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Des amateurs dans les médias

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Benjamin Ferron
, 
Nicolas Harvey
, 
Olivier Trédan

Deuxième partie - Médiation et médiatisation amateur des biens culturels

Chapitre 5. La construction d’un espace social de pratiques amateur

Enquête ethnographique auprès de blogueurs musicaux (Paris, 2009-2010)

Jérôme Gastambide

Texte intégral

1Les premières théorisations critiques des communications électroniques (technologies de l’Internet, nouveaux médias), survenues entre 1992 et 2002, ont souvent adopté une conception réductrice des pratiques de l’Internet. Nombre d’entre elles considéraient que l’accroissement des techniques de communication électronique était en mesure d’amoindrir, voire de menacer, le « lien social ». L’idée était de cerner les effets de la technique sur le social, dans la continuité de travaux tels que ceux de Jacques Ellul : l’accroissement des échanges médiatisés par les techniques, sous couvert de rapprocher les acteurs sociaux, les éloignerait plutôt, contribuant à un délitement du corps social [Ellul, 1956]. Ainsi, dans son ouvrage Critique de la communication, publié en 1992, Lucien Sfez considère les internautes comme des individus atomisés, refermés sur eux-mêmes : « dans la vie pratique, que dire de la situation de l’enfant américain devant la télévision allumée sept heures, qui en même temps, téléphone cinq heures par jour et pianote sur son ordinateur durant de bons moments ? Quelle vision de la réalité se construit-il alors ? » [Sfez, 1992 : 112.] Philippe Breton, dans sa critique du Culte de l’Internet publiée en 2000, pousse la critique encore plus loin : le Web constituerait un phénomène à dimension presque religieuse, dont les pratiques essentielles seraient « la communication permanente, la séparation physique et la fin de la rencontre directe, un rapport de déni à la loi et à la médiation, la confusion entre la représentation et le représenté, entre le virtuel et le réel » [Breton, 2000 : 106]. Cependant, peut-on dresser un constat identique aujourd’hui ou bien les termes du débat ont-ils changé ?

2Les résultats d’une enquête ethnographique réalisée à la fin des années 2000 auprès d’usagers de blogs consacrés à la musique invitent en effet à relativiser fortement ces conclusions. Le point de départ de cette étude se situe au printemps 2009. J’étais invité à un concert privé par un de mes amis tenant un blog d’actualité musicale. Il m’a fait rencontrer d’autres Internautes qu’il connaissait déjà grâce aux liens virtuels tissés sur l’Internet. Ils avaient en commun une passion de la musique, qui constituait le fond de leurs discussions. Ils s’adonnaient également en amateur à une pratique commune, consistant à tenir un blog d’actualité musicale. J’ai suivi ce groupe pendant plus d’un an lors de concerts, de festivals ou de sessions privées. Deux éléments de réflexion sont ressortis de cette enquête : la première est que, contre l’image d’un lien social détérioré des auteurs cités plus haut, ces blogueurs musicaux avaient bel et bien constitué une communauté de pairs, tissant aussi des liens affectifs ; la seconde est qu’ils avaient construit un espace de pratiques et de représentations amateur qui les impliquait parfois directement dans le monde professionnel de l’industrie musicale.

3Les résultats de cette enquête, sur lesquels nous allons revenir plus en détail dans ce chapitre, invitent à réfléchir sur les mécanismes qui peuvent favoriser la légitimation d’un tel espace social de pratiques amateur, non seulement aux yeux de ces blogueurs passionnés de musique, mais aussi à ceux des professionnels de la musique avec lesquels certains sont amenés à interagir. Notre démarche se rapproche d’une étude de Florence Le Cam, qui a comparé en 2006 les processus de légitimation de deux « Weblogs » d’actualité aux États-Unis [Le Cam, 2006 : 143]. Dans le premier cas étudié, il s’agissait « d’animateurs de plusieurs sites Web » accusés par Apple, fabricant de matériel informatique et de logiciels, d’avoir révélé publiquement des informations confidentielles. Après une première victoire d’Apple devant les tribunaux, il s’est avéré que la cour d’appel de Californie a donné raison à ces animateurs quant à la protection de leurs sources. Dans le second cas, des blogueurs ont été accrédités pour suivre la convention nationale du Parti démocrate en 2004. Dans ces deux cas, les acteurs du Web ont joui de la légitimité et de la symbolique relatives aux institutions judiciaires (cas Apple) et politiques (cas de la convention du Parti démocrate) qui, en leur octroyant des droits habituellement reconnus aux journalistes, les ont inclus dans un espace de légitimité dont la frontière était jusqu’alors étanche.

4Dans le cas des blogs musicaux étudiés ici, nous nous sommes demandés, dans une perspective similaire, quels facteurs pouvaient contribuer à donner à leurs pratiques d’écriture et à leurs représentions de la musique une légitimité dans l’espace professionnel. Les acteurs sont différents – les exemples de Florence Le Cam renvoyaient aux univers juridique et politique, alors qu’il s’agit ici d’amateurs de musique, de maisons de disques et d’agences de communication : que font les passionnés de leurs passions et, parallèlement, que peuvent faire de ces pratiques amateurs les professionnels du secteur d’activité considéré ?

  • 1 Dans le vocabulaire du marketing, un prescripteur désigne une personne qui, eu égard à sa notoriété (...)

5Alors que les blogs se sont constitués en dehors du système industriel marchand (il s’agissait de formes de production d’informations gratuites), comment certains de leurs praticiens ont-ils accédé à l’univers industriel, dont les produits sont l’objet de leur passion ? Quels ont été en retour les effets de cette trajectoire sur leurs propres pratiques ? Les blogueurs constituent en effet une manne informationnelle et promotionnelle pour l’industrie musicale, qui les considère à la fois comme des « prescripteurs » [Lehu, 2004] de leur production1 et des sources d’informations sur les tendances musicales du moment. Les blogueurs musicaux ne sauraient néanmoins être réduits à cet aspect. Ils ont en effet réussi à occuper une position dans l’espace musical, grâce à la légitimité acquise par leur rôle de critiques, qui leur apporte une reconnaissance voire des rétributions matérielles ou symboliques.

Une ethnographie de la passion musicale sur le Web : méthodologie d’enquête

6Pour comprendre les mécanismes de légitimation de l’univers des blogs musicaux, l’enquête a été réalisée simultanément dans des réseaux de blogueurs amateurs et des agences professionnelles de promotion de la musique, situés dans la région parisienne. Les contacts préalables ont été pris à la fois par des interactions indirectes (notamment sur des réseaux sociaux électroniques, comme Twitter et Facebook) et directes (par exemple à l’occasion de concerts, de soirées musicales publiques ou privées, d’anniversaires, etc.). Le fait d’être à la fois introduit par un des membres du groupe, d’être aussi amateur de musique et de présenter au fil des rencontres cette étude n’ont pas été sans impact sur les résultats. En effet, je trouvais une légitimité à me retrouver avec eux sans pour autant tenir un blog ou appartenir à l’industrie musicale tout en suscitant l’intérêt de certains sur ma démarche. Ceci a facilité la prise de contact pour les entretiens réalisés, mais surtout m’a permis de trouver une place, outre les liens créés au sein d’un groupe frontière où la production (marchande ou pas) travaille l’échange.

7Huit entretiens d’environ une heure ont été réalisés auprès de certains de ces blogueurs entre janvier 2009 et mars 2010. Les contraintes financières et spatio-temporelles de cette étude ont conduit à la sélection d’un nombre réduit de blogueurs (n = 8), résidant en Île-de-France. Le choix a été contraint par leur acceptation de la recherche. Plusieurs rencontres informelles avec des acteurs de la musique (agents, agence de promotion, groupe de musique) ont eu lieu, mais tous les contacts avec l’industrie musicale se sont révélés infructueux : malgré l’intérêt qu’ils portaient à ma démarche, il n’y avait pas, à leurs yeux, la possibilité de produire un retour sur l’investissement en temps qu’ils auraient pu consacrer. Les blogueurs interviewés ont entre 26 ans et 37 ans, avec une moyenne d’âge de 30 ans. Ils sont tous diplômés de l’enseignement supérieur, avec en général des diplômes de niveau bac + 3 et bac + 5. Cinq d’entre eux font des études de communication (technologie, environnement, journalisme). Cette formation les prédispose en général à comprendre assez rapidement le jeu promotionnel proposé par les maisons de disques ou les agences de promotion. Dans leur cursus, ils ont en effet appris à maîtriser ces outils.

8L’indicateur de la profession des parents montre, dans l’ensemble, une appartenance à des catégories sociales plutôt favorisées : pour la plupart d’entre eux (sept sur les huit), le père est inscrit dans la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures. Les professions des mères sont cependant plus variables : trois d’entre elles sont cadres supérieures ou professions libérales, mais deux sont sans profession, deux ont des professions intermédiaires et une est agricultrice.

9Les enquêtés ont donc le plus souvent des formes de socialisation favorables à une acculturation critique à l’information musicale, à l’autoformation aux technologies de communication mobilisées, ainsi qu’aux techniques de l’écriture, de la publication et de la réception de contenus sur le Web.

  • 2 Certains blogueurs peuvent intervenir sur d'autres blogs ou comme nous le verrons plus loin, se reg (...)

10Il est remarquable de constater, par ailleurs, que les membres de ce groupe de pairs ne se connaissaient pas avant la mise en ligne de leur blog. C’est bien à travers l’exploration mutuelle de leurs publications en ligne qu’ils ont progressivement échangé, tissé des liens ou entrepris de construire entre eux ce que l’on peut appeler des « partenariats »2. En effet, avant de créer le blog, ils étaient tous impliqués dans des projets de blogs collaboratifs ou personnels, parfois statiques, ou dans un système d’échange de liens Internet. Les blogs étudiés ici ont donc pris leur essor dans une pratique préalable du blogging.

11La réception de notre démarche d’enquête fut, en règle générale, très favorable. Étant donné que ces blogueurs agissent et interagissent dans un système critique aux frontières fragiles dont ils sont pourtant les marqueurs, cette étude venait confirmer, à travers la présence d’un « universitaire », l’intérêt croissant que leur portaient d’ores et déjà certaines agences de communication. L’idée relevait de l’échange : qu’allaient-ils nous apprendre d’eux, qu’allions-nous leur dire en retour d’une pratique dont ils avaient un usage quotidien ?

12Pour analyser les mécanismes de légitimation du blogging musical, nous étudierons dans une première partie le processus de création du blog, qui nous permettra de comprendre les relations subjectives, souvent vécues sur le mode du dévoilement public de la sphère intime, que les blogueurs entretiennent avec le support d’expression privilégié de leur passion musicale. Dans une deuxième partie, il s’agira de comprendre les processus d’objectivation de ces subjectivités de passionnés, en particulier leurs effets sur les pratiques d’écriture et les représentations de la musique des blogueurs. Enfin, dans une troisième partie, nous verrons comment certains blogueurs amateurs parviennent à occuper des positions reconnues dans l’univers professionnel de l’industrie musicale.

LA CRÉATION DU BLOG COMME ÉLÉMENT D’UN RÉPERTOIRE ÉMOTIONNEL

13Dans les entretiens, les enquêtés expliquent que plusieurs raisons les ont conduits à mettre en place un blog. Nous allons à présent analyser les motifs de cette « mise au monde », les rapports que les intéressés entretiennent avec leur blog et les conséquences inattendues de cette activité.

Qu’est-ce qui se joue dans la création d’un blog ?

14Selon les témoignages recueillis en entretien, la mise en place d’un blog de musique est immédiatement pensée comme répondant à l’envie de faire partager une passion. Cependant, il se joue toujours dans ce processus quelque chose de plus que la publicisation de la passion musicale. Quatre cas à la fois proches et différents, ceux de Vito, Alexis, Jeff et Lola, peuvent illustrer cette thèse.

  • 3 29 ans, Responsable Grands Comptes dans un EPIC tertiaire.

15Ainsi, Vito3, retrouvant un groupe d’amis, se rend compte à la fin de la journée qu’ils n’ont fait que parler de musique, sans même prendre des nouvelles les uns et des autres. De cette expérience naît l’idée de mettre en place une plate-forme afin que chacun puisse y insérer, textuellement, ses listes de musiques du moment. L’idée de départ, « c’était vraiment un truc pour moi et mes potes » selon son expression. Ici, l’outil a principalement un caractère privé, tout en étant, de facto, publiquement accessible.

  • 4 33 ans, Directeur conseil, Agence de relations presse.

16Alexis4 met en place son blog pour les mêmes raisons, mais sous une forme différente. Il trouve ses origines dans un groupe d’amis, habitant la Côte d’Azur, qui partagent en permanence des disques de rap. Ces derniers circulent entre eux dès qu’ils en achètent un. Cependant, ils prennent peu à peu leurs distances géographiquement. Mais leur passion reste intacte. Un jour, l’un d’eux envoie dans un courriel collectif un lien Internet sur sa dernière découverte. L’intitulé du message est rempli de ce sous-entendu : « my(good)zik ». « Good » est mis entre parenthèses : l’auteur entend souligner par là que c’est aux destinataires de juger la valeur de cette chanson. Cet envoi déclenche une série d’échanges qui vont se multiplier rapidement. Les boites aux lettres électroniques atteignent un point de saturation. Alexis décide de mettre un terme à cette effusion de liens et de les réunir tous sur une plate-forme, afin que les partages se poursuivent. Le blog devient un espace collectif d’échange, d’expression de leurs goûts (et dégoûts) et de partage des « découvertes ».

17Le cas du blog d’Alexis est donc différent de celui de Vito : il constitue tout à la fois la prolongation d’un espace intime et une plate-forme d’échange de liens. Son blog, dit-il, « c’est un salon de discussion entre potes ouvert sur l’extérieur, c’est en gros ma chambre avant, parce que mes potes s’y retrouvaient ; on se retrouvait tous chez moi, ça a toujours été le carrefour donc c’est ma chambre, mais elle a basculé sur Internet. Avant, les gens arrivaient dans ma chambre par la fenêtre, ils frappaient au carreau, bien voilà, c’est la même chose avec my(good)zik ». Son blog est bien le prolongement virtuel de sa chambre, du moins l’état d’esprit qui prévalait à l’écoute musicale, entre amis. Elle a « basculé » sur Internet et conserve cet aspect ouvert. Un espace préalablement intime trouve sa traduction publique sur l’Internet. La passion musicale, vécue sur le mode du jugement de goût subjectif, est extériorisée : elle entre dans un processus « d’objectivation ». La création d’un blog, dans ce cas, a pour finalité de rapprocher virtuellement des amis qui se sont éloignés géographiquement, en poursuivant par d’autres moyens les pratiques du partage musical.

  • 5 26 ans, Chargée de projets et de communication en environnement.

18L’exemple de Lola présente un troisième cas de figure5. Elle chronique sur son blog aussi bien des concerts que des albums. Pourtant, elle n’écrit pas en premier lieu à des amis ou à un lectorat d’internautes indéterminés, mais plutôt à sa mère. Elle considère que cette dernière, qui l’appelle quotidiennement, est trop intrusive. Le blog, explique Lola, est donc destiné « à la tenir au courant, de manière indirecte, de ma vie, de ce que je fais, de ce que j’aime : j’ai écrit pour elle, au départ, c’était pour elle ». Cet espace d’écriture est ici bien plus qu’un mode d’expression d’une passion culturelle : il renvoie à la sphère familiale, à des conflits remontant à l’enfance ou à l’adolescence. Le blog est plus qu’une chronique, il s’inscrit dans une stratégie d’armement symbolique dans les rapports de forces familiaux.

19La création d’un blog relève aussi d’un répertoire émotionnel mobilisé par des individus ou des groupes dans leurs relations avec les autres. Alexis témoigne ainsi du fait que le blog est venu combler un manque créé par une rupture affective. « Ça tombait à un moment où ça se terminait avec ma copine […] et d’un coup avec plus rien, plus personne ne m’appelait, je rentrais chez moi, j’allumais ma télé et j’étais seul au monde ».

  • 6 32 ans, journaliste web dans les nouvelles technologies.

20Mais ce processus d’extériorisation par le blog d’une passion musicale vécue sur le mode de l’intimité provoque aussi, troisièmement, des effets qui échappent au contrôle des intéressés. Alexis, isolé socialement à ce moment, commence ainsi à être contacté par d’autres blogueurs, par des agences de promotion, il est convié à des apéritifs afin de rencontrer ses pairs. Peu à peu, sa vie sociale se réoriente en fonction de ses pratiques de blogueur de musique. La donne a changé. Jeff6 nous précise également qu’à la suite de sa rupture avec sa petite amie, il transforme son blog qui était jusqu’alors le réceptacle statique de chroniques pour un magazine du Sud-est en blog interactif. Il le publicise auprès de ses proches et laisse la possibilité aux lecteurs d’interagir avec lui.

21Ces quatre cas montrent que la création d’un blog musical est un processus qui engage plus que la seule expression de la passion musicale. Le dispositif technique permet de communiquer avec des proches et de donner des nouvelles collectivement. Cependant, les investissements individuels dans cette forme d’écriture électronique traduisent le rapport des sujets interrogés à l’objet de leur passion : donner, partager, rendre ce que l’on a perçu à l’écoute d’un disque. Antoine Hennion compare ainsi l’amateur de musique à un héroïnomane : un amateur de musique déploie, selon lui, autant de stratégies pour prendre du plaisir à écouter de la musique qu’un amateur de drogues met en place d’astuces pour atteindre le sublime [Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000 : 159].

22Le blog est dans ces conditions bien plus qu’une plate-forme virtuelle de partage de sa passion. Il joue comme un espace de mise en scène de soi, dont le contenu permet l’affichage d’une forme d’expertise d’un domaine de compétence qui acquière ici sa légitimité auprès d’un groupe de pairs. L’écriture de ces chroniques est pensée comme ayant une visée informationnelle. L’analyse des conditions de genèse des blogs à partir du témoignage des blogueurs dévoile des mécanismes complexes que ne permet pas d’appréhender la seule lecture des chroniques.

Quelles relations les blogueurs entretiennent-ils avec leur blog ?

23Les relations des blogueurs interrogés à leurs blogs sont souvent décrites comme très « personnelles ». Questionner les blogueurs sur cet aspect de leur activité n’est pas aisé. Il est symptomatique que, dans leurs réponses, les enquêtés emploient un vocabulaire – « passionnel », « conflictuel » – généralement utilisé pour décrire des relations humaines. Ainsi, les auteurs ont construit des relations qui vont bien au-delà du rôle de simple plateforme d’échange d’information. Il y a d’une part les liens entre le blogueur et son blog et d’autre part les liens créés à l’issu du blog.

  • 7 31 ans, Designer à son compte.

24Maxime7, dont le projet initial est de monter un site Internet à but lucratif afin de répertorier les dates de concerts, nous précise que le blog n’était pas du tout son projet initial, mais à force de repousser le lancement de son site, le blog a pallié son absence. Le blog « a fini par prendre une vraie identité ». Aussi, la tenue de son blog s’avère complexe puisque Maxime multiplie trois activités : le blog, la construction du site pour les concerts et un travail de graphiste pour gagner sa vie. Dans ce contexte, sa vie de couple est difficile. Le blog, en soi, devient chronophage : « plus on passe de temps dessus, plus on a envie d’en passer plus encore ». De fait, qu’il s’agisse de sa vie personnelle ou professionnelle, « ça passe assez mal un blog en fait ». Aussi se retrouve-t-il tiraillé entre passer du temps avec sa petite amie et écrire, car se consacrer à son couple signifie ne rien écrire, ne plus alimenter cet être virtuel avec lequel il entretient des relations « conflictuelles ». « Donc c’est un peu je t’aime moi – non plus » nous dit-il, réalisant que le blog, « c’est une sacrée entreprise qui ne rapporte rien ». Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point et les contradictions de cette assertion.

25Pour Vito en revanche, les relations sont « passionnelles ». Le blog n’est pas seulement un support, ni un lien entre amis, c’est une astreinte, un exercice permanent et hebdomadaire conçu autour d’objectifs précis et d’une ligne éditoriale. À l’image d’autres blogueurs, le blog est vécu comme un deuxième métier. Absolument pas rémunéré, le blog multiplie par deux la semaine de travail de Vito puisqu’il lui consacre trente-cinq heures hebdomadaires. Le reste du temps, il travaille dans un EPIC, devenu (au cours de l’étude), un groupe privé. « C’est vraiment une très, très grosse partie de ma vie », « un taf à plein temps » auquel il consacre presque tout son temps libre. Le travail repose d’abord sur l’écriture de cinq chroniques par semaine, soit 260 par an. Pour sa part, le travail de veille, celui qui prend le plus de temps, consiste à « aller chercher les disques, voir ce qui est sorti, lire l’intégralité des autres blogs, des newsletters des labels, aller fouiller sur MySpace ». Tout ce travail, en parallèle d’un autre qui ne lui prend pas moins de temps, n’a qu’une issue : « trouver la pépite ». Certains blogueurs sont à l’image de ces chercheurs d’or, qui ne font jamais fortune, mais creusent quotidiennement.

26Les derniers rapports remarquables, que nous avons observés entre le blogueur et son blog, sont de type familial. Jeff et Alexis partagent ce sentiment de paternité avec leurs blogs respectifs puisqu’ils déclarent que « c’est “leur” bébé ». Ils ont mis au monde en format électronique ce que la nature ne leur permet pas. Nous assistons ainsi à une forme de « mise au monde », intégrant plusieurs éléments : la passion musicale, l’écriture, l’informatique et les réseaux sociaux électroniques. Le blog est alors le pont permettant le passage d’une passion vécue sur un mode intime à sa publicisation.

  • 8 Wikio, aujourd’hui eBuzzing, était un service de diffusion de contenus d’actualité en ligne. Il est (...)

27Le « bébé » devient médiateur. Jeff ajoute à propos de son blog qu’il en est très satisfait : « Tu es un peu fier du truc quand même, quand les gens te disent, ah, bien tiens, j’ai lu ta chronique, ça m’a donné envie d’écouter, je suis allé voir le concert, ça fait plaisir, ça fait vachement plus plaisir que d’être dans le Top Wikio8. Tu as un vrai rapport direct avec quelqu’un qui te dit, ah, tiens, tu m’as fait découvrir ça ». L’objectif est alors atteint. Ne plus restreindre l’amour de la musique à soi, mais le faire partager, le diffuser, faire une place à ce que l’on aime auprès des autres. En cela, les rapports entretenus avec son blog conditionnent finalement les rapports qui se créent à partir de celui-ci. Le blog est un vecteur d’identité musicale dont la vocation est de l’extraire du passionné.

28Une anecdote peut être révélatrice : en décembre et en janvier, lorsque Jeff n’alimentait plus son blog pour cause de surcharge professionnelle, le sentiment qui prévalut à cette distance forcée ne laisse pas de doute quant à la nature émotionnelle des liens avec son blog : « je l’ai abandonné ». Ces mises en place de soi en format numérique se comprennent en tant qu’expression et réception de leur rapport au monde, plus précisément dans notre cas, à la musique. Nous allons tâcher de comprendre à présent les conséquences inattendues entraînées par l’activité scripturale électronique.

L’activité du blog : conséquences inattendues

29Si à l’origine du blog, il y a bien l’idée d’extraire sa passion pour créer un lien extérieur avec celle-ci, on se rend compte que cette implication personnelle résonne bien au-delà de ce qui était prévu initialement.

30La première conséquence est l’effet structurant du blog. Sa tenue impose un rythme, un style, une combinaison intellectuelle, une ligne éditoriale, et entraîne des comportements spécifiques. Le blog acquiert en quelques mois une notoriété relative qui conduit son auteur à considérer sa production textuelle non plus comme un journal intime clos sur lui-même, mais ouvert sur l’extérieur. L’effet structurant du blog vient de sa régularité. Si Vito la revendique, plusieurs blogueurs, en revanche, nous parlaient de l’irrégularité dont ils font preuve dans la tenue du blog, sans se rendre compte des continuités. À l’exemple de Sonia : « alors je n’ai pas du tout de régularité, c’est ce qui me différencie des autres blogueurs ». Alexis confirme cette position : « moi, je ne suis absolument pas régulier, je suis vraiment le vilain petit canard, ça va être une fois par semaine, voire toutes les deux semaines ». Les exemples pourraient se multiplier. Pourtant, lorsque nous demandons de quoi est fait le blog, d’autres catégories que celles dédiées aux chroniques apparaissent.

31Sonia ajoute un peu plus loin : « ce qui est devenu mon seul truc récurrent, c’est un agenda concert, parce que je sais que pour moi, j’en ai besoin et des gens aiment bien avoir ce petit repère ».

32Alexis, qui monte d’un certain détachement quant à la production de chroniques, s’avère être tout aussi fidèle à son blog. Il ne s’agit pas d’une astreinte, mais bien de médiatiser son être, ses humeurs, ses émotions. « J’ai besoin de musique, j’ai besoin de ça, je traduis mes sentiments en musique, je fais pas mal de playlists aussi sur le blog. Admettons que je n’écris rien pendant un mois, je fais quatre playlists et tu sais exactement par quels états je suis passé et ce que j’ai ressenti pendant ce mois, à travers ces playlists, tu lis en moi, tu comprends par quoi je suis passé ». Nous constatons que cette irrégularité revendiquée dans la tenue du blog est versatile. Ils se disent plus ou moins attachés à leur blog, ils s’en démarquent, et pourtant ils y reviennent, sous la forme de musique à écouter ou de concerts auxquels ils sont susceptibles de se rendre. Lola résume assez bien la régularité de l’écriture d’un blog : « ça structure une journée, ça structure vraiment ». Elle sait de quoi elle parle puisque pendant sa période de chômage, elle dit de son blog que « qu’il lui a permis de tenir debout ».

33En cela, le blog structure l’individu. Le temps imparti à sa production est un temps à soi qui permet à son auteur de canaliser sa passion, de la tenir enfin et de la sortir en des modalités qu’il aura lui-même délimité. Un deuxième effet constaté de ces plate-formes et peut-être l’un des plus importants est à la fois la création d’un réseau d’amis et de connaissance ainsi que l’accession à l’univers musical. D’un côté, ils se sont connus en parcourant leurs blogs respectifs et en y laissant des commentaires. D’un autre côté, ils ont ainsi été repérés par les agences de presse ou de promotion d’artistes en s’inscrivant sur le top Wikio ou par les requêtes des moteurs de recherche.

34Vito, avec la création de son blog, a non seulement bouleversé son emploi du temps, mais toute sa vie sociale. « Ça a un peut tout changé en fait. Au niveau social, non, ça m’a énormément apporté, aujourd’hui, je me suis vraiment fait beaucoup, beaucoup de potes ». Qu’ils soient issus de la blogosphère, des labels, des maisons de disques ou qu’il s’agisse de blogueurs, il conclut : « voilà, en termes de rencontres, c’était vraiment, c’est vraiment une super expérience, quoi ». Jeff confirme quant à cette vie sociale apparue à la suite de son blog. « C’est vraiment le truc numéro un que je retiens de ça, c’est plus l’aventure humaine et sociale qu’autre chose ».

35Maxime, à son tour, rend bien compte de l’importance de son blog pour s’inscrire dans un milieu (la musique). « Enfin que j’aurais eu beaucoup plus de mal à pénétrer si je n’avais pas eu le blog ». Et si d’ailleurs il souligne que le blog est une entreprise qui ne rapporte rien financièrement, l’idée de départ va bien au-delà de faire partager ses musiques : « c’est payé en relations humaines et c’est quand même, moi je suis quelqu’un qui aime bien aller vers les gens et ça c’est, c’est la grosse récompense ».

ÉCRITURE ET MUSIQUE

36Maintenant que nous avons abordé une partie des raisons de la création d’un blog et ses implications externes, nous allons comprendre les blogueurs dans les rapports qu’ils entretiennent à la musique et à l’écriture. Avec le blog, l’un ne va pas sans l’autre. Si la passion musicale traduit bien ce qui anime les blogueurs, l’écriture est le médium de cette passion. Là encore, les chroniques et la musique sont le prétexte d’un dire qui peut être moyen d’expression, réparateur, voire thérapeutique.

La dépendance musicale

37Pour comprendre la relation qui se noue entre la musique et le témoignage qui en découle sur les blogs, Maxime l’explique ainsi : « on va s’arrêter sur les choses qui s’accrochent à nous ». On reconnaît l’un des sens proposés par Hennion pour expliquer le rapport de l’amateur à la musique. « Il ne se place pas face à l’œuvre, dans un rapport de contemplation, il se déplace dans l’œuvre, il la fait en son corps et agence son corps autour d’elle » [Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000 : 56].

  • 9 26 ans, Attachée de promotion web dans un label de musique.

38Pour Sonia9, qui travaillait, au moment de l’enquête, dans un label de musiques actuelles, elle est venue progressivement à la musique, jusqu’à ce que cette dernière lui soit indispensable. Elle est « imbriquée » à sa vie, qu’elle résume ainsi : « moi, ma vie, c’est la musique, à tous points de vue, professionnellement, personnellement ». Ce qui lui plaît n’est pas de vivre sa passion isolément, au contraire, c’est de « défricher ça… et de faire découvrir ça aux gens ». La musique est une « nécessité », il est « inenvisageable » qu’il n’y en ait plus.

39De son côté, Lola a un rapport de dépendance à la musique. Elle oscille entre l’attraction d’un disque, d’un groupe, d’un concert et la répulsion si elle franchit le cap des quarante disques par semaine. Elle nous précise sans détour que la musique « c’est une sorte d’addiction », quelque chose qui structure sa vie de manière différente « parce qu’on peut avoir plusieurs émotions, sur une certaine logique ». Si ce type de logique est relatif à chacun, Lola nous racontait qu’aujourd’hui, elle ne fait plus rien sans musique. Si autrefois, pour écrire ou travailler, il lui fallait le calme absolu, cet état s’est renversé.

L’absence de musique

40Maxime, batteur de formation, se définit comme un « fou » de musique. Il estime « qu’on ne peut pas se passer de musique ». D’ailleurs, à la question de savoir ce qu’il ferait sans musique, il répond comme une évidence : « j’en jouerais ». Les blogueurs que nous avons suivis sur le site de micro-blogging Twitter utilisent l’acronyme np pour signifier now playing, nous indiquant par-là qu’ils sont en train d’écouter tel artiste et tel album, qu’ils soient en déplacement, au travail, à l’université, etc. Éric, photographe de concert, nous raconte son quotidien parsemé de musique du matin au soir, sauf lorsqu’il écoute les informations : « quand je pars à droite à gauche, j’ai l’Ipod où j’écoute de la musique […] si j’attends, si je suis dans un bureau en train de faire l’editing j’ai de la musique, quand je suis en concert, ben c’est de la musique, quand j’attends le concert en général, je mets de la musique aussi, donc ouais, j’en ai tout le temps, quand je fais du montage, je mets de la musique ». Sans musique, « ce serait le vide ».

41Pour Alexis et Jeff, la question de l’absence de musique renvoie à la tristesse, à la mélancolie ou pire. Nous avons vu qu’Alexis utilise des listes d’écoute sur son blog pour traduire en musique ce qu’il ressent. Quelqu’un le connaissant bien pourrait tout à fait comprendre par quels états il est passé à travers ces musiques. C’est-à-dire que pour lui, un monde sans musique n’est « pas possible, j’ai toujours eu besoin d’écouter de la musique, depuis que j’ai dix piges une journée sans musique est une journée triste et je pense que si je passe une semaine sans musique, je me flingue, je ne peux pas ne pas écouter de musique ». Le rapport à la musique est vital, corporel. La musique les fait vivre, donne un sens, encode et décode ce qu’ils ressentent – le blog paraît bien loin lorsqu’on leur parle de musique.

42Pour Jeff, la difficulté n’en est pas amoindrie. Si, avec recul, il sait qu’il pourrait s’adapter à un monde sans musique, non sans difficulté, il reconnaît que la musique est un vecteur d’émotions. Dans un monde où il n’y aurait plus de musique, c’est comme « de ne pas avoir c’est un peu comme si on te coupait un bras quoi ». Cette assertion induit deux choses, la première est que sans bras, il ne pourrait a priori plus chroniquer de musique, sa passion (« de toute façon, j’aurais plus grand chose à écrire »). L’absence de musique équivaut à l’absence d’écriture. La deuxième est que la musique est perçue comme une partie du corps, un organe à part entière avec lequel on a grandi et qui nous a fait. La métaphore s’oriente vers le handicap physique difficilement remédiable.

43Si l’hypothèse d’un monde sans musique a pu malmener certains de nos interlocuteurs, nous avons pu observer l’importance de la musique dans leur vie. Le blog, dans cette configuration, apparaît être le témoin d’une partie d’eux-mêmes, et non la moindre, car à l’instar de Jeff, il ne s’agit pas d’un bras, mais d’un cœur pour Alexis.

44Pourtant, cette approche serait tronquée si nous ne prenions pas en compte le rapport à l’écriture. Là viennent se nouer la passion musicale et la mise en lumière d’une expertise. L’écriture est un vecteur par lequel transite un ensemble de littérature, parfois découvertes tardivement ou au contraire entretenues depuis l’enfance.

S’écrire

45L’écriture d’un blog est le révélateur de ce que la passion a produit. Nous allons explorer trois types de rapports à l’écriture : l’un comme aide à la construction de soi, l’autre transgressif et un dernier relatif à l’économie de l’échange.

46Le cheminement scriptural pour Lola remonte aux cartes postales de son enfance, avec un besoin de se démarquer de l’écriture de son petit frère qui écrivait « strictement, rigoureusement » la même chose. De là, elle tire une écriture « spontanée et honnête » qui devient un mode de régulation de sa personne. Par la suite, elle rédige des cahiers, plutôt qu’un journal intime, qui lui permettaient de se « défouler, parce que je n’arrivais pas à exprimer […] y’a des choses qui me faisaient tellement mal que j’étais incapable de les dire, et j’avais besoin de cette soupape-là ». Elle parle de « bile », de « noire », quelque chose de « très, très violent » pour relater le contenu de ses cahiers, « pratiquement une cinquantaine ». Il ne s’agit là en réalité que de la première phase de son rapport à l’écriture. La deuxième phase, son blog, vient renverser la première. Elle n’écrit plus sur ce qui la tourmente, alors que c’était sa source d’inspiration, mais sur ce qu’elle aime, ce qui la fait vibrer, s’émouvoir et qui est l’issue de la plupart de ses sorties, la musique. « Et puis il y a eu cette nouvelle phase parce que dans la musique, je ne suis pas capable de parler de quelque chose que je n’aime pas » nous dit-elle.

47À l’image d’autres blogueurs, elle a un profond respect pour le travail musical, même sur celui qui ne la touche pas. De ce fait, son blog lui a permis d’inverser la tendance de ses cahiers, à « se raccrocher à quelque chose et surtout de sortir mon positif ». On aborde ici le troisième aspect de son rapport à l’écriture puisqu’en effet, elle a commencé à mettre en roman ses cahiers qui servaient d’exutoire. « Et puis un jour, je me suis réveillée, enfin non, ce n’était pas un jour, une nuit, en pleine nuit, je me suis réveillée et j’avais un plan entier de roman sous les yeux ». Inspiré à « 60 % de ce que j’ai vécu, parce que c’était très violent ces dernières années, sauf que c’est romancé de manière à ce que ce soit plaisant à lire, drôle ».

48L’écriture, dans ce cas, revient à raconter des parties de soi difficiles à vivre afin de se remodeler et de s’accepter. Écrire pour Lola est une « soupape » émotionnelle de mots qui ne peuvent être exprimés oralement. Ce renversement scriptural est consubstantiel dans la construction de sa personnalité. Le blog est une étape dans son écriture en lui permettant de faire le pont entre la violence qu’elle a connue et l’acceptation qu’elle en fait. Chroniquer la musique lui a permis ce passage entre un soi dénigré et une issue acceptable pour elle.

49Alexis en revanche, a un tout autre rapport à l’écriture et à son blog. Le groupe d’amis est central pour Alexis. L’idée, c’est de se « regrouper » car, dans ces cas-là, il se « dépasse ». L’écriture a commencé pour lui par la calligraphie. Il a commencé par graffer, peindre des murs entiers de ses tags, de ses graffitis, là encore en bande avec quelques membres actifs de son blog. « L’idée, c’était de ne pas justement graffer dans son coin », mais de se réunir et de repeindre à la bombe les murs de leur environnement selon ses goûts. Une première écriture illégale qui est punie par la loi. Ensuite vinrent ses études à Montpellier, où il monte une association de slam, Incorrect : « avant nous, le slam à Montpellier, ça n’existait pas et après nous, ça existait ». Là encore, le projet se construit entre amis. Là encore, une écriture illégale, parce que poétique.

50Si, pour Pierre Legendre, le poète ouvre un vide par ce qu’il compose, il revient au système dogmatique de le combler. Pour comprendre la nature illégale de la poésie, Legendre pose la question de nos droits poétiques : « Pourquoi nos droits poétiques ne figurent-ils pas dans les droits de l’homme ? Essentiellement, parce que ces droits sont dangereux : il s’agit de délivrer l’inconscient, d’ouvrir des vannes, de laisser exploser et explorer le désir. Rien n’est plus dangereux dans une société que le désir du sujet délivré, désir aveugle, désir sans objet d’avance définissable » [Legendre, 1982 : 58]. Les institutions politiques et économiques veillent généralement à la production de cet objet, afin de canaliser le désir du sujet. Ainsi d’Alexis qui saisit le texte comme contre-pied du monde dans lequel il s’insère. Du graffiti et du slam (en tant que poésie déclamée), il passe au blog, bien plus légal juridiquement. Pourtant son blog est un « audio blog » : on peut passer le morceau de musique depuis le site pendant qu’on lit la chronique correspondante. Cette démarche a valu, il y a quelques années à plusieurs blogueurs, la fermeture sans préalable de leur site.

51Alexis commence une écriture de soi qu’il veut insaisissable, non contrôlée par un agent extérieur contre lequel il s’érige. Aussi, lors de la mise en place de son blog, il finit rapidement par céder aux demandes des agences de communication en réalisant des publipostages pour des artistes dans lesquels il ne se reconnaît plus. Il tombe alors dans le piège scriptural qu’il prétendait combattre. À la suite de quoi, il reprend son indépendance, sa ligne éditoriale : « je dis absolument ce que je veux dire ». Et même si une rencontre avec un artiste est organisée par une agence, « on dit vraiment ce qu’on pense, on redevient, on revient à ce qui est l’essence du blog, c’est-à-dire la subjectivité, écrire ce qui me plaît ». Son rapport à l’écriture inscrit une part de liberté revendiquée, un pouvoir de dire sans contrainte.

52Si beaucoup de blogueurs revendiquent par l’écriture de leur blog un moyen d’exprimer leur perception de la musique, il importe de rappeler que l’écriture est tout autant un mode de réception.

53Vito, pour qui son blog équivaut à tenir un « média » (en termes d’actualité culturelle), les critiques musicales sont le prolongement d’une écriture littéraire, celle de romans. L’écriture est, dans ce cas, vécue comme une activité vitale, « quasi essentielle », dans laquelle Vito y trouve son seul moyen d’expression par opposition au fait qu’il ne soit pas « musicien », ni « sportif », ni même « artiste ». Écrire est bien « le seul truc dans lequel je me retrouve ». Le blog est ainsi une réponse au fait qu’il ne pouvait plus écrire, ayant déjà rédigé « deux romans qui n’ont jamais été publiés, mais qui sont finis, qui sont assez longs ». D’ailleurs, les retours qu’il obtient sur son blog ne ciblent pas tant les découvertes dont il fait part, mais sont axés « plutôt sur la quantité de travail et la qualité d’écriture ». L’économie de l’échange mise en place par Vito s’approche du don en ce qu’il offre gratuitement ses critiques à un lectorat plus ou moins anonyme qui les reçoit et lui renvoie en écho une somme de compliments qui lui imposent à ce moment d’effectuer un contre-don, c’est-à-dire d’autres chroniques, dont il est le producteur initial. Vito, par le don de ses chroniques, crée sa propre dette envers son lectorat. En lui offrant de lire ses chroniques et en le complimentant, Vito doit à son tour quelque chose à ce lectorat qu’il a créé.

54Si, dans le schéma de Marcel Mauss, le don se développe en trois étapes entre deux acteurs [1923-1924 : 33], nous pouvons replacer ce schéma dans le cas de Vito, qui produit autant de chroniques « qu’une rédaction de Rock & Folk en un mois ». Vito déclare alors que le fait d’avoir un lectorat implique « de devoir quelque chose à des gens » qui, finalement, le poussent lorsque « il y a des moments où, voilà, vraiment t’as pas envie d’aller faire trois heures de veille pour aller chercher, découvrir de nouveaux groupes ». Pour lui, il n’y a aucune légitimité à faire payer des gens pour lire des articles sur la musique. Il ne le ferait d’ailleurs pas parce que, d’une part, il considère que « ce n’est pas honnête » et que, d’autre part, il « préfère que les gens dépensent de l’argent pour acheter des disques plutôt que de [payer pour] lire quels disques ils doivent acheter, quoi ».

55Vito évolue dans un univers où le don, la dette et le contre-don sont omniprésents. « Ce n’est pas parce que les gens ne payent pas pour lire mon blog que j’estime que je ne leur dois rien ». Il a réussi à contracter une « dette » envers ses lecteurs par sa production d’écriture et par les retours qu’il en a. Il y a, dans son blog, une forme de défi lancé à la presse musicale à qui il faut une rédaction entière et un modèle économique spécifique pour produire autant que lui. Alors qu’il souligne l’importance de cette presse qui cible un public plus large et moins spécialisé que ses lecteurs, il prouve l’inutilité du modèle économique classique et la valeur obsolète de son coût.

56Les chroniques, si elles permettent la découverte et le partage, sont aussi une forme de reconnaissance que lui apportent ses lecteurs. Finalement, le don pourrait, de ce point de vue, être l’attention et les félicitations qu’il reçoit et le contre-don, la rédaction et la régularité de ses chroniques, par ailleurs à l’origine de cet échange.

57Ainsi, la passion musicale trouve dans la tenue d’un blog une structure qui lui donne forme. Le contenu, s’il est tour à tour informationnel ou émotionnel, traduit non seulement le rapport de l’individu à sa passion, mais bien plus au mode d’expression qu’est l’écriture. Lorsqu’on demande à Lola de faire un choix entre la musique et l’écriture, elle nous répond qu’elle peut se passer de l’écrit, mais pas de la musique, puisque de toute façon, précise-t-elle, dans la musique, « il y a des paroles ».

LA CONSTITUTION D’UN ESPACE SOCIAL DE LÉGITIMITÉ

58La figure de l’amateur de musique se décompose entre sa passion, une expertise spécifique, la mise en récit, la constitution d’une communauté de pairs et à un dernier facteur non moins important : le monde esthétique et économique de la musique. Si Antoine Hennion refuse de voir dans l’amateur une simple opposition au professionnel, il préférait décrire des portraits d’experts dévoués à un art comme d’autres mettent en place de multiples stratégies pour se rassasier un instant d’un manque.

Réseau de pairs et reconnaissance mutuelle

59Cependant, Antoine Hennion considère que la « position de l’amateur ne lui est donnée qu’à condition qu’il reste dans l’ombre. C’est le paradoxe de cette figure, toujours définie en creux : non professionnel, simple réceptacle de l’œuvre, ou pauvre technicien qui mutile son art : son empire se mesure à sa discrétion » [Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000 : 43].

60Cette proposition d’Antoine Hennion ne correspond pas à ce que nous avons observé. Le blog et les techniques de l’Internet 2.0 ont permis de sortir de l’anonymat une passion reconnue et estimée socialement, mais paradoxalement difficilement socialisable. La quête de musiques nouvelles ne concerne qu’un petit nombre d’initiés, qui se retrouvent souvent désarmés lorsqu’ils citent ne serait-ce qu’un groupe ou un album, alors inconnu du grand public.

61Le passionné de musique devenu blogueur entame un processus de légitimation de sa passion. Si, avant la création de son blog, il ne remportait que peu de succès autour de lui lorsqu’il parlait de musique, il choisit avec l’Internet de s’adresser à tous, c’est-à-dire à personne en particulier. Sa passion n’est plus en vase clos, il l’extrait, la raconte, l’image, lui donne une forme sans autre motif, dans un premier temps, que de ne plus la garder avec lui.

62La tenue d’un blog entraîne des conséquences dans un premier temps vis-à-vis de soi, de sa structure quotidienne, de son emploi du temps, de la mise en expression de ce que l’on donne à voir. Dans un deuxième temps, c’est une partie de sa vie sociale qui se modifie – si le rapport au monde du travail n’en est que très partiellement modifié, en revanche, la vie privée change radicalement : rencontres, constitution de réseaux de pairs et de partenaires, relations affectives (amicales ou amoureuses). L’emploi du temps de la vie privée est aussi rythmé par les concerts, l’écoute et la rédaction de chroniques. La perception du monde social s’étend au monde musical et à l’ensemble des acteurs le constituant. De là, le travail qui « de jour » rémunère le blogueur devient un deuxième monde, celui non moins important de ce qui lui assure financièrement de pouvoir consacrer le reste de son temps à sa passion.

63Les blogueurs se connaissent, s’apprécient et se différencient en fonction des styles musicaux. Si des apéritifs ont lieu de loin en loin afin de se rencontrer, ils se suivent quotidiennement entre Twitter, Facebook et leurs blogs. Ils interviennent par des commentaires sur des chroniques, ils mettent en ligne un scoop au sujet de la sortie d’un album, ils confrontent leur expertise et leurs connaissances. Il y a un réel dynamisme dans cette alimentation des réseaux sociaux électroniques. Ceci leur permet surtout de les intégrer au sein d’une communauté qui se reconnaît un savoir et une culture. Cette constitution de réseaux de pairs est le fait conjoint de Vito, très actif, et d’une agence de communication spécialement dédiée à la promotion musicale en ligne. Organiser des rencontres afin que se tissent des liens entre blogueurs dont beaucoup nous disent que certains vont au-delà de la simple connaissance. Ils sortent, vont au cinéma, visitent des expositions : la musique, dans ces configurations amicales, n’est plus le lien privilégié qui les réunit.

64Cette reconnaissance mutuelle de leur expertise est la première étape dans la construction d’une légitimité de leur passion. Cette expertise n’est plus limitée à soi, car elle est d’abord partagée dans un univers de pairs avec qui on interagit au quotidien. Nous retrouvons ici le troisième type de blogs identifié par Cardon et Delaunay-Téterel [2004 : 56] en matière de blog : « en choisissant des modes conversationnels basés sur le recrutement, l’échange de conseils et la formation, on observe une structuration homophile des communautés de blogs ».

65Lola, qui reconnaît avoir été « boostée » par Vito, qu’elle connaissait avant l’apparition des blogs, admet volontiers avoir « développé pas mal de nouvelles relations, des relations très amicales » depuis son blog, jusqu’à une parfaite inconnue qui l’a reconnue lors d’un concert et avec qui elle s’est liée d’amitié. On se rend compte dans cet exemple qu’il ne s’agit pas uniquement d’un réseau de pairs, que le blog induit une reconnaissance identitaire qui ne se limite pas aux réseaux électroniques et à sa communauté. Les blogueurs ont monté entre eux un système de reconnaissance fondée sur l’identité musicale que chacun reconnaît à l’autre. De plus, ce qui les retient aussi bien sur les réseaux électroniques que dans les salles de concert est la nouveauté musicale, l’apparition de groupes et de sons nouveaux dont il s’agit de rendre compte, de se faire une idée, pour peu que la passion puisse trouver là de quoi se sevrer.

Accéder aux sources de sa passion

66Le processus qui légitime ainsi le blogueur passe par ses pairs d’une part et, d’autre part, par le milieu qu’ils investissent, la musique. L’univers musical est polymorphe, réunit les artistes, les maisons de disques, les agences de promotion, les médias, les salles de concert et les tourneurs. Bref, une somme d’acteurs qui financent et se rémunèrent de la production musicale. Les blogueurs rencontrés dans ce territoire de la musique ont trouvé leur place. Non qu’ils aient prévu en montant leur blog de pénétrer ce monde, mais parce qu’avec les services proposés sur la toile, ils sont devenus une cible de l’information et de la promotion musicale.

67Il n’est pas rare qu’un blog de musique occupe un espace dans le marché de la musique peu relaté par les médias de masse : les artistes qui débutent, dont les productions sont confidentielles et qui généralement parcourent l’Hexagone de petites salles en petites salles. Là, nous retrouvons souvent des blogueurs, venus découvrir et récolter le matériau de leurs futures chroniques. Nous nous sommes aperçus, au cours de notre enquête, que si un artiste méconnu est référencé sur plusieurs blogs, un média marchand sera plus susceptible de porter son attention sur lui. Même si ce n’est pas toujours le cas, le blog se positionne en amont des médias traditionnels quant à l’actualité. Il se situe dans un espace où l’artiste n’est pas encore assez connu pour intéresser les médias, mais suffisamment pour que sa production atteigne et sollicite l’attention des blogueurs. La passion du blogueur se situe dans cet interstice : découvrir la « pépite », un album ou un groupe qui n’en est qu’à son commencement. Par ailleurs, le blog trouve alors sa valeur ajoutée et sa justification puisque les médias institués n’en ont pas encore parlé et que le blog présente en avant-première un groupe qui émerge. Le blogueur est alors aux sources de sa passion, au sein d’un marché de la musique où il est en quête des émergences qui feront ou non l’actualité de demain.

68D’autres aspects, plus techniques cette fois, ont offert aux blogueurs une visibilité inattendue. En premier lieu, il s’agit des référencements des chroniques dans les moteurs de recherche de type Google. Alexis n’en revenait toujours pas, plusieurs mois après, qu’une de ses interviews vidéo d’un rappeur soit mieux référencée sur Google que celle diffusée dans des médias aussi connus que la chaîne de télévision France 2 ou le magazine hebdomadaire L’Express.

69En deuxième lieu, il y a le classement Wikio, qui est un site Internet proposant un classement des blogs par catégories de contenus. Ce site classe pas moins de vingt-huit catégories de blogs, allant des animaux à la Chine, du sport à l’automobile, du football à ce qui nous intéresse ici, la musique. Si ce que l’on nomme le Top Wikio n’apporte pas de lecteurs sur les blogs, en revanche, c’est un outil très prisé des agences de promotion d’artistes qui pensent tenir là une grille de lecture pertinente pour contacter les blogueurs, notamment afin de leur envoyer des disques. Les blogueurs s’amusent avec ces classements mensuels, se targuent d’y être ou au contraire de ne plus y être. Et pourtant, ils le commentent chaque mois à sa parution. S’il est possible de noter l’importance relative des mieux classés par catégorie, une mise en accusation de ce système est, en revanche, récurrente.

70Ces classements servent aux agences à cibler les blogueurs (ou toutes autres organisations ou personnes dites « influentes »), à envoyer des disques promotionnels ou proposer des interviews, sans faire attention à la ligne éditoriale des blogs. Le classement Wikio ne dépend pas du nombre de visites, mais d’un algorithme et d’une intervention humaine. Devant ce nuage d’incompréhension dans les méthodes de classement, les blogueurs relativisent leur place même s’ils s’en servent pour opérer une compétition amicale entre eux. Ces classements font partie intégrante de la routine des blogueurs et l’intervention humaine qui réajuste la hiérarchie mensuelle permet, en réalité, aux blogueurs de critiquer légitimement les résultats obtenus, en les dénonçant sans avoir à désactiver le logiciel installé sur leur ordinateur. Wikio garde secret sa méthode de classement, ce qui permet au débat de se maintenir et, par conséquent, de conserver l’attention des blogueurs intacte grâce aux injustices ainsi ressenties.

71En somme, les blogs de musique sont identifiés et reconnus par l’industrie musicale qui les utilisent et qui savent aussi très bien s’en servir. La légitimité acquise par la médiatisation de leur passion commence entre pairs et s’étend à l’univers des producteurs de leur passion.

La construction d’une légitimité

72À ce jour, les blogueurs sont entrés de plein-pied dans le monde musical. Ils sont sollicités par des agences ou des labels afin de chroniquer un disque, d’annoncer un festival ou un concert, de faire gagner des places ou encore de mettre des titres en écoute sur leur blog afin de promouvoir un album. La plupart d’entre eux refusent ces requêtes. La démonétisation de leur démarche et un emploi à côté leur permettent de se tenir à l’écart de rapports marchands qui induiraient des modifications dans les activités liées à leur passion dont ils veulent rester maîtres. La rétribution, outre la structuration de soi et d’une communauté de pairs, est la reconnaissance qu’ils obtiennent de la part de ceux qui produisent la musique. L’univers qu’ils ont si souvent décortiqué à partir des pochettes de vinyles, cassettes ou disques compacts et de magazines, leur ouvre ses portes. Et s’ils la franchissent, c’est un pas de deux dont ils décident de l’allure.

  • 10 Le Top des blogueurs a connu trois éditions, de 2008 à 2010. Le nombre croissant de blogueurs invit (...)

73Nous abordons ici un dernier point dans la construction sociale de la légitimité. Il s’agit d’un événement qui a connu sa première édition et dont Vito et Jeff sont à l’origine : le Top des blogueurs10. Si Vito a rapidement pris les choses en main, ce classement musical des meilleurs albums de l’année a réuni 37 blogueurs recensant pas moins de 585 disques différents sortis en 2009. Ce qu’il y a de remarquable dans cette aventure de la « blogosphère » est son cheminement : d’un simple recrutement de pairs, ils ont vu leurs résultats publiés dans la presse spécialisée. L’idée du recrutement a, en effet, entraîné le mécontentement des blogueurs n’y participant pas. Les blogueurs ne se sont pas seulement cooptés, mais le recrutement s’est élargi à ceux qui ont laissé des commentaires sur leurs blogs respectifs. Ainsi, tout blogueur pouvait convier n’importe quel autre blogueur à participer à ce classement. Seules deux conditions prévalaient : chroniquer de la musique ou le faire savoir au moins à un autre blogueur, soit en commentant ses articles, soit en le connaissant directement. Ainsi s’est pratiqué le recrutement excluant tout blogueur qui ne se manifestait sur aucun autre blog de musique. Vito justifie la démarche : « on aimerait avoir tout le monde, tout le monde avait la possibilité de rajouter autant de blogueurs qu’il voulait, il y a un moment, c’est sûr que sur les 37, les gens ne pensent pas à toi, ben c’est juste que t’es jamais allé commenter chez eux ».

74Ce classement des albums entre blogueurs, s’il a eu plus de résonance dans la blogosphère et sur les réseaux sociaux électroniques, a été repris par la presse avec des retours positifs : « on a eu beaucoup de retours de la presse, article dans les Inrocks, article dans Tsugi, les anciens de Trax », mais aussi 20 minutes, sans parler des nombreux supports numériques d’information sur la Toile.

75Si là encore on retrouve la communauté de pairs, la variable pour une fois a été de les fédérer autour d’un projet dans lequel ils se regroupent et parlent d’une voix commune. Ce ne sont peut-être pas tant les retombées dans la presse qui importaient pour Vito, mais « d’amener les gens à se rencontrer, à parler entre eux, à aller voir les blogs des uns et des autres ».

76Ainsi, l’Internet est l’outil qui permet à la fois la constitution d’une communauté de pairs par laquelle passe la reconnaissance sociale d’une expertise spécifique, mais aussi de la publiciser afin de se rendre légitime auprès des acteurs du milieu que les blogueurs commentent.

CONCLUSION DU CHAPITRE 5

77Nous nous demandions en introduction comment s’était établie la légitimité d’une pratique amateur dans une sphère professionnelle donnée. La passion musicale, la capacité de la mettre en mots et les techniques de l’Internet 2.0 ont permis à nos enquêtés de délimiter un espace spécifique dans le monde de la musique par leur expertise, l’audience obtenue et la construction d’un groupe de pairs.

78Le blog, qui pour certains, est un à-côté de leur passion et pour d’autres un temps d’occupation conséquent, a eu un effet structurant dans la pratique amateur de musique. Il est venu s’ajouter à un champ d’investigation et d’épanouissement déjà là. Cependant, la mise en mots et en lignes de cette passion a modifié les réseaux des relations de nos interviewés, de la pratique amateur en pratique experte, et l’espace de diffusion de cette passion. Trois points résument ce déroulement.

  • Premièrement, la reconnaissance mutuelle d’une culture musicale, et d’un point de vue sur celle-ci, a permis la constitution d’un groupe qui interagit avec lui-même et les lecteurs des blogs.

  • Deuxièmement, cette capacité de rendre compte des productions musicales a suscité l’intérêt économique des acteurs de la musique, qui inscrivent dès lors ces amateurs de musique au sein de cette industrie.

  • Troisièmement, ces transformations sociales et cette reconnaissance de l’industrie musicale pour leurs travaux entraînent la construction d’un espace social de légitimité.

79En introduction, nous évoquions la légitimité acquise par des blogueurs lors d’événements s’étant produits aux États-Unis [Le Cam, 2006] : l’un d’eux, grâce au procès d’une industrie, avait le droit à la protection des sources sur une actualité qu’il commentait, au même titre que les journalistes professionnels. L’autre blog avait reçu l’autorisation de couvrir une convention démocrate et de la commenter, au même titre qu’un organe de presse institué. Ici, les blogueurs acquièrent cette légitimation par l’industrie qu’ils commentent régulièrement. Ils ont réussi, en défrichant des musiques confidentielles ou en commentant des groupes déjà connus, à se faire une place dans un monde marchand autour duquel ils gravitent tout en étant régulièrement invités à y participer.

80C’est par la mise en récit de leur passion qu’ils délimitent cet espace et la pratique amateur décrite dans cet article se professionnalise. L’industrie de la musique, en reconnaissant ces pratiques, inclut les blogueurs dans la symbolique musicale qu’ils commercialisent. Pour autant, ces derniers ne sont pas dupes de ce système marchand : l’intérêt du blog reste la constitution d’un tissu social élargi dans le partage d’une passion commune.

Bibliographie

Notes

1 Dans le vocabulaire du marketing, un prescripteur désigne une personne qui, eu égard à sa notoriété, son image, son statut social, sa profession, ses activités et/ou son style de vie, est à même de recommander une entreprise, une marque, un produit, et d’être reconnue pour la valeur de sa recommandation par un nombre plus ou moins important de consommateurs.

2 Certains blogueurs peuvent intervenir sur d'autres blogs ou comme nous le verrons plus loin, se regrouper pour établir un classement annuel des groupes musicaux.

3 29 ans, Responsable Grands Comptes dans un EPIC tertiaire.

4 33 ans, Directeur conseil, Agence de relations presse.

5 26 ans, Chargée de projets et de communication en environnement.

6 32 ans, journaliste web dans les nouvelles technologies.

7 31 ans, Designer à son compte.

8 Wikio, aujourd’hui eBuzzing, était un service de diffusion de contenus d’actualité en ligne. Il est notamment connu pour proposer une série de classements thématiques des blogs les plus liés.

9 26 ans, Attachée de promotion web dans un label de musique.

10 Le Top des blogueurs a connu trois éditions, de 2008 à 2010. Le nombre croissant de blogueurs invités à produire un classement a rendu l’organisation du classement trop complexe.

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