Version classiqueVersion mobile

Des amateurs dans les médias

 | 
Benjamin Ferron
, 
Nicolas Harvey
, 
Olivier Trédan

Conclusion générale

Texte intégral

1Pour des raisons qui tiennent à la fois aux rapports de forces entre pairs au sein du monde de la recherche et/ou à l’intériorisation collective des attentes de leurs commanditaires [Trepanier, Ipperseil, 2003], les chercheurs en sciences sociales préfèrent souvent l’étude des objets les plus consacrés, les plus légitimes ou les plus prestigieux [Bourdieu, 1975]. Le choix des genres, des objets, des méthodes ou des théories contribue ainsi à un processus de renforcement de ce qu’Howard Becker appelle la « hiérarchie de la crédibilité » [Becker, 2002 : 153], laissant à l’état de friches scientifiques des pans entiers de la réalité sociale : les « cas d’étude » sont toujours, en effet, le fruit d’un processus de sélection [Latour, Woolgar, 1988] et les heureux élus ne sont par définition étudiés que sous certains aspects [Ragin, Becker, 1992].

2L’analyse par les sciences sociales du journalisme et des médias n’échappe pas, comme on l’a vu dans cet ouvrage, à ce phénomène. La légitimité des recherches s’est largement construite en accordant une attention privilégiée aux groupes et aux secteurs occupant des positions dominantes dans l’espace professionnel. Les recherches se sont ainsi majoritairement concentrées sur le travail de « l’élite » des journalistes, sur les discours de la presse générale et politique dite de référence, les luttes pour l’autonomisation d’un espace professionnel, sur la déontologie et les normes constitutives du métier de journaliste, sur les agences de presse nationale et internationale ou encore sur les médias qui, comme la télévision, se placent en haut des hiérarchies économiques du marché de la presse par leurs niveaux d’audience et leurs chiffres d’affaire. Le journalisme et les médias « amateur » ont ainsi subi une double relégation historique et sociologique dans le monde académique.

3Cependant, avec la multiplication des outils de publication en ligne dans les années 2000, c’est une nouvelle friche qui s’est ouverte aux investigations des chercheurs : le journalisme « participatif », les « médias citoyen » ou « alternatifs » ont canalisé les efforts de chercheurs issus de pays et de traditions de recherche très différents. Cependant, ces travaux ont eu tendance à appréhender leurs objets, très hétérogènes, sous l’angle de questionnements normatifs : leur rôle dans l’émancipation des citoyens, la « démocratisation de la démocratie » [Blondiaux, 2008], la diffusion et la légitimation des causes collectives, l’expression de voix inédites dans « l’espace public », etc. En prenant comme angle d’analyse la dimension amateur de ces pratiques journalistiques et médiatiques, cet ouvrage a cherché à proposer un cadre d’analyse plus sociologique du phénomène, centré à la fois sur les relations dynamiques entre espaces amateurs et professionnels, les conditions de possibilité d’’une autonomie relative des univers de production amateur, et les rapports subjectifs qu’entretiennent les groupes de « passionnés » avec les objets de leurs passions.

4Trois apports peuvent être dégagés de ce travail collectif. Le premier est un apport méthodologique : contre les discours uniformisant ou les jugements de valeur dont le journalisme et les médias amateur sont le plus souvent l’objet, les travaux réunis dans cet ouvrage ont cherché à comprendre le plus finement possible, avec les outils de la sociologie empirique (entretiens, observation participante, analyse de contenu), les pratiques et les représentations collectives de ces univers de production et de circulation de biens culturels. Le deuxième apport est d’ordre cognitif : loin de se réduire à une contribution purement théorique aux recherches de sciences sociales consacrées aux activités sociales et culturelles amateur, les contributions présentées ont cherché à explorer et donner à connaître des univers sociaux ignorés ou méconnus – un projet qui mériterait des contributions ultérieures tant sont nombreux et variés les espaces de production symbolique qui échappent à l’attention des chercheurs en raison de leur illégitimité ou de leur invisibilité sociales. Le troisième apport de l’ouvrage est d’ordre théorique : nous avons travaillé collectivement à questionner l’articulation possible de cadres d’analyse, d’hypothèses et de problématiques de recherche – en particulier la sociologie des champs et la sociologie de la médiation – qui sont plus souvent opposées que combinées dans les recherches en sciences sociales. Il ne s’agissait pas de fondre en une théorie unique des programmes de recherche qui à bien des égards reposent sur des épistémologies différentes, mais de se donner les bases d’un dialogue scientifique dont la richesse réside dans sa capacité à faire apparaître – à des fins heuristiques – accords et désaccords.

© Presses des Mines, 2015

Licence OpenEdition Books

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search