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Abécédaire des architectures distribuées

 | 
Cécile Méadel
, 
Francesca Musiani

Introduction

Cécile Méadel et Francesca Musiani

Texte intégral

À notre collègue et ami Nicolas Auray, dont la fine compréhension de la société numérique et les riches travaux nous éclairent.

1Qu’est-ce qu’une architecture distribuée ? Une première réponse, informée par la technique, nous parle de réseaux, des réseaux avec de multiples unités de calcul, qui réalisent leur objectif au moyen d’un partage de ressources, qui tolèrent la défaillance de nœuds individuels et n’ont pas de point unique d’échec, des réseaux donc dont la structure n’est pas connue à l’avance et qui passent à l’échelle de manière souple. Or, le choix, de la part d’ingénieurs et de concepteurs, de développer ces architectures distribuées (AD) par rapport à des modèles centralisés a de nombreuses implications pour la conception des services en ligne que l’on utilise quotidiennement, ainsi que pour notre vie d’internautes.

La décentralisation des réseaux, une question d’actualité
et d’histoire

2Comment le pouvoir, l’autorité, la richesse s’inscrivent-ils dans nos technologies de communication et comment en même temps ces technologies sont-elles porteuses de pouvoir, d’autorité, de richesse ? Ces questions, très générales, sont portées par de multiples disciplines, comme les Science and technology studies, la sociologie des sciences et des techniques, les sciences de l’information et de la communication, l’économie, le droit et l’ingénierie des réseaux. Mais elles prennent aujourd’hui une ampleur particulière avec la place grandissante occupée par les géants de l’internet, les GAFA, ou encore, et avec plus d’écho public et médiatique, après les révélations d’Edward Snowden.

3L’architecture actuelle de l’internet, avec ses points de passage obligés, sa centralisation et sa forte hiérarchisation, est mise en cause et sa responsabilité est engagée face à ces excès d’encadrement, de surveillance, d’hégémonie. L’option des architectures distribuées, en pair-à-pair (P2P), à la genèse même du concept du réseau, prend donc une acuité nouvelle : quelle place et quel rôle joue la (re-) décentralisation des architectures techniques des réseaux, en ce moment historique où les atteintes à la vie privée et les pratiques de surveillance sont très souvent inscrites (embedded) dans l’architecture technique ? Les architectures de réseau distribuées et décentralisées sont-elles, comme le suggère Philippe Aigrain (2010), des occasions de réappropriation des services Internet – des outils techniques et de gouvernance susceptibles de renouer avec l’organisation originelle du cyberespace ? La réponse – ou l’ensemble des réponses – à cette question est complexe, en devenir, et tient à plusieurs enjeux.

  • 1  Voir Communiquer en P2P*. Les astérisques renvoient aux entrées de l’abécédaire.

4Les caractéristiques techniques des architectures distribuées (efficacité, mise en relation directe, tolérance aux pannes) et leur capacité à promouvoir l’émergence de principes organisationnels, sociaux et légaux (sécurité, privacy, reconnaissance de droits) offrent des nouvelles pistes d’exploration et de maintien des équilibres au sein de l’écologie Internet. Cependant, la route vers la re-décentralisation est loin d’être linéaire. Selon les modalités d’agrégation, les dispositifs de mise en visibilité, les outils de communication fournis, et la nature des modèles d’affaire concernés (voire la difficulté à en envisager de durables), les usagers qui constituent les nœuds des systèmes P2P peuvent produire des collectifs très différents dans leur nature, leur extension et leur motivation à s’investir dans les systèmes distribués. Le terme collectif recouvre d’ailleurs ici des regroupements très différents, puisque cela peut aller de l’agrégation d’acteurs qui utilisent le même dispositif sans avoir nécessairement la moindre visibilité sur ce que font les autres (dont un exemple emblématique serait la téléphonie sur IP comme Skype1) à des acteurs mobilisés volontairement et explicitement dans un projet commun (dans un but purement individuel comme Bitcoin* ou pour des objectifs collectifs comme les réseaux TOR*). Par ailleurs, construire une économie stable sur l’engagement de ces « pairs » s’avère complexe quand la capacité à les retenir, à les suivre et à les impliquer n’est pas (ou pas nécessairement) inscrite dans le dispositif lui-même. Ainsi, les développeurs doivent parfois, lors du passage à l’entrepreneuriat, revoir leur choix de décentralisation face à des appropriations inattendues par les utilisateurs, l’impossibilité de rendre aisée la technologie distribuée au grand public, ou encore la simplicité, séductrice pour le « contrôleur », des modèles d’affaires et des infrastructures centralisé(e)s.

5La décentralisation des réseaux pose également de nombreuses questions au croisement du droit et de la technique. L’architecture distribuée peut redéfinir les compétences, la capacité de contrôle, les droits et devoirs des utilisateurs, et l’on se demande comment et sous quelles conditions la norme juridique peut accompagner les pratiques des AD dans toute leur diversité. À la différence des architectures centralisées, dans lesquelles les données sont stockées sur des serveurs centraux détenus par les fournisseurs de services, ne peuvent pas être modifiées par leurs utilisateurs, les usagers peuvent être impliqués dans l’organisation des AD. Quelles sont dès lors les implications des emplacements physiques des contenus, des types spécifiques de licences, des procédures de collecte et gestion de données ? En quoi l’introduction dans l’architecture technique d’éléments tels que le chiffrement, la fragmentation des fichiers, la mise à disposition d’espace disque, a-t-elle des conséquences pour l’encapacitation (empowerment) et la montée en compétence des utilisateurs ? Si c’est le droit d’auteur qui a d’abord été chamboulé par les réseaux P2P de « première génération », le développement des services Internet décentralisés nous amène désormais à concentrer notre attention sur des questions telles que la redéfinition des notions de créateur et de distributeur, ou la responsabilité des intermédiaires techniques, l’inscription de l’exécution du droit dans les dispositifs techniques.

6Les services internet distribués ont aussi transformé, et continuent de transformer, la façon dont les acteurs se représentent leurs capacités communicationnelles et leurs responsabilités dans le partage de l’information. De quelle manière cette évolution transforme-t-elle les données et les canaux d’information ? Comment les valeurs de ces architectures et les relations entre leurs participants sont-elles représentées face aux autres services internet mais également à l’intérieur des sphères où l’on conçoit, discute et fait circuler ces objets ? Quelles sont les nouvelles formes de contribution, qu’engagent-elles des pratiques pédagogiques et de littératies partagées ? Enfin, de quelles manières ces infrastructures distribuées interrogent-elles la notion de bien commun informationnel ? L’encapacitation des utilisateurs permise par nombre de services pair-à-pair, qui tendent de plus en plus à devenir mobiles, auto-configurables et flexibles dans leurs utilisations et dans les fonctions qu’ils offrent, ouvre des perspectives innovantes sur les fonctionnalités des infrastructures de communication et leurs capacités de médiation entre des acteurs.

7Enfin, les architectures distribuées soulèvent la question de rapport de l’internet actuel (sans doute serait-il plus juste de parler des internets actuels tant les configurations se démultiplient) à son modèle historique. Le modèle initial de l’Internet suppose une organisation décentralisée et symétrique – non seulement en termes de consommation de bande passante, mais aussi en termes de contacts, relations et communications entre machines. Au milieu des années 1990, l’explosion commerciale de l’Internet en change radicalement la forme, révélant bientôt les limites – du point de vue du fonctionnement du réseau et de son « usabilité » pour les internautes – d’un modèle qui présuppose une coopération active de tous les membres du réseau. Aujourd’hui, dans un monde de services Internet où les flux et les données convergent vers quelques géants, les expérimentations en matière d’architecture distribuée sont vues comme un retour aux origines. Mais faut-il comprendre ces dynamiques comme la co-existence générique de différents niveaux de centralisation des ressources, de hiérarchisation des pouvoirs et de coopération des internautes ou comme la domination d’un principe organisationnel à différents moments de l’histoire ? A-t-on affaire à une « guerre des mondes », dont les tensions autour de la surveillance ne sont que l’illustration la plus récente ?

Un abécédaire interdisciplinaire

8On comprend donc que les questions levées par ce type d’organisation du réseau sont pléthores et surtout qu’elles interrogent une large diversité de savoirs. L’ouvrage vise à comprendre comment les architectures distribuées reconfigurent le rôle des acteurs de la chaîne de valeur Internet, les droits des utilisateurs et des fournisseurs de service, la formalisation de la norme, le rôle des autorités publiques, la viabilité des modèles économiques associés. D’où la nécessité de croiser les approches disciplinaires. Cet ouvrage se propose de fournir un instrument agile, clair et interdisciplinaire pour mieux comprendre ces enjeux. Il réunit, sous la forme d’un abécédaire, des présentations de plusieurs cas pratiques, des monographies d’acteurs, des analyses de certains concepts et des enjeux, etc. Il le fait dans une perspective informée à la fois par les sciences économiques, sociales et juridiques. Il s’appuie sur les recherches issues du projet de recherche ADAM – Architecture distribuée et applications multimédias, financé par l’ANR (Programme CONTINT - Contenus et Interactions), qui, de 2010 à 2014, a étudié les implications techniques, politiques, sociales et légales de ces architectures2.

9Ce livre se propose d’analyser les architectures distribuées en explorant les interrogations que celles-ci soulèvent, la manière dont elles se proposent de reconfigurer notre monde numérique, les questions qu’elles posent au droit ou à l’économie, les modèles qu’elles performent éventuellement, etc. Il le fait sous une forme non strictement académique, afin d’intéresser à ces questions au-delà du petit cercle de ceux qui s’occupent des architectures de l’internet. D’où le choix d’un abécédaire, c’est-à-dire d’un « bouquet » de textes qui se saisissent des AD sous de multiples angles, en rendant compte des dernières recherches en cours, mais sans que nous nous obligions à une forte cohérence d’ensemble. Cet abécédaire fait le point sur les débats en cours et rend compte des divergences d’approches et d’interprétation : bref, il explore un domaine mouvant, très actif, traversé de controverses et instable dans le temps comme dans l’espace.

Notes

1  Voir Communiquer en P2P*. Les astérisques renvoient aux entrées de l’abécédaire.

2  Le carnet de recherche du projet est disponible à cette adresse : http://adam.hypotheses.org/

Auteurs

Professeure de sociologie à l’Université Panthéon-Assas, chercheuse au CARISM, chercheuse associée au Centre de sociologie de l’innovation (Mines ParisTech-CNRS

Chargée de recherche au CNRS, chercheuse à l’Institut des sciences de la communication (CNRS/Paris-Sorbonne/UPMC), chercheuse associée au Centre de sociologie de l’innovation (MINES ParisTech-CNRS)

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