très rarement égalitaire : les rôles des utilisateurs, les niveaux d’engagement et les types d’intervention dans le système diffèrent, et ces discontinuités – entre ceux qui co-développent le code et ceux qui ne le font pas, entre ceux qui « minent » et ceux qui se limitent à échanger – ont des effets structurants sur la durabilité du système Bitcoin.

8Le développement de la crypto-monnaie s’accompagne en effet de controverses multiples, non seulement chez les spécialistes de la monnaie mais aussi plus largement dans la presse et dans l’espace public. La viabilité de la monnaie fait l’objet de nombreux débats qui s’interrogent d’une part sur la durabilité et la fiabilité de ce moyen d’échange monétaire et d’autre part sur la capacité d’un tel dispositif a-régulé à s’autogouverner (Jacobs, 2011).

  • 9  À l’été 2015, le bitcoin s’échange à près de 300 dollars, après avoir dépassé 1 000 $ au début de (...)

9Du point de vue numéraire, le cours de la monnaie, s’il a augmenté tendanciellement9, a cependant connu au moins plusieurs moments de fébrilité intense, avec des chutes importantes de sa valeur d’échange, cette volatilité mettant en cause la confiance dans le dispositif (Mallard et al., 2014). Plusieurs faillites, plus ou moins frauduleuses, des vols de monnaie par des intermédiaires, la fermeture de MtGox, la plus grosse plateforme d’échange, qui s’est dit victime de manœuvres frauduleuses, suivi par l’arrestation de son responsable (en août 2015) ont englouti des masses financières importantes et ont par la même mis en évidence des points de vulnérabilité du système.

10L’autorégulation de la monnaie est également controversée. Le principe d’égalité des porteurs a été ébranlé par le succès de la monnaie : si chacun pouvait à l’origine produire des Bitcoins contre de la CPU (du temps machine), il faut désormais des capacités techniques qui dépassent celles de l’individu lambda. Ainsi, coexistent désormais dans le système deux catégories d’acteurs aux droits et compétences différenciés, ceux qui produisent de la monnaie et ceux qui se contentent de l’utiliser. Par ailleurs, l’ambition de Bitcoin de se débarrasser des intermédiaires n’a pas abouti et ceux-ci prolifèrent au contraire dans le monde de la crypto-monnaie en particulier pour convertir la monnaie, la gérer ou la produire. Enfin, les autorités publiques ont multiplié les tentatives pour intervenir dans la régulation de Bitcoin, qu’il s’agisse de contrôler les échanges illégaux ou de réintroduire des règles communes pour les transactions. Le système pourra-t-il durablement survivre en repoussant ces tentatives de re-régulation ?

Note

8  Environ 100 000 transactions quotidiennes au premier semestre 2015 par exemple (voir https://blockchain.info/)

9  À l’été 2015, le bitcoin s’échange à près de 300 dollars, après avoir dépassé 1 000 $ au début de l’année 2014, mais il était à 24 $ un an plus tôt.

Autori

Chargée de recherche au CNRS, chercheuse à l’Institut des sciences de la communication (CNRS/Paris-Sorbonne/UPMC), chercheuse associée au Centre de sociologie de l’innovation (MINES ParisTech-CNRS).

Professeure de sociologie à l’Université Panthéon-Assas, chercheuse au CARISM, chercheuse associée au Centre de sociologie de l’innovation (Mines ParisTech-CNRS).

Directeur de recherche à MINES ParisTech, directeur du Centre de Sociologie de l’Innovation.

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