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Chapitre 2. Économie des « médias alternatifs » et rétributions du militantisme de l’information : les medios libres de Mexico (1999-2006)

p. 61-81


Texte intégral

1Ce chapitre est fondé sur un travail de terrain mené entre 2005 et 2010 auprès de militants de la gauche radicale mexicaine, proches de la mouvance altermondialiste et du zapatisme [Ferron, 2015]1. Ces militants ont en commun de s’être investis, en particulier après le déclenchement du conflit du Chiapas en 1994 et la longue grève étudiante de l’Université autonome de Mexico (UNAM) en 1999-2000 dans la construction d’un réseau de communication médiatique, utilisant notamment Internet et la radiotransmission, qu’ils veulent « libre » vis-à-vis de l’État et des forces du marché, en rupture avec les médias qui dominent le paysage médiatique mexicain et entièrement au service des causes collectives qu’ils défendent (comme la lutte contre le néolibéralisme, la défense des communautés indiennes, la libération des prisonniers politiques ou la préservation de l’environnement). Nous proposons d’examiner les conditions sociales dans lesquelles la production de médias d’information et de communication réalisée par des groupes amateurs de militants et de journalistes peut contribuer à l’autonomisation relative d’un espace de pratiques et de représentations collectives, distinct mais étroitement lié à l’espace des mouvements sociaux et au champ professionnel du journalisme.

2Dans la littérature académique existante sur les médias dits alternatifs [Atton, 2002, 2004], citoyens [Rodriguez, 2001, Rodriguez, Kidd, Stein, 2009] ou radicaux [Downing, 2001, 2010], deux principales orientations théoriques se dessinent. Certains travaux réduisent ces médias à de simples périphéries dominées du champ médiatique, incapables de trouver des mécanismes de fonctionnement et de légitimation pérennes [Comedia, 1984, Mathien, 1986]. Ils tendent ainsi à réduire ces « médiactivistes » [Cardon, Granjon, 2010] à des amateurs au sens péjoratif du terme, c’està-dire des personnes qui, en définitive, font toujours moins bien que les vrais « pro » du journalisme [Ruellan, 1997]. Des recherches que l’on peut rassembler dans la catégorie de Communication for social change [Gumucio-Dagron, Tufte, 2006] ont fortement critiqué cette posture qui relèverait d’un ethnocentrisme de classe [Rodriguez, 2001]. Adoptant une perspective plus empathique, ces travaux ont valorisé au contraire l’amateurisme de ces petites entreprises de médiatisation alternative. Leurs auteurs soulignent le fait que leur caractère non-lucratif et non-professionnel leur garantit une autonomie vis-à-vis des appareils politico-administratifs, des intérêts des firmes capitalistes et une capacité à résorber la « double coupure » [Callon, Lascoumes, Barthe, 2001] entre les experts et les profanes sur le plan de la production de connaissances et entre les représentants et les représentés sur le plan des rapports de pouvoir [Langlois, Dubois, 2006].

3Cependant, ces controverses mi-scientifiques et mi-politiques peinent généralement à sortir des discours indigènes normatifs sur les menaces ou, à l’inverse, les promesses « démocratiques » dont ces activités médiatiques amateur seraient les vectrices [Gillmor, 2004, Keen, 2007, Thorsen, 2009, Flichy, 2010]. Nous voudrions poser ici, à partir des résultats d’un travail de terrain, certaines questions de recherche permettant d’envisager différemment le problème de la sociogenèse, de l’autonomisation et des conditions sociales de reproduction de ces espaces médiatiques amateur. Dans quelle mesure ces médias peuvent-ils fonctionner comme des espaces de « compensation » [Poliak, 2006] vis-à-vis de la couverture médiatique des mouvements sociaux dont ils entendent porter la voix dans l’espace public [Neveu, 1999] ? Comment en viennent-ils à définir la place et le rôle de leurs réseaux médiatiques vis-à-vis de la presse mexicaine conventionnelle, insérée dans un dispositif de contrôle qui combine un pluralisme politique de façade laissant une place aux médias d’opposition [Le Bigot, 1993, Orme, 1997, Torres, 1997, Hugues, 2003], un contrôle gouvernemental indirect favorisant des rapports clientélistes [Benavides, 2000, Hallin, Papathanassopoulos, 2002] et l’existence de monopoles en particulier des grandes chaînes de télévision nationale [Barquera, 1987, Beceril 2006, García Bermejo 2010] ? Enfin, en quel sens peut-on considérer ces espaces comme « autonomes » : au sens où les acteurs proclament eux-mêmes une indépendance politique et économique et le caractère autogestionnaire de leurs organisations, ou bien au sens où cette autonomie serait objectivable d’un point de vue extérieur – ce qui implique d’en définir les conditions matérielles et symboliques de possibilité ?

4Pour répondre à ces questions, on doit se pencher sur les processus concrets par lesquels des individus en viennent à intérioriser le rôle de « militants de l’information » ou de « journalistes alternatifs » [Atton, 2003] et à produire un discours de contestation de l’ordre médiatique établi [Couldry, 2003]. Mais il est également nécessaire d’analyser les systèmes de rétributions et de contraintes qui conditionnent la conduite de leurs activités [Bourdieu, 1981, Gaxie, 2005]. En d’autres termes, il s’agit de déterminer comment un maintien durable dans cet univers des « médias des mouvements sociaux » [Downing, 2008, 2010] est possible alors même que les coûts de cet engagement sont potentiellement élevés (exposition publique de soi, surinvestissement intellectuel ou affectif, temps ou ressources données au groupe, répression des autorités) et ses rétributions particulièrement faibles (travail non rémunéré, possibilités lointaines de satisfaction des revendications, réinvestissements professionnels délicats, etc.).

5Les éléments recueillis dans notre enquête sur les medios libres mexicains indiquent que, à travers une série d’interactions structurées, leur autonomisation relative a contribué à rapprocher certains de ces militants de l’information de l’univers des journalistes professionnels. Or ce processus n’a pas été sans conséquences sur leurs pratiques et leurs représentations collectives. Nous verrons dans un premier temps l’étroite relation qui existe entre cet espace et les stratégies médiatiques du militantisme prozapatiste et altermondialiste mexicain. Nous verrons ensuite comment des entreprises de médiatisation alternative des conflits politiques au Mexique ont contribué à autonomiser l’univers du « médiactivisme » à la faveur d’épisodes-clés de mobilisations. Enfin, nous étudierons comment se structurent les relations entre les militants qui composent ces groupes de militants de l’information, et dans quelles circonstances la question de leur positionnement à l’égard des pratiques journalistiques professionnelles en vient à être constitué en enjeu interne.

LE REPERTOIRE MEDIATIQUE DU ZAPATISME MEXICAIN

6L’univers des medios libres mexicains, pour reprendre une expression employée par les militants eux-mêmes, a émergé à la faveur des mobilisations zapatistes et altermondialistes, dans la seconde moitié des années 1990 [Favre, 1997, Baschet, 2005, Khasnabish, 2010]. Ces dernières ont contribué à la construction, aux marges du champ politique mexicain, d’un sousespace des mouvements sociaux [Mathieu, 2012], produit et produisant des conceptions hétérodoxes de la légitimité politique [Bourdieu, 1981]. Ces entrepreneurs de cause accordent une place privilégiée au déploiement d’un « répertoire médiatique » tourné à la fois vers la pénétration des médias d’information dominants et la construction de réseaux médiatiques propres [Neveu, 1999, Ollitrault, 1999].

7L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a été créée dans la clandestinité en 1983 au Chiapas (sud du Mexique) par un groupe de militants d’extrême gauche issus des mouvements révolutionnaires urbains post-1968 [Castellano, 2009]. Ils ont été rejoints progressivement par des paysans indigènes de la région et ont organisé une insurrection armée le 1er janvier 1994 [Marcos, 1994]. Dans leur première déclaration, ils exigeaient une transition démocratique au Mexique. Ils exprimaient également leur opposition à l’Alena, l’Accord de libre-échange nord-américain entre le Mexique, le Canada et les États-Unis. Ce dernier, qui entrait en vigueur le 1er janvier 1994, menaçait selon eux directement l’accession à la terre de la petite paysannerie mexicaine. L’armée zapatiste a bénéficié du soutien de milliers de personnes au Mexique et à travers le monde [Marcos, 1996, Bob, 2005, Olesen, 2008]. Ce fut notamment le cas en 1996, lors d’une réunion internationale dans la forêt Lacandone du Chiapas, intitulée « Rencontre intercontinentale contre le néolibéralisme et pour l’humanité » qui a contribué à structurer un réseau transnational de solidarité, coordonné par des rencontres physiques et des échanges virtuels, et qui est souvent considéré comme un des moments fondateurs de ce qu’on appellera plus tard « l’altermondialisme » [Le Bot, 2003]. Le réseau militant s’est également renforcé en 2001 lors d’une marche des Zapatistes sur Mexico pour demander l’inclusion des droits des indigènes dans la constitution mexicaine [Ramonet, Marcos, 2001]. Après l’échec des négociations avec le gouvernement mexicain, les Zapatistes mirent en place en 2003 des zones autonomes au Chiapas, basées sur le principe de la démocratie directe et le travail communautaire [Ornelas Bernal, 2007]

8Au Mexique, le zapatisme a eu de fortes répercussions sur les formes de revendications et de mobilisations d’une partie des classes moyennes urbaines. C’est ce dont témoigne la grève des étudiants de l’UNAM d’avril 1999 à février 2000, qui a vu naître le réseau des medios libres : l’idéologie zapatiste a fortement imprégné les mobilisations [Rajchenberg, Fazio, 2000]. D’une part, la formation des revendications étudiantes, qui contestaient initialement l’augmentation des coûts d’inscription, va se cristalliser autour du cadre de la lutte contre le néolibéralisme introduit par les communiqués zapatistes et popularisé par l’altermondialisme mexicain. D’autre part, la forme de mobilisation « assembléiste » incarnée par le Conseil général de grève reprenait l’héritage de la démocratie directe pratiquée dans les communautés zapatistes – la défense de l’autonomie universitaire correspondant à la défense de l’autonomie indigène, face aux projets de politiques publiques dictées par des intérêts privés.

9Si le zapatisme représente l’un des mouvements les plus emblématiques de la mouvance altermondialiste, il doit une partie de sa notoriété à ses stratégies de communication médiatique2. Les leaders zapatistes, prenant acte dès les premières semaines du conflit en 1994 de l’impossibilité pour eux de vaincre sur le plan militaire au Chiapas, ont cherché à miser sur un des « maillons faibles » du gouvernement fédéral : les médias d’information, en particulier la presse écrite nationale et la presse étrangère [Arquilla, Rondfeldt, 2001]. La communication de l’EZLN, pris en charge par son porte-parole le « Sous-commandant Marcos », va se tourner rapidement vers l’accès à des arènes médiatiques nationales et internationales, et l’accumulation d’un capital de sympathie auprès de certains organes de presse, minoritaires mais influents et légitimes comme le quotidien de gauche La Jornada – la télévision mexicaine demeurant, pour l’essentiel, proche des positions gouvernementales [Trejo 1994, Flores, 2004]. Les Zapatistes vont ainsi bénéficier, particulièrement dans la période 1994-1996, d’une couverture médiatique exceptionnellement ample et favorable : grâce à l’habile stratégie de communication de l’EZLN, relayée par des organisations mexicaines et à un réseau transnational d’ONG, la guerre du Chiapas se transforme rapidement en une « guérilla informationnelle » difficile à contrôler pour le gouvernement mexicain [Castells, 1997]. Dans cette nouvelle configuration, la guerre ne se joue plus tant sur le champ de bataille que dans l’espace public, dans les médias d’information et sur Internet [Cleaver, 1995].

10La difficulté pour les insurgés, cependant, va être de conserver l’usufruit de cette aura médiatique. En effet, le niveau de médiatisation du conflit chiapanèque diminue fortement entre 1994 et 2006 dans la presse nationale et internationale. Le porte-parole de l’EZLN en prend acte et dénonce une « trahison » des journalistes. Une des stratégies du mouvement pour y faire face va alors consister à créer ou à tirer des bénéfices symboliques d’événements politiques médiatisés (la contre-offensive de l’armée en 1995, le massacre d’Acteal en 1997, l’élection de Vicente Fox en 2000, etc.). Ces événements sont en effet susceptibles de lui apporter un surcroît de valeur d’information (newsworthiness) et de légitimité politique dans sa lutte contre le gouvernement mexicain. Cependant, ne pouvant faire reposer l’ensemble de sa communication externe sur des journalistes qui montrent un scepticisme ou une lassitude croissantes à l’égard d’un conflit qui s’enlise, l’EZLN va chercher à favoriser la création de réseaux médiatiques « alternatifs », structurées autour de règles et d’enjeux relativement indépendants de ceux qui prévalent dans la presse conventionnelle. Ainsi, en 1996 Marcos propose la création d’un « réseau intercontinental de communication alternative » [Ferron, 2010] et les communautés zapatistes du Chiapas se dotent de centres de production radiophonique et vidéo pour documenter leur lutte [Magallanes-Blanco, 2008, 2010]. Le but est de redonner une légitimité aux acteurs et aux idées du mouvement que les classes dominantes contribuent, de leur point de vue, à déconsidérer. Il s’agit moins de se battre dans des arènes médiatiques où les jeux seraient déjà faits (en leur défaveur). Il s’agit plutôt de s’investir dans la construction d’espaces autonomes de production et de diffusion d’informations et de points de vue. Le zapatisme est ainsi le premier mouvement à avoir mobilisé Internet de façon systématique pour contrer la communication publique de l’État mexicain, contourner l’information des médias dominants et construire un réseau de sympathisants au Mexique et à l’étranger [Atkinson, 2009]. D’après des observateurs enthousiastes, ce réseau a eu un impact majeur dans les relations entre le mouvement zapatiste et le pouvoir mexicain. Il aurait permis une inversion du processus de contrôle de l’information grâce à des moyens de communication alternatifs. Cet investissement a participé à une division interne du travail organisationnel dans lequel le « répertoire d’action télématique » [Granjon, 2000] mobilise plusieurs types d’outils en ligne. Ces outils se sont complexifiés entre 1994 et 2006 : courrier électronique, listes de diffusion, groupes d’information, forums, sites web, discussions et conférences en ligne, bases de données publiques, etc. Alors qu’au départ, l’essentiel des données transmises le sont sous forme de textes, les évolutions techniques permettent l’envoi d’images, puis de son ou de vidéos. Au milieu des années 2000, les outils dits « collaboratifs » du web 2.0. apparaissent. Il s’agit des blogs, des réseaux sociaux, des wikis ou des outils qui permettent la « syndication des contenus » entre plusieurs sites affiliés à un même segment du réseau [Blondeau, 2007]. Avec ces outils, les militants peuvent réaliser des actions « indirectes » liées à la production et la diffusion d’informations ou à un travail de cadrage/recadrage de la cause et des « actions virtuelles directes » que l’on désigne parfois sous le nom d’ hactivism : sit-in virtuels, envoi massif de courriers électroniques de protestation, piratage informatique, etc. La particularité de ce répertoire d’actions télématique est qu’il est principalement mobilisé par des soutiens et non par les Zapatistes eux-mêmes. Au départ, le « Sous-commandant Marcos » ne dispose pas d’ordinateur, étant donné que les seuls accès à Internet au Chiapas se trouvaient à San Cristóbal et à Tuxtla Gutierrez, la capitale de l’État. Dans les communautés pauvres et isolées de la forêt lacandone, les habitations ne bénéficient pas toujours de l’accès au réseau d’électricité ou de téléphone [Froehling, 1997]. En 1994 et 1995, plusieurs listes de diffusion et sites Internet destinés à faciliter la diffusion des informations et débats sur la cause zapatiste sont créés en Amérique du Nord (Chiapas-l, Mexico2000, Chiapas95, MexPaz) et en Europe occidentale (à Brescia en Italie, Barcelone en Espagne, Berlin en Allemagne, etc.). Les sites web d’accès public jouent rapidement un rôle au sein du réseau. Selon Naomi Klein, une estimation basse réalisée autour de l’an 2000 permettait de recenser 45 000 sites Internet liés à la question du Chiapas, établis dans 26 pays [Klein, 2005 : 294]. Le rôle d’intermédiaire joué par les internautes militants, entre les Zapatistes du Chiapas et leurs alliés nationaux ou étrangers, contribue ainsi à leur conférer, dans la pratique et les discours, un pouvoir de « marginaux sécants » au sein du réseau [Crozier, Friedberg, 1977]. En effet, leur position favorise leur autonomisation relative en tant qu’acteurs connus ou reconnus pour leurs compétences techniques et leur travail d’information à l’intérieur des organisations. Elle favorise également une division croissante du travail militant à laquelle les différents rôles des informateurs (récolte, transformation, traduction, diffusion, rediffusion, etc.) deviennent une sous-spécialité qui entretient une interdépendance fonctionnelle dans les relations entre les organisations. Enfin, leur position favorise des processus d’innovations technologiques (p. ex. publication sur Internet d’ouvrages électroniques accessibles à tous), organisationnelles (importation du principe zapatiste de fonctionnement « horizontal » dans un collectif militant installé à San Francisco [Glass 2010]) et politiques (invention d’une forme renouvelée de « solidarité internationale » [Olesen 2005]). Or, cette spécialisation militante contribue dans le même temps à la production d’un discours structuré sur les pratiques d’information et de networking des acteurs concernés, selon une logique de mise en cohérence contribuant à la cohésion d’équipes de « médiactivistes ».

LES LOGIQUES DE LA SPECIALISATION FONCTIONNELLE DANS LE « MEDIACTIVISME »

11L’étude du réseau mexicain des medios libres entre 1999 et 2006 fournit une bonne illustration d’un univers de médias alternatifs dont les acteurs cherchent à construire l’autonomie en dehors des logiques professionnelles et économiques dominantes des médias d’information. On peut établir une corrélation étroite entre l’émergence de ce réseau (à l’occasion d’une grève qui n’a qu’indirectement à voir avec le conflit chiapanèque) et la baisse tendancielle du capital médiatique de l’EZLN, en particulier après la marche sur Mexico de 2001. Les relations entre l’EZLN et ces médias sont de co-dépendance et de légitimation croisée : les medios libres diffusent tous les communiqués des Zapatistes, assurent une couverture médiatique favorable des campagnes qu’ils mènent à travers le pays et, inversement, l’EZLN fait profiter le réseau des bénéfices de son capital politique. Cet adoubement externe constitue un mécanisme important d’intégration fonctionnelle des différents acteurs au sein d’un « réseau », identifié comme représentatif du pôle radical des médias alternatifs, structuré autour de la défense des causes zapatiste et altermondialiste.

12Au moment de l’enquête en 2006, le réseau mexicain des radios libres est composé d’une trentaine de petits groupes de militants des médias, réunissant la plupart du temps des étudiants (ou anciens étudiants) de la Gauche radicale, proches des idées zapatistes, libertaires et altermondialistes. Ces groupes affinitaires partagent des principes de vision et de division du monde social, notamment leur opposition au « néolibéralisme » et une hostilité aux « médias officiels ». Ils ne bénéficient d’aucune reconnaissance légale et sont exposés à des risques de répression des autorités.

13Ces « médias libres » sont organisés, selon les cas, en simples collectifs ou dans des assemblées de collectifs. Les collectifs sont généralement composés d’un noyau dur de cinq à quinze personnes et de participants plus périphériques et occasionnels. Les assemblées peuvent elles-mêmes regrouper entre cinq et quinze collectifs, selon les cas. Le média le plus fréquemment utilisé est la radio, mais l’usage d’Internet s’est généralisé au cours de la période étudiée. Certains collectifs produisent également un journal ou des vidéos. Enfin, si la plupart des groupes se trouvent situés dans la ville de Mexico (District Fédéral), les acteurs et les contenus circulent dans d’autres États de la République fédérale (Chiapas, Oaxaca), mais aussi à l’étranger (collectif Radio Zapatista à San Francisco).

14Le réseau se présente comme un ensemble sans direction ou représentation centralisée et sans hiérarchies formelles. Il est cependant structuré de l’intérieur par les rapports de forces entre les militants qui le composent, et de l’extérieur par les groupes qu’il médiatise ou par rapport auxquels les militants se positionnent. Les principes de positionnement interne dépendent principalement de la durée d’engagement plus ou moins longue des agents (fondateurs vs nouveaux entrants), de leur niveau d’investissement (noyau dur vs acteurs périphériques), des médias utilisés (radioastas, videastas, etc.) de leurs thèmes de prédilection (activistas vs cultureros), de leur rapport à la politique partisane (autonomos vs partidistas) et, comme on va le voir, de propriétés sociales comme le genre, le niveau de diplôme et le rapport à l’international. Les principes de positionnement externes sont essentiellement de trois ordres : les relations de pairs (avec les médiactivistes du réseau international Indymedia, par exemple [Juris, 2004]), les relations d’associés-rivaux (avec le groupe des « radios communautaires » comme par exemple celles d’Amarc-Mexico [Calleja, Solis, 2005]), les relations d’opposition (les radios officielles et commerciales reconnues par l’État fédéral).

15Les informations biographiques recueillies indiquent ainsi que le réseau des medios libres fonctionne comme un microcosme relativement autonome et relativement homogène du point de vue des propriétés sociales des acteurs, en particulier chez ceux qui s’y investissent durablement et qui circulent d’un groupe à l’autre. Sur les onze personnes ayant répondu au questionnaire, six sont des hommes et cinq des femmes. Ils sont nés entre 1972 et 1982, et ont une moyenne d’âge de trente ans. Huit sont mexicains, une étasunienne, une chilienne et une espagnole. Huit se déclarent célibataires, et n’ont pas d’enfant (à une exception). La plupart vit dans un appartement d’une ou deux pièces à Mexico. Ils sont tous diplômés, au niveau licence ou maîtrise. Les disciplines représentées sont majoritairement les sciences sociales et les lettres. Souvent, ils ont fait leurs études ensemble, dans des institutions marquées à gauche.

16Il s’agit d’une population issue des classes moyennes urbaines diplômées et politisées mais n’étant pas encore rentrée (ou à temps partiel) sur le marché du travail. Sur les onze répondants, une personne a un père et une mère ouvriers. Les autres ont pour la plupart des parents travaillant dans des professions intellectuelles (enseignants et professeurs d’université, journaliste, écrivain) ou comme indépendants (commerçant, vendeur, artisan, chef de PME). Ils combinent un fort capital culturel (mesuré au niveau de diplôme et aux médias fréquemment consultés) et un faible capital économique (mesuré à la profession principale et le type de logement déclarés). La moitié ne déclare aucune profession principale, et l’autre moitié des activités souvent sporadiques dans des métiers intellectuels (recherche, édition), artistiques (graphisme, illustration) ou le travail social (travail communautaire, organisation d’ateliers de formation). La plupart peuvent ainsi opérer des réinvestissements de leurs activités militantes dans leurs activités professionnelles, et inversement.

17Sur le plan politique, la majorité refuse de se positionner sur l’axe droitegauche (sept sur onze), ce qui indique un positionnement hors-jeu vis-à-vis des luttes partisanes. Les autres se positionnent tous le plus à gauche de l’échelle. Ils ont en commun des expériences antérieures dans des collectifs militants, marquées par des déceptions ou des échecs. Ils expriment tous une proximité idéologique au mouvement zapatiste, et plus généralement aux idées libertaires. La plupart des militants affichent un détachement, voire une hostilité vis-à-vis des formes classiques de l’engagement politique, qu’il soit partisan, syndical, voire de certaines formes d’engagement trop hiérarchiques dans des associations ou des ONG.

18Bien qu’insérés dans l’espace militant plus large de la gauche philozapatiste et altermondialiste, ils s’identifient néanmoins pour la plupart à la sphère d’activités relativement délimitée du militantisme des médias. Dans les réponses données au questionnaire, les onze répondants indiquent participer aux activités d’au moins deux collectifs de médias alternatifs. À la question de savoir comment chacun avait été amené à participer à tel ou tel collectif, les réponses oscillent entre trois tendances principales. La première consiste à considérer le travail médiatique comme un élément parmi d’autres du travail militant. Le deuxième type de réponses considère davantage le travail médiatique de façon indépendante, comme une manière de contrer l’influence des médias dominants. Le troisième type de réponses insiste davantage sur le rôle socialisateur et émancipateur des espaces et des technologies de communication.

19D’après un militant libertaire, ancien étudiant en philosophie à l’UNAM, la trentaine, les collectifs qui composent en 2006 le réseau des medios libres de Mexico sont tous issus de la radio KeHuelga, créée en 1999 lors de la grève étudiante de l’UNAM. Quelques semaines après le déclenchement de la grève, le 20 avril 1999, des étudiants de la faculté d’ingénieurs de l’UNAM proposent au Conseil Général de Grève (CGH) de créer une radio étudiante. Le sentiment prédomine en effet chez les grévistes que le traitement médiatique dominant leur est défavorable, par ignorance ou déformation des faits de la part des journalistes, en particulier audiovisuels : « il était très clair pour nous, explique un ancien gréviste en entretien, qu’il y avait une manipulation de l’information, que le mensonge était la ligne directrice des médias de masse ». La création de la radio vient appuyer le travail d’un groupe de travail du CGH, le Conseil de Liaison et de Communication, qui cherche à proposer au public extérieur une vision conforme aux motifs de protestation des étudiants. Non seulement les étudiants grévistes de l’UNAM reprennent le master-frame de lutte contre la « mondialisation néolibérale » pour structurer leurs revendications, s’organisent dans des collectifs de médiactivistes « autonomes » formellement indépendants des instances de représentation du mouvement, mais ils reprennent une critique des médias et un répertoire d’action politico-médiatique déjà expérimenté par les Zapatistes dans les années précédentes : contrôle de l’accès des journalistes, politisation de la question des médias et création de médias alternatifs. Ce premier épisode prend fin en février 2000, lorsqu’une unité de la Police fédérale préventive pénètre dans la Cité Universitaire pour mettre un terme à la grève : les équipements de la radio sont alors « perdus, cassés ou détruits » se souvient un militant en entretien. L’expérience va néanmoins constituer le point de départ de la mise en place d’un réseau de médias alternatifs au Mexique dans les mois et les années qui suivent, auquel l’arrivée de la délégation zapatiste à Mexico en mars 2001 va donner une forte impulsion.

20Le cas de Radio Zapote permet de comprendre dans les détails le processus de construction d’un environnement favorable à la reproduction collective de ces expériences radiophoniques amateur. Le collectif est lancé le 11 mars 2001, à l’occasion de la venue à la Escuela Nacional de Antropología e Historía (ENAH) d’une délégation de l’EZLN, dans le cadre de la marche zapatiste sur Mexico. Contrairement au cas de la KeHuelga, fondée en réaction à un traitement médiatique défavorable, la création de Radio Zapote se fonde sur l’ anticipation d’un traitement médiatique défavorable. Or, après le départ des Zapatistes, l’enjeu central va être, exactement comme dans le cas de la KeHuelga, la question de la relance du projet. Cette question est cependant posée dans des termes différents. Plusieurs initiatives de médias libres ont, en effet, été lancées depuis dans la capitale, et l’épisode de la venue de l’EZLN a coalisé toutes ces initiatives entre elles. La « radio libre » est de plus en plus perçue comme un phénomène social relativement indépendant non seulement des activités de tel ou tel collectif (et a fortiori de tel ou tel individu), mais aussi de telle ou telle conjoncture de mobilisation.

21Les animateurs de Radio Zapote vont ainsi se mobiliser autour de la cause des medios libres : ils doivent en effet compenser l’illégalité de leur présence sur le campus par la légitimation de leur fonction sociale. Les rapports de forces avec les autorités universitaires vont peu à peu contribuer à l’identification de la radio comme un acteur quasi-reconnu auprès des instances de représentation de la communauté universitaire. Mais ils vont rapidement être pris entre la nécessité de construire une identité publique légitime (formalisation des objectifs et désignation de porte-paroles) et la conservation de l’intégrité de son capital symbolique (défense de la contre-culture, informalité des échanges, etc.). Confronté à ce dilemme, les membres du collectif se (re) tournent vers leurs pairs : les autres médias libres. Étapes après étapes, ils perçoivent de plus en plus ces derniers comme une source de légitimité extérieure pouvant être mobilisée dans les échanges de coups avec les autorités universitaires : « on s’est mis en relation avec des gens d’autres universités, de l’UNAM, de Radio Sabotaje, de la KeHuelga, de Radio Pacheco, de l’École des Arts Plastiques et des CCH. Et d’un coup, ça a été redoublé par la présence d’Indymedia, qui s’est converti en une référence absolue » (entretien).

22Une des singularités de la construction de ce discours sur soi est la façon dont il érige la contingence, l’informalité et les dysfonctionnements – en un mot l’amateurisme au sens courant du terme – comme des éléments légitimes, constitutifs, de la formation de l’identité du groupe et des conventions qui régissent leur regroupement. L’informalité n’en vient à être constituée comme un problème à résoudre que lorsqu’un groupe de militants des médias cherche à fonctionner sur un mode plus formel, montant d’un cran sur l’échelle de l’institutionnalisation. Le cas de Radio Zapote montre paradoxalement que la transformation de cette nécessité pratique en vertu collective peut acquérir un caractère relativement durable, grâce à l’existence d’un espace de travail et de sociabilité commun.

23On voit ainsi comment des militants se spécialisent dans la production et la diffusion médiatique à l’occasion d’événements protestataires, puis cherchent à réinvestir ce capital politique quand l’événement prend fin et former des chaînes d’interdépendance plus étendues, en particulier à la faveur de nouveaux pics de mobilisation, contribuant à l’autonomisation d’espaces de production médiatique amateurs. Il s’agit maintenant de saisir les mécanismes qui contribuent à renforcer ce processus d’autonomisation à l’intérieur des groupes de « médiactivistes » considérés.

LA CONSTRUCTION D’UN ESPACE MEDIATIQUE AMATEUR RELATIVEMENT AUTONOME

24Quatre mécanismes principaux contribuent à l’autonomisation de l’espace des medios libres mexicains : l’existence d’espaces de production relativement fermés, la légitimation de certaines règles et principes de fonctionnement, une économie d’autosubsistance et la production/diffusion des publications. Ces mécanismes participent à la fois de la forte instabilité de l’espace mais aussi, dans certaines circonstances, de reproduction des logiques structurantes de son économie interne.

25La construction d’espaces alternatifs de production idéologique constitue un enjeu politique pour les militants des médias interrogés. Ces espaces servent d’instruments d’objectivation de leur système alternatif de représentations. D’après l’anthropologue James Scott, le maintien de la cohésion et de la cohérence des discours de critique du pouvoir chez les groupes subalternes ne nécessite pas uniquement des ressources contre-idéologiques de leur part, mais également l’existence « d’espaces sociaux d’autonomie relative ». Il définit ces espaces par le degré auquel ils sont patrouillés par les élites dominantes : « les sites les moins quadrillés et de ce fait les plus autonomes seront certainement les lieux où l’on aura le plus de chances de découvrir le texte caché » [Scott, 2008 : 133-135]. Les observations réalisées pour cette étude indiquent que l’aménagement de ces espaces joue un rôle crucial dans la mise en scène du caractère fonctionnel des activités du groupe.

26Lors de la première phase d’observation participante au sein du « Centre des Médias Libres » de Mexico (février 2006), je suis accueilli par une femme d’une trentaine d’années, Maka. Maka déploie une intense activité pour me montrer le centre sous un jour favorable. La présence d’un observateur extérieur provoque un effet d’officialisation et des modifications dans les interactions entre les membres du collectif alors présents. Ainsi, alors que nous nous isolons pour réaliser un entretien, Maka signale à ses camarades que nous allons « travailler ». Le terme sonne comme un rappel à l’ordre implicite sur la fonction du lieu : il ne s’agit pas d’un simple squat (ce que la maison a été pendant plusieurs années), mais d’un lieu de travail militant. Maka explique que le CML-DF entend former non pas simplement un média au sens d’un outil d’information et de communication, mais un centre de rencontres visant à favoriser la « convergence » entre les militants.

27Un détail retient plus particulièrement l’attention. Des membres du collectif ont affiché sur les murs de grandes feuilles de papier destinées à organiser la vie du centre : les tours de garde (jour de la semaine, créneaux de jour et de nuit), le calendrier prévisionnel des activités du mois en cours, les différentes équipes de travail, les ressources matérielles, humaines et financières que chaque groupe ou individu peut apporter. Maka est l’une des personnes à l’origine de cette initiative. Elle commente avec fierté : « on doit se donner des temps pour se discipliner. C’est chouette de respecter ces moments, parce qu’on est parfois désorganisés ».

28Alors que ses fondateurs, du collectif AIRE, ont travaillé durant plusieurs années dans les appartements individuels des uns et des autres (au prix d’une confusion entre la vie privée et la vie militante qui a fait naître des tensions entre eux), la mise en place du centre constitue une étape fondamentale dans la pérennisation de leur activité. L’espace physique contribue, en effet, à produire sa propre dynamique. S’investir dans des rituels aussi apparemment triviaux que le ménage ou le rangement – et, bien sûr, l’entretien du matériel audiovisuel et les réunions obligatoires du mardi –, c’est acquérir une légitimité aux yeux du noyau dur des militants, c’est-à-dire ceux qui doivent assurer son entretien, l’organisation de la vie commune et le paiement des factures de loyer, d’eau ou d’électricité.

29Les collectifs de medios libres observés fonctionnent avec des règles égalitaires et une certaine informalité qui joue à la fois comme une ressource et une contrainte. Jo Freeman a proposé au début des années 1970 une réflexion critique sur le phénomène qu’elle appelle dans les organisations féministes la « tyrannie de l’informel » (the tyranny of structurelessness). L’auteur propose ainsi de distinguer entre les groupes « non-structurés » et « structurés », selon qu’ils ont ou non été structurés délibérément d’une manière formelle [Freeman, 1972 : 152]. Dans les medios libres, la division interne du travail est inégalement « formalisée ». Dans certains cas, l’idée de division du travail est étrangère ou contradictoire avec les catégories de perception des membres du groupe, alors même qu’on peut observer un tel phénomène dans leurs pratiques effectives, tandis que dans d’autres cas, cette division du travail est valorisée comme un signe de professionnalisme ou de maturité politique, alors qu’elle ne correspond pas toujours exactement aux pratiques réelles.

30Dans les médias caractérisés par un haut niveau d’informalité, la difficulté à institutionnaliser des conventions communes de fonctionnement interne réside dans le fait que le vocabulaire de « l’institutionnalisation » est associé aux médias dominants ou « officialistes » (oficialistas), et donc à l’idée de « mensonge », de manque « d’éthique », et de proximité coupable aux autorités officielles. Ainsi, les collectifs cherchent à instituer dans leur fonctionnement des principes visant à assurer une pluralité interne maximale. Cependant, ces principes coexistent avec des règles relativement strictes, mais non formalisées, concernant les droits d’entrée de nouveaux membres ou la diffusion des contenus : « on essaie d’être un espace pluriel, avec quelques limitations. Par exemple, ne pas diffuser de la musique qu’on peut entendre sur les stations commerciales, ne pas faire de la propagande qui est diffusée ailleurs » (Radio Sabotaje, entretien).

31Pour éviter que les situations transgressives ne se multiplient, les participants peuvent diriger une partie de leurs efforts vers la formalisation de conventions communes réglant plus étroitement leurs interactions mutuelles. Les différents principes et objectifs du projet définissent ainsi un « programme institutionnel » qui légitime et clarifie des conventions de fonctionnement, l’organisation des rituels collectifs, et la division interne du travail. De même que l’occupation d’un espace fixe contribue à objectiver les systèmes alternatifs de représentation du groupe, la codification des comportements est valorisée comme un élément de cohésion. Cependant, un niveau trop élevé de codification serait antinomique avec l’ethos libertaire du groupe, luimême entretenu par le caractère amateur de ses activités. « L’horizontalité » et la « rotation des tâches » se veulent ainsi des renversements de la distribution des rôles hiérarchiques entre la rédaction en chef, les rédacteurs et les techniciens qui prévaut dans les entreprises de presse classiques [Tunstall 2000] ou entre les leaders, les cadres et les militants de base dans les organisations partisanes ou syndicales [Mouchard 2002].

32Cependant, certains éléments apparemment dysfonctionnels (retards aux réunions, prise de parole spontanée) sont présentés à l’enquêteur comme des choses tout à fait normales, voire comme des signes positifs de distinction vis-à-vis des organisations politiques ou médiatiques conventionnelles. En répondant aux questions de l’enquêteur sur le fonctionnement de son collectif, une militante s’exclame ainsi avec un sourire entendu : « c’est plutôt le bordel ! » Les principes d’organisation apparaissent, à l’écouter, comme des rationalisations a posteriori d’un désordre constitutif. Cependant, dans le même temps, les militants sont attachés à souligner le fait qu’ils « travaillent », indiquant par là que le « travail » dans l’espace du militantisme des médias ne se définit pas nécessairement en fonction des critères qui prévalent dans l’univers professionnel.

33Le politiste Daniel Gaxie montre que l’engagement de militants au sein de partis politiques et d’organisations militantes s’expliquer moins par des motifs idéologiques (la défense d’une cause) que par l’existence d’un système de rétributions matérielles et symboliques que les partis sont susceptibles d’offrir à leurs membres actifs. L’auteur observe que la rhétorique officielle du désintéressement masque l’existence de rétributions diverses du militantisme [Gaxie, 2005]. Les réponses données par les militants du réseau des medios libres au questionnaire montrent que l’on a affaire à une organisation entièrement basée sur le bénévolat et les différents entretiens indiquent que les perspectives de professionnalisation dans l’univers de la presse ou de la politique sont absentes, lointaines ou perçues négativement.

34La rhétorique du désintéressement est au cœur non seulement des dispositifs symboliques qui assurent la cohésion du groupe et sa légitimité aux yeux des pairs, mais également des dispositifs économiques et techniques. Une militante explique : « La KeHuelga n’est pas une radio formelle, comme ça, avec de grands appareils. C’est une radio [...] qu’on est parvenu à mettre en place avec le travail de quelques-uns, grâce à l’appui désintéressé d’autres personnes et des collaborations diverses » (entretien). Un membre du collectif Aire décrit l’un des principes commun à ses membres : « on partage tous un certain goût pour le travail mal payé mais gratifiant ». La formule résume cette économie de rétributions symboliques et de coûts économiques transformés en vertu politique. Le mode d’organisation luimême (« de manière collective, horizontale et autogérée ») est ainsi constitué et intériorisé collectivement comme une source de profits individuels et collectifs.

35La possibilité offerte par certains médias militants de fournir des espaces de réflexivité et d’autoréflexivité est également l’une des raisons invoquées pour expliquer leur attachement à leur média : « [Radio Zapote] est critique et autocritique. Ici, tu peux parler des sujets qui t’intéressent mais il y a aussi ici le droit de réfuter ». Par ailleurs, les militants valorisent fréquemment l’autodidaxie, l’apprentissage « sur le tas », le bricolage inventif de l’amateur éclairé, notamment au plan technique lorsqu’il s’agit par exemple d’acheter, de fabriquer et réparer sa propre radio : « [à la KeHuelga radio] tout est artisanal, tous les équipements ont été fabriqués. [...] Acheter, ça coûte beaucoup trop cher. Alors ce qui a été valorisé, c’est l’apprentissage : comment monter une radio et la réparer ».

36L’une des vertus cardinales de « l’autonomie » des collectifs réside dans leur totale indépendance financière à l’égard des fonds gouvernementaux ou privés. Ce positionnement en marge entretient une économie de la précarité, compensée par la mise en place de temps collectifs dédiés à la collecte de fonds : vente de produits, organisation de repas communautaires et d’ateliers de formation, etc. Chaque mois, les médiactivistes se reconvertissent aussi en organisateurs d’événements festifs. Cependant, les fêtes mensuelles ne se réduisent pas à des opérations lucratives. D’un côté, il s’agit de minimiser les coûts (notamment de la location d’une salle), et de maximiser les rentrées financières (ticket d’entrée, vente d’alcool). De l’autre, l’opération se transforme en un moment de sociabilité et de publicité pour les activités du groupe. Il ne n’agit donc pas d’organiser un meeting politique, qui serait contradictoire avec l’esprit de la fête. Mais il ne s’agit pas non plus d’organiser une fête comme les autres. C’est une occasion d’investir et d’afficher les compétences politiques et esthétiques des militants. Ainsi, ils parviennent à faire coup double : assurer des rentrées d’argent, d’un côté, et faire connaître leurs activités de façon attrayante pour un public lié majoritairement à la contre-culture étudiante (mais pas nécessairement politisé). Il s’agit là d’une façon de produire une impression favorable tout en assurant et assumant une activité lucrative.

37L’analyse des mécanismes de rétribution des activités des militants des médias doit prendre en compte, pour finir, les effets propres de la médiatisation (production et diffusion) sur l’engagement des acteurs. La plupart du temps, les contenus et les acteurs des petites entreprises militantes étudiées ici n’accèdent pas aux arènes publiques légitimes, monopolisées par les médias qui dominent le champ médiatique national, mais restent confinés dans des micro-espaces d’expression (fanzines, radios ou vidéos amateurs, forums en ligne, etc.) qui sont publiquement accessibles à tous, mais de facto réservés à de petits groupes affinitaires.

38Si l’on en croit les militants interrogés à ce sujet, les publics des medios libres mexicains sont essentiellement issus des cercles militants et non des citoyens indifférenciés. À ce titre, ils semblent moins jouer un rôle de communication médiatique, au sens de diffusion par un média d’un message à un public, qu’un rôle de commutation, au sens d’un système de liaison permettant une communication entre deux points d’un même réseau. Ainsi, les militants « récepteurs » peuvent produire eux-mêmes leurs propres médias, ou rediffuser les messages de leurs pairs. C’est ce qu’indique par exemple Maka en expliquant le principe de la « syndication des contenus », qui permet d’automatiser la circulation des informations d’un site à l’autre, et favorise une logique autoclave de l’univers.

39La production et la diffusion sont ainsi des activités étroitement imbriquées. Les contenus publiés sont le plus souvent des façons de poursuivre la discussion politique par d’autres moyens (modèle du « forum »), de faire circuler l’information utile aux activités des militants (alertes, communiqués, annonces d’événements) ou de fournir – pour les publications les plus intellectuelles comme Rebeldía – des cadres d’interprétation de l’actualité politique.

40La production d’informations propres est le fait d’un nombre restreint d’individus et d’organisations car c’est une activité qui coûte cher et demande des moyens logistiques et techniques importants. Le ratio coûts économiques/bénéfices symboliques est plus favorable lors d’épisodes de mobilisations, qui coalisent sur une courte période et dans un espace restreint les compétences et les énergies militantes, tout en s’assurant un public captif.

41Lors de la marche zapatiste sur Mexico en 2001 (Radio Zapote), et l’Autre Campagne en 2006 (Centre des Médias Libres), les deux collectifs considérés se retrouvent ainsi en position de publier des informations exclusives sur l’EZLN. Cependant, ils ne se posent pas pour autant en « concurrents » des médias d’information conventionnels. Contre l’interprétation ethnocentrique qui tend à considérer l’intrusion de ces outsiders sous l’angle étroit de la concurrence, les interviewés expriment leur rejet de cette problématique, typique pour eux des entreprises de presse capitalistes dont ils cherchent précisément à se distinguer – non pas en faisant mieux, mais en faisant autre chose (ce qui est aussi une manière de faire de nécessité vertu) : « en général, les thèmes qui sont importants pour les médias officiels ne nous intéressent pas beaucoup ».

42Cependant, contre le mythe de « l’indépendance » des médias alternatifs, selon lequel ils seraient par nature immunisés contre les logiques des médias dominants, les enquêtés indiquent que les médiactivistes se trouvent alors, plus ou moins malgré eux, en position de réaliser un quasi-travail journalistique : « on leur volait l’exclusivité ! », s’exclame ainsi un militante. A la faveur des circonstances, cette situation les entraîne dans des rapports de force avec des journalistes, des chefs d’entreprises de presse ou le Ministère des Communications et des Transports dénonçant leur pratique illégale du journalisme. Leur activité de médiatisation a alors des effets sur la perception que les médiactivistes ont de leurs propres activités. Ainsi, le fait de se voir qualifiée de « pseudo-journaliste » par des journalistes professionnels, et de devoir systématiquement expliquer ce que signifie un « média alternatif » lors des enquêtes qu’ils mènent, conduit une militante à définir plus précisément son rôle – une définition dans laquelle se joue sa légitimité individuelle et celle du groupe des médiactivistes qu’elle représente. La question du professionnalisme devient alors un enjeu sérieux, une question qui se pose.

43Ce processus de fonctionnalisation de médias ou de journalistes alternatifs vis-à-vis de médias ou de journalistes professionnels peut ainsi conduire une fraction des agents à considérer comme une consécration de leurs activités la reprise par les mainstream media de leurs informations (cas de NarcoNews), ou encore la remise de prix de journalisme (dans des festivals de documentaires, pour une émission particulière ou à la suite d’un reportage3). On retrouve là une logique de « simili-champ » journalistique, au sens où Claude Poliak entend ce terme à propos des activités littéraires en amateur [Poliak, 2006]. Cependant, les éléments recueillis au cours de l’enquête indiquent qu’il ne s’agit là que d’une configuration parmi d’autres. D’autres groupes cherchent en effet à exercer leurs activités au sein des medios libres comme des activités militantes hostiles mais relativement indépendantes de celles des médias conventionnels. Les activités relèvent davantage dans ces cas d’une logique de « contre-champ », au sens où la modification des rapports de force dans le champ médiatique professionnel ne fait pas partie de l’horizon des possibilités. Dans certains cas, les militants affichent même en entretien leur indifférence à l’égard des professionnels. Cependant, on peut se demander dans quelle mesure cette indifférence n’est pas source de bénéfices de distinction vis-à-vis de ce qui demeure – avec la politique, la recherche universitaire, le travail social ou l’art – un pôle de légitimité professionnelle externe par rapport auquel les acteurs de cet espace faiblement autonome tendent, par la force des choses, à se définir.

CONCLUSION DU CHAPITRE 2

44Pour saisir les mécanismes structurels qui favorisent l’autonomisation d’un espace médiatique amateur, nous avons vu tout d’abord que le réseau des medios libres mexicains a émergé dans le sillage des mobilisations philozapatistes et altermondialistes, après le soulèvement de l’EZLN en 1994. Le zapatisme mexicain a construit un sous-espace des mouvements sociaux dans lequel le travail de communication médiatique légitime la construction de réseaux de communication alternatifs, en particulier lorsque le conflit du Chiapas perd sa saillance dans la presse conventionnelle. Ces réseaux, comme on l’a vu dans un deuxième temps, favorisent des logiques de spécialisation fonctionnelle dans le militantisme des médias. Le réseau des medios libres se constitue en effet, à partir de la grève étudiante de l’Université Autonome de Mexico en 1999-2000, en un microcosme relativement homogène du point de vue des pratiques des agents, de leurs propriétés sociales et de leurs motifs d’engagement. A l’occasion de « temps forts » de mobilisation, comme la marche zapatiste sur Mexico en 2001 ou l’Autre campagne en 2006, des militants en viennent ainsi non seulement à se percevoir euxmêmes, mais à être perçus par leurs pairs, par les groupes qu’ils médiatisent et par les professionnels des médias qu’ils côtoient, comme formant une catégorie à part dans l’espace local du militantisme zapatiste. Dans un troisième temps, on a vu comment cette « autonomisation » paradoxale pousse les acteurs, par un effet performatif, à interroger les frontières qui séparent leurs activités de celles du champ professionnel du journalisme. Alors que les uns tendent à revendiquer une volonté de professionnalisation dans le journalisme d’information politique, d’autres s’y refusent. Ils cherchent davantage à définir les mécanismes économiques et symboliques permettant de légitimer leur « travail médiatique amateur », sans le réduire à une forme d’exercice illégitime du journalisme.

45En conclusion, les dynamiques d’autonomisation d’un espace amateur de médias d’information et de communication peuvent être considérées comme relevant d’un « miracle social ». Ceci pour trois raisons. La première raison est que ces processus sont fortement dépendants d’une structure des opportunités politiques favorable : l’espace du militantisme altermondialiste fournir à ces médias des bases de recrutement, des ressources matérielles et symboliques, un agenda politique et médiatique et des publics. La deuxième raison est que l’autonomie est fortement liée à des conjonctures de mobilisation souvent éphémères : certes, ces médias se caractérisent dans l’espace des mouvements sociaux par le fait qu’ils assurent la reproduction d’une culture contestataire entre les temps fort de mobilisation [Zubero, 2004], mais leur économie est étroitement associée à la tenue d’événements contestataires dont ils assurent la couverture. La troisième raison est que l’autonomie de cet espace du « journalisme alternatif » ne concerne qu’une fraction des acteurs. Les uns, tentés par la professionnalisation, se consacrent à construire une légitimité propre à leur assurer une éventuelle position dans le champ journalistique (logique de simili-champ). Les autres revendiquent l’assimilation du militantisme des médias et du militantisme tout court, n’ayant pas l’occasion d’expérimenter durablement ce type de « journalisme amateur » (logique de contre-champ). La principale caractéristique de cet espace, d’un point de vue sociologique, est précisément son incapacité structurelle à sortir de ses crises périodiques de reproduction. Il n’en demeure pas moins vrai, comme on l’a vu en présentant les résultats de l’enquête, que la production amateur d’information dans des « médias alternatifs » se constitue de manière relativement durable comme un enjeu de mobilisation spécifique, intériorisé par une fraction des agents et objectivé dans des pratiques et des discours de légitimation.

Notes de bas de page

1 L’enquête auprès des « médiactivistes » mexicains a été menée entre 2005 et 2010. Cinq méthodes ont été utilisées : une veille sur une quinzaine de sites Web du réseau des medios libres : une enquête par entretiens semi-directifs portant sur l’organisation interne des collectifs et les trajectoires biographiques des militants (n= 14) : des phases d’observation participante dans le cadre d’un séjour de trois mois à Mexico et au Chiapas en 2006 : la distribution d’un questionnaire directif (n= 11) et la consultation d’archives.

2 D’autres facteurs relativement indépendants des stratégies médiatiques du mouvement ont également joué un rôle dans l’internationalisation de son capital politique, notamment un certain désenchantement des mouvements de gauche après la fin de la Guerre froide, ainsi que le caractère précurseur des discours zapatistes en matière de critique du néolibéralisme qui assure au mouvement une position de quasi-monopole symbolique pendant plusieurs années [Ferron, 2012].

3 Ce fut le cas par exemple à titre posthume de Brad Will, « journaliste » étasunien (sans carte de presse) qui a couvert pour Indymedia les révoltes de la ville de Oaxaca au Mexique en 2006, et qui a été assassiné au cours d’un reportage : Indymedia a reçu le prix du journalisme par le Club des journalistes du Mexique

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