Des amateurs dans les médias
| , ,Deuxième partie - Médiation et médiatisation amateur des biens culturels
Chapitre 7. Les blogs de BD comme « monde social » amateur
Texte intégral
- 1 David Sifry, « State of the blogosphere », Technorati, 23 septembre 2008, ,http://www.technorati.c (...)
- 2 Chiffre affiché sur la page d’accueil de Blogpulse, moteur de recherche dédié aux blogs, consulté (...)
- 3 http://techcrunch.com
- 4 http://www.presse-citron.net
- 5 Il s’agit d’un type de blogs animés par des jeunes femmes autour de centres d’intérêt féminins sté (...)
- 6 http://www.deedeeparis.com
1Selon l’outil d’indexation Technorati, un million de blogs était répertorié en 2004, 130 millions en 20081 et 181 millions en 20122. Les outils de publication, plate-formes de blogs principalement, ont facilité l’expression en ligne d’internautes aux compétences techniques relativement limitées. Les recherches menées auprès des blogueurs montrent qu’ils constituent des espaces concrets de pratiques amateur. Y circulent des références culturelles parfois connues des seuls blogueurs eux-mêmes : blogs high-tech tels que TechCrunch3 ou Presse Citron4, blogs girly5 à l’instar de celui de Sophie Fontanel6 [Semel, 2010]. La variété des qualificatifs souligne une utilisation largement dépendante des contextes d’utilisation du format de publication. Cette catégorisation constitue un premier indicateur d’une forte diversité. Il semble donc d’abord utile de clarifier la topologie particulière de la « blogosphère », souvent pensée comme « un espace étal et homogène ». [Cardon, Jeanne-Perrier, Le Cam, Pélissier, 2006 : 10].
- 7 Ce chapitre est tiré d’une thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication p (...)
- 8 Ma vie est tout à fait fascinante, l’adaptation du blog de Pénélope Bagieu, a été publiée chez un (...)
2Pour comprendre ce qui se joue dans ces univers, nous nous appuierons sur les résultats d’une enquête empirique menée sur les blogs BD, apparus en France dans les années 20007. Ces blogs sont animés par de jeunes dessinateurs qui, pour certains, sont illustrateurs free-lance. Ils ont cherché à gagner en notoriété et bénéficié de nouvelles opportunités professionnelles. Quelques-uns ont intégré le circuit de la publication traditionnelle, hors-ligne8. Ces blogs prennent généralement l’allure de carnets de bord personnels où se mêlent des dessins et de courts billets centrés sur le quotidien de l’auteur. Trait commun à ces publications, les auteurs mettent en scène leur quotidien sous la forme de dessins et se dessinent eux-mêmes de façon réaliste.
3Dans cet article, nous présenterons la sociogénèse du phénomène des blogs BD en France et les modalités de structuration de cet espace, avant de nous intéresser aux conventions communes qui contribuent à définir ce genre émergent de production culturelle. Nous verrons ainsi que la dimension structurante et originale des relations qui se nouent entre blogueurs BD est largement dépendante du travail d’autres acteurs, blogueurs, mais non dessinateurs, dont l’action a contribué à l’expansion du monde des blogs BD, entre 2003 et 2009, soit la période étudiée. Nous montrerons in fine l’importance des pratiques amateur dans la construction des réseaux de coopération autour d’une pratique particulière du blog. Cette attention sur ce qui émerge en situation, c’est-à-dire d’une rencontre entre l’amateur, des collectifs, des dispositifs qui accompagnent et qui cadrent sa pratique, nous conduit à concevoir l’amateur et l’amateurisme moins comme un état que comme un processus, nécessairement collectif et instrumenté.
LA STRUCTURATION D’UN NOUVEAU MONDE SOCIAL
Penser les blogs comme un monde social
4Pour arriver à penser la dynamique des blogs, il est nécessaire d’adopter un cadre conceptuel général. L’analyse en termes de « monde social » fournie par l’interactionnisme symbolique offre une place importante à la prise en compte du changement et à la description des processus. Dans le cadre de cette étude, nous avons également puisé dans les travaux menés par Antoine Hennion sur la médiation [Hennion, 2007]. Cette perspective articulée autour du concept « d’attachement » nous a permis de repeupler ce monde de l’ensemble des dispositifs et des collectifs d’amateurs qui le compose.
5Le concept de monde social a été développé par le sociologue américain Howard Becker à partir de travaux sur les milieux artistiques [Becker, 1988]. Il existe selon lui une division sociale du travail dans la production des œuvres d’art : « l’artiste se trouve au centre d’un réseau de coopération dont tous les acteurs accomplissent un travail indispensable à l’aboutissement de l’œuvre » [1988 : 49]. Toutes les personnes dont les activités sont nécessaires à la production des œuvres, participent d’un travail de coordination et de coopération régulières, parfois routinisé. L’analyse ne peut se limiter à une seule catégorie d’acteurs, tel l’artiste, sans risquer d’essentialiser son rôle de créateur individuel. Ainsi, « un monde de l’art se présente comme un réseau de chaînes de coopération qui relient les participants selon un ordre établi » [Becker, 1988 : 58-59]. Becker désigne comme « personnel de renfort » (un terme qu’il reprend du vocabulaire militaire) les personnes qui assimilent les façons d’exécuter les tâches qui ont cours dans un monde de l’art, en apprenant à remplir une des fonctions de renfort dont les artistes ont besoin (comme la lutherie pour le monde de la guitare par exemple). Il distingue ainsi les artistes et des autres personnes intervenant en coulisse dans la production artistique, en soulignant l’existence d’une hiérarchie entre les deux catégories : le titre d’artiste est réservé à ceux qui pratiquent les « activités cardinales » nécessaires à l’accomplissement de l’œuvre, alors que les membres du « personnel de renfort » se voit relégués aux positions les moins prestigieuses [Becker, 1988 : 41].
6L’approche en termes de chaînes de coopération organisées implique l’existence de manières de faire partagées destinées à faciliter l’action collective. Becker introduit, de manière volontairement ouverte, la notion de « convention ». Dès qu’un grand nombre de personnes participent à la production d’une œuvre commune, elles doivent parvenir à coordonner leur action. En somme, « les conventions facilitent l’activité collective et permettent des économies de temps, d’énergie et d’autres ressources. Il n’est pas impossible pour autant de travailler en dépit des conventions. C’est seulement plus difficile et plus coûteux à tous points de vue. » [Becker, 1988 : 59]. Chaque monde social est régi par des conventions particulières, lesquelles lui procurent les bases d’une action collective.
7La valeur heuristique du concept de monde social se mesure sans doute moins dans sa capacité à décrire l’état d’un monde social que dans celle de permettre d’appréhender le changement et de penser les activités en termes de processus. Le dynamisme caractéristique des mondes sociaux amène à ne pouvoir les penser comme relevant d’un espace unique. Apparaît ici, à notre sens, un apport précieux à la conceptualisation en termes de mondes sociaux. Anselm Strauss identifie en effet « deux caractéristiques centrales de nature processuelle […] porteuses de conséquences immenses » [Strauss, 1992 : 274]. Première caractéristique, les mondes sociaux s’entrecroisent. Cette première idée amène à ne pas les considérer comme des espaces d’activité ne pouvant être délimités par un territoire, par des appartenances formelles. En d’autres termes, il n’est nullement possible d’offrir une délimitation claire en termes de frontières posées a priori. Il est néanmoins toujours possible d’isoler un monde en se focalisant sur une activité principale qui s’y déroule. Deuxièmement, ceux-ci sont segmentés. « La plupart des mondes, lorsqu’on les observe, semblent se dissoudre en une pyramide de micro-mondes. […] Cette segmentation aboutit à l’entrecroisement de micro-mondes spécifiables. » [Strauss, 1992 : 274] Cette logique de segmentation permet de considérer les participants à un monde social comme évoluant dans des mondes plus réduits. Cette dimension a pour conséquence l’impossibilité de circonscrire une dynamique collective sans prendre en compte la contribution de tous les acteurs, tels les informaticiens qui ont mis leurs compétences à disposition pour faciliter le développement des blogs BD.
8Ce cadre général peut être complété avec les travaux d’Antoine Hennion portant sur la médiation [Hennion, 2007] et les pratiques amateur [Hennion, 2003 ; Hennion, 2004 ; Hennion, 2009 ; Hennion, 2013 ; Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000 ; Maisonneuve, Teil, Hennion, 2002], qui offre une grille de lecture permettant de comprendre ce qui se joue dans les mondes d’autopubliants amateur. L’intérêt premier de cette approche réside dans la perception de l’amateur non pas à travers ses productions, mais dans sa « présence au monde » [Hennion, 2003 : 304], c’est-à-dire dans le rapport réflexif et productif qu’il entretient à soi, aux autres, aux objets. L’amateur ne peut alors être entendu seulement comme une position, révélée par un degré de connaissance et de respect des conventions (notamment professionnelles), mais par ce qui émerge d’une situation, c’est-à-dire d’une rencontre entre l’amateur, des collectifs, des dispositifs qui accompagnent et qui cadrent sa pratique, et l’objet de sa pratique. Ce faisant, en dépliant progressivement l’ensemble des médiations, intermédiaires, des mises en relations, des « forces » qui participent de l’activité de l’amateur, de son goût, il devient possible de restituer la médiation, entendue comme la série d’opérations où l’amateur met en cause et remet en cause les appuis de sa pratique. Il convient donc d’« opérer le repeuplement du monde » [Hennion, 2007 : 374] des blogs BD afin d’y déceler les contributions amateur. C’est ce à quoi nous allons nous attacher dans les pages suivantes.
La constitution d’un espace de pratiques amateur
- 9 La première trace d’une blogueuse BD constatée remonte à octobre 2002. Il s’agit du site Web héber (...)
9Les premiers blogs de ce type sont apparus entre 20029 et 2003. Ils s’inscrivaient dans la lignée des pratiques de journaux intimes en ligne, correspondant « au geste élémentaire du journal intime : désir de se soulager, dans un espace soustrait aux contraintes de la vie réelle, recherche d’une écoute, absence de souci concernant l’écriture, considérée comme une simple sténographie de la parole » [Lejeune, 2000 : 199]. La publication des quelques pionniers, au premier rang desquels une jeune dessinatrice œuvrant sous le pseudonyme de Laurel, était uniquement construite à partir d’un contenu textuel.
- 10 Russel, « Laurel », Mia, Minis Interviews d’Auteurs de bandes dessinées,http://miarticles.blogspot (...)
10Mimant la pratique du blog comme celle d’un journal personnel en ligne, rien ne différenciait ce blog pionnier des autres blogs, si ce n’est l’affirmation d’une passion pour la bande dessinée. Les premiers mois de 2004 virent la transformation progressive d’une écriture égocentrée tournée de plus en plus vers la scénarisation d’une intimité au travers de dessins réalisés à la main puis scannés. « Au tout début, j’ai commencé avec des photos surtout, et aussi beaucoup de textes... comme tous les blogs qui existaient à l’époque ! Les dessins sont venus au fil des semaines. Et les textes ont disparu petit à petit, pour laisser place à de vraies planches parfois10... » Les blogueurs BD ont fait leurs premiers pas dans le contexte d’invention tâtonnante de l’autopublication en ligne.
- 11 Karl Dubost (Karl & Cow) : “Dès que les hébergeurs proposeront des weblogs, les internautes se pré (...)
- 12 Entre juin 2003 et décembre 2004, selon notre estimation, le nombre de blogs en France est passé d (...)
11Rechercher les origines des blogs BD nous conduit dans un contexte relativement bien circonscrit. En 2001-2002, l’apparition d’une offre de solutions logicielles va faciliter la sortie du blogging des seuls cercles des développeurs vers les utilisateurs chevronnés. Toutefois, la création de blogs avec ce type d’outils reste tributaire de la possession d’un serveur dédié et d’une maîtrise des outils de gestion de bases de données. Aussi, en 2002, le nombre de blogs n’est-il évalué pour la francophonie qu’à 500 espaces de publication11. A partir de 2003, en France, le développement des premières solutions « clé en main », sous la forme de plate-formes d’hébergement de blogs, introduit donc une innovation déterminante12.
- 13 Un blog est considéré comme « populaire » lorsqu’un nombre limité de blogs est lié par un nombre i (...)
- 14 Gilles Klein « La migration de 20Six France », Le monde du blog,http://www.lemondedublog.com/2006/ (...)
12Dans ce contexte, l’aventure des blogs-BD a débuté sur la plate-forme 20Six, lancée par une start-up allemande en avril 2003. Les premiers BD blogueurs, notamment Laurel, ont commencé à s’y faire connaître. Rapidement, 20six est devenue la solution de blogging privilégiée par une majorité de blogueurs BD. Il est par ailleurs nécessaire de prendre en compte la médiation de la plate-forme d’hébergement. Limitée à 20six, la reconnaissance dont a pu jouir en premier Laurel est en partie liée à l’intervention de l’hébergeur sur la page d’accueil, qui a donné une plus grande visibilité aux blogs les plus appréciés des utilisateurs. Son blog, débuté en octobre 2003, apparaît pour la première fois en mars 2004 dans le classement des « 40 blogs préférés des utilisateurs de 20six », à la 18ème place. Cette préférence est mesurée par l’observation de la distribution des liens hypertextuels présents dans la liste des liens proposés par les blogs hébergés. À l’échelle de la plate-forme, la distribution inégale des liens hypertextuels [Shirky, 2003] assure la reconnaissance de cette expérience pionnière13. Rapidement, le blog de Laurel s’installe à la troisième place et y demeure de juin 2004 à décembre 2005. Durant cette période, la plate-forme est le lieu du développement de cette pratique, essentiellement par la reconnaissance mutuelle des BD blogueurs et la constitution progressive d’un lectorat, fréquentant ce même service de publication en ligne. Une blogueuse en témoigne : « J’ai créé mon premier blog sur 20six. 20six, c’était la plate-forme où il y avait le plus de blogs BD. Mais ils ont tout foiré. Ils avaient une mine en or. Ils ont eu des pannes de serveurs. Ce qui a entraîné la disparition de toutes les images. Tu vois, au bout d’un moment, on est tous partis. Moi, je me suis mis au logiciel libre avec Dotclear. » (Gally, blogueuse BD, Brest, janvier 2009) L’aventure dans cet espace prend fin début 2006 avec le départ massif des blogueurs. En janvier, une migration vers de nouveaux serveurs échoue et entraîne la disparition de huit mois d’archives de blogs14. Ce dernier épisode est régulièrement relaté par les utilisateurs pour expliquer le changement de support de publication – la disparition d’un lieu unique et le recours à des espaces sur des serveurs dédiés et des logiciels de création de blogs, principalement Dotclear et WordPress. Parallèlement au développement de cet espace vont se tisser des liens entre BD blogueurs et le monde de l’édition.
Une reconnaissance par le monde de la bande dessinée
13Les premiers blogueurs BD ont été rapidement découverts par des acteurs-clés de la bande dessinée, notamment le rédacteur en chef du magazine Spirou et le responsable d’une collection d’une maison d’édition spécialisée dans la bande dessinée, Delcourt. Schématiquement, cette reconnaissance est liée à la fois à la consécration de pionniers et à l’utilisation de cette pratique par un dessinateur-scénariste jouissant d’une notoriété importante.
- 15 Laurel, « Bonjour ! », Un crayon dans le cœur,http://bloglaurel.com/papier/2003/10/06/456-bonjour, (...)
14Les premiers blogs à avoir rencontré un succès significatif ont été lancés à l’automne 2003. Ils ont été l’œuvre de trois dessinatrices – Laurel, Cha et Melaka – qui sont restées très liées d’amitié jusqu’en 2005. Dans les premières notes publiées sur leur blog respectif, ces trois blogueuses BD pionnières se présentent comme des dessinatrices « fans » de bandes dessinées qui cherchent à se professionnaliser. Dès son premier billet15, Laurel se présente comme une employée d’une maison d’édition. « Je m’appelle Laureline. […] Je désire devenir dessinatrice, sous le pseudo de Laurel. J’ai la chance d’avoir trouvé un travail dans ce domaine puisque depuis un mois je suis employée par une maison d’édition : je fais des BD et des illustrations pour un magazine qui sortira dans quelques mois (je vous en reparlerai). »
- 16 Laurel, « Mon nouveau boulot... »,http://www.bloglaurel.com/papier/2003/10/25/449-mon-nouveau-boul (...)
- 17 À la différence des deux premières, Melaka avait déjà eu accès au monde de l’édition au moment du (...)
- 18 Psikopat est un mensuel de bande dessinée humoristique, lancée en 1989 par Paul Karali.
- 19 Julien Alles, « BDVIEW : Laurel résidente au 33 rue Carambole », Lemague. net,http://www.lemague.n (...)
- 20 Les archives sont consultables sur le site de Melaka (http://melaka.free.fr/carambole.html).
- 21 Laurel a édité deux tomes d’une série intitulée Le journal de Carmilla en 2006 et 2007 aux édition (...)
15Cette collaboration se limite à quelques semaines et révèle la précarité de sa situation professionnelle. Les premiers mois, elle narre ses petits emplois alimentaires et ses projets en lien avec la bande dessinée – « Ce week-end je vais au festival de Chambéry. [Je vais] rejoindre un fanzine auquel je participe, c’est comme ça qu’on a un stand16. » Son récit laisse entrevoir dès l’origine des liens forts entre les trois jeunes dessinatrices. Autre originalité, il existe des liens entre ces trois blogueuses et le milieu de l’édition. En effet, Melaka17 est la fille de Paul Karali, dessinateur et éditeur de bandes dessinées, fondateur de la revue Psikopat18. Le milieu de l’édition leur offre un accès facilité à des lieux consacrés. Aidées par cet accès privilégié, leur succès est rapide. Quelques mois après le lancement de leurs blogs respectifs, elles se voient proposer un projet par le rédacteur en chef du magazine Spirou. « Ça s’est fait à Angoulême, on a mangé avec Thierry Tinlot [rédacteur en chef du magazine de 1993 à 2004] et en voyant nos books il a décidé de nous faire confiance pour une rubrique. On a fait quelques essais […] qui ont été acceptés19. » Elles animent ainsi entre mai 2004 et juin 2005 une double page, bimensuelle. Cette rubrique est présentée sous la forme d’un patchwork de dessins, censés résumer la vie quotidienne des trois dessinatrices, au travers d’une colocation imaginaire, dans un appartement situé 33 rue des Carambole20, adresse qui donnera son nom à la rubrique. S’en suit une reconnaissance progressive, par la multiplication des collaborations des trois blogueuses dans la presse spécialisée et par l’édition d’œuvres personnelles21. En marge de ces instances, l’audience de leurs productions exposées sur les blogs de 20six commence en 2004 à susciter des vocations pour quelques dizaines de dessinateurs en herbe.
Ben, comme tout le monde, j’ai commencé par voir ce que faisaient Laurel, Cha, Melaka, en me disant que ce n’était pas une mauvaise chose. Déjà, je trouvais cela sympa de pouvoir les suivre. Et puis c’était l’occasion de proposer des petites choses sans prétention. Un album, ça met la pression. Tu ne peux pas commencer par là quand tu es débutant. C’est casse-gueule. Il faut déjà avoir fait ses armes. Alors que le blog, ça a un petit côté facile. Tu peux faire un petit gribouillis raté, en faisant un mieux le lendemain. Donc, je me suis dit que lancer mon blog, c’était un moyen de m’améliorer en dessin. Donc, je me suis amélioré progressivement au niveau graphique et les premiers dessins, je les ai virés. (Gally, blogueuse BD, Brest, janvier 2009)
- 22 « Je suis au stand Dargaud. J’attends avec d’autres jeunes dessinateurs qu’un directeur littéraire (...)
- 23 On retrouve en effet trace du Seoul International Blog Meeting 2005 sur les blogs de Boulet, Melak (...)
- 24 Lewis Trondheim, de son vrai nom Laurent Chabosy, est un dessinateur, scénariste et éditeur de ban (...)
16Parmi ces blogs BD, le blog de Frantico, débuté en janvier 2005, connaît un succès important et contribue à la médiatisation du phénomène par une controverse entourant l’identité du dessinateur. Au fil d’une publication quotidienne, l’auteur y narre ce qui est présenté comme les épisodes qui scandent son quotidien au travers d’une planche composée d’une demi-douzaine de dessins. Entre les évènements qui rythment le monde de la bande dessinée, au premier rang desquels le festival d’Angoulême22, l’auteur se présente comme un anti-héros sous les traits d’un obsédé sexuel, évoque les effets de la lecture de son blog par son entourage. Le blog s’achève par une série de douze notes sur un sommet international du blog (Seoul International Blog Meeting 2005), canular soutenu par quelques blogueurs BD reconnus23. Le blog de Frantico diffère des autres blogs BD par sa scénarisation. Commencé au 1er janvier 2005, il s’achève au 31 mai de la même année. Dès l’automne, les planches sont recueillies et publiées chez Albin Michel. Cette scénarisation et la rapidité avec laquelle le blogueur accède aux maisons d’édition jettent le doute sur l’identité réelle de l’auteur. La falsification était l’œuvre de Lewis Trondheim24, auteur reconnu qui a joué quelques mois le rôle d’un aspirant dessinateur. Cette controverse sur l’identité de Frantico atteint son apogée en janvier 2006, lors du festival d’Angoulême qui consacre Lewis Trondheim. Elle aura servi de catalyseur dans la médiatisation du phénomène des blogs BD.
- 25 Emmanuel Valette, « Des dessinateurs de BD délaissent la planche pour la Toile », Lemonde.fr,http: (...)
17L’action de Lewis Trondheim ne s’est toutefois pas limitée à l’actualisation d’un blog BD aux côtés de jeunes dessinateurs. Il a jeté l’un des principaux ponts entre le monde des blogs BD et celui de l'édition, en favorisant l’accès de jeunes dessinateurs à la profession. « Très sensible aux blogs, [il] n’hésite pas à recruter ses collaborateurs sur la Toile25. » Il est le créateur en 2005, et l’actuel directeur, de la collection Shampooing aux éditions Delcourt, un éditeur spécialisé dans la bande dessinée depuis 1986. Cette collection présente la caractéristique de regrouper une majorité de blogueurs parmi les trente-et-un collaborateurs en 2011. Figurent dans cette liste quelques-uns des auteurs des blogs les plus consultés par les internautes. Parmi ceux-ci se trouve un blogueur, Kek, dont la trajectoire éclaire les liens entre blogueurs et bande dessinée. Développeur Web, il occupe typiquement une fonction de « renfort » dans le milieu de l’édition, pour reprendre l’expression de Becker. Travaillant en free-lance pour différents clients, il réalise des jeux codés en flash pour le site du magazine de bande dessinée Fluide Glacial. La proximité entretenue avec quelques auteurs de bandes dessinées l’a conduit à éditer une histoire autobiographique autour de souvenirs d’enfance, Virginie, une histoire qui sent la colle Cléopâtre, édité dans la collection Shampooing aux éditions Delcourt en janvier 2007. Cette entrée des blogueurs BD dans le monde de l’édition ne doit toutefois pas être surévaluée, car elle demeure une pratique relativement marginale. Si d’un point de vue symbolique, ce fait n’est pas anodin, la compréhension de l’émergence du phénomène des blogs BD nécessite que l’on porte attention aux formes de coopération entre amateurs, au sens d’individus ayant du goût pour leur pratique.
LE PROCESSUS D’EMERGENCE DU MONDE DES BLOGS BD
18Tel que présenté, le phénomène des blogs BD semble se résumer à des trajectoires de blogueurs-dessinateurs, réunis autour du recours à un format de publication particulier, et l’intégration dans le monde de l’édition de ses principaux représentants. De ce point de vue, l’univers des blogs BD ne constitue pas à proprement parler un espace contre-culturel, tel qu’a pu se constituer la bande dessinée dans les années 1970 en s’autonomisant et en acquérant une reconnaissance dans le champ de la culture légitime [Boltanski, 1975]. Les blogs BD se prêtent volontiers à une lecture en termes d’œuvre collective. La mise en lumière des processus de coopération autour de pratiques singulières par l’entremise du blog est propice à révéler les dynamiques constitutives. Nous soulignerons ainsi cette partie, outre la principale convention partagée par les dessinateurs – le pacte autobiographique, le rôle de lecteurs passionnés de bande dessinée dans la circulation des productions des blogueurs BD.
Une convention centrale : le pacte autobiographique des blogueurs BD
- 26 Telle est l’approche adoptée par une étudiante en journalisme publiant un reportage sur les blogs (...)
19L’originalité des blogs BD est d’avoir développé une pratique particulière, parfois décriée26, autour d’une convention commune : l’exposition d’éléments personnels au travers de dessins. En d’autres termes, le « talent » [Menger, 2009] des dessinateurs s’exprime autant dans leurs traits de crayon que dans la narration de leur quotidien. À cela s’ajoute un trait commun : les blogueurs BD sont généralement de jeunes dessinateurs en voie de professionnalisation, dont l’âge oscille autour de la trentaine.
- 27 Le blog de Laurel, Un crayon dans le cœur,http://bloglaurel.com
- 28 Le blog de Boulet, Bouletcorp,http://www.bouletcorp.com
20En nous aidant de la conceptualisation proposée par Philippe Lejeune [1996 : 13-46], voyons quel « pacte autobiographique » est proposé par ces dessinateurs. Le pacte doit être entendu comme l’affirmation de l’identité de l’auteur dans le texte à travers son nom et l’adéquation entre les identités d’auteur, de narrateur-personnage [1996 : 26]. Dans le cas des blogs BD cette superposition est patente. L’emploi de la première personne du singulier renvoie à l’auteur. Les parties statiques du blog (titres et URL) font explicitement référence au pseudonyme du dessinateur. Le blog de Laurel, qui a pour titre Un crayon dans le cœur, a pour URL www. bloglaurel. com27. Celui de Boulet est intitulé Bouletcorp28. Ces éléments renvoient au genre de l’autobiographie. L’originalité des blogs BD repose sur la modalité de la mise en récit singulière. L’auteur se dessine des traits relativement fidèles à son image, comme le démontrent les captures d’écran suivantes.
- 29 Martin Vidberg, L’actu en patates,http://vidberg.blog.lemonde.fr
- 30 http://www.bluecity.free.fr/instit
21Si le pacte autobiographique le plus communément rencontré se traduit par cette superposition, des exceptions existent. Le site Internet du quotidien Le Monde héberge un blogueur BD, Martin Vidberg, dont la particularité est « d’éditorialiser » l’actualité en dessinant ses personnages sous les traits de pommes de terre29. Cette modalité narrative est issue de son premier blog30. Instituteur, il narrait son quotidien d’instituteur remplaçant. Afin de se rendre méconnaissable, il se dessinait, lui et ses collègues, en tubercules.
- 31 Pascal Placeman, Trentenaire, marié, deux enfants,http://placeman.canalblog.com/, consulté le 15 j (...)
- 32 Cha, Ma vie est une bande dessinée,http://blog.chabd.com/, consulté le 15 juin 2008.
22Par tâtonnement, les blogueurs BD ont construit un espace de pratique singulier. Sur un blog construit autour d’illustrations sont exposées les réalisations d’un dessinateur et à travers elles son coup de crayon. La mise en scène de soi dessinée, en respectant ses particularités physiques, a contribué à constituer un espace de reconnaissance des singularités de chacun autour d’une pratique commune. Dans la mesure où les blogueurs puisent dans leur quotidien la matière utilisée pour leurs billets, chacun d’entre eux propose un positionnement particulier qui prend l’allure d’un feuilleton autobiographique. Pascal Placeman31 est un trentenaire, marié, père de deux enfants, qui raconte des anecdotes familiales sous forme de bande dessinée. Cha32 raconte une vie plus tumultueuse, faite de soirées et de concerts, où la culture punk est mise en avant. L’héroïne se distingue par la couleur de ses cheveux, qui change au gré des expérimentations de la dessinatrice.

Illustration 3 : Le blog de Pénélope Jolicœur (http://www.penelope-jolicoeur.com)
- 33 Les billets de Miss Gally ont la particularité d’être construits autour de dialogues intérieurs en (...)
23Ce point commun permet de souligner un trait caractéristique de ce pacte autobiographique numérique. Le succès des blogueurs BD repose sur le rapport de proximité instauré avec leur public. Si le récit peut être fictionnel, l’utilisation de son apparence propre conditionne la familiarisation avec le lectorat. Les dessins de Pénélope Bagieu, par exemple, mettent en scène une parisienne du même âge, dont un des principaux centres d’intérêt est la mode. L’héroïne Pénélope Jolicœur est devenue l’égérie d’une population de blogueuses, dont les publications sont centrées sur le prêt-à-porter et le cosmétique. Les exemples pourraient être multipliés. Leur simple évocation permet néanmoins de souligner un trait caractéristique. Au fil de leurs publications, les blogueurs BD construisent un cadre d’interaction né des échanges entre blogueurs (échanges de liens hypertextuels et de commentaires). Le monde des blogs BD s’est d’abord structuré autour d’une reconnaissance mutuelle des auteurs et de leur spécificité. Leur position de dessinateurs située aux frontières du monde institué de la bande dessinée, et leurs pratiques narratives relativement similaires ont contribué à la formation d’un espace d’interconnaissance. Aussi, les écrits des blogueurs BD sont émaillés de multiples références aux autres auteurs. Ils font référence au travail des uns et des autres au sein de leurs publications respectives, principalement leurs blogs ou moins couramment dans les albums publiés. « Sur Cermilia, T. 1, Laurel avait dessiné Georgette33. Elle m’a dit sur MSN qu’elle m’offrirait la planche sur laquelle elle était dessinée lors du prochain Festiblog. » (Gally, blogueuse BD, Brest, janvier 2009) Les blogs BD pourraient se décrire a minima comme une forme particulière d’appropriation d’un support de publication par quelques centaines de jeunes dessinateurs, en voie de professionnalisation – illustrateurs, graphistes, webdesigners – et passionnés de bandes dessinées.
Les passionnés de Web et de BD, acteurs de la structuration
24Cette observation présente toutefois le défaut de se focaliser exclusivement sur les activités en ligne. Or, les dynamiques de structuration d’un monde social autour des blogs BD reposent sur l’intervention d’autres acteurs que les seuls auteurs. Le monde des blogs BD est le résultat de l’interaction constante d’individus (artistes, publics, critiques, diffuseurs, etc.).
L’organisation d’évènements : l’exemple du festival des blogs BD
- 34 Yannick Lejeune, « Festival des blogs BD », Homo-numericus,nothing, mis en ligne le 25 août 2005, (...)
25Contre l’idée d’une auto-organisation de ce monde par les seuls dispositifs techniques, la structuration n’a été et n’est possible que par l’existence de moments de rituels collectifs. Ces derniers correspondent aux épisodes où s’affiche et s’affirme la singularité des blogueurs BD, aux frontières d’une pratique de l’Internet et de la bande dessinée. Parmi ceux-ci, le plus important est l’organisation annuelle d’un festival dédié exclusivement à la pratique du blog BD. Ce festival, conçu sur le modèle des festivals traditionnels, est un moment de rencontre entre auteurs et fans à la recherche de dédicaces sur des albums édités par quelques blogueurs BD. « C’est l’occasion pour les auteurs de blogs qu’ils soient professionnels de la BD ou amateurs de se rencontrer. C’est aussi et surtout pour eux une opportunité de mettre un visage sur ceux qui les accompagnent quotidiennement en leur laissant commentaires et encouragements34. » La première édition a permis aux auteurs de se confronter et de mesurer la fidélité du personnage à leurs traits physiques.
Depuis le festival des blogs BD, on se connaît tous. Au moins ceux qui sont là depuis le début. Mais ça nous arrive de nous croiser en festival, surtout depuis qu’on fait des albums. Le premier festival des blogs BD, c’était génial. Tu voyais en vrai pour la première fois les dessinateurs. « Ah, il ressemble à ça. Ah, il ne se dessine pas du tout de la même façon. » Donc, ça donnait des petits commentaires à la con sur le physique. On se connaît, on n’est pas forcément amis. Mais, il y a une espèce de … d’implicites qui seraient que comme on fait des blogs BD, on serait censé être copains. Sous prétexte qu’on fait des blogs et de la BD. Après, il y a forcément des affinités. (Gally, blogueuse BD, Brest, janvier 2009)
26Lancé en 2005, le festival dédié aux blogs BD est le fruit de l’action d’un passionné d’Internet et d’informatique, Yannick Lejeune. Son double engagement, en tant que professionnel et passionné, le place à l’interface de deux mondes. Consultant en informatique au moment du lancement du festival, il dispose des compétences techniques notables. Il est le webmaster du blog de Pénélope Bagieu. Passionné de bandes dessinées, il est chroniqueur dans des magazines culturels consacrés au neuvième art (Zoo et Bédéka). Cette proximité avec le monde de l’édition est à l’origine du projet de rencontres de dédicaces.
- 35 Pouib, « Festiblog 4.0. Quand les blogueurs BD se montrent », Zoo, n ° 15, septembre-octobre 2008.
Le festival des Blogs BD est né en 2005 d’une discussion entre Yannick Lejeune et Éric Dérian. […] L’idée initiale consistait à réunir quelques blogueurs connus dans une librairie agréable […] puisque les deux compères s’étaient rencontrés à l’occasion d’une dédicace à Album Bercy, ils proposèrent à la direction de cette librairie de les accueillir35.
- 36 Nous avons mené une observation participante menée lors de l’édition 2008 du Festiblog.
- 37 Antoine Torrens, « Interview de Yannick Lejeune, organisateur du Festiblog », Phylacterium,http:// (...)
27Une relation nouée avec un dessinateur, scénariste et blogueur, Turalo, a conduit à la proposition de l’organisation d’une séance de dédicaces. Par la suite, ce projet a été soutenu par une librairie parisienne spécialisée dans la bande dessinée, Album Bercy Village, qui accueille le festival36. Initialement, la première édition consistait simplement à « mettre cinq blogueurs autour d’une table qui vont faire ce qu’ils font sur un blog : dessiner gratuitement et offrir ce dessin37 ». La première édition a réuni quarante dessinateurs et 3000 festivaliers.
28Ce festival se déroule chaque année sur une place parisienne, le square Saint-Emilion, qui se situe aux abords de la librairie. D’une durée de deux jours, il s’articule principalement autour de séances de dédicaces où une centaine de blogueurs connus se livrent à l’exercice habituel des festivals. Les files d’attente plus ou moins longues constituent un indicateur de la popularité des blogueurs BD. Elles se limitent à quelques minutes pour les moins connus, et allant jusqu’à trois heures pour Pénélope Bagieu, la plus sollicitée. Le moment de la dédicace permet d’échanger quelques mots avec le dessinateur : celui de l’attente est propice au partage et à la confrontation de ses préférences avec d’autres lecteurs. C’est aussi l’occasion pour les dessinateurs amateurs de glaner quelques conseils. Son intérêt repose autant sur la facette publique que sur le déroulé des interactions en coulisse entre blogueurs BD. Ces moments permettent l’échange entre dessinateurs, propices à la consolidation d’une reconnaissance mutuelle. Dans un compte rendu donné par Laurel, la foule semble constituer un arrière-plan aux interactions entre blogueurs BD.
- 38 Laurel, « Le festival des blogs dessinés », Un crayon dans le cœur,http://www.bloglaurel.com/coeur (...)
Il y avait un tas de monde... Je ne m’attendais pas à faire autant de dédicaces, j’ai pas arrêté de discuter avec des gens et de dessiner, c’était vraiment bien. L’attente était aussi longue que pour les vrais pros dans les festivals. Impressionnant ! Je n’ai qu’un seul regret concernant ce festival, c’est de n’avoir pas pu parler à tous ceux que je voulais voir. J’ai raté Delfine, j’ai à peine discuté avec Gally ou Princesse Capiton38.
Des portails favorisant le dynamisme du monde des blogs BD
- 39 « L’infomédiation désigne le plus souvent la fonction consistant à relier des besoins ciblés et de (...)
- 40 Top Blogs – BD%20http://www.Wikio.fr/blogs/top/bd
- 41 Un lien provenant d’un blog occupant une position haute dans ce classement a plus de valeur qu’un (...)
29Le festival des blogs BD, organisé par un passionné de bandes dessinées, illustre l’activité souterraine des personnels de renfort. Festival annuel, il n’est toutefois pas propice au recrutement de nouveaux dessinateurs et lecteurs. Au contraire, son institutionnalisation dans le monde des blogs BD contribue à la consécration de quelques auteurs. Un autre travail d’animation est mené sur Internet, par la mise à disposition d’outils de référencement. Des infomédiaires39 [Rebillard, Smyrnaios, 2009], tels que Wikio/eBuzzing propose ainsi un classement dédié à ce type de blogs40. Toutefois, il est déterminé sur la base du nombre et la « qualité41 » des liens – c’est-à-dire la position de ces blogs liants – pointant vers un blog. Il contribue au renforcement de la visibilité des principaux blogs.
30En marge de ce type de médiation automatisée, un travail est mené par quelques passionnés sur la base d’actualisation d’annuaires et de portails dédiés. Il a pour vertu de faciliter le renouvellement des participants à ce monde.
31Le premier, Blogsbd.fr, est un annuaire recensant les blogs BD et joue le rôle d’un portail. Lancé en novembre 2006, il est l’œuvre d’un développeur informatique passionné par les blogs BD, œuvrant sous le pseudonyme de Matt. Le portail était à l’origine conçu comme un agrégateur. Construit autour d’une page centrale, il recensait trente-sept blogueurs. Sous chaque nom apparaissaient les trois dernières notes publiées. Progressivement, le site s’est étoffé à mesure de l’augmentation du nombre de blogs. Une nouvelle version du site a vu le jour en janvier 2007 proposant différentes modalités de classement des blogs BD.

Illustration 4 : Page d’accueil du portail Blogsbd.fr (http://blogsbd.fr) – juin 2009
- 42 Chiffre constaté au 15 septembre 2009.
- 43 Ju, « BlogsBD.fr (total FanArt) », Les monologues du nombril,http://les-monologues-du-nombril.over (...)
32Sur la base d’un critère de popularité, il propose à présent deux entrées « Best of » et « Officielle ». Les deux sélections sont opérées par l’animateur du portail. Deux autres entrées sont fournies par les listes des participants au Festiblog et au festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Parallèlement, un classement thématique est proposé autour de trois thèmes – « Girly », « Actu » et « Sexy » – bien que moins fourni. Au total, Blogsbd.fr recense quelque 570 blogs BD42. Cet agrégateur et la sélection opérée par le webmaster jouent un rôle important, voire central, dans l’orientation des parcours des internautes, en particulier vers des blogs moins connus que ceux des pionniers. La reconnaissance de l’initiative et de son créateur peut se lire au travers de blogs BD, à l’image de cette adresse : « Un petit FanArt pour Matt de BlogBD.fr qui reste mon principal fournisseur en visiteurs43.
- 44 Cathbad, « Interview avec Matt, tenancier, créateur et animateur de BlogsBD.fr, le portail françai (...)
33Selon le créateur du portail, son influence est notoire, dans la mesure où « certains blogs déréférencés pouvaient perdre 90 % de leurs visiteurs44 ».
- 45 « Kek, parrain 2008 » Festival des blogs BD et du webcomics,http://www.festival-blogs-bd.com/2008/ (...)
[La blogosphère BD] a vachement changé depuis que Matt a modifié la liste des blogs sur blogsbd.fr. Du coup j’ai découvert plein de trucs, du bon comme du naze, et certains d’ailleurs qui vont vite devenir des pointures des blogs BD. Enfin j’en sais rien, mais Boulet et Pénélope, ça commence à suffire maintenant hein, faut passer à autre chose45.
34Cette citation illustre le besoin de renouvellement d’un monde social pour conserver son dynamisme et l’apport de non-dessinateurs à l’entretien de cette dynamique. Leur activité se concentre sur la mise en place d’outils de recensement et d’offres d’espaces de mise en visibilité du phénomène. Ce renouvellement est en partie le fruit du travail des personnels de renfort. Ils assurent la perpétuation d’un monde social. Placés au croisement de plusieurs réseaux de coopération, disposant de compétences acquises dans l’exercice d’une activité professionnnelle liée à l’informatique, ils développent une activité d’amateurs, au sens de passionnés, au service de la promotion de l’objet de leur passion.
CONCLUSION DU CHAPITRE 7
35Comprendre l’essor des blogs nécessite que l’on se limite pas aux caractéristiques techniques d’un dispositif technique. De même, on ne peut réduire l’analyse aux seules dispositions des auteurs. Certes, dans le cas des blogs BD, les auteurs sont jeunes, travaillent dans le domaine du graphisme, du Web ou de l’illustration. Les pionniers ont caressé l’espoir de devenir auteur de bande dessinée et ils ont réussi.
36Il ne s’agit en effet pas de poser a priori deux séries de médiations, avec la technique d’un côté et le social de l’autre. Ce qui met en relation les choses, le technique et le social se révèlent indissociables, constituant un mélange d’objets techniques, de discours, d’acteurs. C’est ce que nous enseigne les blogs BD.
37Des réseaux de coopération organisés autour d’une principale convention partagée ont pris forme. Les moments réflexifs, que l’on décèle par exemple dans la place croissante accordée au dessin par une des premières blogueuses BD, ont contribué à délimiter les manières d’un « faire ensemble » instrumenté (Maisonneuve, Teil, Hennion, 2002). La contrainte d’une présentation antéchronodatée, caractéristique du blog, a favorisé une pratique d’autopublication centrée sur la mise en récit, sous la forme de dessins, de jeunes dessinateurs, où les traits physiques du héros mis en scène recoupent celle de l’auteur. Les blogueurs BD se liant les uns les autres davantage qu’à d’autres types de blogs, ils ont concouru à délimiter un monde singulier autour d’une même manière de faire qui délimite le monde des blogs BD, distincte d’autres pratiques du blog.
38Mais ce monde n’est pas fait que de blogueurs BD. L’intervention d’informaticiens passionnés de bande dessinée a contribué au dynamisme de ce monde singulier avec le développement de différents sites de mise en visibilité des auteurs. En ligne – avec par exemple les portails dédiés aux blogs BD –, mais aussi hors ligne, à l’image d’un festival annuel dédié.
39C’est là que se loge la question de l’amateur, dès lors que l’on le sort de son rapport univoque au professionnel. L’étude des pratiques amateur conduisent à explorer ces rapports créatifs aux dispositifs et aux collectifs auxquels elle s’adossent. À l’instar d’autres mondes du blog [Trédan, 2012], leur apparition est intelligible si on ne les réduit pas à ce qui préexiste : les blogs, en tant que format de publication, l’espace de la bande dessinée. En d’autres termes, les blogs BD ne sont pas des blogs de bande dessinée, mais sont le résultat de l’émergence de ce « quelques-chose de neuf » [Barbier, Trépos, 2007 : 39] né dans la pratique du blog.
Notes
1 David Sifry, « State of the blogosphere », Technorati, 23 septembre 2008, ,http://www.technorati.com/blogging/state-of-the-blogosphere/, consulté le 24 novembre 2008.
2 Chiffre affiché sur la page d’accueil de Blogpulse, moteur de recherche dédié aux blogs, consulté le 3 janvier 2012.
4 http://www.presse-citron.net
5 Il s’agit d’un type de blogs animés par des jeunes femmes autour de centres d’intérêt féminins stéréotypés : la mode, les cosmétiques.
7 Ce chapitre est tiré d’une thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication portant sur les mondes des blogs en France [Trédan, 2012]. Il repose sur le croisement de trois méthodes : l’analyse des archives des principaux blogueurs BD et des sites liés au monde des blogs BD, un entretien semi-directif réalisé avec une blogueuse BD, Gally, et une observation participante menée durant l’édition 2008 du Festiblog, festival annuel dédié aux blogs BD.
8 Ma vie est tout à fait fascinante, l’adaptation du blog de Pénélope Bagieu, a été publiée chez un jeune éditeur, Gawsewitch, en janvier 2008. L'ouvrage a été primé lors du prestigieux festival d’Angoulême de la même année par un prix taillé sur mesure, celui du « meilleur blog adapté en livre ». Le Journal d'un remplaçant, sorti en 2007, est l'édition en album de bande dessinée du blog de Martin Vidberg dans lequel il raconte, de manière autobiographique, la vie quotidienne d'un jeune instituteur remplaçant
9 La première trace d’une blogueuse BD constatée remonte à octobre 2002. Il s’agit du site Web hébergé sur les serveurs de Lycos, créé par Charlène Jean, connue sous le pseudonyme de Cha. « J’ai 19 ans. […] Pour l’instant, je ne fais pas grand-chose de ma vie. J’ai du démissionner de mon travail de vendeuse en boulangerie à cause d’une dépression nerveuse. […] Sinon, toujours au niveau professionnel, mon ambition est de devenir une star de la bande dessinée. » Le journal intime de Cha, note du 22 octobre 2002,http://web.archive.org/web/20021216075157/membres.lycos.fr/charlenejean/hobbies.html, consulté le 19 décembre 2008.
10 Russel, « Laurel », Mia, Minis Interviews d’Auteurs de bandes dessinées,http://miarticles.blogspot.com/2007/08/laurel.html, mis en ligne le 29 août 2007, consulté le 28 janvier 2008.
11 Karl Dubost (Karl & Cow) : “Dès que les hébergeurs proposeront des weblogs, les internautes se précipiteront” », Journaldunet. com, 17 septembre 2002,http://www.journaldunet.com/0209/020917wwwc.shtml, consulté le 21 octobre 2008.
12 Entre juin 2003 et décembre 2004, selon notre estimation, le nombre de blogs en France est passé de 29 866 à 515 232, soit une augmentation de 1 719 %.
13 Un blog est considéré comme « populaire » lorsqu’un nombre limité de blogs est lié par un nombre important de blogs, eux-mêmes peu liés entre eux.
14 Gilles Klein « La migration de 20Six France », Le monde du blog,http://www.lemondedublog.com/2006/01/la-migration-de-20six-france.php, mise en ligne le 26 janvier 2006,http://consultéconsulté le 15 juin 2008 : Martin Korolczuk, « 20six.fr perd huit mois de blogs », Une araignée au plafond,http://unearaigneeauplafond.fr/20sixfr-perd-huit-mois-de-blogs, mis en ligne le 28 août 2007, consulté le 15 juin 2008.
15 Laurel, « Bonjour ! », Un crayon dans le cœur,http://bloglaurel.com/papier/2003/10/06/456-bonjour, mis en ligne le 6 octobre 2003, consulté le 6 janvier 2008.
16 Laurel, « Mon nouveau boulot... »,http://www.bloglaurel.com/papier/2003/10/25/449-mon-nouveau-boulot, Un crayon dans le cœur, mis en ligne le 25 octobre 2003, consulté le 6 janvier 2008.
17 À la différence des deux premières, Melaka avait déjà eu accès au monde de l’édition au moment du lancement de son blog. Son premier album, Romain, a été publié en septembre 2003 aux éditions L’Association. En 2003, elle était secrétaire de rédaction au sein de la revue Psikopat.
18 Psikopat est un mensuel de bande dessinée humoristique, lancée en 1989 par Paul Karali.
19 Julien Alles, « BDVIEW : Laurel résidente au 33 rue Carambole », Lemague. net,http://www.lemague.net/dyn/spip.php?article904, mis en ligne le 18 octobre 2004, consulté le 6 janvier 2008.
20 Les archives sont consultables sur le site de Melaka (http://melaka.free.fr/carambole.html).
21 Laurel a édité deux tomes d’une série intitulée Le journal de Carmilla en 2006 et 2007 aux éditions Vents d’Ouest et collaboré à plusieurs projets collectifs : Cha est l’auteur de deux albums, Helpie, une fille bien aux éditions Delcourt en 2005 et Les Allumeuses chez KSTR en 2007.
22 « Je suis au stand Dargaud. J’attends avec d’autres jeunes dessinateurs qu’un directeur littéraire examine mon dossier. » (Note du 28 janvier 2005)
23 On retrouve en effet trace du Seoul International Blog Meeting 2005 sur les blogs de Boulet, Melaka, Capucine et Reno et un remerciement pour « leur discrétion à Séoul » figure dans la préface de l’édition du blog de Frantico chez Albin Michel.
24 Lewis Trondheim, de son vrai nom Laurent Chabosy, est un dessinateur, scénariste et éditeur de bandes dessinées. Auteur prolixe, il a publié une trentaine d’albums sous son seul nom et collabore à plusieurs séries, Donjon étant la plus connue. Il est aussi l’auteur de plusieurs blogs, dont Les petits riens de Lewis Trondheim (http://www.lewistrondheim.com/blog/).
25 Emmanuel Valette, « Des dessinateurs de BD délaissent la planche pour la Toile », Lemonde.fr,http://www.lemonde.fr/livres/article/2008/02/22/des-dessinateurs-de-bd-delaissent-la-planchepour-la-toile_1014562_3260.html, mis en ligne le 22 février 2008, consulté le 12 mars 2008.
26 Telle est l’approche adoptée par une étudiante en journalisme publiant un reportage sur les blogs BD où l’angle proposé repose sur la critique du nombrilisme des auteurs et d’un nivellement par le bas de la BD. (Alice Milot, « Au festival des blogs BD, la tendance est au nombril exposé », Rue 89,http://www.rue89.com/2007/10/02/au-festival-des-blogs-bd-la-tendance-est-au-nombril-expose, mis en ligne le 2 octobre 2007, consulté le 14 juin 2008.)
27 Le blog de Laurel, Un crayon dans le cœur,http://bloglaurel.com
28 Le blog de Boulet, Bouletcorp,http://www.bouletcorp.com
29 Martin Vidberg, L’actu en patates,http://vidberg.blog.lemonde.fr
30 http://www.bluecity.free.fr/instit
31 Pascal Placeman, Trentenaire, marié, deux enfants,http://placeman.canalblog.com/, consulté le 15 juin 2008.
32 Cha, Ma vie est une bande dessinée,http://blog.chabd.com/, consulté le 15 juin 2008.
33 Les billets de Miss Gally ont la particularité d’être construits autour de dialogues intérieurs entre l’auteur et un personnage imaginaire, une fleur nommée Georgette.
34 Yannick Lejeune, « Festival des blogs BD », Homo-numericus,nothing, mis en ligne le 25 août 2005, consulté le 15 juin 2008.
35 Pouib, « Festiblog 4.0. Quand les blogueurs BD se montrent », Zoo, n ° 15, septembre-octobre 2008.
36 Nous avons mené une observation participante menée lors de l’édition 2008 du Festiblog.
37 Antoine Torrens, « Interview de Yannick Lejeune, organisateur du Festiblog », Phylacterium,http://phylacterium.wordpress.com/2009/11/24/interview-de-yannick-lejeune-organisateur-du-festiblog, mis en ligne le 24 novembre 2009, consulté le 2 décembre 2009.
38 Laurel, « Le festival des blogs dessinés », Un crayon dans le cœur,http://www.bloglaurel.com/coeur/index.php?2005/09/15/1021-le-festival-des-blogs-dessines, mis en ligne le 15 septembre 2005, consulté le 2 décembre 2009.
39 « L’infomédiation désigne le plus souvent la fonction consistant à relier des besoins ciblés et des ressources pertinentes au sein de volumes de données considérables et hétérogènes. […] Elle y apporte un service supplémentaire de mise à disposition de contenus et de liens, issus d’une sélection se présentant sous une forme éditorialisée. » [Rebillard, Smyrnaios, 2009 : 167]
40 Top Blogs – BD%20http://www.Wikio.fr/blogs/top/bd
41 Un lien provenant d’un blog occupant une position haute dans ce classement a plus de valeur qu’un autre situé à une position inférieure.
42 Chiffre constaté au 15 septembre 2009.
43 Ju, « BlogsBD.fr (total FanArt) », Les monologues du nombril,http://les-monologues-du-nombril.over-blog.fr/article-13371532.html, mis en ligne le 27 octobre 2007, consulté le 15 juin 2008.
44 Cathbad, « Interview avec Matt, tenancier, créateur et animateur de BlogsBD.fr, le portail français instantané de News BD en ligne », Oghme Comics,http://www.oghme.com/post/Interview-avec-Matt-tenancier-createur-et-animateur-de-BlogsBDfr, mis en ligne le 24 août 2009, consulté le 15 septembre 2009.
45 « Kek, parrain 2008 » Festival des blogs BD et du webcomics,http://www.festival-blogs-bd.com/2008/09/kek-parrain-200.html, mis en ligne le 6 septembre 2008, consulté le 15 septembre 2008.
Table des illustrations
![]() | |
---|---|
Légende | Illustration 1 : Doubles portraits de Miss Gally et Pénélope Jolicoœur de Mir |
URL | http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/1975/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 76k |
![]() | |
Légende | Illustration 2 : Le blog de Cha (http://blog.chabd.com) |
URL | http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/1975/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 98k |
![]() | |
Légende | Illustration 3 : Le blog de Pénélope Jolicœur (http://www.penelope-jolicoeur.com) |
URL | http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/1975/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 97k |
![]() | |
Légende | Illustration 4 : Page d’accueil du portail Blogsbd.fr (http://blogsbd.fr) – juin 2009 |
URL | http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/1975/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 151k |
© Presses des Mines, 2015