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Le social au-delà du partage

Réflexions sur la notion de présence et le mode mineur à partir d’une enquête sur le rapport à la mort

p. 143-160


Texte intégral

INTRODUCTION : LA MORT ET SES AMBIVALENCES

1L’anthropologie a souvent appréhendé la mort au prisme de la ritualité funéraire. La plupart des travaux – les plus anciens comme les plus récents (Hertz, 1905 ; Durkheim, 1912 ; Malinowski, 1955 ; Thomas, 1975 ; Maurice Bloch & al., 1982 ; Baudry, 1999 ; Déchaux 2000 ; 2001) – retiennent le « potentiel déstabilisateur » de la mort et la façon dont les survivants cherchent à le neutraliser pour préserver le collectif ou les individus de l’anomie ou du chaos1.

2Très tôt, Jack Goddy (1962) a pourtant tenté de démontrer que cette trame n’épuisait pas le sujet2. Il s’en est remis à l’ambivalence freudienne entre pulsion de mort et pulsion de vie (Freud, 1996 [1920], p. 310)) qu’il a refaçonnée à l’échelle de l’anthropologie, à partir de l’étude des politiques de succession familiale au Ghana. Il a illustré ainsi comment la mort peut offrir l’opportunité de s’élever dans la hiérarchie sociale (par l’acquisition de biens symboliques ou matériels). Dans quelle mesure retrouve-t-on un tel rapport ambivalent à la mort, ici et maintenant ? Comment la notion de mode mineur peut-elle être utilisée pour penser ce rapport à la mort ? Telles ont été les interrogations à l’origine de mes réflexions. Pour y répondre, je me suis intéressé à l’activité des bénévoles accompagnants en fin de vie, en Suisse3.

3Quelques remarques relatives à cette activité sont nécessaires : les bénévoles accompagnants en fin de vie interviennent volontairement et se réfèrent à une démarche désintéressée. Ils recourent à l’argument du don pour justifier la portée de leurs interventions. Leur rôle consiste à se tenir à la disposition des familles, ou des soignants pour les relayer au chevet des malades.

4Les bénévoles passent du temps (de quelques heures à une nuit entière, pour une veille) avec des personnes mourantes à qui ils offrent leur compagnie, de menus services et parfois une présence silencieuse (le but étant d’alerter la famille ou les soignants en cas de problème). Ils n’ont pas la permission de prodiguer des soins. Toute forme de prosélytisme leur est, par ailleurs, formellement interdite. Ils n’interviennent jamais à titre individuel, mais au nom d’un groupe ou d’une association qui les cadre et avec qui les institutions médicales ont passé une convention de collaboration. Leur démarche s’inscrit dans l’approche palliative qui les désigne comme les représentants solidaires de la société civile.

5Dans leur prise en charge de la mort et des mourants, les tenants des soins palliatifs ne cessent d’en appeler à la découverte de soi : face à la mort, le malade doit se révéler à lui-même et à ses proches. Par extension, toute personne qui l’accompagne – les soignants, mais aussi les bénévoles – est susceptible également de « se découvrir », d’en apprendre sur la vie, et l’existence humaine. Dans cette approche, la mort est censée rappeler à tout un chacun sa singularité et le ramener à « l’essentiel » de son existence (Bataille, 2004).

6Les sciences sociales se sont montrées pour le moins critiques à l’égard de ce modèle (Castra, 2003 ; 2004 ; Bataille, 2012). Ceci tient au fait que les soins palliatifs, bien plus que d’offrir un espace de subjectivation, prône un modèle prescriptif et normatif de la façon dont les individus doivent gérer leur rapport à la mort. Là où les tenants des soins palliatifs vantent l’humanisation de la médecine et la socialisation du mourir (ou sa démédicalisation), les sciences sociales pointent donc une forme nouvelle de rationalisation des affects.

7Une telle approche laisse de côté certaines interrogations : comment des gens présentent à eux-mêmes ou aux autres l’intérêt qu’ils entretiennent à l’égard de la « mort d’autrui » ? Quelle forme prend cet intérêt ? Quelle définition de la mort et des mourants implique-t-il ? Comment les bénévoles articulent-t-ils un souci à l’égard des mourants et, en parallèle, un souci qu’ils ont pour eux-mêmes ? Ces interrogations ont guidé mon analyse. Le but de cette contribution n’est pas tellement d’y répondre mais de revenir sur la position dans laquelle ces interrogations m’ont placé en tant qu’observateur, ses conséquences sur l’approche ethnographique et sur la définition de l’objet anthropologique. L’hypothèse générale de cette réflexion est que le mode mineur – défini comme un « à-côté » du travail de cadrage qui s’opère dans toute interaction sociale (au sens goffmanien du terme ; Goffman, 1991 ; voir Piette, 1992 ; 1996)4 – permet d’analyser les canaux par lesquels se déploie et se maintient la relation altruiste (en faisant ressortir la manière dont elle repose sur une relation à soi). Dans le prolongement, cette hypothèse incite à évaluer le recours à l’ethnographie, sa portée heuristique ainsi que la question de son autorité.

L’INSTITUTION ET SES INTERSTICES

8Les bénévoles sont des intervenants peu reconnus. À partir du moment où ils créent un contact avec une personne mourante, leur discrétion et leur invisibilité relative leur permettent de s’aménager comme une sorte d’espace personnel dans les interstices institutionnels où ils se maintiennent et où ils sont maintenus ; interstices où ils peuvent projeter et entretenir les aspirations les plus mystiques ou les plus privées autour de la mort et du mourant.

9C’est précisément dans un tel espace interstitiel que se joue un « autre » rapport à la mort, à partir de la lecture que les bénévoles font de leur rencontre avec des personnes mourantes. De prime abord, on peut y voir le résultat bien objectif de la diffusion de la morale palliative. En effet, celle-ci érige en un projet de développement personnel l’accompagnement d’un patient. Les soins palliatifs exalteraient donc une forme de subjectivité que, simultanément, ils cadreraient.

10Certains intervenants bénévoles sortent, en effet, comme galvanisés de l’interaction avec des patients mourants. Le fait d’assister à la mort d’autrui leur procurerait la possibilité de toucher à une sorte de réalité transcendantale. Et ce, sans prendre le risque de mourir. Il n’est alors pas rare d’entendre des expressions teintées d’ambivalence que résument parfaitement des formules comme « c’était beau, c’était magnifique » qui ponctuent les récits d’accompagnement (Papadaniel, 2011).

11Il y a là, la marque d’une incompatibilité remarquable entre les accompagnants et les malades : la souffrance des uns renvoie à l’exaltation, quoique mesurée, des autres. Cette béatitude peut paraître un peu curieuse, pour ne pas dire douteuse. Elle est pourtant au cœur du projet palliatif.

12D’un point de vue anthropologique, elle marque les limites de l’intersubjectivité, et du partage. Je veux dire par là – et c’est l’axiome que j’aimerais discuter ici – que si cette exaltation n’est pas partageable (ou difficilement), elle n’en existe pas moins pour celles et ceux qui l’éprouvent. Avec quel appareillage conceptuel aborder, dès lors, un objet comme celui-ci ? C’est la question à laquelle souhaite répondre la suite de mon propos. Je recourrais dans cette perspective aux notions de « présence » – plus spécifiquement de présence à soi – et de mode mineur pour en illustrer l’articulation. J’en évaluerai plus généralement les apports pour l’anthropologie, en les confrontant à la notion de carrière.

ADHÉSION ET IMITATION

13Lorsqu’il est question de bénévolat et plus généralement d’engagement non rémunéré, la sociologie privilégie un questionnement au prisme de la carrière. À la défense d’une cause correspond ainsi un parcours mêlant déterminants sociaux, intérêt, position, et jeu de pouvoir. Une telle perspective dilue – sans nécessairement le perdre de vue – l’idéal à l’origine d’une cause, la solidarité ou l’humanisme souvent revendiqués. Cet idéal est ainsi régulièrement appréhendé comme un moyen au service d’une fin et parfois comme une idéologie illusoire. La solidarité masquerait ainsi l’intérêt égoïste, carriériste, et/ou identitaire qui motivent les individus à s’engager « pour autrui ».

14Collovald & al. (2002) tiennent par exemple compte de cette dimension altruiste, mais la réduisent à une croyance qui masque les asymétries entre les humanitaires et les personnes à qui ils destinent leur aide. Il y aurait effectivement une forme de naïveté à mettre de côté l’ambivalence d’une démarche altruiste. Toutefois, la formulation d’une antithèse à la thèse proposée par les acteurs (« ces gens se disent bons et généreux, mais en fait ils ne le sont pas ») nous paraît insuffisante. La vocation des réflexions de Collovald & al. est bien de tenir à distance toute doxa. Mais en bornant leur réflexion à la seule carrière morale des acteurs, ils perdent de vue les « épreuves » subies au quotidien, qui permettent aux humanitaires d’évaluer la portée de leurs actes et tester la légitimité (ou plus simplement la cohérence) de leurs références morales.

15L’approche d’Olivier Fillieule est plus nuancée. Se référant à Isaac Joseph, il nous rappelle que :

« un motif [à l’origine d’un engagement] n’est pas la source subjective de l’action, mais un acte du langage qui s’inscrit dans un vocabulaire disponible pour les acteurs sociaux et leur permet d’interpréter une conduite. Un motif est d’abord une manière de répondre à une question portant sur ce que l’action a d’inattendu ou sur ses alternatives en présentant une excuse ou une justification » (Joseph, 1998, p. 28 in Fillieule, 2001, pp. 204-205).

16Pour illustrer ce propos – mais aussi ses limites heuristiques – prenons l’exemple de Marie-Pierre. Elle s’est engagée après s’être retrouvée en retraite anticipée. En entretien, elle insiste longuement sur son intérêt pour la mort en mentionnant tous azimuts diverses expériences :

« Ça m’a pris très tôt, disons l’attirance pour la mort. Mais j’avais vu il y a très, très longtemps une émission de télévision, je devais être jeune maman. J’avais vu une émission de télévision où justement c’était très nouveau, il y avait des gens qui accompagnaient et pis là je m’étais dit ‘ ah ouais ! Ah ça alors j’espère que je pourrais faire un jour ’ ».
[…]
« Le premier souvenir justement de paix et de bien-être entre guillemets, c’était justement d’aller dans les cimetières et comme j’habitais M. et je faisais un apprentissage, pratiquement tous les jours, je traversais le cimetière municipal et j’y trouvais une certaine paix… J’étais bien, j’étais bien dans cet endroit… »
[…]
« ça vient aussi peut-être que j’ai fait une expérience de mort imminente et pendant l’espace de, je sais pas puisque le temps n’existe plus quand on est vraiment comme ça… »

17Quel type d’informations nous livrent ces extraits d’entretiens ? Deux réponses peuvent être apportées à cette question :

  • Marie-Pierre ne se serait jamais engagée sans avoir vécu l’ensemble de ces expériences. Son récit rétrospectif nous livrerait ainsi les événements à l’origine de son engagement. Une telle réponse se distinguerait par son simplisme, en laissant de côté les déterminants sociaux qui orientent ce type de discours, comme si l’interprétation spontanée de Marie-Pierre se suffisait à elle-même.
  • Marie-Pierre opère une suite d’ajustements au gré des règles du jeu (Fillieule, 2001, p. 205), selon lesquelles l’argument de la désoccupation ne semble pas suffisamment légitime. Elle cherche donc dans son passé des événements qui lui permettent de démontrer sa vocation. Question subsidiaire, dès lors, à cette option : Marie-Pierre n’est-elle pas en train d’essayer de coller par mimétisme à un modèle vocationnel ?

18Dans la sociologie de l’engagement militant, les étapes d’une carrière se déploient au travers d’ajustements à une contrainte extérieure, et relativement à la position qu’occupe un militant dans une multiplicité de mondes sociaux (intime, professionnel, et politique). L’engagement doit donc être lu au prisme des opportunités ou des obstacles qui se présentent à celui ou celles qui s’engagent. On retrouve l’idée selon laquelle un engagement non-salarié est lié à un bénéfice qui dépasse la seule cause au service de laquelle se met le militant/bénévole5 : le moyen, par exemple, de se reconvertir professionnellement (Fillieule, 2001) ou encore celui d’en tirer un parti identitaire (Vermeersch, 2004).

19Dans cette perspective, une analyse des propos tenus par Marie-Pierre, consisterait à dire qu’elle fait « feu de tout bois ». La suite d’événements qu’elle invoque laisse penser qu’elle agit par « imitation », telle que Jean Monod la définit dans sa célèbre enquête sur les « barjots » [2006 (1968)]. Monod y observe comment certains jeunes bourgeois, empruntant littéralement les codes argotiques et vestimentaires des « voyous » ouvriers, s’efforcent de masquer leur origine sociale. Individuellement, certains d’entre eux parviennent à intégrer des groupes de « voyous » par un travail qui confine à l’incorporation : où situer dès lors l’imitation ? Celle-ci semble osciller entre adéquation – les bourgeois masqués derrière leur costume de voyous ne sont plus des bourgeois au même titre que leurs parents – et illusion – les voyous bourgeois ne seront jamais entièrement ce qu’ils croient être, leur mise à distance des codes bourgeois est toujours imparfaite, un « retour en arrière » n’étant jamais à exclure.

20Marie-Pierre est dans le même cas de figure oscillatoire, entre bonne foi et travail d’ajustement. Pour autant, cette trame épuise-t-elle l’analyse ? Qu’en est-il, plus généralement, de l’engagement des bénévoles auprès des patients ? Qu’en est-il de la façon dont leurs expériences influencent la façon dont ils présentent leurs motivations ? Si l’option « a » est anthropologiquement douteuse doit-elle être complètement abandonnée ?

21La question des motivations ne donne pas nécessairement lieu à des réponses précises de la part des acteurs. Ceux-ci ne cherchent pas constamment à correspondre à un modèle ou, pour le moins, pas toujours de la même manière. L’ajustement ou la conformation aux normes – sans être mis de côté – n’est pas toujours la préoccupation principale des acteurs. Encore faut-il déterminer de situation en situation si les normes, les valeurs et plus généralement les schèmes de référence sont toujours les mêmes et si elles doivent être perpétuellement partagées avec autrui. Cette nuance doit nous conduire alors à intégrer mode mineur et présence dans notre réflexion.

UNE VARIATION DES RÉCITS AU GRÉ DES SITUATIONS

22J’ai pu remarquer que chaque nouvelle arrivée dans un groupe de bénévoles incitait les « anciens » à se présenter en exposant les raisons de leur engagement. D’une présentation à l’autre, les récits produits par un même individu changent : « la mise en cohérence » (Voegtli, 2004) est ainsi variable, rattachée à des événements qui sont ensuite passés sous silence et à laquelle l’on substitue d’autres motifs, plus récents. En situation d’entretien, Vincent (bénévole au sein d’un hôpital) me restitue une part de son parcours professionnel et existentiel :

« Le déclic s’est fait à l’âge de cinquante ans, c’est-à-dire que juste avant d’avoir cinquante ans, un mois auparavant, je suis parti en Afrique […] quatre mois où j’étais coupé du travail, de la famille, de la Suisse, de l’Europe quoi, et ça, ça m’a permis de réfléchir à pas mal de choses et pis c’est le déclic à mon retour je me suis dit ‘ tiens, ben je vais quand même… je devrais faire autre chose, maintenant mes enfants sont adolescents, voir adultes, et tout. Et pis je devrais faire autre chose que regarder la télé ou voilà, quoi’. »

23Ma question : « comment en êtes-vous venu à faire du bénévolat ? » aura certainement incité Vincent à opter pour cette compilation biographique. Quelques semaines plus tard, le même Vincent, dans un autre contexte, celui de son groupe, se présente à une nouvelle candidate :

« Je me souviens de cette jeune femme de 22 ans, frêle, jolie, atteinte d’un cancer. J’ai passé du temps avec elle, j’ai discuté avec elle de sa vie, de ses peurs. Un cas lourd qui m’a remué. Mais à son contact, avec l’échange qu’on a eu, j’ai compris pourquoi je faisais du bénévolat. Je l’ai accompagnée un bout, pas grand chose, mais c’était un moment fort ».

24Dans ces deux extraits issus de deux situations d’interlocution différentes, Vincent indique que deux strates – au moins – conditionnent son engagement : son parcours (dont le récit est en partie formaté par des catégories qu’il n’invente pas de lui-même), et ce qu’il éprouve en situation d’accompagnement et qu’il synthétise ici sous l’expression « un moment fort ».

25La limite de l’approche en terme de carrière tient à la confusion de ces deux strates. Elle laisse penser que le « moment fort » est soumis à la mise en adéquation de l’engagement avec les valeurs extérieures qui assurent sa reconnaissance ou son identification (Darmon, 2008). Elle suggère que ce « moment fort » n’a aucun autre intérêt pour les sciences sociales que celui de saisir la façon dont un bénévole (ou un militant) maintient son engagement tant que sa satisfaction ne tombe pas sous un certain seuil. Mais en-deçà de ce seuil à quoi aboutissent les acteurs ? À des moments « faibles » (l’ennui, par exemple) ? Par quels canaux situationnels un acteur aboutit-il à la définition d’un moment « fort » ou d’un moment faible ? Ces canaux n’ont-ils pour appui que la reconnaissance collective ? Vincent a vécu un moment marquant qu’il transforme après coup en une modalité positive ; la jeune femme malade ne partage certainement pas cette ultime modalité. C’est là que se joue la ligne de démarcation entre accompagnant et accompagné. Mais où sont les instances qui autorisent, malgré cette scission, Vincent à faire valoir sa lecture ? Et que se passe-t-il donc lorsqu’aucune instance ou aucun individu n’est susceptible d’imposer les termes du partage ?

UN NOUVEL ARRIVANT

26Peu avant la fin de mon enquête, j’ai eu l’opportunité d’observer l’arrivée d’un nouveau bénévole dans un groupe. Laurent semble tomber de nulle part, c’est le « bouche à oreille » qui l’a conduit dans le groupe de Palio (un groupe rattaché à un complexe hospitalier régional). Lors de sa réunion d’intronisation, chacun se présente rapidement.

27Pour sa part, Laurent s’étend un peu plus : il est âgé de soixante-trois ans, et a choisi la voie de la retraite anticipée. Il assure des devoirs surveillés pour des petits enfants, il ne paie plus son assurance maladie depuis quelques années : « les groupes de gens qui m’intéressent le plus sont les enfants et les personnes âgées, les personnes en fin de vie également parce que ce sont ceux qui ne mettent pas de masque, qui n’ont rien à cacher », déclare-t-il dans son « discours introductif ». Son exaltation détonne avec la pondération et le côté « établi » des personnes déjà en place.

28Dans le groupe, Luca est certainement celui qui se montre le plus ouvertement sceptique à l’encontre de Laurent. Leur mode de vie respectif diverge en bien des points. Luca est entrepreneur, fier de sa réussite économique qu’il place au centre de son engagement :

« Parce que j’ai connu un gars qui est dans les affaires […] il a, je crois, quatre Mercedes dont la dernière 150 000 francs qu’il a achetée mais qui a gardé une très grande simplicité, il a une banque, il a une ou deux assurances […] À côté de ça il a des constructions, toutes sortes de choses. Il a une grande spiritualité, moi, je l’ai rencontré parce qu’il a fait une formation avec moi, qui était une longue formation sur plusieurs, plusieurs semaines, et puis on est resté lié et puis il m’a été très utile aussi dans le financement de ma propre maison et c’est le gars qui doit avoir une cinquantaine d’années et depuis longtemps… Il a fait l’accompagnement de malades depuis des années à côté de tout son business et c’est ça qui… pour moi c’est un alter ego, parce qu’il avait… Et c’est un gars qui gère tout ça, incroyable […] Quand un gars traite en même temps business, affaires, brasse et brasse, il est encore sur un EMS et tout ça. Lui, il fait beaucoup plus d’affaires que moi, il est vraiment… il est plus jeune, mais quel engagement fantastique ! Ça montre probablement, parce qu’il en a probablement besoin. Et totalement au service des autres, une bête de travail, cinq, six heures il est au bureau, il quitte jamais et pourtant disponible. Et ça, c’est, ouais, c’est un peu un modèle pour moi ».

29Le parcours de Laurent contraste donc quelque peu, lui qui se soumet à une discipline de fer : il se montre très regardant sur son alimentation ; il pèse l’ensemble de ces mots – ses phrases sont ponctuées de silence ; il n’utilise pas de voiture et se déplace à pied sur de grandes distances, se rendant à pied à l’hôpital qui se situe dans les hauteurs en dehors de toute agglomération ; sa tenue, son maintien, de nombreux tiques faciaux indiquent une nervosité et une attention de tous les instants. Il ne rechigne pas, dès qu’il le peut, à promouvoir son mode de vie.

30Luca en rit. Quant à lui, il fait montre d’un plus grand dilettantisme : il arrive souvent les mains dans les poches, son attention durant les réunions de groupe est très variable. Il ponctue les échanges de ses collègues par des blagues. À force, celles-ci passent d’ailleurs inaperçues et disparaissent en bruit de fond.

31Mais Luca sait également se montrer plus impliqué : bon orateur, il décrit avec précision ses interventions, il aime de temps à autre rappeler les raisons de sa présence, son intérêt pour cette activité et il reste toujours attentif à ce qui se dit durant les réunions. Par ailleurs, il se montre très disponible pour des veilles et il s’enquiert régulièrement de l’état de forme de certains patients. Enfin, Luca se réfère régulièrement à un événement pour expliquer son engagement, la perte de son fils. Il semble ainsi reproduire un parcours relativement commun dans lequel en cherchant d’abord à s’aider soi-même, il en vient à aider les autres.

32Laurent et Luca divergent en bien des points. La posture de Laurent l’engage presque dans tout son être, dans une sorte de constance voire d’ascétisme. Après quelques mois d’engagement d’ailleurs, Laurent se plaindra de la petite fréquence de son engagement : il était disponible pour deux à trois demi-journées par semaine et il n’en a obtenu que quatre ou cinq par mois (trop de moments « faibles » par manque d’opportunités de rencontrer des patients). La façon dont Luca investit son activité est plus diluée sans qu’il ne cherche à tout prix la cohérence.

33Lors d’une autre réunion, Laurent laisse voir le décalage avec le reste du groupe et notamment Patrick, un bénévole discret qui ne prend que rarement la parole. Une matinée de réflexion est organisée. Chaque bénévole doit y exposer ses motivations. Patrick se plie tant bien que mal à cet exercice. Il commence timidement ; il cherche ses mots, l’exercice n’est pas aisé pour lui :

« J’avais un métier plutôt technique, technicien pour les machines et pis là j’ai compris pendant ce temps-là que j’avais travaillé, j’avais beaucoup aimé mon travail, mais quand même c’est toujours noir et blanc. J’avais fait aussi beaucoup de sport, c’est toujours cet égoïsme qu’on retrouve… Et quand je travaillais encore j’ai fait le cours chez Z, l’aide au mourant. […] C’était un autre regard, alors, que j’ai pu porter sur les personnes. Et chaque fois que je voyais l’hôpital de loin, je voyais cette souffrance qu’il y avait dans ce lieu. Et après, j’ai pu faire autre chose. J’ai accompagné, un jeune marié, qui avait le SIDA. Mais il m’a pas dit. J’étais là en somme quand sa femme avait besoin d’un moment pour elle. Et pis là j’ai pu faire un bout de chemin avec ce jeune. C’est après que je me suis rendu compte, tout ce qu’il m’a dit en somme, sa souffrance d’avoir le SIDA, par exemple il m’a dit un jour alors qu’il avait qu’un verre, ‘ et bah tu peux boire dans mon verre’. À cette époque-là, on savait pas très bien comment ça se transmettait. Ouais, cet épisode m’a décidé à poursuivre avec lui… Et pis ce qui m’est resté, c’est qu’il mesurait un mètre quatre-vingt-dix ou même deux mètres, et pis ils ont bricolé un lit pour qu’il puisse dormir. Ils lui ont rallongé le lit. J’avais de la peine aussi à accepter ça, et à me dire c’est provisoire, le temps qu’il décède. Ça m’a marqué et ça m’a fait dire que c’est important d’être avec les autres, de pouvoir cheminer avec les autres […] Quand la personne n’arrivait pas à dormir, ce qui m’a frappé, c’est le regard, toujours ce regard qu’il portait sur moi ».
Laurent : « un regard d’attente, un regard de détresse ? »
Patrick hésitant ne répond pas.
Laurent : « un questionnement, peut-être qu’il attendait quelque chose ? »
Patrick, un peu contraint : « Peut-être la personne savait qu’elle était en fin de vie ». Laurent : « c’était de l’angoisse ? » Patrick murmure une réponse pas claire.
Laurent : « et toi tu étais là pour répondre d’une certaine manière … »
Patrick : « ce qui m’a fait du bien quand on arrivait vers le matin, je trouvais cette espérance de voir le jour se lever et se dire voilà cette personne elle est encore là un jour de plus pour… (il hésite) pour affronter finalement la mort ».
Laurent : « est-ce que tu veux dire que pendant la nuit elle était soumise à l’angoisse et c’est seulement pendant la journée qu’elle pouvait réfléchir et se préparer ? »
Patrick : « non, non c’est pas ça. Mais je peux pas vous dire… je sais pas si ça vous est sûrement arrivé, le soir quand on arrive pas à dormir, je sais pas le jour qui se lève, quand le jour se fait plus clair, c’est pour moi comme une espérance, je sais pas si vous arrivez à voir ».
Laurent n’est pas convaincu.
Michel : « la personne ne meurt pas dans la nuit, mais elle va vers la lumière »
Patrick : « oui c’est un peu ça, mais… »

34La discussion s’arrête là.

35Patrick ne parvient pas à répondre formellement aux questions de Laurent. Il y oppose des réponses confuses et contrites. Il se laisse aider par Michel, s’accommode de ses suggestions. Il éprouve un certain malaise face à Laurent. Celui-ci, lorsque vient son tour, offre un tout autre panorama :

« Je crois que je suis sur cette terre pour évoluer, pour progresser dans différents domaines. Et depuis très jeune j’ai toujours eu envie de faire quelque chose pour les autres. J’ai commencé des études, j’ai suivi une formation pour devenir prêtre à l’origine. J’ai suivi des internats, j’ai étudié la théologie et voyant de l’intérieur j’ai vu que ça ne me correspondait pas. Par contre je me suis orienté à travers l’enseignement […] Tout mon temps était consacré à la préparation des leçons et puis je faisais énormément pour les enfants. Et puis maintenant, depuis quelques années, j’ai passablement lu dans le domaine du développement personnel et j’en suis arrivé à une conclusion : c’est que je me donne davantage de temps pour moi-même. Parce que toutes les activités que j’avais faites jusque-là, avaient tendance à m’empêcher de faire le vrai travail pour lequel je crois que je suis sur cette terre donc, le travail d’évolution. Et donc j’ai pris une retraite anticipée pour avoir plus de temps pour moi-même. Et si j’en suis venu à ce type de bénévolat, c’est que j’ai l’impression que ça me permet d’apprendre à mieux me connaître. Ce que je dis là donne l’impression d’être très centré sur moi, mais j’ai l’impression que c’est seulement si je fais un travail sur moi-même que je peux donner aux autres. […] Donc le but c’est de faire un travail sur moi-même qui rejaillira sur les autres et ce travail, c’est un travail d’écoute […] ».

36Le prosaïsme de Patrick, le dilettantisme de Luca et l’exaltation de Laurent cohabitent sans se compléter ou s’affronter. Dans un milieu où l’empathie est reine, où il s’agit de laisser à chacun une place dans le « respect de sa personne », les litiges ne sont le plus souvent pas explicités. Dans la mesure où il n’existe pas de point d’accord entre bénévoles – autre que celui de vivre une expérience positive auprès des personnes malades – il est bien difficile d’imposer son point de vue comme le plus légitime ou de situer son engagement par rapport à une norme qui ferait autorité. La norme est bien présente, mais elle reste floue, noyée dans des gradations telles que le risque de malentendu, bien que passé sous silence, est omniprésent. La question du partage se complique, l’incertitude monte.

PUBLIC ET RÉCIT

37Afin d’en saisir la teneur, une hypothèse possible serait que ce flou découle d’un éclatement dans les publics auxquels s’adressent à tour de rôle les bénévoles. La notion de public est utilisée ici dans le sens où Everett Hughes l’emploie pour aborder les relations entre le travail et le soi :

« Choisir pour un travail la désignation la plus favorable implique un public. Et l’une des choses les plus importantes pour un homme est son public, ou le choix qu’il peut faire entre les divers publics auxquels il peut prétendre, et par lesquels il cherchera à être reconnu » (1996, p. 76).

38Où se cachent donc les publics des bénévoles ?

39C’est une constante dans mes entretiens : parler de son activité de bénévole ne peut se faire qu’avec une certaine prudence, et comporte le risque d’être mis en demeure de se justifier. Un exemple à ce titre :

« J’ai été confrontée à une amie qui fait de l’aquarelle avec moi et puis, je lui parlais quelque fois de cet accompagnement, des cas que j’avais rencontrés, etc. et puis je lui ai raconté deux, trois fois et puis elle m’a dit ‘ non, mais écoute est-ce que tu fais partie d’une secte, la mort, tu sais, j’ai pas envie d’en parler’. Alors, bon… j’ai pas… j’ai pas insisté, mais on parlait pas que de ça, quand on faisait de l’aquarelle, on parlait d’autres choses mais j’ai compris que là, y a beaucoup, beaucoup de gens qui sont comme ça ». Marie (groupe de Palio).

40La mécanique des étiquettes – sous-jacente à la notion de public – est telle qu’elle ne se joue pas forcément à la faveur des bénévoles. Marie l’illustre dans ses propos. Pour qu’il y ait reconnaissance publique, encore faut-il qu’un public de connaisseurs soit à disposition. En conséquence, il faut interroger le statut des récits qu’énoncent les bénévoles, car leur publicité ne va pas de soi : à qui sont-ils en définitive adressés ?

41Les travaux sur le care apportent des pistes d’analyse intéressante au dilemme que pose la publicisation et la mise en sens des expériences. Celles-ci apparaîtraient même comme deux processus bien différents. Cette différence est illustrée par Nina Eliasoph dans son analyse d’un programme d’engagement civique. L’auteure démontre comment le succès de ce dernier repose sur une base paradoxale : pour recevoir des soutiens financiers, la responsable dudit programme se doit d’en faire la promotion et mettre en mots des relations dont l’essentiel se déroule sous le sceau de l’intime et de la confiance mutuelle :

« cet engagement civique a pour but principal d’être rendu public, mais son existence dépend en partie de relations que les participants ne peuvent pourtant pas rendre publiques. Le besoin des organisations de mettre en scène leur engagement civique favorise, de fait, le volontariat des enfants mais pas de la manière prévue par les organisateurs » (Eliasoph, 2009, p. 227).

42Autrement dit, selon le public auquel on s’adresse, non seulement la trame dramatique du discours (Hughes, 1996) a tendance à changer, mais encore celle-ci peut avoir des effets directs et très concrets sur l’activité, à tel point qu’il pourrait être préférable de ne pas l’expliciter6.

43Lors de mes premiers entretiens avec des bénévoles, j’ai abordé la question du don et du contre-don. Une question du type « qu’est-ce que vous apporte cette activité ? » peut être lue comme une injonction à la justification. Elle apparaît comme une mise en demeure d’explicitation. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que les réponses à ces questions ne furent guère convaincantes. Pour éviter d’en dire trop ou pas assez, mes interlocuteurs et interlocutrices ont recouru à des formules évasives et brèves : « oui, les patients m’apportent plus que ce que je leur donne », « je reçois bien plus que ce que je donne ».

44Derrière ces réponses se cache une réalité qu’il est difficile de restituer sans éviter l’écueil normatif. Ce qu’elles ne disent pas renvoie a contrario au malaise que l’on peut éprouver face à l’extraversion de Laurent. Son statut de bénévole tolère assez mal l’emphase. Dire publiquement « voilà ce que j’ai donné, reçu ou ce que j’attends », c’est prendre le risque de passer pour un usurpateur là où une certaine humilité serait de mise. Laurent ne serait-il pas la personne qu’il prétend être ?

DE L’ACTION À LA PRÉSENCE ET AU MODE MINEUR

45La notion de carrière doit précisément permettre de contourner cette question morale. Si Laurent s’est tourné vers l’accompagnement en fin de vie, c’est que certains événements de sa trajectoire l’y ont incité. Cette même trajectoire, objectivement balisée, expliquera son exaltation, ses attentes. Une telle posture assigne toutefois l’ethnographie à un statut subalterne. Elle n’aurait, en somme, pour tâche que de vérifier une attitude ou un comportement qui était couru d’avance. À la limite, on aurait pu se passer de l’observation, si le processus précédant la situation observée – que d’aucun nommerait la socialisation – pouvait être saisi in situ.

46Une telle perspective doit alors bien admettre qu’observations et entretiens ne sont au pire que des prétextes, au mieux de simples expédients (à des fins de vérifications d’une réalité qui s’est jouée ailleurs). Ils ne permettraient d’accéder qu’à des données de seconde main. Ces dernières n’auraient aucune valeur heuristique tant qu’elles n’auraient pas été mises en lien avec un niveau supérieur du réel – le passé, l’origine sociale, les systèmes, les balises sociales – qui les fait exister.

47L’exaltation face à la mort d’autrui dépend sans aucun doute d’un certain profil sociologique. Ce profil ne nous donne toutefois que peu d’informations sur ce qui se joue lors de la rencontre entre un patient et un bénévole, élément pourtant prégnant dans le maintien de la carrière d’accompagnant. On peut donc s’arrêter sur les déterminants sociologiques qui conduisent tel individu à approcher des mourants. On ne dispose pas pour autant des clés qui permettent de saisir la manière dont ils façonnent leur exaltation face à la mort d’autrui.

48Même s’il est ambigu, l’enthousiasme de Laurent – le récit qu’il s’invente, sur lui-même et les autres – n’en est pas moins réel. Mais quelle est sa teneur exactement ? Comment existe-t-il ? L’ethnographie offre précisément le moyen de répondre à ces deux questions. Sa valeur heuristique ne tient pas uniquement au fait de s’être tenue aux côtés de Laurent et ses pairs. Elle tient au fait qu’elle donne accès à une réalité quotidienne – lorsque l’enquête s’étale toutefois sur une durée assez longue – et, surtout, individuée. L’exaltation en train d’être vécue et façonnée… En l’occurrence, la méthode ethnographique m’a permis de déterminer que ni ses collègues ni les personnes mourantes (ou leurs proches) ne partagent le point de vue de Laurent (et d’autres de ses collègues). Au gré de ses expériences, il est le seul vecteur de ce récit ; c’est lui qui se charge de relier et mettre en présence7 des entités qui ne sont formellement pas reliées les unes aux autres (j’ai analysé ailleurs ce point dans le détail voir Papadaniel, 2011) et difficilement partageables :

« C’était un monsieur qui était en fin de vie, mais c’était avec sa femme qui était présente, et puis, avec sa femme j’ai lu un long entretien. Lui-même, il était allongé sur le lit, déjà un peu blafard, la bouche ouverte, tu as peut-être remarqué chez les personnes en fin de vie, tout est concentré dans la respiration du corps, hein, y a un très grand effort à faire pour respirer, pour faire fonctionner encore quelques organes […] Quand je suis parti, je lui ai quand même dit “au revoir, Monsieur” parce que d’après ce que je sais, une personne quand même, entend, et puis simplement pour manifester à son âme et non pas à son corps, disons, une certaine compassion. Et ça, je pense que c’est important aussi. Mais alors j’ai eu un entretien avec sa femme et qui m’a donné beaucoup de satisfaction […] toutes les questions matérielles étaient bien arrangées, les enfants de ce monsieur venaient régulièrement le voir […] elle était aussi persuadée que la fin de la vie physique n’était pas la fin de la vie, et on a parlé un petit peu de ceci pendant un moment et c’est pour ça que j’ai eu beaucoup de satisfaction de cet entretien-là. »

49Laurent, comme d’autres bénévoles, fait valoir une conviction intime qui ne souffre aucune justification. Il n’a guère besoin de l’approbation de ses pairs, tout au plus la mise en cohérence de ses propres expériences s’avère suffisante : la manifestation silencieuse de la compassion ; l’adéquation de point de vue sur la vie spirituelle avec l’épouse du patient ; sa satisfaction, qui ne serait rien si le patient n’était pas agonisant. Sa position est telle qu’elle pourrait apparaître comme moralement douteuse (de par sa volonté de vouloir déceler partout des motifs de satisfaction qui font écho à ses attentes), ou comme sociologiquement aberrante, dans le sens où son enthousiasme n’a guère besoin d’être partagé pour exister.

50Anthropologiquement, Laurent constitue une aubaine, pour autant qu’on décide, tel que nous le permet la méthode ethnographique, de mener l’analyse à son échelle – mineure – et non à celle du seul ethnos (Piette, 2009) dont il serait l’insigne représentant8. Sa conviction intime est un produit du social : l’essor des normes palliatives ; les conventions passées avec l’hôpital ; l’absence de contrôle direct ; la brièveté des rencontres ; les négociations auxquelles elles donnent lieu ; ou encore le fait que Laurent ne soit prestataire de rien d’autre que la compagnie qu’il est prêt à offrir à autrui. Autant d’éléments sur lesquels Laurent se repose pour se forger la conviction de sa satisfaction et d’avoir vécu un moment particulier, que d’aucun pourrait considérer comme anodin, déplacé ou nul et non avenu. La particularité de cette conviction est donc d’apparaître comme une sorte de modalisation personnelle et mineure du collectif9.

51L’enjeu pour l’ethnographie, une fois qu’elle s’est mise dans la posture de considérer ce type de situation, c’est d’en trouver les manifestations : dans les silences qu’il s’agit de briser, dans les écrits intimes ou personnels que l’on s’adresse à soi-même et/ou à un lecteur imaginaire, et plus généralement à tout support qui se situe en marge des sphères les plus publiques. L’ethnographe ne pourra certainement jamais égaler la toute-puissance10 du narrateur omniscient (que l’on songe aux soliloques qu’Albert Cohen invente pour ses personnages). Pour autant comme dans le cas de Laurent, l’enquête est parfois susceptible d’ouvrir un espace de révélation (Molinier, 2009). Et quand bien même l’on y révèle des prises de position moralement contestables, l’objectif est de saisir leur volume et la façon dont les individus les objectivent avant de les ramener à des « êtres collectifs non publics » (Ogien, 2010).

52Une telle approche permet d’identifier avec précision le jeu entre les contraintes sociales (voire morales) et la façon dont les individus s’en jouent. Ces derniers n’en ressortent pas nécessairement grandis. Il ne faut donc pas confondre cette analyse avec une déférence à l’égard des individus – aucun existentialisme, malgré cet intérêt pour l’existence – ou à l’égard de ce que d’aucun nomme le vécu. Une analyse en terme de présence et de mode mineur ne nie pas le maillage social, et ses influences. Toutefois, elle se garde d’associer de façon trop exclusive le social au partageable, ou à l’assignable. Elle ouvre ainsi un champ de recherche à cheval entre l’institué et l’inventé. Elle ramène l’anthropologie vers l’être humain, en s’efforçant de définir avec précision comment d’une situation à une autre, d’une strate sociale à une autre, l’humain est et fait être.

Notes de bas de page

1 Glaser et Strauss (1966 ; 1968) s’intéressent à la négociation que mènent patients incurables et personnel soignant. Ils sortent en cela des réflexions sur la ritualité sans pour autant abandonner le schème de la neutralisation. En effet, la négociation y apparait comme une euphémisation d’une échéance – le décès du malade – que chacune des parties peine à nommer. Cette euphémisation se situe également à l’interstice de la tension entre « mort sociale » et « mort biologique ».

2 Voir également Fabian (1972).

3 J’ai mené une recherche de terrain (observation participante et entretien) de près de trois ans dans les milieux bénévoles de ma région, à savoir : des groupes distincts (quatre dont le nombre de membres varie de huit à une quinzaine) qui sont directement rattachés à des hôpitaux ou qui, inscrits dans des associations du type du secours catholique, sont amenés à intervenir dans des maisons de retraite, dans des hôpitaux ou encore à domicile.

4 Nous partirons donc de la définition suivante du mode mineur : un mode de se rapporter réel « qui n’existe effectivement que si un geste, un détail, n’est pas présenté comme un modèle de comportement et d’engagement partageable avec les autres partenaires de l’interaction » (Piette, 1996, p. 181)

5 Becker associe ainsi l’engagement et le pari (2006). Au sujet du concept de carrière, Becker précise qu’« il englobe également l’idée d’événements et de circonstances affectant la carrière. Cette notion désigne les facteurs dont dépend la mobilité d’une position à une autre… ». (Becker, 1985, p. 47). En d’autres termes, dans la carrière, si les étapes clés qui la jalonnent importent, le parcours d’une phase à une autre importe tout autant.

6 L’on tiendra compte toutefois que dans le cas analysé par Eliasoph les volontaires sont mis en avant au détriment de personnes et de tâches qui se révèlent plus importantes, mais dont il vaut mieux taire l’importance pour mieux préserver les objectifs du projet. Chez les bénévoles accompagnants en fin de vie, les motifs du silence sont différents et plus tournés vers leur satisfaction personnelle qui repose sur une montée en généralité qu’ils sont les seuls à avaliser (cf. infra).

7 Albert Piette synthétise ainsi l’idée de présence : « Dans une situation, il n’y a que des êtres, des présences, des gestes, des actions, des paroles, des pensées, avec des objets, des choses, des écrits. C’est sans doute une erreur des sciences sociales de privilégier un lexique du lien et de ne pas penser en terme de présence des êtres humains, non humains, vivants, non vivants, même si chacun de ceux-ci entre aussi en relation avec les autres. C’est en les regardant de près que non seulement ce qu’ils font avec les autres êtres et avec les objets apparaîtra le plus clairement, mais aussi comment ils existent dans ces diverses situations. Comment aussi ils sont simplement là » (Piette, 2012, p. 33).

8 La prégnance de l’hypothèse de l’ ethnos conduit d’ailleurs Piette (2009) à rejeter le terme d’ethnographie et lui préférer notamment celui de phénoménographie ou d’ontographie plus à même de restituer l’échelle de sa démarche.

9 Le terme « collectif » fait référence à la relation sociale. Cette modalisation s’approche de ce que François Cooren (2013) a conceptualisé sous le terme de ventriloquie et sur la distinction qu’il opère entre « autorité » et « auteurité ». Une fois qu’il s’est retiré, Laurent parle d’autorité – qu’il s’arroge – et au nom des « entités » réelles ou non qui étaient rassemblées dans la situation d’accompagnement.

10 Ce n’est méthodologiquement et, surtout, éthiquement pas tenable.

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