1À partir d’une étude portant sur des cinéphiles animant des blogs de cinéma en France, ce chapitre cherche à comprendre les relations entre amateurs1 et professionnels, dès lors que les relations s’établissent dans une configuration spécifique qu’il convient d’appeler, avec Marie-Anne Dujarier [2008], une « coproduction-collaborative »2.

2Nombreux sont les cinéphiles-blogueurs sollicités afin d’intervenir dans des campagnes promotionnelles cinématographiques ou autres (produits ou services marchands divers). Les professionnels proposent aux blogueurs d’écrire des articles sur des produits, des marques ou des événements en lien avec des films. Il y a, à la clé, des rémunérations pécuniaires ou des rétributions en nature (entrées gratuites, accès en projection-presse, etc.). Les interlocuteurs professionnels ont souvent une activité principale liée au cinéma. Il s’agit de sociétés privées rattachées au segment distribution/diffusion de la filière, dont l’une des tâches principale est de gérer la promotion des films au sein des différentes fenêtres de valorisation3 : distributeurs de films en salle (StudioCanal), agences de communication spécialisées sur le cinéma (Le K), d’éditeurs vidéo (Editions Montparnasse) ou chaînes télé (TCM). Les autres acteurs sont des pureplayers4 : portails d’information cinématographique (Cinefriends), agences de communication spécialisées sur le Web (Way to Blue) ou agrégateurs de liens spécialisés (Paperblog). Ils appartiennent enfin à des secteurs industriels très variés : grande consommation (Gillette), jeux vidéos (Ubisoft) ou nouvelles technologies (Philips)5.

3À la différence de travaux portant sur la thématique des rapports entre amateurs et industries culturelles, cette configuration collaborative ne met pas exclusivement l’accent sur une figure de l’amateur réductible à un simple segment spécifique des consommateurs [Creton, 1999], mais le hisse au rang de collaborateur, à mi-chemin entre le consommateur et le salarié. Dès lors, l’analyse des relations de « coproduction collaborative » entre blogueurs de cinéma et professionnels contribue à mieux définir la place actuelle de ces amateurs au sein des industries culturelles.

4En dressant le contexte socio-économique dans lequel ces relations se déploient [Bouquillion et Combès, 2007 ; Creton, 2005 ; Laurichesse, 2006] et dans la continuité des propositions théoriques de Michel de Certeau [1990], qui montre comment les individus mettent en œuvre des formes de résistances culturelles et politiques face aux stratégies des organismes et institutions de pouvoir, il s’agira ici de montrer comment ces cinéphiles, guidés par des rationalités variées [Weber, 1995] et leurs libres arbitres individuels, détournent la situation à leur avantage. Quelles sont les attitudes des cinéphiles ordinaires face aux sollicitations et aux stratégies organisationnelles des acteurs de la filière ? Traduisent-elles une certaine forme de liberté d’action ? Que nous apprennent les cinéphiles-blogueurs en situation de collaboration de « l’amateurisme contemporain » ? [Flichy, 2010]

5L’hypothèse sur laquelle repose cette étude est que les relations de collaboration entre amateurs et professionnels sont largement dépendantes des motifs d’actions et des intérêts personnels des cinéphiles-blogueurs. En effet, ces derniers, loin d’être soumis aux techniques de gestion et d’encadrement marketing mis en place par les professionnels (représentés par les systèmes de rétributions), composent en fonction des différentes situations qui s’offrent à eux. Pour tester cette hypothèse, l’analyse, qualitative, s’appuie sur les pratiques et représentations des amateurs. Les données proviennent de six entretiens semi-directifs réalisés avec des cinéphiles-blogueurs.

6La première partie, qui présente les évolutions de la filière cinématographique et des techniques de gestion professionnelles de la collaboration, revient plus en détail sur le contexte économique et idéologique dans lequel ces échanges se déroulent. La démarche méthodologique de l’enquête y est également explicitée. Enfin, la seconde partie procède à l’analyse des critères d’arbitrage des cinéphiles-blogueurs.

ANALYSER LES RELATIONS ENTRE DES AMATEURS ET DES PROFESSIONNELS

Les internautes dans les stratégies de promotion des films

7L’inscription des internautes (ici des cinéphiles-blogueurs) dans la promotion des films est une tendance montante au sein des stratégies marketing, qui reste néanmoins souvent expérimentale pour certains professionnels. Concernant spécifiquement le cinéma, elle s’inscrit dans une logique d’élargissement des techniques de marketing du film. La présence de ces dernières est indispensable pour gérer l’incertitude inhérente à l’économie de cette filière6. En effet, pour assurer le retour sur investissement de films qui comportent d’importants frais de production, les ayants droit (producteurs, distributeurs et exploitants) doivent sans cesse assurer, par le biais de techniques promotionnelles (marketing stratégique et opératoire7), « la rencontre du film avec son public » [Creton, 1997, 2005 : 177].

8Si, dans la filière, l’incertitude économique est une spécificité sans cesse renouvelée au cours du siècle [Creton, 2005], il est possible d’identifier, sans être exhaustif, au moins deux sources de difficultés plus actuelles auxquelles sont confrontés les acteurs. La première est la surabondance de l’offre filmique. Elle correspond à une hausse significative, engagée depuis les trente dernières années, de films (français et internationaux) produits et sortis en salles8. Ce phénomène oblige les distributeurs à limiter la durée d’exploitation de leurs œuvres et de retirer leurs productions de l’affiche parfois trop rapidement. La seconde difficulté, qui touche spécifiquement les distributeurs français, est représentée par l’intensification de la concurrence des distributeurs américains [Goudineau, 2000]. Ces derniers, grâce à des budgets de production et de promotion extrêmement élevés, peuvent très facilement démultiplier leurs copies et avoir plus facilement accès aux salles des exploitants [Goudineau, 2000].

9Face à ces difficultés, les acteurs de la distribution-diffusion (distributeurs, éditeurs vidéos, etc.) misent de plus en plus sur les stratégies promotionnelles [Augros, 2008]. Dès lors, si les budgets administrés pour le marketing s’accroissent, ceux spécifiquement alloués à l’utilisation d’Internet sont les plus spectaculaires. Une étude fournie par le CNC [2007] souligne une hausse, entre 2002 et 2006 de 856 % des dépenses liées au Web (achats d’espaces publicitaires sur les portails type Allociné ou Yahoo). À partir de 2005, période où le « Web 2.0 » est au cœur de nombreux discours médiatiques, ces stratégies intègrent les outils dits « participatifs » et « sociaux » (comme les réseaux sociaux, tel Facebook, ou les blogs), dans lesquels les internautes peuvent directement collaborer, par leurs commentaires ou leurs textes, à la promotion des films.

10En réalité, le Web (et notamment le Web 2.0) se présente, pour les professionnels, comme une opportunité d’innovation marketing dont l’enjeu se veut à la fois économique et symbolique. D’un point de vue économique, le recours aux amateurs permettrait de bénéficier de ressources éditoriales fondées sur des goûts, expertises et micro-audiences (par exemple celles des blogs). Les cinéphiles-blogueurs pourraient ainsi, via leurs écrits, devenir des prescripteurs, voire des « ambassadeurs » de certains films. D’un point de vue symbolique, le statut d’amateur de ces internautes apporte un cachet « d’authenticité » à la démarche promotionnelle des professionnels. En effet, dans le contexte d’une crise de représentation des critiques professionnels de films (auxquels il est reproché leurs connivences avec le monde du cinéma), la posture a priori désintéressée des amateurs pourrait contribuer à la fabrication d’une image symbolique du marketing des films qui soit plus proche des spectateurs ordinaires.

11Ces perspectives sont issues de l’intériorisation, par les professionnels (notamment les équipes marketing), d’une idéologie véhiculée par les discours et les acteurs du « Web 2.0 ». Cette dernière repose, selon Franck Rebillard, sur les « thématiques de l’autonomie créative […] de l’égalitarisme horizontal […] [et] de [la] liberté de communication. » [2007 : 93]. Par ses thématiques consensuelles, cette idéologie valorise, légitime et justifie les démarches professionnelles visant à intégrer les amateurs et leurs productions dans des stratégies à visées commerciales, marchandes et lucratives, comme la promotion et le marketing des films9.

La gestion managériale de la « coproduction collaborative »

12Dans de nombreux domaines (grande consommation notamment), les professionnels développent des techniques de gestion particulières pour contrôler au maximum la collaboration des consommateurs. Marie-Anne Dujarier [2008] a montré que ces dernières fonctionnent sur la valorisation des consommateurs par des systèmes de rétribution à la fois symbolique (reconnaissance et valorisation individuelle) et matériel (argent, cadeaux). Une étude préalablement réalisée, portant sur les stratégies d’un portail cinématographique sollicitant des cinéphiles-blogueurs [Dupuy-Salle, 2010], indique que les efforts mis en place par l’équipe marketing et son community manager reposent sur des outils de gestion sophistiqués de la collaboration amateur. Ces derniers s’appuient, principalement, sur le développement de relations sociales et personnalisées entre professionnels et blogueurs ou encore sur les récompenses symboliques et matérielles variables (entrées gratuites, DVD, etc.).

13L’ensemble de ces techniques se situent dans la continuité du marketing dit « expérientiel ». Avec ce dernier, la consommation « serait devenue une expérience sensorielle, productrice d’identité et de lien social. Elle est envisagée comme une expérience joyeuse, socialisante, un loisir en soi, visant moins à accumuler des choses qu’à intensifier le vécu » [Dujarier, 2008 : 144]. Ces outils gestionnaires s’inspirent enfin du management dit « participatif » où « l’empowerment des salariés, à la mode fin du XX^e siècle, consiste à faire appel à leur autonomie et responsabilité au travail » [Dujarier, 2008 : 145].

14L’instrumentalisation des logiques collaboratives des cinéphiles-blogueurs, par les techniques sophistiquées du marketing impliqueraient-elles, en définitive, un encadrement, voire un contrôle des pratiques amateurselon les finalités commerciales et utilitaristes des professionnels ? Au contraire, les amateurs développeraient-ils des formes de résistance et de détournement de ces stratégies ?

Les rationalités d’actions des cinéphiles-blogueurs

15Des chercheurs en sociologie du travail ou des organisations ont étudié les réactions des individus, consommateurs ou salariés, face aux logiques gestionnaires et managériales des entreprises [Cusin, 2002 : Cihuelo, 2010]. Ils mettent en évidence que les consommateurs développent des tactiques de contournement des processus organisationnels et marketing à l’œuvre dans les entreprises. Les actions qui portent ces tactiques sont notamment « mouvantes », « apathiques », « fantaisistes » et « irrationnelles » [Cochoy, 2002]. Récemment, Marie-Anne Dujarier [2008] envisage plus spécifiquement la problématique du « consommateur au travail ». Ainsi, celui-ci détourne l’usage des prestations fournies au travail à son profit. Les différents « sabotages », comme le « bidonnage de données », ou « l’achat d’outils destinés à contourner la récupération de données privées », en sont quelques exemples [Dujarier, 2008 : 216]. Ainsi, ces travaux critiques apportent de nombreux éléments sur les capacités d’action des individus pouvant s’appliquer aux cinéphiles-blogueurs en situation de collaboration.

16Dans cette perspective, le rapport de force existant entre les amateurs et les professionnels peut-être plus spécifiquement envisagé dans la continuité des constatations de Michel De Certeau, qui montre que les individus mettent en œuvre des formes de résistances culturelles et politiques face aux stratégies des organismes et institutions de pouvoir. Dès lors, le cadre des rapports de force entre les acteurs en présence est ici pensé selon la dialectique des « stratégies » et des « tactiques », proposée par l’auteur. D’un côté, il met en évidence la domination des stratégies de l’offre (les professionnels). « Les stratégies postulent un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique. » [De Certeau, 1990 : XLVI]. De l’autre, il examine les réactions tactiques qui composent, détournent et amoindrissent la portée de ces stratégies. « La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par rapport aux circonstances. » [De Certeau, 1990 : XLVI]. Ainsi nous concevons les attitudes collaboratives des cinéphiles-blogueurs comme des réactions tactiques face aux stratégies organisationnelles qui les encadrent et les contraignent. Lire les relations dans cette configuration revient à considérer les actions individuelles comme des réactions vis-à-vis d’un encadrement managérial et marketing des professionnels. Cela revient à supposer que les individus trouvent dans les collaborations des intérêts variables, personnels, qu’ils n’y sont pas soumis et qu’ils y trouvent des significations diverses.

17Pour compléter cette approche et afin de comprendre et d’éclairer les rationalités guidant ces tactiques des cinéphiles-blogueurs, ces différentes logiques d’actions individuelles peuvent être analysées dans la continuité de M. Weber [1995]. Ce dernier distingue deux types de rationalité dans les actions sociales : l’une dite « en valeur » et l’autre dite « en finalité ». La première se détermine « par la croyance en la valeur intrinsèque inconditionnelle – d’ordre éthique, esthétique, religieux ou autre – d’un comportement déterminé qui vaut pour lui-même et indépendamment de son résultat » [Weber, 1995 : 55]. En d’autres termes, elle désigne des actions réalisées dans l’objectif du plaisir et pour la passion. La seconde se définit : « par des expectations du comportement des objets du monde extérieur ou de celui d’autres hommes, en exploitant ces expectations comme « conditions » ou comme « moyens » pour parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réfléchies, que l’on veut atteindre » [Weber, 1995 : 55]. Elle qualifie les actions réalisées en vue d’une fin personnelle. Ces deux notions permettent ainsi de lire les différentes rationalités d’actions tactiques mobilisées par les amateurs en permettant de dépasser les interprétations de sens communs, parfois trop idéalisées, qui tendent à envisager les actions amateur comme systématiquement désintéressées.

18Ces différentes filiations théoriques conduisent à proposer l’hypothèse suivante : dans un contexte d’élargissement des techniques de promotion du film où les cinéphiles-blogueurs sont sollicités pour collaborer aux campagnes marketing, ces amateurs développent des tactiques de détournement individuelles, dont les rationalités, individuelles, varient entre valeur et finalité.

19Pour saisir ces tactiques de détournement et ces rationalités, nous proposons une lecture des différentes réactions des blogueurs en fonction des sollicitations dont ils ont fait l’objet. Elle est fondée sur les critères de sélection qu’ils mettent en place. En effet, l’identification de ces derniers, en renseignant sur les conditions d’acceptation et de refus des blogueurs, permettent in fine d’éclairer les démarches tactiques de chaque individu et ses différentes rationalités.

Présentation de la population interrogée

20Une approche qualitative est ici privilégiée, mettant l’accent sur l’analyse des pratiques et des représentations d’un corpus de six cinéphiles animant des blogs de cinéma. Ces derniers ont été interrogés par entretiens semi-directifs entre avril et octobre 2009. Un échantillon varié est présenté. En effet, la sélection des personnes répond à un souci de diversité des profils sociaux et professionnels, mais aussi des thématiques et contenus de leur blog10.

21Tous se considèrent comme des cinéphiles au sens de passionnés de cinéma. Soulignons également que le projet éditorial que représente l’animation d’un blog se situe dans la continuité de leurs pratiques cinéphiles : ils envisagent l’usage du dispositif comme un prolongement de leur activité cinéphile, au même titre que la lecture de revues, d’écriture de « fiches-films » ou de fréquentation de salles de cinéma.

22Les finalités du blog varient cependant selon les individus. Si certains voient leur blog comme un moyen d’élargir leurs connaissances et leurs compétences d’écritures, ou de tisser de nouveaux liens sociaux, d’autres y recherchent un moyen de se professionnaliser pour travailler dans le milieu journalistique ou du marketing du film.

23Ces variations s’expliquent, entre autres, en fonction de leurs déterminants sociaux (milieu familial) et éducatifs (niveau de diplôme), mais aussi de leur position sociale (situation familiale) et professionnelle (situation de travail) au moment de l’entretien, d’où la nécessité de prendre en compte ces éléments dans l’analyse. Nous avons également ajouté, afin de comprendre la démarche générale du cinéphile en tant que blogueur, les motifs d’action et objectifs initiaux qu’ils recherchent dans l’ouverture et l’animation de blogs.

24Ainsi, le tableau ci-dessous rassemble, de façon synoptique, les différentes signalétiques sociales et professionnelles des individus interrogés.

Tableau 1. Représentation des personnes interrogé

TROIS CRITERES D’ARBITRAGE A LA « COPRODUCTION-COLLABORATIVE »

25Nous étudions ici trois grands critères qui font accepter (et inversement, refuser), du point de vue des blogueurs, une collaboration. Ces critères sont ici hiérarchisés en fonction des degrés d’importance et de priorité que leur donnent les cinéphiles. Ils se recoupent les uns avec les autres.

Privilégier les professionnels

26Le premier critère d’arbitrage intervenant dans le choix des collaborations correspond aux statuts des interlocuteurs qu’ils ont en face d’eux. Généralement, la collaboration est très largement acceptée lorsqu’il s’agit d’acteurs appartenant au monde du cinéma. Il s’agit d’abord de distributeurs de films en salle et d’éditeurs vidéo. Par l’entremise des attachés de presse (issus d’agences de communication ou freelance) ou des membres issus des équipes marketing, les blogueurs sont invités à écrire des critiques en participant à des projections presse ou bien en bénéficiant de DVD « gratuits ». Il s’agit ensuite d’autres acteurs, comme des revues en ligne (Kinok. fr) ou des établissements spécialisés (Cinémathèque française). Cette dernière, par l’intermédiaire de la personne chargée des publics, sollicite les blogueurs pour venir « couvrir » certains événements (l’exposition Jacques Tati, à l’affiche en 2009). Les enquêtés acceptent de collaborer avec ces acteurs pour plusieurs raisons.

27La première est celle d’avoir la sensation « d’aider », économiquement et médiatiquement, le cinéma, voire l’ensemble de la filière. Ils privilégient dès lors des réalisateurs, des distributeurs de films ou des éditeurs vidéo. Par exemple, Benjamin, sollicité par Carlotta (un éditeur de vidéo indépendant) accepte volontiers de promouvoir des œuvres peu connues ou bénéficiant d’un budget promotionnel réduit, et d’ajouter « car ils ne sont pas relayés par les médias traditionnels […] Si Kim Ki Duk fait dix entrées de plus grâce à moi, j’en serais très content ». Ainsi, l’acceptation repose sur le fait d’apporter une aide, toute légitime, aux réalisateurs et aux œuvres peu médiatisées et moins connues. Parmi les enquêtés, Jérôme est chroniqueur bénévole pour Kinok, une revue cinéphile en ligne. Il y écrit des critiques de films (ou de livres) et obtient, en échange, des DVD. Il soumet des articles à la revue et en a accepté les conditions car la ligne éditoriale de Kinok correspond à celle qu’il conduit déjà sur son blog et est en adéquation avec les valeurs qu’il accorde au cinéma. Dans cette perspective, les blogueurs détournent les collaborations en les plaçant en adéquation avec une rationalité « en valeur », celle d’aider le cinéma. Cette logique d’action correspond à la majorité des interrogés.

28La deuxième raison correspond à la ré-appropriation du « prestige symbolique », par les blogueurs, de ces acteurs. Cette raison est particulièrement développée par les cinéphiles ayant fait de leur blog un outil de pré-professionnalisation (Béatrice, Benjamin, Nicolas). Ils se servent du nom prestigieux de ces acteurs pour construire, orienter et valoriser leur propre « ligne éditoriale », mais aussi pour se légitimer et se distinguer socio-symboliquement des autres blogs de cinéma. La Cinémathèque française, envisagée par Benjamin comme « le temple de la cinéphilie française », valorise symboliquement, par la dimension fortement légitime de cette institution cinéphile, son activité et son statut de blogueur. Les attachés de presse, en tant qu’interlocuteurs directs avec les journalistes, ont un rôle similaire. En étant sollicités par eux, les blogueurs se sentent reconnus comme des interlocuteurs dignes d’intérêt, presque au même titre que des journalistes spécialisés ou des critiques de cinéma : « J’ai l’impression d’avoir été privilégié. Je ne sais pas qui d’autre a été sollicité, je n’ai pas vu d’autres blogueurs qui ont chroniqué le DVD. Je pense que les attachés de presse se souviennent de moi [...]. Avec le temps, ils me considèrent avec plus de légitimité et ne posent plus de question », souligne à ce propos Benjamin. L’objectif pour ces acteurs est d’entrer dans le monde professionnel du journalisme et/ou du marketing du film. Ainsi, certains enquêtés valorisent chaque expérience de collaboration avec ces acteurs en les incluant dans leur C. V. personnel (Florent, Maurice, Nicolas). De façon complémentaire, les collaborations régulières avec ces acteurs permettent aux cinéphiles-blogueurs de construire une connaissance de ce monde professionnel, d’avoir des relations avec certains acteurs-clés, de comprendre des « rouages » et des « règles du jeu » implicites et de se constituer des carnets d’adresses utiles pour la carrière professionnelle qu’ils cherchent à établir. En détournant la collaboration à des fins personnelles et professionnelles, les cinéphiles-blogueurs témoignent donc d’une rationalité d’action « en finalité ».

29À l’opposé, les collaborations avec des acteurs dont l’activité principale est trop éloignée du cinéma sont refusées. Il s’agit de sociétés privées variées qui sollicitent les blogueurs pour faire la publicité de nouveaux produits (Gillette company) : attachés de presses appartenant à des agences de communication peu identifiées par les blogueurs, ou spécialisées dans le « buzz » sur Internet (Ebuzzing)11, qui contactent les cinéphiles pour collaborer à des campagnes de produits variés. Les sollicitations provenant de ces acteurs suscitent méfiance, comme le montre Benjamin face à la proposition d’un attaché de presse rattaché à une agence mal identifiée : « je lui donne mon adresse, mais j’étais un peu sceptique. Est-ce que ce n’est pas un moyen pour avoir mes coordonnées ou je ne sais pas quoi ? », et il refuse : « tout ce qui est opération en dehors du cinéma c’est juste pas possible. Genre Philips avait fait un truc pour présenter des rasoirs, je n’y suis pas allé. »

30En somme, la mobilisation de ce critère de sélection (statut des interlocuteurs) montre deux aspects. Le premier est que les cinéphiles-blogueurs, loin de se considérer comme des « cibles » marketing, arbitrent et filtrent les différentes sollicitations, montrant là une certaine forme de liberté d’action vis-à-vis de la relation collaborative. Le second est qu’ils détournent les collaborations selon des intérêts et des rationalités pluriels, à la fois en valeur (l’aide au cinéma) et en finalité (pour eux-mêmes). Ces variations s’expliquent selon les postures initiales des enquêtés dès l’ouverture de leur blog, entre ceux qui animent (et donc collaborent) dans la filiation d’une passion désintéressée et ceux qui le font dans une volonté de semi-professionnalisation. Les cinéphiles-blogueurs sont donc des amateurs qui savent tirer profit des situations de collaboration.

Privilégier les rétributions expérientielles

31Le second critère d’arbitrage et d’acceptation de la collaboration dépend du type de rétribution proposée par les interlocuteurs. Par rétributions, nous entendons ici les récompenses attribuées aux blogueurs par les professionnels lors d’une collaboration. Il s’agit souvent d’entrées gratuites, d’invitations à divers événements ou d’argent. Ces rétributions accompagnent les demandes d’attachés de presse et des équipes marketing. Il peut s’agir de DVD échangés contre une critique : « on me propose de chroniquer le DVD de Valse avec Bachir et en échange, on m’offre le DVD » (Benjamin). Il peut aussi être question d’invitations à des événements prestigieux – et souvent inaccessibles pour des non-professionnels – contre des chroniques et des avis. Par exemple, un portail d’information cinématographique (Allociné) avait invité une série de blogueurs au festival de Cannes dans une opération de partenariat avec une marque de produits technologiques (Philips). L’objectif était de faire en sorte que les animateurs écrivent en retour des avis et des critiques sur un nouveau téléviseur LCD et participent ainsi à sa promotion.

32De façon similaire au critère précédent, les cinéphiles-blogueurs interrogés acceptent de collaborer lorsque les rétributions sont liées au cinéma. Benjamin a par exemple accepté d’écrire une critique pour bénéficier d’une copie du film Valse avec Bachir : « J’ai tout de suite dit oui, c’est un film que j’aime bien ». Posséder le film lui permet d’élargir sa collection personnelle (il possède plus de 500 DVD à domicile). La satisfaction engendrée par la possibilité d’en ajouter un à sa collection se retrouve également dans le plaisir d’accéder gratuitement à une avant-première ou de profiter de places gratuites. L’attente est la même pour Maurice :

« Le ciné, c’est ma passion et je suis invité à des événements qui me plaisent. À défaut de gagner de l’argent avec le blog, je vais à des événements et cela me suffit complètement. C’est une extension du spectateur. Je ne me considère pas du tout comme un journaliste, mais comme un passionné, qui avec son blog, peut aller plus loin dans sa passion ».

33Du côté de Florent, c’est la perspective d’une rétribution « expérientielle » qui l’a conduit à accepter l’invitation au festival de Cannes.

« Je te parle comme un fan, t’arrive, t’es au palais des festivals, t’es en costard, on voyait Johnny Hallyday, tu vois Quentin Tarantino qui s’installe […] là t’es un gamin, j’ai eu l’occasion de serrer la main à Tarantino et tu te dis, j’ai créé un blog y’a deux ans, c’était pour m’amuser et je me retrouve à Cannes, serrer la main à Tarantino ».

34Ce festival est porteur d’une valeur symbolique puissante dans l’imaginaire de tout cinéphile. Le sociologue Emmanuel Ethis [2009] a souligné à ce titre combien l’origine de la présence des participants au festival était liée à la volonté d’un accès au « rêve cinématographique » [Ethis 2009 : 112]. La présence de Florent en tant que blogueur, participant dès lors au festival à l’instar d’un journaliste critique professionnel, n’est pas sans renforcer cet imaginaire. Ces exemples montrent tous que la rétribution, qu’elle soit matérielle ou plus symbolique, est particulièrement attendue lorsqu’il s’agit de cinéma. En réalité, elles viennent nourrir leur passion cinéphile, élargir leurs pratiques quotidiennes. Pour des individus dont l’objectif initial du blog n’est pas la professionnalisation, l’attente de ces rétributions reflète les motifs d’action expérientiels et passionnés les ayant conduit à ouvrir un blog. Il s’agit donc d’une logique d’action rationnelle en valeur, où la collaboration (et la rétribution) vient nourrir et construire leur passion du cinéma.

35Les collaborations sont également acceptées lorsqu’il s’agit de rémunérations monétisées. La prestation demandée repose souvent sur la vente de publicité (encarts, bannières, liens adsenses12), de « piges » ou encore de « critiques sponsorisées » : « Tu peux faire un article sur le nouveau site SNCF, et t’as 50 euros » (Florent). L’acceptation d’une rétribution monétaire (entre 50 et 150 euros selon les témoignages) est en général justifiée par le remboursement des frais d’hébergement du blog : « Comme tous les blogueurs, il faut payer les factures », souligne Maurice. Pour Benjamin, il n’est également pas exclu de gagner un peu d’argent avec le blog : « ça peut toujours dépanner ». Du côté de Florent, les gains obtenus via la collaboration sont placés dans le compte de son association destinée à l’actualité cinématographique. Le blog représente le support d’édition et de publication du projet. Le fait d’avoir monté son projet en association loi 1901 lui permet notamment de toucher quelques subventions et de gérer l’argent de façon « transparente » avec ses propres collaborateurs (quatre rédacteurs). Il peut dès lors payer plus facilement son abonnement au forfait payant de Wordpress, qu’il a choisi pour éditer le blog. Cet argent lui permet également de financer quelques petits déplacements en province afin d’assister à des conférences de presse ou de payer du matériel. Pour d’autres blogueurs, la rétribution monétaire peut devenir un enjeu central. Ainsi, Nicolas s’est mis au chômage pour essayer de développer une activité lucrative et professionnelle via le blog.

« Soit tu crées ton blog uniquement par plaisir, sans finalité commerciale en bout de course, soit tu le crées avec finalité commerciale. Moi je le fais avec plaisir à 80 %, mais je n’ai jamais caché que j’avais aussi une finalité commerciale […] c’est soit vendre du contenu, soit inviter des partenaires à venir faire de la pub, soit vendre de l’habillage […] ».

36Précisons néanmoins que la rétribution monétaire est acceptée, selon les blogueurs, selon certaines conditions liées au type de prestation publicitaire : « Si c’est un article pour un produit classique, ok, mais du moment que ça concerne pas le cinéma », explique Florent. Pour Benjamin, la publicité est acceptable à condition qu’elle soit limitée et qu’elle fasse référence au cinéma : « il ne faut pas que cela envahisse, si je le fais, je resterai confiné à des pubs sur le ciné, c’est Paramount qui fera de la pub sur Indiana Jones s’ils y veulent mais ce sera pas les rasoirs Gillettes. » Ces raisons montrent que les cinéphiles-blogueurs, là encore, tournent à leur avantage les actes collaboratifs en y trouvant des moyens de nourrir leur passion cinéphiles et en parvenant à avoir accès à des expériences et des événements souvent difficiles d’accès ou réservés aux professionnels, comme les journalistes.

37Les collaborations sont refusées lorsque les rétributions sont absentes, ou lorsqu’elles sont considérées inéquitables vis-à-vis de la collaboration proposée. Si ce genre de cas pouvait apparaître quelques années auparavant, alors que les blogueurs commençaient à être sollicités, il apparaît selon les témoignages que c’est de moins en moins le cas. Les professionnels, souvent conseillés par des agences de communication spécialisées dans le community management (telles Heaven) semblent avoir pris en considération la nécessité de rétribuer, à la hauteur de la demande, les différents blogueurs.

38L’existence de ce second critère d’acceptation montre que les cinéphiles-blogueurs de notre enquête veulent que les actes collaboratifs soient considérés de façon équitable par les professionnels. Ils estiment que leur implication et la mobilisation de temps et de compétences dans l’acte d’écriture d’une critique supposent obligatoirement une contrepartie. Le fait que les enquêtés apprécient les rémunérations en nature montre que les actes collaboratifs sont un moyen d’accéder à plus d’expérience cinéphile et de nourrir leur passion. La rétribution monétaire n’implique pas de refus. Elle est recherchée par la plupart des blogueurs interrogés, qui y trouvent chacun des raisons particulières. Dès lors la quête de rétribution montre que de manière générale, les blogueurs collaborent avec les professionnels selon des logiques d’actions rationnelles « en finalité » : le moyen d’accéder à leurs propres intérêts, qu’ils soient pécuniaires ou liés au cinéma.

39En revanche, si ces attitudes témoignent de manœuvres de détournement tactique des actes collaboratifs en faveur des intérêts des cinéphiles-blogueurs, elles soulignent aussi le succès des techniques de gestion managériales et marketing des professionnels. En effet, ces derniers ont non seulement systématisé un principe proche du don/contre-don – où chaque collaboration mérite rétribution – mais aussi réussi à faire intégrer à certains cinéphiles-blogueurs ce principe : « tout le monde est gagnant-gagnant » souligne Benjamin, dont l’intériorisation et l’acceptation du principe l’amène à reprendre la terminologie spécifique du marketing

Privilégier une prestation « légitime »

40Le troisième critère d’arbitrage et d’acceptation de la collaboration est le type de prestation demandée. Ceci est entendu comme l’acte de collaboration en lui-même : ce qui est demandé aux blogueurs de faire. Il est souvent question d’écrire une critique pour un film ou un événement, comme nous l’avons déjà explicité plus haut. Il peut aussi s’agir d’organiser des « jeux-concours », où il est demandé au blogueur de faire gagner des lots à ses propres lecteurs (entrées gratuites, etc.), moyennant la constitution d’un « quizz » ou d’un tirage au sort. Il arrive enfin qu’ils soient sollicités pour des types de prestations plus « ambiguës », comme l’écriture de critiques sponsorisées (c’est-à-dire orientées selon la volonté des professionnels) ou de faire de leur blog un support publicitaire pour présenter des encarts ou des bannières sur des produits ou des marques variées (cinéma y compris).

41Les collaborations sont acceptées lorsqu’il s’agit de prestations considérées « légitimes » (ou « nobles ») par les blogueurs. En d’autres termes, si elles sont liées à des pratiques proches du journalisme ou du cinéma. Ainsi, l’écriture d’une critique est une activité largement attendue et acceptée par l’ensemble des interrogés. D’une part, elle fait directement le lien, pour certains (Benjamin, Jérôme, Béatrice, Florent), avec l’une des motivations initiales du blog : mettre à l’essai et améliorer leurs compétences en matière d’écriture de critiques de films. Pour Béatrice, il s’agit d’une activité intellectuelle : « j’écrivais sur les films que j’aimais bien, juste pour organiser ma pensée », tandis que pour Jérôme, il sera davantage question de renouer avec des expériences d’écritures passées, voire abandonnées au cours de sa carrière de cinéphile. Ancien rédacteur d’un fanzine lorsqu’il était étudiant à l’Université, passionné d’écriture scénaristique, le blog est pour lui, à l’échelle de son existence, un moyen de se relancer dans une démarche scripturale cinéphile originale. Le fait d’être sollicité pour rédiger des critiques représente ainsi l’opportunité de collaborer de façon concrète avec le monde du cinéma. D’autre part, ce type d’activité permet aux blogueurs (notamment ceux voulant se professionnaliser), de nourrir un CV d’expériences louables et valorisantes professionnellement. Associé à des acteurs prestigieux et légitimes (voir plus haut), attester d’expériences d’écritures critique permet aux interrogés de faire valoir leur savoir-faire et leurs compétences d’écriture.

42Au-delà des critiques, les prestations collaboratives de type « jeux-concours » sont aussi généralement acceptées. En réalité, elles représentent l’opportunité, pour certains enquêtés, d’augmenter son trafic (audience), voire de renforcer des liens avec ses lecteurs. Cette démarche poursuit plusieurs objectifs. D’un côté elle permet aux enquêtés de rendre leur blog plus visible sur Internet. Par l’augmentation du flux d’audience, ils essaient de mieux se distinguer des autres blogs mais aussi d’apparaître plus facilement dans les classements (type Wikio). Ceci est recherché par les blogueurs en quête de professionnalisation. D’un autre côté, l’élaboration de ces « jeux-concours » permet de développer des sociabilités et des conversations avec certains lecteurs. C’est le cas de Benjamin, qui explique alimenter la rubrique « quizz » de son blog afin de dynamiser et d’actualiser des échanges avec deux de ses lecteurs les plus fidèles. Ainsi, l’organisation de « jeux-concours » en collaboration avec des distributeurs est une manière de prolonger ces échanges et de resserrer les liens sociaux entre ces personnes. Cette quête de sociabilité à travers le blog rejoint les conclusions de Beaudoin et Licoppe [2002] portant sur l’importance du public dans les motivations des animateurs. Dans le cas des blogueurs de cinéma interrogés, les sociabilités tissées à travers le dispositif se font dans la filiation du partage et la conversation [Leveratto et Jullier, 2010], critères fondamentaux de cette passion. En somme, élaborer des jeux-concours permet d’engendrer des échanges, de produire de la conversation et d’entretenir ce lien. Ainsi, les blogueurs interrogés se ré-approprient tactiquement ces prestations comme des moyens de construire leurs carrières professionnelles (rationnel en finalité), mais aussi de nourrir leur passion cinéphile et de tisser des sociabilités (rationnel en valeur).

43Quelles sont les prestations refusées par les enquêtés ? Tout d’abord, les prestations publicitaires sont, pour certains, refusées sans appel (même si d’autres peuvent en accepter, notamment pour la rémunération qu’elles permettent, voir plus haut). Vincent explique ainsi sa réaction face aux offres de plate-formes de blog qui imposent des bannières publicitaires. La raison principale est celle d’une sorte d’éthique « non-marchande » du blog : « je ne voulais pas de pub, peut-être Overblog c’était ça, je ne voulais pas et sur Haut et fort13, au tout début, il n’y en avait pas, et quand ils en ont mis, j’ai bien réfléchi et j’ai décidé d’acheter un abonnement qui permettait d’enlever la pub ». Pour cet acteur, ceci s’explique par le motif d’action initial du blogueur qui a lancé son blog dans une perspective proche de ce qu’il nomme un « esprit du fanzine ». Il définit ce dernier comme la possibilité d’une liberté d’expression. Dès lors, inclure de la publicité sur son blog entre en contradiction avec ses représentations d’une liberté éditoriale. Cet acteur n’en voit pas l’utilité monétaire, salarié par ailleurs (ingénieur). Il préfère ainsi avoir un blog « dénué de pages publicitaires plutôt que de gagner quelques “clopinettes” en fin de mois ».

44Au-delà des publicités, les collaborations sont refusées lorsque les prestations sont considérées contraignantes par les cinéphiles-blogueur. Dans le cas de l’écriture d’une critique par exemple, ils doivent avoir l’assurance que rien n’entrave leur liberté d’expression, ni leur éthique personnelle. En effet, certains enquêtés mentionnent que des attachés de presse imposent – implicitement – une orientation des critiques. Celles-ci doivent être rédigées de façon « positive », c’est-à-dire sans desservir le film et sans porter préjudice à sa promotionComme l’explique Nicolas, le non-respect de cette consigne peu même avoir certaines conséquences :

« Un attaché de presse m’avait gentiment demandé de changer mon article en échange d’accès en projo presse, et je lui avait répondu que non… Bizarrement, quand je fais une demande chez son distributeur, soit on m’ignore, soit je reçois un « non » gentil. Avec un autre distributeur pareil, il y a eu un petit article qui n’a pas plu et je n’aie plus été invité ».

45Ainsi, même si beaucoup d’animateurs cherchent à se professionnaliser, ils refusent d’être soumis à d’éventuelles pressions éditoriales. Cette attitude est liée à une sorte de principe, lui-même personnalisé selon les cas, la « liberté éditoriale ». D’autres contraintes peuvent également être liées aux délais à respecter (en fonction de la sortie salle), comme l’imposition d’une deadline trop serrée, obligeant le blogueur à produire sa critique dans une temporalité trop brève. Si, à l’origine, le blog a été mobilisé et choisi comme un dispositif éditorial, c’est souvent dans la perspective de trouver un moyen d’élaborer une écriture personnelle, avec ses formes, ses sujets et ses temporalités propres : « le blog, c’est la possibilité d’écrire ce que je veux, quand je veux, de la manière que je veux », précise Jérôme. De la même façon, ils aiment être assurés d’une certaine forme de respect de la part des professionnels et ce, vis-à-vis de leur travail de blogueur. En effet, ce dernier est défendu et valorisé comme une activité fortement chronophage et mobilisant d’importantes ressources et compétences personnelles : « c’est quand même beaucoup d’efforts, le nombre d’heures se compte en mois. Il y a un travail derrière qui est a prendre en compte », souligne Maurice. Parfois, les prestations aux deadlines trop serrées sont refusées car il est tout simplement impossible pour les blogueurs de les mener à bien. Pour beaucoup – les salariés en priorité -, le temps consacré au blog varie en fonction des priorités individuelles et des fluctuations de la vie quotidienne des acteurs. Florent précise : « professionnellement, dans ma vie personnelle, il y a des choses qui bougent, tout ça me prend du temps. Là, le blog n’est plus du tout en catégorie prioritaire [...] Si j’ai le temps de l’écrire je ferai la critique, mais sinon tant pis, ça sera pas dans la priorité ». Il arrive ainsi très souvent que l’animation du blog soit ralentie, abandonnée un temps, puis reprise. Les priorités ou les prérogatives de chacun contraignent ainsi l’écriture : « Il m’est arrivé qu’on m‘envoie des trucs et je n’écris rien dessus, car niveau timing, ben pas le temps » indique Nicolas. Ainsi pour beaucoup d’interviewés, le blog en amateur est tributaire des aléas professionnels. Enfin, les critiques sponsorisées concernant le cinéma sont rejetées dans la grande majorité des enquêtés : « il n’y a aucun article pour lequel j’ai été payé qui concerne le cinéma » explique Florent en réaction à la proposition d’une agence que de toucher 150 euros pour écrire du bien d’un film avant sa sortie. Sa réaction est sans appel : « il y en a qui ont accepté. Moi j’ai dit non, il n’y a pas moyen qu’on me paye pour faire une critique. (...) Tu la termines en disant “ceci est une critique sponsorisée”, ce n’est pas super pour la crédibilité ». Selon un point de vue similaire, Benjamin ajoute : « je ne veux pas que les lecteurs se disent au bout d’un moment : “lui il veut faire du pognon, je viens plus chez lui, il est en train de se pervertir”, ce n’est pas le but non plus ». L’insertion de publicité sur le blog est ainsi généralement considérée comme dévalorisante pour le blogueur et son projet éditorial. Pour Benjamin, les billets sponsorisés décrédibilisent le travail et le projet qu’il tente de défendre et de justifier. Ce refus est le moyen pour lui, du moins dans l’entretien, de revendiquer une forme d’éthique et de déontologie personnelle proche d’une représentation idéalisée du journalisme. Elle se manifeste non seulement par une attitude de respect pour lui-même et son projet éditorial, mais aussi pour son propre lectorat. Nicolas, soumis aux mêmes types de demande, rejoint cette attitude : « c’est assez nocif, ça dévalorise le travail de la critique, après le cinéma devient un produit comme un autre ». Pour lui, l’accent est davantage placé sur le caractère éthique des discours sur le film. Son refus des critiques sponsorisées est ainsi lié à une vision du travail d’écriture et du cinéma comme un art qui ne doit pas être « perverti » par cette dimension lucrative et publicitaire14. Il est important de souligner que Florent et Nicolas ont chacun des ambitions professionnelles. S’ils sont disposés à collaborer avec la meilleure volonté possible, la critique sponsorisée demeure une limite infranchissable pour eux, signalant dès lors le passage vers « l’autre côté », celui de la marchandisation et de l’instrumentalisation de leur blog et de leurs compétences. Ainsi, la perspective d’orienter le ton et le jugement critique sur un film moyennant rétribution monétaire est considérée, dans le groupe de blogueurs étudiés, comme dévalorisante et négative, quand bien même les orientations du blog sont dirigées vers le pôle professionnel de la promotion cinématographique. Ce n’est donc pas la rétribution monétaire qui gêne, mais les enjeux éditoriaux qu’elles peuvent impliquer en référence aux déontologies personnelles des acteurs. Face au certain cynisme qui se dégage des pratiques professionnelles, qui instrumentalisent sciemment, à des fins commerciales, la bonne volonté des blogueurs, ces derniers se montrent critiques, méfiants et éthiques vis-à-vis des stratégies de gestion mises en place par les professionnels.

46Ce dernier critère, fondé sur les types de prestations, montre ainsi que les cinéphiles-blogueurs mobilisent des attitudes tactiques, filtrant les différentes sollicitations et témoignant d’une certaine forme d’éthique et de déontologie personnelle vis-à-vis des finalités commerciales et mercantiles des acteurs. Là encore, ils cherchent à tirer profit des collaborations par des prestations venant nourrir leurs passions de journalistes et de critiques de cinéma (rationalité en valeur) mais aussi leurs perspectives professionnelles, comme le tissage d’un réseau stratégique, ou symboliques, comme la valorisation symbolique (rationalité en finalité).

CONCLUSION DU CHAPITRE 6

47À l’issue de cette analyse des pratiques collaboratives des cinéphiles-blogueurs et des représentations qui leur sont associées, il apparaît que ces derniers détournent et se ré-approprient tactiquement les situations en cherchant la meilleure adéquation possible avec leurs différents intérêts. En guise d’élargissement et de mise en perspective des apports du chapitre, il est possible d’apporter des éléments de compréhension et de définition d’une certaine figure de « l’amateurisme contemporain » [Flichy, 2010]15.

48Tout d’abord, les logiques d’actions tactiques mobilisées dans l’arbitrage des différentes sollicitations montrent que ce sont des amateurs qui savent faire preuve de réflexivité et de recul critique pour analyser les différents cas de figure. Par la mobilisation des trois critères (statut professionnel, nature des rétributions et type de prestation), ils sélectionnent et filtrent les différents cas de collaboration en les orientant vers leurs propres finalités. Il est donc possible d’affirmer que ces amateurs, dès lors qu’ils sont en situation de collaboration, jouissent d’une certaine liberté d’action. Il faut cependant prendre la mesure de cette liberté, qui reste, malgré tout, encadrée par les professionnels. En réalité, le fait que les cinéphiles-blogueurs puissent décider ou non des sollicitations est anticipé par les équipes marketing et managériale, qui savent ménager leurs encadrements de façon assouplie, voire euphémique et loin de toute forme de coercition. Par ailleurs, leurs attitudes parfois contradictoires (expliquer un refus de principe et dire plus loin dans l’entretien avoir, malgré tout, collaboré), laisse planer une certaine forme d’ambiguïté dans les postures des cinéphiles-blogueurs, quand bien même ils prétendent rester intègres.

49Ensuite, les différentes rationalités mobilisées en situation collaborative (en valeur et en finalité), dévoile que ce sont des amateurs dont les motifs d’action sont pluriels et personnalisés. D’un côté, l’analyse dévoile l’existence de passionnés « puristes », qui trouvent dans la collaboration le moyen d’aider le cinéma, ou de nourrir leur passion et qui répondent à une définition de l’amateur « désintéressé ». D’un autre côté, l’étude met en lumière que d’autres amateurs mobilisent des réactions plus utilitaristes, en trouvant dans ces collaborations des pistes pour préparer leur entrée professionnelle dans le milieu du journalisme ou du marketing des films. Le fait que la rationalité de ces logiques d’action puisse varier entre « finalité et valeur » témoigne de la filiation que cette forme d’amateurisme possède avec l’individualisme contemporain [Le Bart, 2008]. Les différents enquêtés, nés entre les années 70 et 90, ont évolué dans un contexte socio-historique marqué par le recul symbolique des grandes institutions (famille, travail) et la montée en puissance, idéologique, d’une injonction à se construire par soi-même et assumer seul les responsabilités de ses actes [Erhenberg, 1991]. Dès lors, ces différents cinéphiles-blogueurs vivent leur cinéphilie et les pratiques affiliées (celle de collaborer avec des professionnels via un blog) selon des logiques d’action personnelles, individuelles et singulières, chacun trouvant en lui-même le sens de ses pratiques.

50En somme, les cinéphiles-blogueurs collaborant avec les professionnels peuvent être envisagés comme un « vivier » [Miège, 2000] de la filière du cinéma et de l’audiovisuel. Cette notion correspond à plusieurs catégories d’acteurs : non-professionnels, semi-professionnels, consommateurs que les industriels sollicitent. Ces acteurs jouent un rôle, économique et symbolique, dans la création, la production ou la valorisation des contenus [op. cit. : 32]. Les amateurs-blogueurs cinéphiles, qui se rapprochent des trois catégories à la fois, participent d’une part de la promotion des biens filmiques et audiovisuels et d’autre part de la justification symbolique des innovations touchant le marketing du film.